Le Bolchévik nº 219 |
Mars 2017 |
Démagogie chauvine et poison raciste
Le FN, une menace sinistre pour les travailleurs et les opprimés
Alors que le monde capitaliste est plongé depuis plus de huit ans dans une crise économique interminable, le populisme d’extrême droite fait des ravages croissants. Donald Trump a pris le pouvoir aux Etats-Unis et aggrave encore la guerre d’Obama contre les immigrés. Plus près d’ici, les réfugiés se noient en Méditerranée ou sont enfermés dans des camps de l’Union européenne (UE), en Grèce et en Italie notamment. Non seulement il y a maintenant une série de régimes d’extrême droite en Europe de l’Est, mais Marine Le Pen apparaît de plus en plus comme ayant des chances pour le poste de présidente de l’impérialisme français. Elle profite directement de la « guerre contre le terrorisme » raciste du gouvernement Hollande, soutenue par l’essentiel de la gauche, pendant que les bureaucrates syndicaux agitent le protectionnisme qui alimente le chauvinisme dans la classe ouvrière.
Depuis que Marine Le Pen a pris la tête du FN en janvier 2011, de nombreux articles de journaux dans la presse bourgeoise et de nombreux ouvrages déclarent que ce parti d’extrême droite se serait « dédiabolisé », normalisé au point d’être devenu un parti bourgeois comme les autres. On a ainsi fait grand cas de l’interview de Marine Le Pen à l’hebdomadaire Le Point le 3 février 2011, où elle avait pris ses distances avec l’horrible formule, maintes fois répétées par son père Jean-Marie, selon laquelle les chambres à gaz où les nazis avaient exterminé des millions de Juifs n’étaient qu’un « point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ».
Alors le FN est-il encore fasciste ? Et d’abord qu’est-ce que le fascisme ? C’est le révolutionnaire russe Léon Trotsky qui l’a parfaitement expliqué, ayant lutté de toutes ses forces contre la montée du nazisme et de Hitler en Allemagne dans les années 1930, face à la politique désastreuse de Staline qui conduisit à la victoire de Hitler. Il a aussi suivi à la même époque le développement des fascistes en France, notamment dans sa brochure Où va la France ? (1934) où il écrivait :
« La bourgeoisie a mené sa société à une banqueroute complète. Elle n’est capable d’assurer au peuple ni le pain ni la paix. C’est précisément pourquoi elle ne peut supporter plus longtemps l’ordre démocratique. Elle est contrainte d’écraser les ouvriers à l’aide de la violence physique. Mais on ne peut pas venir à bout du mécontentement des ouvriers et des paysans par la police seule. Faire marcher l’armée contre le peuple, c’est trop souvent impossible : elle commence par se décomposer et cela s’achève par le passage d’une grande partie des soldats du côté du peuple. C’est pourquoi le grand capital est contraint de créer des bandes armées particulières, spécialement dressées contre les ouvriers, comme certaines races de chiens sont dressées contre le gibier. La signification historique du fascisme est d’écraser la classe ouvrière, de détruire ses organisations, d’étouffer la liberté politique à l’heure où les capitalistes s’avèrent déjà incapables de diriger et de dominer à l’aide de la mécanique démocratique.
« Son matériel humain, le fascisme le trouve surtout au sein de la petite bourgeoisie. Celle-ci est finalement ruinée par le grand capital. Avec la structure sociale actuelle, il n’y a pas de salut pour elle. Mais elle ne connaît pas d’autre issue. Son mécontentement, sa révolte, son désespoir, les fascistes les détournent du grand capital et les dirigent contre les ouvriers. On peut dire du fascisme que c’est une opération de luxation des cerveaux de la petite bourgeoisie dans les intérêts de ses pires ennemis. Ainsi, le grand capital ruine d’abord les classes moyennes, ensuite, à l’aide de ses agents mercenaires, les démagogues fascistes, il dirige contre le prolétariat la petite bourgeoisie tombée dans le désespoir. Ce n’est que par de tels procédés de brigand que le régime bourgeois est encore capable de se maintenir. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il soit renversé par la révolution prolétarienne. »
Ce qui distingue le fascisme des autres mouvements réactionnaires, ce n’est donc pas en soi leur degré de xénophobie, d’anticommunisme, de sexisme, de racisme antijuif ou anti-musulmans ou de haine de la classe ouvrière. La physionomie politique spécifique du fascisme (en même temps que son rôle historique au service de la bourgeoisie) est déterminée avant tout par son mode d’action : la mobilisation extraparlementaire de masse de petits bourgeois enragés par la crise économique (drainant aussi des ouvriers arriérés), organisés en bandes armées pour le pogrom raciste et pour casser les reins au mouvement ouvrier et le détruire, et au bout du compte sauver le capital financier.
