Le Bolchévik nº 223

Mars 2018

 

Non aux tribunaux par médias interposés !

Sexe, scandales et pouvoir

La frénésie #metoo et la « résistance » des Démocrates

Cet article est traduit du journal de nos camarades américains Workers Vanguard n° 1126, 26 janvier.

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Les accusations contre les « prédateurs sexuels » présumés se multiplient de toutes parts depuis les révélations qui ont secoué Hollywood l’automne dernier sur les agressions sexuelles répétées commises par le producteur Harvey Weinstein. Ce qui avait commencé comme une affaire surdimensionnée de promotions-canapé hollywoodiennes a vite fait des métastases. Un étalage d’accusations de harcèlement sexuel a fait plonger les personnalités les plus diverses – de l’animateur de radio Garrison Keillor (du programme Prairie Home Companion) aux présentateurs de talk-shows télévisés Charlie Rose et Tavis Smiley, du politicien démocrate noir John Conyers au républicain évangéliste raciste Roy Moore, de l’humoriste Louis C.K. au producteur de hip-hop Russell Simmons. Des comportements de toutes sortes – des avances ou des allusions suggestives, des textos vulgaires ou des plaisanteries grasses, sans parler d’expériences sexuelles déplaisantes – sont mis dans le même sac que de vrais crimes comme la contrainte et les agressions sexuelles. Les hommes accusés d’avoir eu des comportements sexuels déplacés, même les plus futiles, même si les faits ne sont pas établis ou qu’ils remontent à longtemps, sont cloués au pilori médiatique, déclarés coupables, et leur carrière est ruinée.

Pour ceux qui soutiennent les mouvements libéraux #metoo (moi aussi – #balancetonporc en France) et #TimesUp (c’est terminé), tout cela est une réaction libératrice des victimes de l’inégalité sexuelle qui demandent des comptes. Les crimes contre les femmes sont effectivement monnaie courante, mais la grande majorité d’entre eux ne sont pas ceux qui aujourd’hui circulent sur Twitter ou font les gros titres de la presse américaine. Dans les usines, dans l’armée et dans les prisons, les affaires d’agression sexuelle et de viol sont systématiquement étouffées. Les femmes pauvres, noires ou immigrées ainsi que les travailleuses du sexe ont peu de recours contre les prédateurs sexuels. Et motus et bouche cousue sur des questions brûlantes comme la remise en cause du droit à l’avortement – érodé au point de n’être plus qu’un droit théorique inaccessible pour la majorité des femmes –, l’explosion des frais médicaux et la pénurie de crèches. Le battage à propos de peccadilles « déplacées » minimise l’horreur qu’est le viol et banalise les abus sexuels, comme ceux qu’ont subis durant des décennies de nombreuses gymnastes de l’équipe olympique américaine de la part de leur médecin, Larry Nassar. Ce genre de battage ne touche en rien la subordination et l’oppression des femmes, qui sont profondément enracinées dans la société capitaliste.

La campagne #metoo est à propos du sexe, mais c’est aussi une affaire de pouvoir et de politique. Le Parti démocrate s’active à organiser la soi-disant résistance à Donald Trump, lui-même accusé de harcèlement par plus d’une dizaine de femmes. Pour mieux faire passer toute cette campagne, les dirigeantes démocrates Nancy Pelosi et Kirsten Gillibrand ont dû faire le ménage dans le parti sur les affaires de comportements sexuels déplacés, et sacrifier le sénateur du Minnesota Al Franken. C’était là un calcul politique qui n’a pas coûté très cher aux démocrates et qui leur a permis de se présenter comme des défenseurs des femmes – un mensonge dont ils espèrent faire leur miel lors des prochaines élections.

La lutte contre un président qui « attrape les femmes par la chatte » est l’un des thèmes favoris du Parti démocrate. Les plus grandes manifestations qui ont eu lieu lors de l’investiture de Trump l’année dernière étaient axées sur l’argument que ses incartades sexuelles machistes le rendaient « inapte » à diriger le sanguinaire empire américain. Le cri de guerre de ces « Marches des femmes », qui rassemblaient principalement des femmes de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie blanches coiffées d’un bonnet rose, était le fait qu’une femme, elle-même un faucon impérialiste hautement qualifié bénéficiant du soutien de Wall Street, avait perdu face à un misogyne patenté. Les Marches des femmes de cette année ont continué à acclamer Hillary Clinton comme leur bergère, derrière le mot d’ordre « Le pouvoir aux urnes » [Hillary Clinton avait obtenu davantage de voix que Trump].

