Le Bolchévik nº 218

Décembre 2016

 

Pour un Kurdistan indépendant unifié !

Le contre-coup d’Etat d’Erdogan en Turquie

L’armée turque se jette dans la mêlée en Syrie

Moins d’un mois après être sorti victorieux de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet dernier, le président-autocrate turc Recep Tayyip Erdogan a ordonné à son armée de pénétrer en Syrie. Le 24 août, après deux jours de préparation d’artillerie, un petit détachement de soldats et de chars turcs a franchi la frontière syrienne en direction de la ville frontalière de Jarabulus, venant soutenir l’« Armée syrienne libre » soutenue par la Turquie. Jarabulus était tenue par l’Etat islamique (EI), qui l’a évacuée face à l’offensive conduite par la Turquie.

La cible officielle de l’opération Bouclier de l’Euphrate est l’EI, et les Etats-Unis ont mené des frappes aériennes pour appuyer l’incursion turque. Mais son objectif principal est de chasser de cette zone les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), aile militaire du Parti de l’union démocratique (PYD) et alliés des Etats-Unis. Alors qu’elle pénétrait en Syrie, la Turquie a effectué plusieurs frappes aériennes et tirs d’artillerie contre des positions du PYD/YPG. Le PYD/YPG est l’organisation sœur syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), basé en Turquie. Les forces turques mènent depuis un an une offensive sanglante contre le PKK en Turquie, où l’oppression des Kurdes est un des fondements du nationalisme et du régime bourgeois turcs.

Dans le chaos sanglant de la guerre civile syrienne, le PYD/YPG a réussi à se tailler un territoire composé de deux régions semi-autonomes disjointes au Nord-Est et au Nord-Ouest de la Syrie. Les YPG tentent ces derniers mois de relier ces deux régions, y compris en en chassant des populations arabes et turkmènes. La Turquie refuse toute forme d’indépendance pour le Rojava (le terme kurde qui désigne le Kurdistan syrien) et elle s’est positionnée entre ces deux enclaves kurdes pour empêcher qu’elles ne deviennent contiguës.

De leur côté, les Etats-Unis sont d’accord avec la Turquie pour refuser que les deux régions tenues par les Kurdes ne se rejoignent, tout en continuant à soutenir le PYD/YPG, qui est devenu l’allié le plus fiable de l’impérialisme américain dans sa guerre contre l’EI. Lors de sa visite à Ankara le 24 août dernier, le vice-président américain Joe Biden a intimé l’ordre aux YPG de se retirer à l’Est de l’Euphrate, menaçant même d’arrêter l’aide militaire américaine si elles n’obtempéraient pas. Cette menace confirme que la politique des Etats-Unis a toujours été de s’opposer à l’indépendance kurde.

La visite de Biden avait pour but de ressouder les relations américano-turques, qui étaient déjà tendues avant le coup d’Etat et se sont depuis encore dégradées. Ces tensions sont en grande partie dues à l’alliance contre l’EI entre les Etats-Unis et le PYD/YPG. Washington a qualifié d’« inacceptables » les affrontements entre la Turquie et les nationalistes kurdes. Un haut responsable américain insiste à propos du bombardement par la Turquie des forces des YPG que les Etats-Unis « n’ont pas été impliqués dans ces actions, elles n’étaient pas coordonnées avec les forces américaines, et nous ne les soutenons pas ». Les Etats-Unis continuent leur numéro d’équilibriste entre deux ennemis jurés, un allié (la Turquie) et un supplétif (le PYD/YPG), ce qui exacerbe les tensions avec Ankara.

La Turquie est membre de l’OTAN et alliée historique des Etats-Unis ; elle constituait une base d’opération stratégique contre l’Union soviétique pendant la guerre froide. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991-1992, les Etats-Unis comptent sur la Turquie, souvent présentée comme un régime musulman sunnite « stable » et « modéré », pour jouer le rôle de gendarme régional. En même temps, la Turquie est une puissance régionale ayant ses propres intérêts, qui ne coïncident pas toujours avec ceux de Washington.

Ankara souhaite voir le président syrien Bachar Al-Assad, qui appartient à la minorité alaouite, remplacé par un régime à base sunnite qui lui servirait de point d’appui pour étendre l’influence de la Turquie dans la région. Après le déclenchement de la guerre civile syrienne, et alors même qu’elle prétendait s’opposer à l’EI, la Turquie a ouvert ses frontières au flot de djihadistes qui voulaient rejoindre la Syrie, et elle leur a fourni une aide financière et militaire. Mais, en juillet 2015, elle a donné aux Etats-Unis l’autorisation de mener des opérations contre l’EI depuis la base militaire d’Incirlik ; en échange Ankara a obtenu le feu vert des Etats-Unis pour mener des frappes aériennes contre le PKK dans le Nord de l’Irak. Depuis cette date, l’EI a revendiqué une série d’attentats-suicides en Turquie. Alors que les Etats-Unis et la Russie sont en train de négocier sur la question de la guerre civile en Syrie, le régime d’Erdogan veut s’assurer qu’il aura son mot à dire sur le résultat, y compris en se jetant dans la mêlée en Syrie.