Dans les années 1920 et 1930, la France a connu des mouvements fascistes de masse. Il est important d’insister là-dessus, parce qu’à partir des années 1950 tout un courant d’historiens, à la suite du politologue catholique René Rémond, a construit une légende que dans ce pays le fascisme n’aurait jamais existé. Il s’agissait alors pour ces idéologues de la bourgeoisie française de faire oublier la prétendue « parenthèse » du régime de Vichy, dans le contexte de la guerre froide où il fallait faire croire que la douce France démocratique éternelle était menacée par un seul danger, le communisme bolchévique (voir notre article en deux parties « Aux origines du fascisme français », le Bolchévik n° 217 et 218).
Même quand la bourgeoisie n’est pas prête à porter les fascistes au pouvoir, elle peut les utiliser comme force d’appoint pour mater la classe ouvrière. C’est une situation de ce genre que décrivait Trotsky en juillet 1934 : « C’est pourquoi, tout en soutenant activement et en finançant les bandits réactionnaires en tant qu’un de ses détachements, la bourgeoisie française essaie de ne pas pousser les choses jusqu’à la victoire politique du fascisme, mais plutôt jusqu’à l’établissement d’un “pouvoir fort” qui, en dernière analyse, devra discipliner les deux camps extrêmes » (« Bonapartisme et Fascisme »).
En tout cas, l’existence même d’un mouvement fasciste représente pour le prolétariat une menace mortelle. Pour écraser cette vermine, il faut des mobilisations de front unique basées sur la puissance sociale des syndicats qui rassemblent derrière eux toutes les victimes désignées des fascistes. C’est pourquoi le fait de caractériser une formation politique comme fasciste a pour les marxistes des conséquences programmatiques, y compris pour un petit groupe de propagande de combat comme le nôtre. Cela implique de mettre en avant dans notre propagande la nécessité de telles actions de front unique, et également de chercher à en organiser, de manière exemplaire, à chaque fois que nous en avons la possibilité et les forces, ce que nous avons fait dans le passé.
Le fascisme est inhérent au système capitaliste à l’ère impérialiste. Pour l’éradiquer une bonne fois pour toutes, il faudra liquider le capitalisme à l’échelle mondiale par une série de révolutions ouvrières, ce qui permettra de collectiviser les moyens de production et de réorganiser de fond en comble l’économie au moyen d’une planification socialiste internationale. Nous luttons pour construire le parti ouvrier révolutionnaire qui pourra diriger les ouvriers jusqu’à cette victoire.
Le FN aujourd’hui : un parti fascisant
Le FN, même s’il était indubitablement fasciste au moment de sa création en 1972, n’est plus aujourd’hui un parti fasciste en tant que tel ; il serait plus précis de le qualifier de fascisant. C’est une manière de décrire une réalité contradictoire. D’un côté, aujourd’hui, l’essentiel de l’activité du FN n’est pas dans la rue à la tête de petits bourgeois enragés pour aller traquer des militants de gauche et des syndicalistes et organiser des pogroms contre les immigrés ou leurs enfants. Dans le climat postsoviétique, le fait que la bourgeoisie ne se sent pas menacée par une insurrection de la classe ouvrière se traduit par le fait que le FN, comme la plupart des organisations fascistes en Europe, s’est de plus en plus focalisé sur les activités électorales. Si Hitler a lui aussi utilisé les élections pour arriver au pouvoir, s’il a aussi affirmé à l’occasion qu’il respecterait le processus démocratique bourgeois, sa véritable force c’était les SA (sections d’assaut), les « chemises brunes » !
D’un autre côté, le FN n’est pas juste un parti bourgeois parlementaire qui serait un peu plus raciste, populiste et réactionnaire que les autres. Le noyau militant historique du FN était indiscutablement et authentiquement fasciste. Par ailleurs, tout ou partie du réseau de militants, d’élus et de cadres que ce parti est en train de construire à la faveur de ses succès électoraux pourrait très bien fournir l’ossature d’une organisation véritablement fasciste et de ses sections d’assaut au cas où la bourgeoisie française se trouverait à nouveau confrontée à une montée explosive de la lutte des classes.