Dans la bonne vieille tradition du puritanisme américain, l’hystérie anti-sexe qui s’est déchaînée sert à détourner l’attention de l’ahurissante brutalité de la classe dirigeante vis-à-vis des travailleurs : rafles anti-immigrés, champ libre aux suprémacistes blancs, attaques antisyndicales, menaces d’utilisation de l’arsenal nucléaire américain. Dans une tribune acerbe (« La grande panique sexuelle américaine de 2017 », counterpunch.org, 22 novembre 2017), William Kaufman qualifie à juste titre ce phénomène de « panique morale » qui est, « ironiquement, fondamentalement immorale : elle est répressive et destinée à faire diversion, un étalage de politique identitaire et d’énergie morale dévoyée qui alimente un conformisme glaçant des paroles et des actes ». Kaufman fait aussi remarquer une « étrange inversion des valeurs » : en tant que commandant en chef impérialiste, Clinton (l’homme) a massacré des centaines de milliers de personnes à l’étranger et il a supprimé les prestations sociales à des millions de femmes et d’enfants aux Etats-Unis, mais on lui reproche de s’être fait tailler une pipe. Quand elle était Secrétaire d’Etat [ministre des Affaires étrangères], Clinton (la femme) a contribué à transformer la Libye en champ de ruines et elle s’est félicitée que Kadhafi se fasse torturer et assassiner (après avoir été sodomisé avec une arme), mais elle est encensée comme un symbole de la diversité.

En tant que marxistes, nous savons que le sexisme et l’oppression des femmes ont une base matérielle dans la société capitaliste : alimentés par le conservatisme religieux et la répression étatique, ils sont le produit de la famille patriarcale et ils sont consacrés par pratiquement toutes les institutions sociales. Les deux partis de la classe dirigeante, les démocrates et les républicains, représentent ce système dont le moteur est le profit, basé sur l’exploitation de classe. Tous les deux ont un programme social réactionnaire – même s’ils tiennent des discours différents selon la clientèle électorale à laquelle ils s’adressent. Pour éradiquer les stéréotypes et les discriminations sexuelles, qui sont profondément enracinés, il faudra une révolution socialiste qui renversera le capitalisme – un système économique qui engendre humiliation, répression et violence dans la vie de tous les jours.

Peur, horreur du sexe et répression raciste

La campagne #metoo, fondée par la militante noire Tarana Burke il y a plus de dix ans, s’est propagée comme un virus sur Twitter suite à l’affaire Weinstein, après avoir été relancée par l’actrice Alyssa Milano. Peu après, le magazine Time nommait « Personne de l’année » les « briseuses de silence ». La cérémonie des Golden Globes a été dominée par de nombreuses personnalités pleines aux as prêchant que « Time’s Up », avec notamment le discours très applaudi de la milliardaire Oprah Winfrey, dont le nom est évoqué comme candidate démocrate potentielle aux prochaines présidentielles.

Même si certains peuvent trouver cela choquant, toutes les femmes n’ont pas la même opinion. Des fissures apparaissent aujourd’hui dans le milieu #metoo. Très vite, des féministes de bon ton comme Katha Pollitt, qui écrit pour le journal Nation, ont exprimé leurs inquiétudes face à un retour de bâton conservateur, notamment du fait que la plupart des harceleurs dénoncés étaient des démocrates. Une tribune a été publiée le 5 janvier par le New York Times sous le titre « Publiquement, nous disons #metoo. En privé, nous avons des appréhensions ». Son auteur, Daphne Merkin, une partisane enthousiaste d’Hillary, s’inquiétait que les condamnations qui mettent fin à des carrières et la présomption automatique de culpabilité pouvaient conduire à « brûler en place publique des gens pour le contenu de leurs fantasmes ». (Trop tard ; des gens sont déjà jetés en prison pour possession de pornographie enfantine.) L’auteure Margaret Atwood, une personnalité respectée, a été virtuellement mise au poteau pour avoir défendu la présomption d’innocence dans un article intitulé « Suis-je une mauvaise féministe ? » Plus récemment, il y a eu un débat enflammé pour savoir si une expérience déplaisante lors d’une sortie avec l’humoriste Aziz Ansari faisait de lui un « prédateur sexuel ».

