Le Bolchévik nº 220 |
Juin 2017 |
Des journalistes visés par l'inquisition papale
Le Vatican : cancer de l'Italie
Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’un article publié par nos camarades de la Lega trotskista d’Italia dans leur journal Spartaco (n° 79, avril 2016).
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Fin novembre 2015 s’est ouvert le procès devant le tribunal du Vatican des journalistes Emiliano Fittipaldi et Gianluigi Nuzzi, auteurs respectivement de deux livres intitulés Avarizia (Avarice) et Via Crucis [dont la traduction française a été publiée aux éditions Flammarion sous le titre Chemin de croix]. Ces deux livres contenaient des révélations sur la fortune et les scandales du Saint-Siège, étayées par des documents confidentiels et des enquêtes sur l’Institut pour les uvres de religion (IOR), la banque du Vatican, et sur les frasques financières d’un certain nombre d’évêques et de cardinaux. Les sources présumées des journalistes étaient aussi sur le banc des accusés : le prélat espagnol Lucio Vallejo Balda, ancien secrétaire de la COSEA, la commission chargée d’enquêter sur les finances du Vatican, ainsi que ses collaborateurs Francesca Immacolata Chaouqui et Nicola Maio. [Le tribunal du Vatican a condamné le 7 juillet dernier Vallejo Balda à 18 mois de réclusion et Chaouqui à 10 mois de prison avec sursis ; Nicola Maio a été acquitté, et le tribunal s’est déclaré incompétent concernant Fittipaldi et Nuzzi.]
Chemin de croix et Avarizia décortiquent les finances du Vatican, dont les institutions gèrent entre neuf et dix milliards d’euros d’actifs lui appartenant en propre ou détenus par des tiers. Parmi les turpitudes financières que ces livres documentent on trouve la fraude, un train de vie luxueux des cardinaux, des investissements internationaux à grande échelle, les affaires hautement lucratives des hôpitaux de l’Eglise, les montages financiers et les tripotages de la banque du Vatican et la vraie valeur du trésor du pape. La London Review of Books (18 février 2016) décrivait en ces termes les révélations contenues dans ces deux livres :
« Les anecdotes sont innombrables : l’évêque qui démolit un mur pour s’approprier une pièce de l’appartement adjacent appartenant à un prêtre plus pauvre qui est à l’hôpital ; le prêtre diplomate qui se sert de la valise diplomatique pour faire passer de l’argent de la mafia en Suisse ; la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, instituée pour évangéliser le monde, qui dépense relativement peu pour sa mission mais qui possède près d’un millier de biens immobiliers de grande valeur dans et autour de Rome, dont beaucoup sont loués aux amis des amis à des prix très inférieurs de ceux du marché.
« Il est frappant de voir le nombre d’organismes catholiques qui semblent s’adonner à toutes sortes d’activités lucratives auxquelles ils n’étaient pas destinés, tout en bénéficiant d’une exonération fiscale en tant qu’institutions religieuses. Quand des prêtres de Salerne ont reçu 2,3 millions d’euros d’argent public pour construire un orphelinat dans une zone urbaine défavorisée, ils ont construit à la place un hôtel de luxe. L’archevêque de Salerne a été reconnu coupable de malversations en 2012, mais la sentence n’a pas été exécutée parce que les faits étaient prescrits au moment où il a fait appel du jugement. »
Le lucre et la corruption de la curie romaine sont de notoriété publique depuis l’époque de Dante et de Luther, quand le Vatican était surnommé la « prostituée de Babylone ». Les années 1970 et 1980 ont été marquées par d’interminables scandales sur les liens du Vatican avec la loge maçonnique P2, les régimes militaires sud-américains, des banquiers corrompus comme Michele Sindona et Roberto Calvi, et avec le crime organisé. Aussi les révélations d’Avarizia et de Chemin de croix ne surprendront personne. Mais il est toujours bon de voir que, de temps en temps, quelqu’un montre à tous le vrai visage qui se cache derrière le masque hypocrite du Vatican.
Le tribunal du Vatican n’a pas mis en question la véracité des affirmations des deux auteurs. Il les a accusés d’avoir « divulgué des informations confidentielles », ce que le Vatican considère comme un « crime contre la patrie » passible de quatre à huit ans d’emprisonnement. Nuzzi a décrit la première audience comme une « procédure médiévale folle, absurde et kafkaïenne ». Les inculpés n’étaient accusés d’aucun fait en particulier ; on ne leur a montré les pièces de la procédure que quelques heures avant l’audience ; et ils n’ont pas été autorisés à recourir à leurs propres avocats mais ont dû choisir des avocats officiellement inscrits auprès du tribunal du Vatican.