Le FN pourrait résoudre ses contradictions en se muant en parti vraiment fasciste, ou inversement en se transformant en parti bourgeois de droite plus ou moins ordinaire. Ou encore le FN pourrait éclater en engendrant une organisation fasciste et un parti bourgeois réactionnaire, comme cela a été le cas en Italie pour le MSI (Movimento sociale italiano) dont le gros s’est transformé en un parti électoral qui a fusionné avec le mouvement du politicien bourgeois et magnat de l’audiovisuel Berlusconi.
Notre attitude à l’égard d’un parti fascisant doit refléter ce caractère contradictoire. Quoi faire dépend des circonstances concrètes. Quand des militants d’un tel parti essayent de commettre des provocations physiques contre par exemple des immigrés ou des réfugiés, ou des piquets de grève, nous sommes pour la mobilisation des travailleurs et opprimés pour les arrêter. Mais nous reconnaissons une différence entre ce genre de provocation et de simples discours d’un porte-parole ou d’un idéologue réactionnaire, y compris s’il est membre d’un parti fascisant. Quand des représentants d’un parti fascisant tiennent meeting pour vomir leurs idées réactionnaires, nous préconisons la protestation par voie de manifestation ou rassemblement afin de les dénoncer et mettre à nu ce poison raciste.
Par ailleurs nous soutenons la pratique de certains syndicats d’exclure de leurs rangs les militants FN qui se présentent ouvertement comme des porte-parole de cette organisation raciste profondément antisyndicale, comme l’a fait la CGT en 2011 avec Fabien Engelmann, aujourd’hui maire FN de Hayange.
En tout cas, le potentiel pour un « passage à l’acte » fasciste du FN est bel et bien là. Le FN et ses chefs entretiennent toute une série de liens personnels et financiers avec d’ex-« rats noirs » du GUD (« Groupe union défense »), un groupuscule fasciste qui faisait le coup de poing, avec des barres de fer, contre les militants de gauche sur les facs dans les années 1970 et 1980, comme Frédéric Chatillon ou Axel Loustau, amis personnels de Marine Le Pen et ayant toujours aujourd’hui des accointances avec le GUD.
Un des principaux dirigeants du Bloc identitaire, Philippe Vardon, est maintenant « un élément-clé de la direction de campagne de Marine Le Pen en vue de l’élection présidentielle » (le Monde, 2 janvier). Vardon a été condamné en octobre 2016 à six mois de prison ferme pour sa participation à une agression raciste contre trois jeunes d’origine maghrébine à Fréjus en 2014.
Le Figaro a publié le 24 février 2015 un article intitulé « Départementales : le FN désigne de nouveau Coutela, malgré son “apologie de Breivik” ». Breivik est le terroriste fasciste qui a assassiné 69 jeunes militants sociaux-démocrates norvégiens en juillet 2011. D’après le Figaro, « Jacques Coutela fait son retour au Front national après quatre années de diète en raison de ses prises de position. Il a été désigné candidat aux départementales de mars par les instances frontistes ». Juste après le massacre d’Oslo, Coutela « avait écrit sur son blog, baptisé “la valise ou le cercueil”, un texte qui présentait Anders Behring Breivik comme “résistant”, “icône”, “premier défenseur de l’Occident”, ou encore comme “Charles Martel 2” ».
Ordre nouveau, Occident et le FN
Aux origines du FN se trouve la grève générale de Mai 68 : elle raviva la peur de la révolution dans la bourgeoisie, alors que la révolution vietnamienne prenait le dessus contre l’impérialisme américain et que les troupes soviétiques étaient à quelques centaines de kilomètres de Strasbourg. La colère ouvrière fut finalement canalisée par le PS et le PCF dans un nouveau « front populaire », une alliance de collaboration de classes derrière François Mitterrand (lui-même fasciste dans les années 1930) avec le PCF et les bourgeois du Parti radical de gauche. Mais, pour parer à toute éventualité, il y eut tout naturellement dans cette période un renouveau de l’activisme fasciste.
Le groupe fasciste Occident, fondé par Pierre Sidos, fut dissous en novembre 1968 mais un de ses dirigeants, Alain Robert, fut à l’initiative de la fondation d’Ordre nouveau (ON) en novembre 1969 au côté de François Duprat, ancien membre de l’OAS (Organisation armée secrète, une bande de terroristes fascistes qui voulaient maintenir l’Algérie française). L’essentiel de l’activité d’ON se faisait dans la rue, avec des batailles rangées contre les militants d’extrême gauche, notamment de la Ligue communiste d’Alain Krivine (ancêtre du NPA). Les affrontements atteignirent leur point culminant le 21 juin 1973 devant la Mutualité à Paris où ON voulait tenir un meeting intitulé « Halte à l’immigration sauvage ! » Suite à cette manifestation, ON ainsi que la Ligue communiste furent dissous le 28 juin 1973.