Une tribune signée par l’actrice Catherine Deneuve et un collectif de cent femmes, intellectuelles et personnalités françaises, dénonçant cette vague de purges (le Monde, 10 janvier), a provoqué une levée de boucliers féministe. Cette tribune proteste contre le moralisme néo-victorien qui présente les femmes comme de frêles enfants : « C’est là le propre du puritanisme que d’emprunter, au nom d’un prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons, comme au bon vieux temps de la sorcellerie. » En quelques heures, les fans de #metoo ont accusé les signataires françaises de cette tribune de s’être livrées à une « apologie du viol ». Aucun contradicteur n’est épargné. L’acteur Matt Damon a provoqué une avalanche de réactions indignées pour avoir déclaré qu’il y a une différence entre un viol et une main aux fesses, ce qui est une évidence manifeste.

Si tout ce qui est considéré comme offensant provoque un châtiment draconien immédiat, cela ne peut qu’avoir pour effet de mettre sous surveillance tout comportement, notamment tout ce qui est contraire aux usages (tout ce qui est un peu plus cochon que la comédie romantique Quand Harry rencontre Sally). Définir un comportement déplacé est aussi subjectif que définir un comportement « immoral ». Dans la mesure où il existe des codes de bonnes mœurs, ce sont les religions qui les dictent et ce sont les gardiens racistes de la vertu à l’ancienne, le pouvoir bourgeois, qui les font respecter.

Dans les universités, des dizaines d’années de campagnes contre une prétendue épidémie de date rape [assimilant des expériences sexuelles désagréables au viol] ont abouti à un renforcement de la délégation aux administrations universitaires de l’autorité parentale sur les étudiants. Elles sont chargées d’imposer des comportements « acceptables » : pratiquement n’importe quelle rencontre, qu’il s’agisse d’un flirt alcoolisé ou d’une histoire d’amour brisée, peut être qualifiée de non consensuelle, avec des conséquences délétères selon les règles en vigueur sur les différents campus depuis la présidence d’Obama. (Voir la critique du livre de Laura Kipnis Unwanted Advances [Avances non désirées] dans notre article « Les chasses aux sorcières de l’Article IX, l’hystérie anti-sexe et le féminisme bourgeois », Workers Vanguard n° 1121, 3 novembre 2017.)

L’engouement pour #metoo est tel que l’auteure féministe Kipnis, qui s’oppose à l’embrigadement anti-sexe sur les campus, applaudit aujourd’hui le fait que « les vannes se sont ouvertes » (New York Review of Books, 21 décembre 2017). Pour elle, cela n’a tout simplement pas d’importance que des innocents reçoivent des « balles perdues ». Kipnis défend ainsi l’idée que si quelques pauvres diables sont livrés à la vindicte publique, ce ne seront que des pertes collatérales dans la guerre contre le patriarcat.

Cette vengeance de masse est à n’en pas douter attisée par le fait que la plupart des stars déchues sont des hommes blancs riches et puissants… donc, pour les féministes, bon débarras. Mais dans une société raciste comme l’Amérique, ceux qui prennent des « balles perdues » ont une plus forte dose de mélanine et une moindre dose de prestige – en l’occurrence, les Noirs et autres personnes à la peau foncée. C’est plus qu’un euphémisme de dire que la panique anti-sexe, qui gonfle la peur collective contre des prédateurs imaginaires, a tendance à légitimer les châtiments et à piétiner la présomption d’innocence. C’est là potentiellement une grave menace pour les droits de toute la population.

Les flics et les tribunaux utilisent régulièrement le sexe contre tous ceux qu’ils considèrent comme des ennemis. Dans son récent spectacle « The Bird Revelation », l’humoriste Dave Chappelle rappelle comment le FBI avait espionné, avec le programme COINTELPRO, la vie sexuelle de Martin Luther King pour le discréditer. Les victimes de la guerre menée aujourd’hui contre les « détraqués » sexuels s’ajoutent à celles d’abord de la « guerre contre le crime » puis, encore aujourd’hui, de la « guerre contre la drogue » – deux mots de code pour une répression judiciaire raciste qui a multiplié par six la population carcérale (environ 2 200 000 personnes aujourd’hui, dont près de 40 % de Noirs). D’après une étude de l’université d’Albany datant de 2016, environ un homme noir sur 120 est fiché comme « délinquant sexuel » (deux fois plus que les hommes blancs), ce qui en fait un paria à vie.