Dès avant la tentative de coup d’Etat, Erdogan manœuvrait pour consolider sa position dans la région, notamment en prenant l’initiative d’un rapprochement avec la Russie. Les relations russo-turques avaient été gravement compromises fin 2015 quand la Turquie avait abattu un avion de combat russe au-dessus du Nord de la Syrie. Il est significatif que Moscou ait été la première capitale visitée par Erdogan après le coup d’Etat ; on dit qu’il a reçu à cette occasion l’assurance de Poutine que la Russie ne s’attaquerait pas aux forces turques si celles-ci pénétraient en Syrie. Bien que la Turquie et la Russie aient des intérêts divergents en Syrie, où la Russie soutient militairement le régime d’Assad, toutes les deux (comme les Etats-Unis) sont d’accord pour préserver « l’intégrité territoriale » de la Syrie, c’est-à-dire pour s’opposer à un Rojava indépendant.

Dans la guerre civile syrienne, tous les protagonistes mènent une guerre réactionnaire et intercommunautaire, et en tant que marxistes nous ne soutenons aucun camp, y compris dans les affrontements qui opposent entre eux les alliés turcs et les fantoches kurdes de Washington. Là où nous prenons un côté, c’est contre les Etats-Unis et les autres puissances impérialistes. C’est pourquoi, alors même que nous abhorrons et rejetons tout ce que représentent les tueurs fanatiques de l’EI, nous sommes pour la défense militaire de l’EI contre les Etats-Unis et leurs supplétifs, y compris les YPG. Tout coup porté à l’impérialisme américain coïncide avec les intérêts des masses laborieuses et opprimées du monde entier. En même temps, bien que nos ennemis principaux soient les impérialistes, nous nous opposons aussi aux autres puissances capitalistes impliquées dans le conflit syrien, comme la Turquie, la Russie et l’Iran, et nous exigeons leur retrait de Syrie.

Erdogan contre-attaque

En Turquie même, Erdogan a déclaré avec à-propos que la tentative de coup d’Etat était « un cadeau de Dieu » et il s’en est servi pour consolider son pouvoir. La vague de répression qu’il a déclenchée ne vise pas seulement ceux que le gouvernement accuse d’être derrière le coup d’Etat (l’ex-allié islamiste d’Erdogan Fethullah Gülen et ses partisans), elle vise aussi à museler toute critique. Le nombre d’arrestations est tel que le gouvernement a libéré près de 34 000 détenus condamnés à de courtes peines afin de faire de la place dans les prisons pour ceux qui ont été arrêtés au lendemain du coup d’Etat avorté. Comme nous l’expliquions dans notre article « Coup d’Etat manqué en Turquie : deux camps ennemis des travailleurs » (le Bolchévik n° 217, septembre) : « Nous ne savons pas qui étaient les putschistes, mais une chose est claire : la seule position conforme aux intérêts des travailleurs était de s’opposer à la fois au régime d’Erdogan et au coup d’Etat. »

Pour la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1980, l’état d’urgence a été décrété dans tout le pays, ce qui signifie qu’Erdogan peut se passer de l’accord du Parlement pour imposer de nouvelles lois et mesures restrictives. Le gouvernement menace ouvertement de rétablir la peine de mort. Des dizaines de milliers de personnes ont été chassées de l’armée et de la magistrature. Des milliers d’autres ont été licenciées dans les écoles et les universités. Plus de 130 médias ont été fermés et plus de 150 journalistes ont été arrêtés. Au moins 19 syndicats, accusés d’avoir des liens avec Gülen, ont été interdits. Erdogan multiplie les attaques visant des dirigeants et députés du Parti démocratique du peuple (HPD), un parti prokurde ; plusieurs d’entre eux ont été arrêtés et des poursuites pour « propagande terroriste » ont été engagées contre deux parlementaires.

La tentative de coup d’Etat a aussi fourni au Parti de la justice et du développement (AKP), le parti au pouvoir dirigé par Erdogan, une occasion d’accélérer la mise en place de son programme islamiste. Les partisans intégristes d’Erdogan, qui ont été appelés à descendre dans la rue la nuit du coup d’Etat depuis les nombreux minarets qui couvrent la Turquie, continuent de patrouiller dans les rues d’Istanbul, d’Ankara et d’autres villes du pays. Les femmes habillées à l’occidentale rapportent qu’elles subissent quotidiennement harcèlement et agressions, et les quartiers où vivent les minorités kurde et alévi sont la cible d’attaques. On a retrouvé le 8 août à Istanbul le corps de Hande Kader, une militante transgenre de 23 ans ; on l’avait violée et mutilée avant de brûler son corps. Une manifestation a eu lieu à Istanbul pour dénoncer le meurtre de Hande Kader, qui s’inscrit dans une série d’agressions visant des homosexuels et des transexuels.