Le FN fut créé par ON le 5 octobre 1972. A l’époque, les dirigeants d’ON concevaient le FN comme une étape électoraliste sur le chemin de leur « révolution nationaliste et populaire ». Le FN était vu par ses différentes composantes comme un moyen de réunir les « nationalistes » et les « nationaux ». Les « nationalistes » étaient les fascistes purs et durs d’ON, et les « nationaux » des gens comme Jean-Marie Le Pen des fascistes « légalistes ».
Jean-Marie Le Pen est connu pour avoir fait ses armes en Algérie comme tortionnaire. Son côté « légaliste », c’est qu’il s’est tourné très tôt vers les élections. Il a été député de la 3e circonscription de la Seine entre 1956 et 1962, où il avait été élu pour la première fois sur la liste du mouvement de Pierre Poujade, un mouvement populiste de droite et raciste issu d’une révolte fiscale. Poujade avait été dans sa jeunesse membre du Parti populaire français (PPF) fasciste de Jacques Doriot. A la fin des années 1950 et au début des années 1960, Le Pen fonde plusieurs comités en défense de l’« Algérie française » puis le comité pour la candidature à la présidentielle de 1965 de Jean-Louis Tixier-Vignancour, l’avocat de l’écrivain antijuif Céline et du général putschiste en Algérie Raoul Salan.
Dans le FN des débuts, entre sa fondation en octobre 1972 et juin 1973, il y a une tension constante entre les fascistes de la nouvelle génération, comme les étudiants Alain Robert ou Pascal Gauchon qui se sont habitués aux batailles de rue contre la Ligue communiste, et ceux de la vieille garde incarnée par l’ancien milicien Brigneau ou les anciens d’Indochine et d’Algérie comme Holeindre ou Le Pen, qui veulent s’orienter davantage vers les élections. C’est suite à la dissolution d’ON en juin 1973 que Le Pen voit l’opportunité de prendre le contrôle du FN. Il profite de l’interdiction d’ON pour renforcer ses positions au sein de l’appareil en nommant au poste de secrétaire administratif Victor Barthélémy, ancien secrétaire du PPF de Doriot en zone sud pendant l’Occupation, et en remplaçant Alain Robert par Dominique Chaboche, ancien d’Occident et de la campagne pour Tixier-Vignancour.
Après une importante scission en 1973, Jean-Marie Le Pen s’efforce, avec l’aide de Duprat, de reconstituer la base militante du FN en ralliant diverses formations fascistes comme les Groupes nationalistes révolutionnaires (GNR), dont Duprat lui-même est un responsable, la Fédération d’action nationaliste européenne (FANE) dirigée par Mark Fredriksen ainsi que d’autres groupuscules. Les GNR apportent 300 membres environ et la FANE environ 500. Les GNR sont supplantés peu à peu à partir de fin 1977, puis surtout après l’assassinat de Duprat en mars 1978, par les « solidaristes » de Jean-Pierre Stirbois (qui sont à peu près du même acabit), et la rupture du FN avec les GNR et la FANE est à peu près définitive début 1981. Les catholiques intégristes de Bernard Antony accompagnent aussi les stirboisiens dans le FN.
Donc lors de sa fondation le FN est indéniablement un groupe fasciste. Nous les caractérisions de fascistes « légalistes » qui « servent dès maintenant de couverture et de réservoir pour les groupes fascistes paramilitaires » (le Bolchévik n° 20, novembre-décembre 1980). Mais si le FN avait été conçu pour devenir un véhicule électoral, ses débuts sont sous cet aspect plus que laborieux. En 1974, Jean-Marie Le Pen se présente aux présidentielles et récolte un score dérisoire (0,75 % des voix) ; aux présidentielles suivantes, en 1981, il ne peut pas réunir un nombre suffisant de « parrainages » d’élus pour se présenter.