Les lynchages résultant d’accusations de viol ont une horrible histoire dans ce pays bâti sur l’esclavage. L’émeute raciste de 1921 à Tulsa, en Oklahoma, et le massacre de 1923 à Rosewood, en Floride, furent déclenchés par de fausses rumeurs d’agressions de femmes blanches par des Noirs. En 1955, le jeune Emmett Till fut assassiné pour soi-disant avoir sifflé une femme blanche.

Dans son article « Une ville sur la colline (ou l’effet Weinstein) » (counterpunch.org, 1er décembre 2017), le dramaturge John Steppling explique comment la question raciale rôde en arrière-plan :

« Il y a quelque chose de curieux et dérangeant dans le fait que les gens ne voient pas les dangers d’un engouement massif pour les châtiments. Car c’est ce qui m’inquiète le plus. Le plaisir de la foule déchaînée […]. Il y avait des vendeurs ambulants et des marchands de souvenirs pendant les lynchages. Ce n’est pas pareil aujourd’hui, et cependant il y a des similitudes. Et la fabrication de la figure du survivant (dont l’origine remonte à l’affaire des maternelles) se met en marche, même quand ce à quoi on a survécu n’était que des avances non désirées. Quel effet cela aura-t-il au bout du compte sur les choix sexuels qui seront considérés comme hors norme ? Le discours public se focalise jusqu’à présent sur Hollywood. Cela devrait provoquer un moment d’hésitation prudente chez tout le monde. »

Steppling rappelle ici l’hystérie collective pendant l’affaire McMartin. Lors de ce « procès des maternelles », le plus long de toute l’histoire (1987-1990), on avait vu des enfants affabuler des histoires délirantes de sacrifices d’animaux, d’orgies, de messes noires sataniques accompagnées d’abus sexuels dans des écoles maternelles. Cette croisade faisait partie de la campagne réactionnaire de défense des « valeurs familiales » des années Reagan, qui visait entre autres à ramener les femmes au foyer. Les accusations de messes noires se multiplièrent dans le pays et des centaines de personnes furent injustement condamnées, perdant leur liberté, leur famille et leur réputation. Il y a trente ans, le principe était que « les enfants disent toujours la vérité » ; aujourd’hui, cet article de foi est appliqué à toutes les femmes.

Servitude ouvrière et oppression des femmes

Si c’est la foule en colère qui aide le gouvernement à décider ce qui est ou non acceptable dans les chambres à coucher, les conséquences seront désastreuses pour les hommes et pour les femmes. En tant que marxistes, nous sommes contre toute tentative de la part de l’Etat pour réglementer les multiples expressions consensuelles de la sexualité humaine. Les relations consensuelles entre individus sont exclusivement leur affaire, et personne d’autre n’est fondé à s’en mêler (y compris quand cela concerne des personnalités hollywoodiennes dont la vie privée est très exposée). Nous ne soutenons pas les règlements qui rendent obligatoire un « consentement affirmatif », imposant aux partenaires qui engagent une relation sexuelle d’obtenir une autorisation verbale explicite pour chaque caresse. Le principe régissant toute relation sexuelle doit être le consentement effectif, c’est-à-dire rien d’autre qu’une entente et un accord mutuels, quels que soient l’âge, le genre ou les préférences sexuelles des partenaires.

Bien sûr, il est compliqué de déterminer ce qui est véritablement consensuel dans cette société brutale, divisée en classes, raciste et sexiste (sans parler de la religion). Les attitudes et les institutions de la société capitaliste dans laquelle nous vivons influencent les rapports entre individus, et il y a souvent des situations ambiguës. Les rapports entre individus, y compris le mariage, peuvent aussi être marqués par l’exploitation et l’inégalité. Mais le viol n’est pas une forme extrême de sexualité. C’est un acte de violence dégradant, brutal et horrible. Assimiler une rencontre déplaisante au viol signifie exiger réparation judiciaire, ou alors se faire justice d’une façon ou d’une autre.

Harcèlement et discriminations sexuelles sont monnaie courante dans cette société anti-femmes, et cela va des propositions malhonnêtes aux inégalités salariales. Les femmes subissent humiliations et intimidations de la part de supérieurs de sexe masculin, envers qui elles sont censées être avenantes et dociles. Mais le monde des actrices d’Hollywood riches et célèbres qui cherchent à donner un coup de pouce à leur carrière est à mille lieues de la condition des femmes travailleuses qui essaient péniblement de boucler leurs fins de mois et sont bien davantage à la merci des caprices de leur patron.