On se croirait revenu en 1864, quand le pape Pie IX (surnommé le « pape cochon » par les Romains de l’époque mais béatifié par le Vatican en 2000) publia son encyclique contre le communisme, le socialisme, le mariage civil, la liberté religieuse, l’école publique ; il qualifiait de « délire » la liberté de la presse et l’idée que « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme. Ce droit doit être proclamé et garanti par la loi dans toute société bien organisée. Les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou tout autre méthode » (Quanta Cura, 8 décembre 1864).
Mais nous sommes en 2016. L’instigateur du procès s’appelle Jorge Bergoglio (alias le pape François), monarque de l’Etat du Vatican jouissant des pleins pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. L’objectif est de faire taire les lanceurs d’alerte du Vatican et les journalistes qui publient leurs témoignages.
Nous exigeons la levée de toutes les inculpations contre Nuzzi, Fittipaldi et leurs sources ! Nous nous opposons au fait que l’Eglise catholique s’arroge le droit de juger qui que ce soit, et en particulier les journalistes qui dévoilent les affaires louches du Vatican.
Abolition du Concordat ! Abrogation des accords du Latran !
Le gouvernement italien a soutenu le procès des journalistes au Vatican par la voix du ministre de l’Intérieur Angelino Alfano, qui a déclaré que « le Vatican a son propre système judiciaire il ne faut jamais oublier que, dans ce genre de situation, les règles du droit international prévalent ». Mais quel droit international ? Les accords du Latran de 1929, signés sous le régime fasciste de Mussolini, ont concédé à l’Eglise catholique la souveraineté sur une enclave de 44 hectares dans le centre de Rome. Par cet artifice, l’Eglise s’est vue garantir l’extraterritorialité, d’innombrables privilèges au sein des institutions publiques italiennes, l’endoctrinement catholique dans les écoles publiques et des financements considérables, toutes choses déguisées en prérogatives « internationales ». Mais le fait que l’Eglise catholique et romaine puisse s’arroger le droit d’arrêter ses employés et de juger des journalistes n’est qu’un exemple supplémentaire de l’interpénétration réactionnaire entre l’Eglise catholique et l’Etat capitaliste italien.
Quant à l’ordre judiciaire du Vatican, ce n’est rien d’autre qu’un fatras moyenâgeux. Le Vatican dispose encore d’une « Congrégation pour la doctrine de la foi » qui, comme l’indique le site Internet du Vatican, était « appelée à l’origine “Sacrée Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle” » et qui a été fondée par Paul III en « 1542, pour défendre l’Eglise des hérésies ». Pendant des siècles, l’Inquisition a été l’instrument qui permettait de condamner les « hérétiques », les Juifs, les musulmans, etc., à d’effroyables tortures, à la prison et à la mort. Pour citer un autre exemple : le président du tribunal de la Cité du Vatican, qui a traîné en justice Nuzzi et Fittipaldi, n’est autre que le comte Giuseppe Dalla Torre del Tempio di Sanguinetto, lieutenant général et chevalier grand-croix de l’Ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, fondé en 1099 par Godefroy de Bouillon pendant la première croisade Ce « tribunal » est pourtant légalement reconnu par la République italienne « née de la Résistance ». Amen.
Il ne s’agit pas simplement ici de défendre la liberté de la presse contre l’ingérence cléricale, mais aussi de lutter pour l’abolition de tous les privilèges que l’Etat italien accorde à l’Eglise catholique.