Le front populaire de Mitterrand a gonflé les voiles des fascistes
A partir de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981 et jusqu’à aujourd’hui, on a assisté, au fil des « alternances » entre la gauche et la droite parlementaire, à une progression des scores électoraux du FN. En 1984, trois ans après l’élection de Mitterrand, le FN réalise sa première percée électorale majeure en remportant 11,2 % des voix aux élections européennes. Deux ans plus tard, à la faveur de l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel, il envoie 35 députés à l’Assemblée nationale. Depuis, son score aux élections augmente régulièrement.
La gauche réformiste et chauvine au pouvoir, et plus largement les représentants de la démocratie capitaliste, ont une responsabilité centrale dans cette montée du FN : en reprenant ses thèmes de campagne anticommunistes et racistes, ils ont légitimé le FN qui pouvait capitaliser sur le thème « préférez l’original à la copie ». Mitterrand a été le fer de lance de la deuxième guerre froide antisoviétique en Europe et les gouvernements de front populaire ont mis en uvre des campagnes racistes à l’encontre des travailleurs immigrés originaires du Maghreb et d’Afrique noire et leurs enfants.
En effet, un an après son élection, le gouvernement Mitterrand se trouva confronté à de grandes grèves dans les usines automobiles, centrées sur les ouvriers immigrés qui pensaient à tort que ce gouvernement leur donnerait plus facilement raison. Ces grèves allaient se succéder pendant plus de deux ans, culminant avec la grève de l’usine Talbot (aujourd’hui PSA) de Poissy, où une part importante des ouvriers étaient marocains. Pour essayer de casser cette agitation, les gouvernements de Mitterrand n’hésitèrent pas à répandre le poison du racisme pour diviser et affaiblir les ouvriers.
Gaston Defferre, le ministre « socialiste » de l’Intérieur, dénonçait ainsi « des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites » (les ayatollahs chiites iraniens avaient pris le pouvoir quatre ans auparavant). Quant au Premier ministre Pierre Mauroy, il laissait carrément entendre que les grévistes immigrés étaient manipulés par des islamistes à la solde de ces mêmes ayatollahs iraniens en expliquant que les grévistes étaient « agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises » !
Il faut insister sur la contribution du PCF, avec mention spéciale pour le bulldozer envoyé en décembre 1980 par le maire de Vitry-sur-Seine en banlieue parisienne pour détruire un foyer de travailleurs maliens. Cette infamie avait été un gage donné par les dirigeants PCF : ils étaient prêts à faire le « sale boulot » pour aider Mitterrand à gérer loyalement les intérêts du capitalisme, et ils en furent récompensés par quelques ministères après l’élection de Mitterrand en 1981. Le FN utilise régulièrement dans sa propagande des citations du dirigeant du PCF d’alors, Georges Marchais, pour « produire français » et disant qu’« il faut stopper l’immigration officielle et clandestine ».
Ces campagnes racistes de Mitterrand et du PCF ont de plus en plus légitimé le racisme encore plus infect et meurtrier du FN. Et cela a continué : Chirac et sa diatribe contre « le bruit, et l’odeur » des familles immigrées en 1991, Giscard à la même époque et son « invasion » d’immigrés ; puis les expulsions d’immigrés par charter d’Edith Cresson, Premier ministre de Mitterrand en 1991-1992 ; Rocard, lui aussi Premier ministre de Mitterrand, et son « nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde ». Et Mitterrand lui-même déclarant qu’un « seuil de tolérance a été franchi dans les années 1970 » en matière d’immigration. On peut continuer avec le gouvernement sécuritaire de Jospin-Mélenchon en 2001 ou celui de « guerre contre le terrorisme » de Valls-Hamon en 2014.
Les années 1980 et 1990 : essor électoral du FN et terreur raciste
Une chose frappante dans les livres récents sur le FN d’Alexandre Dézé, Valérie Igounet ou David Doucet, c’est qu’ils sont essentiellement centrés sur les résultats électoraux. Ceci reflète bien sûr une réalité importante. Mais pour trouver des exemples de violentes attaques physiques perpétrées par des membres ou sympathisants du FN, mieux vaut piocher dans notre journal. Pour ce qui est des années 1980, quand on lit les Bolchévik de l’époque, on comprend que la chasse était ouverte contre les immigrés et leurs enfants.