Depuis leur arrivée au pouvoir en 2002, les « islamistes modérés » de l’AKP introduisent un programme d’islamisation. Erdogan l’expliquait ainsi à l’époque où il était maire d’Istanbul, dans les années 1990 : « Notre unique but est un Etat islamique. » La Turquie compte aujourd’hui près de 90 000 mosquées, soit une pour 900 habitants, et davantage d’imams que de médecins ou d’enseignants. Pendant son premier mandat de Premier ministre, Erdogan a essayé, sans succès, de faire de l’adultère un délit puni par la loi. Il a fait la leçon aux femmes qu’elles devaient avoir au moins trois enfants et il s’est élevé à de nombreuses reprises contre les droits des homosexuels. Son gouvernement a imposé des restrictions à la vente et à la publicité pour les boissons alcoolisées, encourageant ainsi les groupes de nervis intégristes, dont les attaques visant des bars et autres établissements vendant de l’alcool deviennent de plus en plus fréquentes ces dernières années.

Si Erdogan a pu consolider son pouvoir, c’est notamment parce qu’il a extraordinairement réussi à purger l’armée et autres institutions de l’Etat. Depuis la fondation de la république turque en 1923, l’armée s’est toujours présentée comme le défenseur de la laïcité. En 1960, en 1971 et en 1980, les coups d’Etat qu’elle a menés ont été suivis d’une répression sanglante contre le mouvement ouvrier, les militants de gauche et les Kurdes. L’armée s’est mobilisée en 1997 dans la rue et elle a contraint à la démission le gouvernement du précurseur de l’AKP. Erdogan, surtout à partir de 2008 quand il était Premier ministre, a commencé une purge systématique des officiers laïques, considérés comme une menace pour son autorité. Comme nous l’écrivions dans notre article « Les protestations font vaciller le régime islamiste en Turquie » (le Bolchévik n° 205, septembre 2013), « aujourd’hui l’armée est subordonnée aux islamistes ».

Le Premier ministre Erdogan et l’AKP ont aussi mené des purges dans la police et la magistrature. C’est dans le contexte de ces purges que des partisans de Gülen, allié à l’époque à Erdogan, et son mouvement Hizmet (Service) ont mis la main sur des postes de décision dans ces institutions ainsi que dans l’armée. Mais en 2013, une fois les forces laïques neutralisées, l’AKP et Hizmet se sont brouillés. Quand des partisans de Gülen ont fait arrêter pour corruption plusieurs personnalités de premier plan alliées à Erdogan, le Premier ministre s’en est pris au Hizmet en lançant une série de purges, qui se sont considérablement accélérées suite au coup d’Etat avorté. Le régime réclame maintenant à Washington l’extradition de Gülen, qui vit aux Etats-Unis depuis 1999 ; les Etats-Unis n’ont toujours pas donné de réponse officielle.

Pour sa part, l’administration Obama sermonne hypocritement le régime Erdogan en lui demandant de respecter « les principes démocratiques » en réponse au coup d’Etat. Mais ce qui inquiète réellement Washington, c’est que les purges massives dans l’armée vont affaiblir l’influence américaine au sein des forces armées turques, la deuxième armée de l’OTAN en termes d’effectifs. Comme l’expliquait un article publié le 16 août dernier sur nbcnews.com :

« Parmi ceux qui ont été éliminés depuis un mois figure un groupe d’officiers pro-américains et pro-OTAN que les experts appellent les “atlantistes”. Ils avaient joué un rôle déterminant pour convaincre Erdogan de laisser les avions de combat et les drones américains utiliser la base aérienne d’Incirlik pour frapper des cibles de l’EI dans le Nord de l’Irak et de la Syrie.
« Ces officiers étant maintenant en disgrâce, Washington pourrait perdre de son influence au lendemain de la purge décrétée par Erdogan. »

Quand le général Joseph Votel, commandant en chef des forces américaines au Proche-Orient, s’est plaint que beaucoup des officiers turcs avec qui Washington était en contact avaient été purgés, Ankara l’a sèchement rabroué. Certains responsables turcs ont accusé les Etats-Unis d’être derrière le coup d’Etat, ce que, bien sûr, Washington dément. Erdogan a répondu à Votel de se mêler de ce qui le regarde.

Il faut un parti ouvrier léniniste en Turquie

Erdogan jouit d’une réelle popularité dans la bourgeoisie provinciale d’Anatolie ainsi qu’auprès des masses rurales et dans les bidonvilles. En même temps, la société turque reste profondément polarisée. Les manifestations massives qui ont secoué le pays en 2013 ont rassemblé trois millions et demi de personnes. Ces manifestations avaient été provoquées par de violentes attaques de la police contre les rassemblements de protestation visant un projet immobilier dans le parc Gezi, à proximité de la place historique de Taksim dans le centre d’Istanbul. Ces manifestations reflétaient la profonde hostilité envers le régime islamiste d’une couche de la jeunesse issue des classes moyennes urbaines éduquées. Un certain nombre d’ouvriers membres des syndicats turcs, qui sont politiquement divisés, ont également pris part à ces manifestations, ainsi que des membres de la minorité nationale kurde opprimée. Finalement, le gouvernement est parvenu à écraser le mouvement par une répression brutale et en jouant sur l’hostilité largement répandue envers les Kurdes.

La Turquie est l’un des rares pays du Proche-Orient possédant un prolétariat industriel significatif. Cependant, moins de 10 % des travailleurs sont syndiqués, résultat notamment de la défaite massive qu’avait subie le mouvement ouvrier avec le coup d’Etat militaire de 1980, suivi de trente ans de répression brutale. La Confédération des syndicats progressistes (DISK), un syndicat de gauche, avait par exemple été interdite en 1982.