Le marxisme est une vision du monde matérialiste et athée, hostile à toutes les religions. Toutes les Eglises, quelles qu’elles soient, sont des instruments de la réaction bourgeoise qui servent à défendre l’exploitation et à endormir la classe ouvrière. Nous faisons nôtres les idéaux libérateurs des Lumières. En tant que marxistes, nous luttons pour le principe démocratique de l’égalité des citoyens, qui veut que les convictions religieuses doivent être considérées comme une affaire privée. Si quelqu’un veut vénérer Jésus-Christ, Mahomet, Satan ou le magicien Otelma [un personnage de la télévision italienne], il doit pouvoir le faire sans aucune interférence de la part de l’Etat, mais aussi sans aucun soutien de l’Etat. Nous ne voulons pas qu’une religion, quelle qu’elle soit, détermine les politiques publiques ou soit imposée dans les écoles. C’est ce que veut dire la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Nous nous opposons à toute forme de persécution et d’oppression de tout citoyen non catholique, qu’il s’agisse des athées ou des fidèles d’autres religions, en particulier le million et demi d’immigrés et citoyens musulmans qui sont régulièrement victimes d’attaques racistes et de discrimination. C’est pour cette raison que, en France comme en Italie, nous nous opposons aux initiatives gouvernementales pour interdire le port du foulard islamique ou du hijab dans les écoles et les bâtiments publics. Nous sommes aussi opposés aux lois, comme celles qui ont été votées en Lombardie et qui sont maintenant proposées en Vénétie, qui empêchent la construction de mosquées et autres lieux de culte pour les minorités religieuses. (Tout cela dans un pays où il y a une église catholique à chaque coin de rue et où personne ne s’offusque que 90 000 bonnes surs déambulent voilées dans les rues.)
Le pape François, blanc comme neige
L’ascension de Bergoglio à la papauté a été accompagnée d’un matraquage médiatique, poussé par une bonne partie de la gauche réformiste et libérale, le présentant comme un réformateur « progressiste » de l’Eglise catholique pour son ouverture supposée aux pauvres, aux immigrés, aux femmes et aux homosexuels. The Advocate (un journal LGBT aux Etats-Unis) l’a désigné « personnalité de l’année » pour 2013. En Italie, Nichi Vendola, secrétaire du parti « Gauche, écologie et liberté », s’extasiait sur sa page Facebook : « Si la classe politique avait un millionième de la capacité de Bergoglio à prendre le temps d’écouter, elle pourrait alors véritablement se transformer et changer la vie de ceux qui souffrent. » Mais est-ce que la moindre chose a changé quant au rôle de l’Eglise catholique comme bastion de la réaction sous le capitalisme ?
En 2013, la France a été secouée par des manifestations réactionnaires de masse organisées par des forces catholiques contre le mariage homosexuel. Des bigots catholiques ont organisé le 30 janvier 2016 un « jour de la famille » de grande ampleur à Rome pour essayer d’empêcher l’approbation d’une loi sur l’union civile homosexuelle. Le rôle abject de l’Eglise catholique s’est vu encore récemment au Brésil, où l’épidémie du virus zika a provoqué une hausse dramatique du nombre de nouveaux-nés souffrant de microcéphalie. Dans un pays où des millions de personnes vivent dans la misère, sans accès aux soins médicaux, et où l’avortement est illégal sauf en cas de viol, d’inceste, d’encéphalite du ftus ou de danger pour la vie de la mère, des voix se sont élevées pour demander que les avortements thérapeutiques soient autorisés comme mesure d’urgence face au virus zika. La réaction de l’Eglise catholique brésilienne a été de fulminer contre l’avortement et la contraception et de prêcher cyniquement « l’abstinence ».
Paradoxalement, Avarizia et Chemin de croix font tous deux partie de la campagne supposément réformatrice de François de Buenos Aires contre la corruption de l’Eglise. Fittipaldi décrit la lutte qui a lieu actuellement dans la « jungle du Vatican » pour le contrôle de ses deux institutions financières, l’IOR et l’APSA (Administration du patrimoine du Saint-Siège), et qui oppose les « cardinaux italiens discrédités et avides » regroupés autour du cardinal Bertone aux partisans de Bergoglio. Ce conflit reflète les tensions entre la hiérarchie ecclésiastique italienne, qui historiquement contrôlait le Vatican, et l’Eglise catholique au niveau international, en particulier en Amérique du Sud et en Afrique, où se trouve aujourd’hui la majorité des catholiques pratiquants. Pour consolider sa position, Bergoglio a ressuscité la vieille rhétorique de l’Eglise sur le thème « heureux les pauvres », qui trouve une résonance dans les pays du monde colonial, et il mène une campagne contre la « corruption » de l’establishment du Vatican. La nouvelle posture du Vatican a différentes causes. D’un côté, il s’agit de juguler l’hémorragie des fidèles catholiques en Amérique latine, où des dizaines de millions de fidèles (environ 30 % au Honduras et au Nicaragua et 15 % au Brésil), principalement parmi les pauvres, ont déserté le catholicisme au profit des Eglises pentecôtistes et évangéliques ces vingt dernières années. D’autre part, à une époque où une poignée de capitalistes accumulent des richesses inimaginables pendant que des millions de personnes vivent dans la misère la plus complète, l’Eglise catholique tente de se requinquer en offrant une petite dose de charité et de grandes quantités d’opium religieux.