La classe capitaliste, avec l’assentiment des dirigeants traîtres des syndicats, mène une guerre unilatérale contre le mouvement syndical pour créer une force de travail meilleur marché, où des ouvriers à temps partiel non syndiqués occupent souvent des postes qui étaient jadis des emplois à plein temps et syndiqués. L’indifférence dont font trop souvent preuve les bureaucrates syndicaux face aux situations de harcèlement au travail fait le jeu des forces libérales antisyndicales qui encouragent le gouvernement à contrôler plus étroitement les syndicats sous prétexte de défendre les femmes. Les syndicats doivent se faire les champions des droits des femmes, y compris la revendication de crèches ouvertes 24 heures sur 24, de congés de maternité à plein salaire, l’avortement libre et gratuit dans le cadre d’une médecine de qualité pour tous. Pour redonner vigueur au mouvement ouvrier, les syndicats ont besoin d’une direction lutte de classe luttant pour syndiquer les non-syndiqués, pour le principe « à travail égal, salaire égal », et pour le contrôle syndical sur l’embauche et les promotions. Tout cela permettrait de combattre la précarité économique qui rend vulnérables les travailleuses.

Les mouvements #metoo et #TimesUp ont récemment commencé à faire semblant de s’intéresser aux femmes en bas de l’échelle sociale. Avant les Golden Globe, plus d’un millier de femmes des milieux de la télévision, du théâtre et du cinéma ont exprimé dans une lettre ouverte leur solidarité avec les ouvrières dans l’agriculture et l’industrie, les femmes de ménage, les serveuses et les employées de maison. Pendant la cérémonie des prix, des stars huppées en robe noire de chez Gucci ont, de façon paternaliste, fait monter sur scène des militantes qu’elles avaient invitées pour montrer combien elles étaient « concernées ». Vu la longue histoire d’amour entre Hollywood et le Parti démocrate, le sens politique de cet étalage de sororité était évident.

Les femmes bourgeoises sont confrontées à l’oppression sexuelle mais pas à l’oppression de classe. Pour les féministes, la plus importante division dans la société est celle entre les hommes et les femmes, pas entre les exploiteurs capitalistes et les travailleurs exploités. En tant qu’idéologie, le féminisme reflète les préoccupations des femmes des professions libérales et de la petite bourgeoisie qui visent à briser le plafond de verre et à s’intégrer dans les couches supérieures de la structure de pouvoir du capitalisme américain. Le féminisme contemporain des « battantes », qui valorise la réussite des femmes dans les sphères dirigeantes de l’entreprise et de la politique, s’adresse directement aux femmes blanches des classes supérieures qui ont un diplôme universitaire.

Et ce sont ces mêmes femmes que la classe dirigeante considère comme des victimes « crédibles » d’agressions sexuelles. Les autres femmes – pauvres, noires, mères célibataires ou immigrées – sont plus souvent qu’à leur tour traînées dans la boue ou victimes d’abus sexuels supplémentaires quand elles s’adressent à l’Etat pour qu’il les protège. Elles prennent aussi des risques quand elles se défendent elles-mêmes. Ainsi Marissa Alexander, une femme noire de Floride, avait tiré un coup de feu d’avertissement contre son mari violent, dont elle était séparée, et qui la menaçait. Personne n’avait été blessé, mais elle a tout de même été condamnée en 2012 à 20 ans de prison pour agression avec circonstances aggravantes. Après avoir passé près de six ans d’enfer, elle a été finalement libérée il y a un an.

Féminisme bourgeois et répression anti-sexe

Le féminisme américain a toujours reflété les valeurs racistes, conservatrices et puritaines de ce pays. (Au début du XXe siècle, l’organisation la plus importante et la plus influente était l’Union des femmes chrétiennes pour la tempérance, qui faisait campagne contre l’alcool et la luxure.) Il y a déjà plusieurs dizaines d’années, les féministes ont conclu une alliance contre nature avec la droite religieuse pour proclamer que la pornographie était la cause des violences contre les femmes. A cette occasion, elles ont soutenu la campagne de censure gouvernementale en multipliant les descentes dans les magasins de vidéos X et les attaques contre l’art érotique. Le féminisme a dans le sang de se tourner vers l’Etat pour lui demander de réguler et de sanctionner les comportements individuels – notamment ce qu’on appelle le féminisme carcéral, qui réclame davantage de contrôles, de poursuites judiciaires et de peines de prison pour faire diminuer les violences contre les femmes.