Mais la classe ouvrière n’a pas été sans réagir aux attaques ces dernières années. En mai 2015, plus de 20 000 ouvriers de l’automobile de Bursa, Ankara et plusieurs autres villes ont mené une série de grèves sauvages pour des augmentations de salaires, contre un accord qu’avait conclu le patronat avec Türk Metal, le principal syndicat de l’automobile. Outre l’augmentation des salaires, les grévistes réclamaient le droit d’adhérer au syndicat de leur choix, ce qui reflétait la colère accumulée contre la direction bureaucratique de Türk Metal. A la fin de cette vague de grèves, plusieurs milliers d’ouvriers avaient quitté Türk Metal pour rejoindre le syndicat de la métallurgie affilié à la DISK.

En réaction au coup d’Etat, la DISK a publié le 22 juillet un communiqué dénonçant à juste titre l’état d’urgence ; il précisait que de telles mesures sont « synonymes d’assassinats extra-judiciaires, de massacres, de disparitions en détention et de tortures ». Elle lançait une mise en garde : « Il est clair également que les droits des travailleurs sont gravement menacés par l’état d’urgence. » Mais la DISK affirme dans sa déclaration que « la solution est la démocratisation ». Il faut combattre l’attaque du gouvernement contre les droits démocratiques. Mais il faut comprendre que la démocratie capitaliste – toujours précaire et fragile en Turquie – est une couverture pour la dictature de la bourgeoisie, dont la domination repose nécessairement sur l’exploitation et l’oppression d’une grande partie de la population.

Le prolétariat doit prendre la tête de tous les exploités et opprimés dans la lutte pour renverser la domination capitaliste. C’est une question vitale. Dans cette perspective, il faut forger un parti ouvrier léniniste luttant pour arracher la classe ouvrière turque à la réaction religieuse, au chauvinisme turc et à toutes les formes de nationalisme. Un tel parti mènerait la lutte pour la libération des femmes par la révolution prolétarienne et pour l’autodétermination des Kurdes, sans quoi le combat pour le pouvoir ouvrier en Turquie n’est guère concevable.

A bas la guerre de la Turquie contre le peuple kurde !

Qu’elle soit laïque ou religieuse, l’élite dirigeante turque est unie pour réprimer les aspirations nationales des Kurdes. Depuis août 2015, plusieurs villes et localités kurdes au Sud-Est de la Turquie ont été transformées en champs de ruines par les chars et l’artillerie lourde turcs. En quelques mois, des centaines de civils ont été tués et plus de 350 000 personnes ont été déplacées quand le régime a lâché sa soldatesque contre le PKK. Erdogan a juré qu’il attaquerait le Kurdistan turc jusqu’à ce qu’il soit « complètement nettoyé » des « terroristes » du PKK. C’est une sinistre menace.

Cizre, une ville kurde de plus de 100 000 habitants dans la province de Sirnak, est l’une des plus durement touchées. Entre le 14 décembre 2015 et le 2 mars 2016, cette ville a été soumise au couvre-feu et interdite d’accès. Quand le siège a été levé, 160 civils avaient été tués. Peut-être le pire massacre à ce jour dans cette guerre a été commis par les forces de sécurité turques qui ont tué 130 personnes, des civils désarmés et des combattants blessés pris au piège dans les sous-sols de trois immeubles. Ce n’était que le dernier carnage en date d’une série d’attaques qui depuis 1984 ont coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de Kurdes. Le prolétariat international doit absolument prendre position pour la défense militaire du PKK contre la Turquie et exiger le retrait du Kurdistan de toutes les forces turques.

L’offensive actuelle contre le Kurdistan turc s’inscrit dans le contexte de la défaite humiliante qu’a subie l’AKP aux élections de juin 2015. Non seulement il n’a pas réussi à obtenir une majorité de députés, mais le parti prokurde HDP a recueilli plus de 13 % des voix, dépassant ainsi le seuil des 10 % nécessaire pour obtenir des sièges au parlement. Le HDP est un parti nationaliste petit-bourgeois à qui son vernis progressiste a permis d’obtenir le soutien de bon nombre de Turcs laïques, libéraux ou de gauche. Encore plus humiliant pour Erdogan : malgré son soutien aux droits des femmes et des homosexuels, le HDP a réussi à attirer à lui une partie considérable de la base kurde socialement conservatrice de l’AKP, qui en voulait à Erdogan parce qu’il avait refusé, en 2014, de laisser les combattants kurdes rejoindre Kobané, une ville kurde syrienne alors assiégée par l’EI.

Le régime a réagi au vote de juin 2015 en appelant à de nouvelles élections en novembre de la même année. Il a fait passer à la trappe le cessez-le-feu conclu en 2013 avec le PKK, qui battait déjà de l’aile du fait des succès militaires du PYD/YPG en Syrie, et il a énormément intensifié son offensive contre les Kurdes pour pousser à son paroxysme le chauvinisme turc. Cette escalade a été marquée par une série de violentes attaques contre le HDP et ses partisans, y compris des attentats à la bombe imputés à l’EI. En juillet 2015, un attentat-suicide contre un rassemblement de militants principalement kurdes dans la ville frontalière de Suruç a fait plus de 30 morts et plus de 100 blessés. En septembre, des bandes de nervis ont attaqué et incendié dans tout le pays des locaux du HDP et des commerces appartenant à des Kurdes. Cette violence a culminé avec deux attentats-suicides en octobre à Ankara lors d’un rassemblement pour la paix organisé par plusieurs groupes de gauche, des syndicats ouvriers et le HDP, faisant au moins 128 morts.