Lors de la première visite de Bergoglio à Cuba, nous écrivions :
« Le pape actuel, le premier originaire d’Amérique latine, cherche à se donner une image progressiste avec ses homélies en faveur des pauvres et des opprimés. Mais contrairement aux déclarations serviles des bureaucrates du PCC, le visage qui se cache derrière le masque de François est profondément réactionnaire. Dans sa jeunesse, Jorge Bergoglio était membre de la Garde de fer, une organisation cléricale de droite en Argentine. Il faisait partie de la hiérarchie catholique dans les années 1970 et 1980, quand l’Eglise soutenait la junte militaire du général Jorge Videla. Le régime sanglant des généraux, avec le soutien indéfectible de l’impérialisme américain, a tué ou fait “disparaître” au moins 30 000 travailleurs et militants de gauche. Un évêque ou un cardinal était présent à chaque événement public ou fête nationale pour bénir les dictateurs. »
« Le régime de Castro accueille à bras ouverts le Vatican réactionnaire », Workers Vanguard n° 1077, 30 octobre 2015
Pendant la même période, le Vatican avait été le fer de lance anticommuniste de la guerre froide menée par les impérialistes contre l’Union soviétique. En choisissant le pape Karol Wojtyla (alias Jean-Paul II) en 1978, l’Eglise montrait clairement sa volonté d’être en première ligne de la campagne pour restaurer le capitalisme dans l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et dans toute l’Europe de l’Est. Le Vatican a notamment joué un rôle clé dans l’acheminement de grandes quantités d’argent à Solidarność, le « syndicat » maison polonais financé également par la CIA.
L’Argentine était l’une des destinations des filières d’exfiltration nazies grâce auxquelles le Vatican et la Croix-Rouge, avec l’assentiment des forces d’occupation alliées, ont sauvé des milliers de criminels de guerre nazis et fascistes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour les recycler dans la lutte contre le communisme. Pour ne nommer que quelques-uns des individus qui ont été mis à l’abri en Argentine via des couvents italiens dans le Tyrol et le port de Gênes : Adolf Eichmann, le tristement célèbre « architecte » de l’Holocauste ; Josef Mengele ; Erich Priebke, le bourreau des Fosses ardéatines ; et Ante Pavelic, le « Duce » sanguinaire de l’Oustacha croate.
Le Vatican, cancer de l’Italie
L’existence du Vatican, pour reprendre la formule du révolutionnaire démocrate Giuseppe Garibaldi, est « le cancer de l’Italie ». C’est un vestige du Moyen Age qui s’est transformé en bastion du système capitaliste. L’Eglise catholique a historiquement joué le rôle de centre mondial de la réaction sociale et politique. Après le Moyen Age, la lutte des classes bourgeoises émergentes pour forger des Etats-nations modernes et instaurer la démocratie politique était avant tout une lutte contre l’Eglise catholique, qui était le centre économique et idéologique du féodalisme. Cela était doublement vrai en Italie, où l’Eglise possédait son propre Etat et où, pour citer encore Garibaldi, « le premier point de l’ordre du jour en Italie est de secouer le catafalque pourri du Vatican, de le réduire en morceaux et de s’en débarrasser » (Lettre à Melari, 14 mars 1870).
Cependant, contrairement à la Révolution française de 1789, la révolution bourgeoise italienne ne fut ni radicale ni démocratique. Au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie italienne était trop faible et retardataire pour se placer à la tête d’une révolution agraire. Comme d’autres classes capitalistes en Europe après les insurrections de 1848, elle craignait tellement un soulèvement du prolétariat ou de la paysannerie qu’elle préféra s’allier avec les restes de l’aristocratie afin de contenir ou de réprimer tout mouvement des paysans ou du prolétariat dans les villes. Le résultat fut une révolution bourgeoise non démocratique « par le haut », dépourvue des qualités radicales, démocratiques et populaires de la Révolution française. D’un côté, l’unification de l’Italie permit le développement d’une économie capitaliste moderne en débarrassant le pays de certaines structures féodales obsolètes et de mini-Etats absolutistes. Mais, de l’autre, elle installa au pouvoir la monarchie de la maison de Savoie, qui était alliée aux propriétaires terriens de l’Italie du Sud, sur la base d’un suffrage censitaire limité à une élite minuscule qui représentait moins de 2 % de la population (et sans les femmes). Bien que l’Etat italien ait éliminé l’ingérence papale dans les affaires laïques et supprimé de nombreux privilèges féodaux dont jouissait le clergé, il donna à l’Eglise la possibilité de conserver un point d’appui vital : à peine un an après la prise de Rome en 1870 par les troupes piémontaises, la maison de Savoie [la monarchie italienne] introduisit une « loi des Garanties » qui accordait au pape une petite cité-Etat au Vatican, avec des droits d’extraterritorialité.