Comme nous l’expliquons dans le Bolchévik n° 200 (juin 2012), depuis des années « l’immense majorité des crimes racistes dans ce pays sont commis par des flics dans l’exercice de leurs fonctions ». C’était déjà vrai dans les années 1970 et les années 1980. En fait, c’était la continuation de la bataille d’Alger et d’Octobre 1961 dans les rues des banlieues et des grandes villes de France. Maurice Rajsfus, écrivain juif antisioniste, rapportait en 2008 : « Entre 1977 et 2001, il y a eu environ 196 morts par les faits de policiers, recensés par la presse ; en majorité il s’agissait de mineurs, d’origine maghrébine, des garçons, tués d’une balle dans le dos. » Cela fait à peu près 8 assassinats par an ou 2 par trimestre, et ces chiffres officiels sont plus ou moins constants jusqu’à aujourd’hui.
Mais il y avait aussi des meurtres d’immigrés et de militants de gauche perpétrés par des membres du FN et de sa périphérie, par exemple l’assassinat par des colleurs d’affiche du Front national le 7 mars 1986, en pleine campagne électorale, de Philippe Brocard, militant du Parti socialiste et de la CFDT à Croissy, dans les Yvelines. Un de ses camarades, témoin de la scène, raconte que les nervis fascistes leur avaient lancé « Elles vous plaisent pas nos affiches ? », et qu’ensuite « il y en a un qui m’a menacé avec un couteau. Philippe est intervenu en donnant un coup de pinceau. L’autre s’est retourné et lui a donné plusieurs coups de couteau. Il s’est acharné sur lui. Pendant qu’il était à terre, les autres lui ont même mis des coups de pied. Ils étaient neuf, nous étions trois. »
Plus près de nous, il y a eu l’assassinat du jeune Marocain Brahim Bouarram le 1er mai 1995 (un « incident » selon Jean-Marie Le Pen), lors de la manifestation « Jeanne d’Arc » organisée chaque année par le FN. Brahim Bouarram avait alors été agressé puis poussé dans la Seine par des individus qui participaient à cette manifestation réactionnaire. Dans le Bolchévik n° 132 (mars-avril 1995), nous écrivions : « Dans la nuit du 21 au 22 février, dans les quartiers nord de Marseille, Ibrahim Ali, un jeune d’origine comorienne de dix-sept ans, a été tué alors qu’il s’apprêtait avec ses copains à attraper le dernier bus pour rentrer chez lui. Trois gangsters “colleurs d’affiches” du FN lui ont tiré une balle de 22 long rifle dans le dos. Leurs affiches haineuses, sur lesquelles le chef du FN, ricanant comme une hyène, promet “Avec Le Pen, trois millions d’immigrés rapatriés”, sont à peine séchées qu’ils sont passés à l’acte en tirant des coups de feu sur de jeunes Noirs qui avaient le malheur de passer par là. » Nous ajoutions : « Le Pen et son acolyte Mégret, dénonçant le fait que “Marseille est la première ville comorienne”, revendiquent bien haut l’assassinat d’Ibrahim Ali en invoquant une soi-disant “légitime défense” un appel à d’autres meurtres racistes. »
Contre-révolution capitaliste et régression du niveau de conscience
La victoire de la contre-révolution capitaliste en Europe de l’Est et en URSS au début des années 1990 a eu dans les pays capitalistes des conséquences profondes, notamment ici en France. Cette défaite historique catastrophique pour les travailleurs du monde entier a enhardi la bourgeoisie, qui depuis lors n’a de cesse d’augmenter ses profits en cherchant à accroître toujours davantage le taux d’exploitation de la classe ouvrière et en serrant toujours plus fort la vis de l’austérité. Ce faisant, les maîtres du capital et les gouvernements à leur service précipitent dans la misère et la dégradation sociale de larges couches de la petite bourgeoisie.
La campagne idéologique sur la « mort du communisme » et le triomphalisme bourgeois qui ont accompagné cette défaite historique ont eu un certain succès et se sont traduits par une régression de conscience de la classe ouvrière et par une progression générale des idéologies réactionnaires en tous genres. Le vote relativement élevé en faveur du FN parmi les jeunes générations ouvrières (elles-mêmes surtout marquées par l’abstentionnisme) reflète parallèlement la faiblesse extrême de la syndicalisation de jeunes travailleurs frappés par la précarité.
Au-delà du cas du FN en France, ce climat réactionnaire a alimenté l’inquiétante progression électorale de forces populistes nationalistes et xénophobes qui s’est produite ces dernières années dans beaucoup d’autres pays d’Europe ainsi qu’aux Etats-Unis. Mais d’un autre côté le faible niveau de la lutte de classe ouvrière (malgré la lutte contre la loi El Khomri), et cette baisse même du niveau de conscience, rend moins palpable le spectre d’une révolution, et donc le besoin pour la bourgeoisie d’avoir recours aux méthodes extrêmes du fascisme pour l’écraser.