En décembre dernier, deux féministes new-yorkaises ont lancé une pétition pour que le Metropolitan Museum of Art décroche ou « contextualise » une œuvre de 1938 du peintre franco-polonais Balthus. Ce tableau, Thérèse rêvant, représente une jeune modèle assise et habillée, pensive, dont les sous-vêtements sont partiellement exposés aux regards. Cette pétition, qui a recueilli plus de 11 000 signatures, évoque le climat actuel sur la question des « agressions sexuelles » et elle accuse le musée de « soutenir le voyeurisme et la réification des enfants ». Si l’on suivait ce raisonnement, on devrait interdire toute publicité pour des jouets ou des vêtements d’enfants. On pourrait aussi jeter au feu des chefs-d’œuvre comme Alice au pays des merveilles, qui avait été inspiré par l’amour que son auteur, Charles Lutwidge Dogson (Lewis Carroll), éprouvait pour une jeune fille prépubère.

Des médias féministes comme le magazine Ms. ont joué un rôle considérable dans la chasse aux sorcières qui a été menée contre des enseignants d’écoles maternelles accusés d’être des pédophiles pervers. Ils ont ensuite contribué à généraliser l’amalgame entre les violences sexuelles contre les enfants et tout ce qui pourrait s’apparenter à une manifestation de sexualité impliquant une personne en dessous de l’âge légal de vote. Non seulement c’est banaliser les vraies violences perpétrées contre des enfants (qui la plupart du temps se produisent au sein de la famille), mais c’est criminaliser le fait même que des jeunes aient une activité sexuelle. C’est ainsi qu’après l’affaire Weinstein a été relancée la campagne visant le réalisateur Roman Polanski. Celui-ci avait fui les Etats-Unis pour échapper à des poursuites criminelles engagées en 1978 pour des rapports sexuels consensuels avec une jeune fille de 13 ans qui n’en était pas à sa première expérience. (Catherine Deneuve est honnie notamment parce qu’elle a pris la défense de Polanski.)

Une nouvelle campagne a aussi été lancée contre Woody Allen, accusé de façon infondée d’avoir abusé sexuellement de sa fille adoptive Dylan Farrow – accusations portées notamment par son ex-compagne Mia Farrow qui le poursuit de sa vindicte. Lui-même a toujours nié les accusations portées par Mia Farrow et il n’a fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire. Comme il l’expliquait en 1992, « en fin de compte, la seule chose dont je sois coupable, c’est d’être tombé amoureux de la fille adulte de Mia Farrow [Soon-Yi Previn] à la fin des années que nous avons passées ensemble ». Dans l’esprit de ses accusateurs délirants, il faut qu’il soit coupable – parce qu’il a ensuite épousé Soon-Yi, qui a trente-cinq ans de moins que lui. Soon-Yi était une jeune adulte au début de leur relation, et ils sont mariés depuis 1997. Remarquons que Mia Farrow avait 21 ans et Frank Sinatra 50 quand ils s’étaient mariés. (Voir « Woody Allen crucifié sur l’autel des “valeurs familiales” », Workers Vanguard n° 558, 4 septembre 1992).

Les lois qui aujourd’hui définissent les « crimes sexuels » visent fondamentalement à renforcer le pouvoir répressif de l’Etat et à consolider la prison qu’est la famille. On ne peut séparer le combat pour l’émancipation des femmes, y compris au travail, de la lutte pour l’émancipation des femmes du carcan de la famille. Pour créer les bases matérielles de la libération des femmes, il faudra une révolution ouvrière victorieuse, ce qui nécessite de forger un parti d’avant-garde léniniste qui sera le tribun de tous les opprimés, mobilisant pour combattre toutes les formes d’arriération sociale. Dans le cadre de la construction d’une société socialiste égalitaire, la famille, en tant qu’institution, sera remplacée par la socialisation de l’éducation et des soins aux enfants ainsi que des tâches ménagères, ce qui libérera les femmes pour qu’elles puissent jouer à part entière un rôle égal dans la vie sociale et politique. Dans la société communiste mondiale de l’avenir, la violence et les préjugés anti-femmes et les contraintes réactionnaires de la famille et de la religion ne seront plus que des souvenirs d’un passé barbare.