Au début, l’Eglise boycotta l’Etat italien, mais elle abandonna peu à peu cette position quand il devint clair, autant pour le Vatican que pour les capitalistes italiens, qu’ils devaient s’unir derrière une cause commune, l’opposition aux vagues croissantes de luttes prolétariennes et paysannes qui secouèrent plusieurs fois l’Italie au début du XXe siècle. Ce rapprochement culmina dans le mariage entre l’Eglise catholique et l’Etat italien, célébré officiellement le 11 février 1929, quand le Vatican et le régime fasciste de Mussolini signèrent les accords du Latran qui mettaient formellement fin au conflit opposant le Vatican au royaume d’Italie. L’alliance entre l’Eglise et le fascisme était cimentée par la nécessité d’unir leurs forces contre la classe ouvrière. Les ouvriers, dirigés par le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, avaient pris le pouvoir en Russie en 1917, et leur exemple avait inspiré une vague révolutionnaire dans toute l’Europe, y compris en Italie lors du Biennio Rosso [les deux années rouges] de 1919-1920.
Les accords du Latran officialisaient le statut du Vatican en tant que véritable Etat indépendant dans le centre de Rome et ils concédaient à l’Eglise catholique un certain nombre de droits extraterritoriaux. Le Concordat faisait du catholicisme la religion d’Etat officielle et exclusive, imposait la religion catholique comme fondement de l’école publique, et conférait une valeur juridique au mariage religieux. En outre, le Vatican fut couvert d’or grâce au paiement de « réparations » substantielles pour la « conquête » de Rome en 1870, et grâce à l’engagement de l’Etat à payer le salaire des prêtres. En échange, le clergé soutint avec enthousiasme le fascisme dans toutes ses actions répressives, comme l’imposition de lois raciales, et ses aventures impérialistes comme l’invasion de l’Ethiopie ou la Guerre civile espagnole.
A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’ordre bourgeois était discrédité aux yeux de la classe ouvrière et de larges secteurs de la population. L’Eglise catholique était semblablement discréditée pour sa collaboration avec le fascisme et le capital. Tous les deux ne durent leur salut qu’au rôle traître que jouèrent les dirigeants du Parti communiste italien (PCI).
L’Internationale communiste, ayant dégénéré sous Staline, avait adopté au milieu des années 1930 la politique du « front populaire », c’est-à-dire d’alliance avec l’aile soi-disant « antifasciste » de la bourgeoisie. En Italie, cette collaboration se concrétisa à la fin de la Deuxième Guerre mondiale quand le PCI, au lieu de mener la classe ouvrière au pouvoir, désarma les partisans et participa à une série de gouvernements bourgeois avec les monarchistes du général Badoglio et avec la Démocratie chrétienne. Le prix que la classe ouvrière dut payer au nom de la collaboration de classes fut notamment l’acceptation par le Parti communiste du maintien de l’Eglise catholique comme religion d’Etat. En 1947, le PCI soutint l’insertion des accords du Latran comme partie intégrante (article 7) de la constitution italienne. Quelques mois plus tard, en mai 1947, une fois la menace révolutionnaire immédiate passée et alors que l’impérialisme américain avait entamé la guerre froide contre l’Union soviétique, le PCI fut chassé du gouvernement. Le Vatican lança en 1949 une campagne anticommuniste virulente lors de laquelle tous les membres, électeurs et alliés du PCI furent excommuniés.