Racisme anti-Juifs et anti-musulmans
Avec Marine Le Pen, la ligne officielle historique antijuive du FN est passée à l’arrière-plan et le bouc émissaire est plus que jamais l’« immigré », le « musulman » ou le « terroriste », tandis que les Juifs sont appelés à rejoindre le combat contre cet ennemi commun « arabe ». Par exemple Marine Le Pen déclarait en juin 2014 : « Je ne cesse de le répéter aux Français juifs, qui sont de plus en plus nombreux à se tourner vers nous : non seulement, le Front national n’est pas votre ennemi, mais il est sans doute dans l’avenir le meilleur bouclier pour vous protéger, il se trouve à vos côtés pour la défense de nos libertés de pensée ou de culte face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste. »
« Dédiabolisation » ou pas, et même si la génération montante de dirigeants du FN compte quelques Juifs, la haine antijuive est toujours ancrée dans et autour de ce parti. Lors de la manifestation du 13 janvier 2013 contre le mariage gay, Marion Maréchal-Le Pen et Alain Jamet, vice-président du FN, défilaient côte à côte avec Nick Griffin, président du BNP (une organisation fasciste britannique). Négationniste notoire, Griffin affirme que l’Holocauste est un « bobard ». De très nombreuses déclarations contre les Juifs sont régulièrement faites ou postées sur les réseaux sociaux par des élus ou responsables du FN (parfois proches de la garde rapprochée de Marine Le Pen) sans que cela provoque la moindre réaction.
Dans la même logique de mobilisation générale contre l’« ennemi principal » immigré et musulman, le FN de Marine Le Pen se présente désormais comme le champion de la « laïcité », un mot de code pour les préjugés et les mesures discriminatoires racistes contre les musulmans, à commencer par l’interdiction du foulard islamique à l’école. A partir de 2010, le FN a commencé à se présenter comme le meilleur défenseur de la « laïcité » contre l’« islamisation ». Toutes les campagnes menées pour l’exclusion des femmes voilées, que ce soit dans les collèges et lycées, dans les universités ou les services publics, campagnes qui sont le plus souvent à l’initiative des PS, LO, etc., ont ouvert un boulevard au FN.
La nièce et la fille : maréchalistes et nationaux-socialistes
Après la querelle entre le père et la fille, le FN est maintenant tiraillé par les tensions entre deux tendances menées d’un côté par Marine Le Pen et son vice-président Florian Philippot, de l’autre par sa nièce Marion Maréchal-Le Pen. On peut les rattacher à deux courants historiques du fascisme français : les « marinistes » représentent une tendance populiste qu’on peut qualifier de « nationale-socialiste », tandis que les « maréchalistes » incarnent plutôt une tradition cléricale-réactionnaire pétainiste et catholique.
Ces différences s’expriment assez nettement sur des questions comme le mariage gay. D’un côté la nièce, avec ses amis du GUD, a été au premier rang des mobilisations contre cette loi orchestrées par les réactionnaires catholiques de la « manif pour tous ». Et de l’autre la tante a refusé de participer à ces manifestations anti-homosexuelles ; elle déclare que les Français homosexuels sont pour elle « d’abord français ». Sylvain Crépon fait remarquer dans le livre les Faux-semblants du Front national qu’un certain nombre d’homosexuels « acquis aux idées frontistes depuis longtemps [ ] hésitaient à rejoindre le parti tant que Jean-Marie Le Pen, perçu comme foncièrement homophobe, le présidait » mais que « les paroles de sa fille dénonçant une homophobie qui sévirait dans certaines banlieues ont contribué à briser leurs réticences ».
Dans la mesure où le FN adopte une posture moins homophobe, toute relative, c’est pour alourdir encore la barque des musulmans, présentés comme la source de l’homophobie en France un pays où de nombreuses discriminations légales contre l’homosexualité n’ont été abrogées que dans les années 1980 et où la PMA demeure interdite aux homosexuels.
On a pu aussi constater récemment des divergences entre les deux Le Pen sur la loi El Khomri, notamment. La direction « mariniste » du FN a fait retirer une série d’amendements déposés à l’Assemblée et au Sénat par Marion Maréchal-Le Pen et plusieurs autres élus frontistes (dont l’avocat Gilbert Collard et le maire de Fréjus David Rachline) qui durcissaient le projet du gouvernement dans un sens encore plus antisyndical (relèvement des « seuils sociaux », limitation du « monopole syndical », etc.). Marine Le Pen est pour les ouvriers (français) comme Hitler était « socialiste » (« nazi » est une abréviation de « national-socialiste ») : c’est de la démagogie que les ouvriers paieront de leur sang si elle venait au pouvoir.