Le pari du régime a été payant. L’AKP a obtenu une majorité au parlement aux élections de novembre 2015, notamment en attirant d’anciens électeurs du Parti d’action nationale (lié au groupe fascisant des « Loups gris ») en le battant à son propre jeu sur le terrain d’un nationalisme turc hystérique.

Les Kurdes constituent la plus grande nation sans Etat du Proche-Orient. Au nombre de 25 à 35 millions, ils habitent la région montagneuse à cheval sur les frontières entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. La moitié vit en Turquie, où l’oppression des Kurdes est un ciment liant les masses turques, y compris une part importante du prolétariat, à la classe dirigeante sanguinaire de ce pays.

Pour que le prolétariat de Turquie puisse un jour se libérer de l’exploitation capitaliste, il faut qu’il s’oppose au chauvinisme antikurde et qu’il prenne fait et cause pour l’autodétermination des Kurdes. Nous cherchons à gagner la classe ouvrière turque à la lutte pour un Kurdistan indépendant unifié dans le cadre de la lutte pour une république socialiste d’un Kurdistan unifié dans une fédération socialiste du Proche-Orient. Défendre le droit à l’autodétermination des Kurdes empêcherait l’impérialisme américain de manipuler les aspirations de ceux-ci afin de dominer encore davantage cette région, et cela contrecarrerait les manœuvres sordides des nationalistes kurdes eux-mêmes. C’est seulement en combattant toutes les manifestations de chauvinisme turc et d’oppression nationale que le prolétariat turc ouvrira la voie à une lutte conjointe avec les travailleurs kurdes contre leurs exploiteurs et leurs oppresseurs capitalistes communs.

Nous soutenons aussi l’indépendance des Kurdes vis-à-vis des différents Etats capitalistes (par exemple le droit des Kurdes de Turquie à faire sécession). Mais en Irak et en Syrie, les nationalistes kurdes subordonnent actuellement à leur alliance avec l’impérialisme américain le juste combat pour l’autodétermination. Ce crime des nationalistes, c’est le peuple kurde opprimé depuis si longtemps qui en paiera le prix.

Peu après que les dirigeants kurdes se furent ralliés à la guerre impérialiste contre l’EI, nous avons lancé cette mise en garde : « En vendant ainsi leur âme aux impérialistes ainsi qu’aux différents régimes bourgeois locaux, les dirigeants kurdes aident à perpétuer les stratagèmes de division qui ne peuvent qu’attiser les tensions intercommunautaires, nationales et religieuses et renforcer au bout du compte l’oppression des Kurdes eux-mêmes » (« A bas l’intervention impérialiste au Proche-Orient ! », le Bolchévik n° 210, décembre 2014). Aujourd’hui, au lendemain de l’incursion turque en Syrie, beaucoup de Kurdes craignent avec raison que leurs parrains impérialistes ne les trahissent encore une fois. Comme l’expliquait un article publié le 1er septembre dans le New York Times, « l’histoire enseigne aux Kurdes qu’ils sont le jouet des grandes puissances et qu’on se sert d’eux pour mener les batailles des autres, avant de les abandonner ».

Le nationalisme petit-bourgeois du PKK est une impasse

Nous sommes pour la défense militaire du PKK en Turquie mais nous sommes radicalement opposés à son programme nationaliste petit-bourgeois, qui est un obstacle à la libération des masses kurdes. Le PKK, qui s’est développé en réaction à l’oppression multiforme des Kurdes, a été fondé officiellement en 1978. Dirigé par Adbullah Öcalan (surnommé Apo, « oncle »), le PKK se prétendait « marxiste-léniniste », ce qui reflétait l’expérience urbaine d’Öcalan quand il était étudiant à Ankara, à une époque où les doctrines de Mao Zedong et de Che Guevara étaient populaires dans la jeunesse radicalisée. Malgré son discours, le PKK n’a jamais rien eu à voir avec le marxisme.

Öcalan rejette la lutte pour un parti léniniste révolutionnaire basé sur le prolétariat turc et kurde. Comme beaucoup de militants de gauche turcs et kurdes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, il a choisi la voie guérilliste. Avec ses partisans, il s’est retranché dans les campagnes et s’est ainsi détourné des ouvriers combatifs d’Istanbul, Ankara, Sivas et Adana.