Les accords du Latran, dans leur formulation originale et dans les multiples aspects théocratiques par lesquels ils subordonnaient en fait l’Etat à l’Eglise, devinrent intolérables à mesure que la société italienne se modernisait et s’industrialisait dans les années 1960. De plus, cette industrialisation s’accompagna d’une intensification des luttes de la classe ouvrière qui atteignit son point culminant avec une situation pré-révolutionnaire lors de l’« automne chaud » de 1969. Un élément fondamental de ces luttes fut le combat pour le droit au divorce et le droit à l’avortement, qui furent conquis à la fin des années 1970. Mais une fois encore, à cause de la collaboration de classes du Parti communiste (qui avait abandonné dans les années 1970 son allégeance à l’Etat ouvrier dégénéré soviétique pour embrasser l’OTAN et le « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne), de nombreuses conquêtes furent annulées ou rognées pour respecter les souhaits de l’Eglise.
Le Concordat a été officiellement révisé en 1984 et enrobé d’un peu de verbiage, comme l’affirmation que le catholicisme « n’est pas la seule religion » de l’Etat italien. Mais la substance des accords du Latran est restée inchangée. Certains privilèges de l’Eglise ont même été renforcés : par exemple, la religion est maintenant enseignée dans les écoles publiques dès la maternelle. Le financement de l’Eglise par l’Etat a été multiplié et une loi introduisant un impôt des « huit pour mille » a été adoptée, qui permet aux prêtres d’empocher environ un milliard d’euros par an. Et le financement de l’Eglise ne s’arrête pas là. Selon une enquête minutieuse de l’Union des athées et des agnostiques rationalistes (UAAR), en prenant en compte toutes les exonérations fiscales, l’Eglise catholique reçoit près de 6,5 milliards d’euros par an de la part de l’Etat si l’on inclut le salaire payé par l’Etat aux professeurs de religion choisis par les évêques, les subventions publiques aux écoles catholiques privées et une myriade d’autres choses (icostidellachiesa.it).
En plus de cette manne publique, l’Eglise profite de ses énormes activités immobilières, spéculatives et commerciales dans le monde entier le fruit de l’exploitation des pauvres qu’elle prétend secourir. Rien qu’en Italie, l’Eglise est le principal propriétaire foncier ; elle possède environ 20 % de tous les bâtiments (d’après une enquête européenne de 1977, un quart de la ville de Rome était la propriété de l’Eglise). De plus, l’Eglise gère la moitié des hôpitaux et des centres de santé d’Italie, la plupart généreusement subventionnés par le système public de santé. Expropriation de tous les biens du Vatican !
Marxisme et religion
La bourgeoisie n’a jamais réalisé dans aucun pays une complète séparation de l’Eglise et de l’Etat, pour la simple raison que la religion joue un rôle important dans la survie de l’ordre bourgeois. Le capitalisme a toutes les raisons de préserver et d’encourager le mysticisme préféodal et féodal du catholicisme romain et d’exploiter les « valeurs » patriarcales afin d’asservir les opprimés. Parce qu’elle est profondément enracinée dans la société, la religion est un pilier fondamental de la famille en tant qu’institution sociale, et elle renforce l’obscurantisme, l’arriération et la réaction sociale sous toutes leurs formes, pour inculquer le respect envers l’autorité de la classe dirigeante. Toutes les religions modernes sont des instruments de la réaction capitaliste, car elles servent à défendre le système d’exploitation et à embrouiller la conscience des travailleurs.
Notre attitude en tant que marxistes à l’égard de la religion organisée est définie par le fait que nous sommes des matérialistes dialectiques, c’est-à-dire des athées convaincus. Comme l’écrivait Lénine :
« La social-démocratie fait reposer toute sa conception sur le socialisme scientifique, c’est-à-dire sur le marxisme. La base philosophique du marxisme, ainsi que l’ont proclamé maintes fois Marx et Engels, est le matérialisme dialectique qui a pleinement fait siennes les traditions historiques du matérialisme du XVIIIe siècle en France et de Feuerbach (première moitié du XIXe siècle) en Allemagne, matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion. [ ] Le marxisme considère toujours la religion et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuellement comme des organes de réaction bourgeoise, servant à défendre l’exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière. »
« De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion » (13 mai 1909)
Mais, comme nous le rappelle Lénine, si la lutte contre la religion est l’ABC du matérialisme, « le marxisme n’est pas un matérialisme qui s’en tient à l’a b c. Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut savoir lutter contre la religion ; or, pour cela, il faut expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des masses. » Nous savons que, dans une société divisée en classes, la religion existe comme consolation illusoire pour la souffrance tangible et bien souvent terrible de la vie réelle : c’est « l’opium du peuple », pour reprendre la célèbre formule de Karl Marx. Ainsi, nous savons qu’il n’est pas possible d’abolir la religion par décret, par la propagande ou l’éducation, ou en faisant la « guerre contre la religion », mais uniquement par l’organisation de la classe ouvrière et l’acquisition par celle-ci d’une conscience plus élevée au cours de la lutte de classe.