Ces divergences idéologiques entre « cléricaux-réactionnaires » économiquement « libéraux » et « nationaux-socialistes » protectionnistes recoupent aussi des clientèles électorales assez différentes. Elue de la région PACA, la nièce y a hérité de l’électorat traditionnel de l’extrême droite depuis le mouvement poujadiste des années 1950, composé en grande partie d’artisans, d’agriculteurs, de petits commerçants, de petits patrons et de « pieds-noirs ». Le fief électoral de la fille, lui, se situe dans des régions dévastées par la désindustrialisation, le chômage et la misère, où ses électeurs sont pour une grande partie des « petites gens » paupérisés ou qui craignent de l’être y compris des employés, ouvriers ou chômeurs d’origine ouvrière et qui votaient auparavant pour les partis de droite traditionnels ou, pour certains, PS ou PCF.
Opposition protectionniste et chauvine du FN à l’UE
Tant que l’Union soviétique existait, le FN était pour la « construction européenne » pour cimenter économiquement l’alliance militaire antisoviétique de l’OTAN. Mais depuis la contre-révolution et la restauration du capitalisme en Union soviétique et dans les pays de l’Est, le FN est devenu un opposant de l’UE, sur la base d’un chauvinisme français exacerbé. En fait l’UE est un bloc impérialiste instable, dominé par l’Allemagne (et secondairement la France) pour mieux saigner les pays les plus dépendants de l’UE et toutes les classes ouvrières de l’UE (y compris l’allemande) pour le compte des banquiers et autres capitalistes de Francfort, Paris, etc. Les marxistes sont catégoriquement opposés à l’UE, sur la base de l’internationalisme prolétarien révolutionnaire. A bas l’Union européenne ! A bas l’euro et la Banque centrale européenne !
Pourtant, en France comme ailleurs dans l’UE, la majorité des organisations réformistes (qu’il s’agisse du PS, du PCF, du NPA, de LO) et des bureaucrates syndicaux continuent de soutenir l’UE en colportant le mythe que cette alliance anti-ouvrière, cette forteresse anti-immigrés, pourrait d’une manière ou d’une autre être transformée en « Europe sociale » et paradis de la « libre circulation des personnes ».
Ils laissent ainsi le monopole de l’opposition à l’UE aux forces réactionnaires qui font de la démagogie chauvine anti-UE en prétendant s’opposer aux ravages de l’austérité dictée par « Bruxelles » et en déclarant sans sourciller que l’UE imposerait une « invasion » d’immigrés à la peau foncée, alors qu’en réalité elle leur multiplie les barrières. L’opposition à l’UE est même devenue un thème central du populisme du FN. Les LO et compagnie, en refusant de s’opposer à l’UE, renforcent l’influence du FN parmi ceux qui s’y opposent et ils légitiment ainsi, qu’ils le veuillent ou non, le venin raciste de ces réactionnaires.
Marine Le Pen se positionne aujourd’hui avec de grandes chances d’être en tête à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle. C’est une sinistre menace pour le mouvement ouvrier organisé, pour les immigrés, pour les Français soupçonnés d’être musulmans, mais aussi pour les femmes, les Juifs et les homosexuels ; elle encourage les exactions des fascistes à la périphérie du FN. Elle reflète le pourrissement nauséabond de l’impérialisme capitaliste français et le résultat désastreux des désillusions subies par les masses après tant de trahisons des bureaucrates syndicaux, du Parti socialiste et du PCF, notamment sous les gouvernements Mitterrand, Jospin et Hollande.
Aussi nous mettons en garde contre l’inévitable campagne des réformistes pour « battre le FN dans les urnes » en votant pour ceux qui ont pavé la voie à la montée en force du FN et de la réaction avec la complicité des autres organisations de gauche et leurs campagnes pour l’Union européenne « sociale » et la « laïcité » anti-femmes musulmanes. La lutte contre le fascisme et contre le FN exige une lutte sans merci pour dresser la base du mouvement ouvrier contre ses directions réformistes chauvines et la gagner à la perspective tracée par la Révolution bolchévique d’octobre 1917. C’est lutter pour reforger la Quatrième Internationale de Léon Trotsky.