Les nationalistes petits-bourgeois du PKK mènent bien sûr depuis trente ans une lutte militaire héroïque contre l’armée turque, et ils bénéficient d’un soutien de masse dans la population kurde au Kurdistan turc, dans les centres urbains de l’Ouest de la Turquie et dans la diaspora en Europe de l’Ouest et ailleurs. Toutefois, le PKK utilise la guérilla simplement pour accéder à la table de négociations, où il espère faire pression sur la bourgeoisie turque pour obtenir des concessions. En 2013, alors qu’un accord de cessez-le-feu entre le régime d’Erdogan et le PKK était en vigueur, le Parti pour la paix et la démocratie, prédécesseur du HDP, a tardé à rejoindre les manifestations du parc Gezi car il ne voulait pas mécontenter le gouvernement turc. En réalité, les nationalistes kurdes colportaient l’illusion que le régime d’Erdogan pourrait être favorable à la cause du peuple kurde.

Particulièrement depuis la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique, le PKK a de plus en plus adapté sa politique au climat réactionnaire du monde postsoviétique, remplaçant ainsi son engagement formel pour l’indépendance du Kurdistan par la revendication d’une forme ou d’une autre d’« autonomie ». Mais l’autonomie régionale sous le capitalisme signifie que le pouvoir de décision reste entre les mains de l’Etat national. Comme le montre l’offensive en cours contre le PKK, même si un tel accord était signé, ce serait l’Etat turc et son armée qui détermineraient quels droits auraient ou non les Kurdes. Ceci ne conduira jamais à la libération nationale des Kurdes.

Tout en cherchant à obtenir des concessions de la part de l’Etat turc, les nationalistes kurdes appellent aussi les impérialistes occidentaux « démocratiques » à faire pression sur la Turquie. L’un des dirigeants du HDP, Selahattin Demirtas, a publié un article dans le numéro de juillet 2016 du Monde diplomatique où il décrit la brutalité des attaques d’Erdogan et de l’AKP contre le peuple kurde et les opposants au régime en Turquie. Mais son article est avant tout un appel adressé à l’Union européenne (UE) et à ses institutions pour leur demander de venir en aide aux Kurdes :

« L’Europe regarde ailleurs alors que des valeurs aussi universelles que la démocratie et les droits humains sont piétinées en Turquie. Les Européens s’inquiètent de la crise des réfugiés, tandis que les Américains se soucient surtout de la guerre contre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI). Certes, ce sont des dossiers cruciaux. Mais pourquoi négliger la situation des Kurdes de Turquie, à laquelle ils sont étroitement liés ? On peine à comprendre ce silence devant les violations des droits fondamentaux par M. Erdogan et par l’AKP, qui utilisent les rescapés de la guerre en Syrie comme arme de chantage. »

Contrairement aux illusions des nationalistes kurdes, les impérialistes des Etats-Unis et de l’UE sont des ennemis des opprimés, y compris des Kurdes. L’Allemagne, puissance principale de l’UE, entraîne et arme de concert avec les Etats-Unis les escadrons de la mort de l’armée turque déployés au Kurdistan. Les Etats-Unis et l’UE ont emboîté le pas à la Turquie en qualifiant le PKK d’organisation « terroriste » et ils l’ont interdit. La CIA a joué un rôle clé dans la capture d’Öcalan par la Turquie en 1999. Nous exigeons la libération d’Öcalan et nous sommes contre les mesures d’interdiction visant le PKK. Plus fondamentalement, l’UE est un consortium de puissances capitalistes dont l’objectif est d’intensifier l’asservissement de la classe ouvrière dans toute l’Europe et d’imposer la domination des pays les plus faibles de l’UE par leurs suzerains impérialistes, notamment l’Allemagne. La LCI s’oppose depuis toujours à l’UE.

Les organisations réformistes comme le Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) de Peter Taaffe [dont la section française est la Gauche révolutionnaire] et le groupe britannique Workers Power entretiennent les illusions dans les nationalistes kurdes. Ces deux groupes ont appelé à voter pour le HDP. La section turque du CIO a défendu le vote pour le HDP dans un article du 20 novembre 2015, publié sur son site internet, appelant la DISK, les autres fédérations syndicales et des groupes de gauche, « ensemble avec le HDP », à « organiser une conférence centrale sur l’initiative commune » pour construire un « bloc démocratique ». La Ligue pour la Cinquième Internationale de Workers Power a publié le 7 juin 2015 un article intitulé « Turquie : Voter HDP le 7 juin – Et ensuite construire un parti révolutionnaire ». Contrairement au CIO, Workers Power notait avec raison que « le HDP n’est pas un parti ouvrier mais une organisation petite-bourgeoise » – ce qui ne l’a pas empêché de voter quand même pour ce parti.

Nous défendons le HDP et ses dirigeants contre les attaques de l’Etat turc et nous exigeons la levée de toutes les inculpations à leur égard. Mais appeler à voter pour le HDP, c’est subordonner le prolétariat de Turquie à un parti petit-bourgeois dont le programme est par définition hostile aux intérêts historiques de la classe ouvrière. Appeler la classe ouvrière à soutenir des formations non prolétariennes « progressistes » et « démocratiques », comme le font depuis longtemps des réformistes en tout genre, a été dans l’histoire l’un des principaux obstacles à l’acquisition par la classe ouvrière d’une conscience de classe socialiste. Cela a pour effet de priver le prolétariat de son indépendance politique vis-à-vis de son ennemi de classe.