Pour éliminer la religion, il faudra que les hommes puissent contrôler les conditions sociales (et naturelles) de leur propre existence. Ceci nécessite le renversement du capitalisme par une révolution prolétarienne qui rendra possible la construction d’une société communiste basée sur l’abondance matérielle, une société où les forces sociales et économiques seront planifiées de façon rationnelle par les travailleurs, et où la science et la technologie domineront autant que possible les forces de la nature. Cette nouvelle humanité qui aura grandi dans une telle société où les classes sociales, les divisions nationales, l’Etat répressif et l’étouffante institution de la famille nucléaire auront disparu n’aura plus besoin de religion. L’exemple de l’Union soviétique et des Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est a démontré que le simple fait que l’Etat cesse d’imposer des valeurs et des comportements religieux entraîne des taux élevés d’athéisme dans la population.
Dans l’Italie d’aujourd’hui, il y a un contraste frappant entre l’emprise de l’Eglise catholique sur la vie politique et la laïcisation croissante de la population, et en particulier des jeunes, dont la plupart en ont assez des « heures de religion » [heures d’endoctrinement dans les écoles publiques] et n’attendent certainement pas qu’un prêtre leur dise si ou quand ils doivent se marier, comment s’habiller, ou quand et avec qui avoir des relations sexuelles. Et pourtant la religion continue d’influencer fortement les opinions politiques de beaucoup de ces mêmes jeunes. La droite utilise la religion comme une « tradition » chauvine pour contester le droit des millions d’immigrés non catholiques à vivre dans ce pays avec les pleins droits de citoyenneté.
Quant à la gauche réformiste, elle répand depuis toujours le mythe selon lequel les ouvriers devraient s’inspirer de l’esprit véritable de la chrétienté, de la « doctrine sociale de l’Eglise », aussi horrible, corrompue et servile vis-à-vis des pouvoirs en place que soit l’Eglise aujourd’hui. Paolo Ferrero, le secrétaire de Rifondazione Comunista (PRC), en a donné un exemple récemment lors d’un débat qui s’est tenu en novembre 2015 et auquel était invité l’évêque d’Asti. Ferrero a répété pour la énième fois que « la doctrine sociale catholique, avec son insistance sur la nécessité de redistribuer les richesses, de limiter les profits, représente quelque chose de positif et c’est un fort élément de convergence dans une société qui glorifie les riches et fustige les pauvres » (rifondazione.it, 16 novembre 2015). Nous laisserons à Karl Marx le soin de répondre :
« Les principes sociaux du christianisme ont justifié l’esclavage antique, magnifié le servage médiéval et s’entendent également, au besoin, à défendre l’oppression du prolétariat, même s’ils le font avec de petits airs navrés.
« Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d’une classe dominante et d’une classe opprimée et n’ont à offrir à celle-ci que le vu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.
« Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies dont parle notre conseiller, justifiant par là leur permanence sur cette terre.
« Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs envers les opprimés sont, ou bien le juste châtiment du péché originel et des autres péchés, ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu’il a rachetés.
« Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’avilissement, la servilité, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille ; le prolétariat, qui ne veut pas se laisser traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance beaucoup plus encore que de son pain.
« Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards et le prolétariat est révolutionnaire. »
« Le communisme de “l’Observateur rhénan” » (1847)
Parce qu’elle rejette la conception marxiste de la nature et de la société, et même le matérialisme idéaliste des Lumières, la gauche réformiste n’a rien à offrir à ceux qui luttent pour un changement profond et radical de la réalité. La Lega trotskista d’Italia lutte pour libérer tous les opprimés du joug de la religion. Comme nous l’écrivions dans « Marxisme et religion » (Workers Vanguard n° 675, 3 octobre 1997) :
« Afin de gagner une nouvelle génération à la lutte pour le socialisme, sur la base d’une conception marxiste de la société, les socialistes doivent combattre sans relâche la religion, et toutes les autres formes d’idéalisme qui se tournent vers le surnaturel, en expliquant que la libération de l’oppression s’accomplira dans ce monde et pas dans un autre. »