Il faut noter que le CIO, alors même qu’il appelle à voter pour le HDP, ne défend pas le PKK contre les forces turques. Ceci reflète le fait que le CIO apporte son soutien à ceux que les impérialistes « démocratiques » soutiennent. C’est ainsi que, article après article, le CIO s’extasie sur le PYD/YPG, qui est l’allié de l’impérialisme américain en Syrie. Mais, dans un article daté du 1er mars 2016 sur l’offensive contre les Kurdes de l’Etat turc, le CIO condamnait les « actions armées individuelles » du PKK, qualifiées de « contre-productives », sans même suggérer que le prolétariat international a un côté en Turquie.

Les militants kurdes confrontés à l’impasse du guérillisme du PKK et à sa politique réactionnaire doivent comprendre la différence fondamentale entre la stratégie petite-bourgeoise de cette organisation et la perspective marxiste de la révolution prolétarienne. Les Kurdes ne sont pas simplement les victimes d’une oppression nationale et des trahisons de leurs dirigeants. Il existe une importante classe ouvrière kurde, avec une histoire de luttes combatives. La plus grande partie du prolétariat kurde se trouve à l’extérieur du Kurdistan, dans des centres industriels comme Istanbul et les régions minières de la mer Noire et du Sud de la Turquie ; il est aussi présent en Europe de l’Ouest, en particulier en Allemagne. C’est dans les centres urbains, au sein du prolétariat industriel, qu’il faut chercher la force qui conduira le peuple kurde vers la liberté.

Pour la révolution permanente !

Même si les Etats-Unis sont le principal soutien militaire de la Turquie, les capitalistes turcs sont économiquement dépendants de l’impérialisme allemand – le pays vers lequel ils exportent le plus. Mais les relations avec l’Allemagne se tendent également. Un accord conclu en 2015 entre l’UE et la Turquie (qui abrite plus de deux millions de réfugiés syriens) pour limiter l’afflux de migrants vers l’Europe menace de se déliter. Un tribunal allemand a interdit le 31 juillet dernier à Erdogan de s’adresser par satellite à un rassemblement « contre le coup d’Etat » à Cologne. Puis la radio publique allemande ARD a rapporté le 16 août qu’un document confidentiel du gouvernement allemand accusait la Turquie d’être « la plaque tournante des groupes islamistes au Moyen-Orient ». Le régime turc a réagi en dénonçant la « mentalité tordue » de ce document.

Après son arrivée au pouvoir, Erdogan avait chanté les louanges de l’UE et présenté l’adhésion à celle-ci comme la voie vers la prospérité économique. Mais comme les dirigeants européens, dans leur arriération, traînaient des pieds à l’idée d’accepter comme membre de l’UE ce grand pays, musulman à une écrasante majorité, Erdogan a commencé à aller voir ailleurs. Son régime insiste particulièrement sur ce qu’un ex-ministre des Affaires étrangères appelait la doctrine de la « profondeur stratégique » ou le « néo-ottomanisme » : renforcer l’influence turque dans les ex-territoires de l’Empire ottoman ainsi que dans les régions où sont parlées des langues apparentées au turc. Entre 2002 et 2010, le commerce avec le monde arabe a été multiplié par cinq. Parallèlement à cette vision d’une résurgence de l’ottomanisme, le sultan en puissance Erdogan a cherché à concentrer davantage de pouvoirs entre les mains de la présidence, poste qu’il détient depuis 2014.

Malgré son influence dans la région, la Turquie est un pays à développement capitaliste retardataire, affligé d’énormes contradictions sociales et politiques. L’emploi industriel représentait 25 % de la population active turque en 2010 et le secteur des services plus de 50 %, mais 25 % des actifs étaient toujours employés dans le secteur agricole (y compris des paysans sans terre et des métayers). L’économie turque est fortement dépendante du capital étranger. Des lois entrées en vigueur en 2001 permettent à la Banque mondiale, à l’Organisation mondiale du commerce et à l’UE de dicter au pays sa politique agricole ; elles imposent la suppression des subventions à l’agriculture et l’accélération de la privatisation des entreprises agricoles nationalisées. L’agriculture turque est ainsi soumise encore plus étroitement à l’agro-business impérialiste.

La république turque, créée en 1923 sous la direction de Mustafa Kemal Atatürk, avait hérité d’un pays économiquement retardataire, sans industrie moderne concentrée. Pour construire l’Etat national capitaliste, le mouvement kémaliste utilisa comme instrument le nationalisme turc, notamment en réprimant impitoyablement les minorités nationales comme le peuple kurde et le peuple arménien. En même temps, les kémalistes, agissant comme avant-garde de la bourgeoisie turque naissante, s’engagèrent dans un programme de réformes destiné à faire de la Turquie un Etat-nation capitaliste moderne. Ils proclamèrent une république laïque et abolirent le califat (le titre de chef de tous les musulmans). L’islam cessa d’être religion d’Etat. Les symboles religieux (le voile à l’école et dans l’administration, et le fez en tous lieux) furent interdits. On introduisit l’alphabet latin et adopta le calendrier occidental.

Atatürk se voyait comme un modernisateur capable, d’un trait de plume, d’arracher son pays au Moyen-Age pour le catapulter dans le XXe siècle. Mais ses réformes ne pouvaient pas résoudre les questions démocratiques les plus élémentaires car elles se greffaient sur une société arriérée, 80 % de la population vivant à la campagne où dominaient des rapports sociaux féodaux. Il n’y eut aucune tentative de réforme agraire ni d’expropriation des propriétaires fonciers turcs. Il n’y eut jamais de véritable séparation de la Mosquée et de l’Etat. Au lieu de cela, la hiérarchie religieuse fut placée sous le contrôle de l’Etat par le truchement de la Direction des affaires religieuses.

Le kémalisme représente le maximum de ce qui pouvait être réalisé sous le capitalisme au Proche-Orient. Les réformes d’Atatürk introduisirent de véritables éléments de laïcité dans les centres urbains, qu’il serait difficile de retrouver ailleurs dans la région. Les femmes de la petite bourgeoisie urbaine en bénéficièrent assurément. Mais du fait de la pénurie matérielle où se trouvait le pays, la vie de l’immense majorité des femmes dans les campagnes et dans les bidonvilles ne changea que très peu. L’interdiction du voile, au lieu d’être une mesure libératrice, exclut davantage encore beaucoup de femmes de l’école, des administrations et de la vie publique. Le fossé entre les classes moyennes laïques et éduquées et les masses illettrées, entre la ville et la campagne, se creusa.

Ce fut précisément l’impuissance du kémalisme face à la misère et à la marginalisation des masses turques qui provoqua la montée de l’islam radical. Les généraux kémalistes avaient beau se proclamer les défenseurs de la laïcité, ce sont eux qui encouragèrent à de multiples occasions la montée des islamistes pour faire contrepoids à la gauche. En 1982, la junte militaire imposa des cours de religion sunnite dans l’enseignement primaire et secondaire, au grand dam des partisans de la laïcité et des alévis, la plus importante minorité religieuse qui représente 10 à 15 % de la population. Issus d’une branche hétérodoxe de l’islam chiite, les alévis sont relativement laïques – ils rejettent de nombreuses pratiques islamiques comme la séparation entre hommes et femmes pendant la prière et l’interdiction de l’alcool. Considérés comme hérétiques par les traditionnalistes sunnites, ils ont été historiquement persécutés depuis les origines de l’Empire ottoman.

La Turquie est un cas d’école pour la théorie de la révolution permanente du dirigeant bolchévique Léon Trotsky, qui fut confirmée par l’expérience vivante de la Révolution d’octobre 1917 en Russie. Cette théorie fournit le programme qui permet de résoudre les questions fondamentales posées par les pays au développement capitaliste retardataire. Dans ces pays, la bourgeoisie nationale est faible et dépendante de ses maîtres impérialistes et elle craint son « propre » prolétariat ; aussi elle ne peut pas résoudre les questions démocratiques comme la séparation de la religion et de l’Etat, la révolution agraire et la libération du joug impérialiste. Comme l’écrivait Trotsky dans la Révolution permanente (1930) :

« La solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. »

Ce qui est absolument nécessaire, c’est de forger un parti ouvrier révolutionnaire binational, turc et kurde, rassemblant aussi les différentes minorités ethniques et religieuses opprimées de Turquie. Un tel parti, section d’une Quatrième Internationale trotskyste reforgée, conduirait le prolétariat, à la tête de tous les opprimés, dans la lutte pour sa propre domination. Une fois au pouvoir, la classe ouvrière exproprierait la bourgeoisie et les possessions de ses maîtres impérialistes pour instaurer une économie planifiée et collectivisée où la production serait basée sur les besoins sociaux et non sur le profit. Mais sans extension internationale, notamment aux pays capitalistes avancés, le développement d’une telle révolution sociale sera stoppé et finalement renversé.

La lutte pour le pouvoir prolétarien en Turquie, et plus largement au Proche-Orient, doit être liée au combat pour le pouvoir ouvrier dans les centres impérialistes. Les ouvriers kurdes et turcs constituent une composante stratégique de la classe ouvrière en Europe, particulièrement en Allemagne où ils sont actifs dans les syndicats. Ces ouvriers peuvent servir de lien vivant entre le combat pour la révolution socialiste au Proche-Orient et la lutte de classe dans les pays capitalistes avancés d’Europe de l’Ouest. Comme nous l’écrivions dans notre article « Turquie : les femmes et la révolution permanente » (Workers Vanguard n° 916, 6 juin 2008) :

« Au Proche-Orient, la lutte contre l’impérialisme et ses régimes néocoloniaux fantoches ne peut pas se résoudre dans les limites d’un seul pays. La justice pour le peuple palestinien, l’émancipation nationale pour les Kurdes et les autres minorités ethniques et religieuses, la libération du voile et de la loi islamique pour les femmes, tout ceci nécessite de renverser les régimes capitalistes de l’Iran à l’Egypte et aux rives du Bosphore, et d’instaurer une fédération socialiste du Proche-Orient. La lutte pour le pouvoir prolétarien au Proche-Orient doit être liée au combat pour le pouvoir ouvrier dans les pays capitalistes avancés et elle nécessite de forger des partis ouvriers internationalistes pour gagner les masses laborieuses de la région au communisme de Lénine et Trotsky et pour combattre avec intransigeance pour le pouvoir ouvrier. »

Traduit de Workers Vanguard n° 1095, 9 septembre