Le Bolchévik nº 217 |
Septembre 2016 |
De l'affaire Dreyfus aux années 1920
Aux origines du fascisme français
Un débat d'actualité
Nous reproduisons ci-dessous la première partie, revue pour publication, d’une présentation de notre camarade Melanie Kelly lors d’une réunion interne de notre parti en juin dernier.
* * *
Un mythe français a la vie dure, celui de l’allergie française au fascisme. Selon ce mythe inventé au début des années 1950 par l’historien catholique René Rémond (figure dominante à Sciences Po pendant des décennies), toutes les droites françaises se seraient toujours conformées à l’un ou l’autre des schémas suivants, chacun identifié à une dynastie monarchique française du siècle précédent (!) : la « droite contre-révolutionnaire » ou légitimiste à la Louis XVIII (typique serait aujourd’hui l’aristocrate vendéen Philippe de Villiers, mais Rémond y place aussi le régime de Vichy de 1940), la « droite orléaniste » ou libérale à la Louis-Philippe (Giscard d’Estaing), et la droite bonapartiste à la Napoléon III (de Gaulle). Le fascisme n’avait manifestement sa place dans aucune de ces catégories et si, pour René Rémond, la France a été épargnée par le fascisme, c’est parce que ce dernier serait foncièrement étranger à la culture politique française.
Qu’une telle catégorisation des droites, une bouffonnerie typique d’un étudiant de Sciences Po, ait pu être prise au sérieux non seulement pendant 5 minutes mais depuis 60 ans par la quasi-unanimité des historiens français, montre que cela répondait à un besoin politique pour la bourgeoisie : il s’agissait alors de faire oublier la soi-disant « parenthèse » du régime de Vichy, dans le contexte de la guerre froide où il fallait faire croire que la douce France démocratique éternelle était menacée par un seul danger, le communisme bolchévique.
Avec le temps, et notamment après les ouvrages essentiels de l’historien américain Robert Paxton, la France de Vichy (paru en 1973 en français) et Vichy et les Juifs (écrit en collaboration avec Michael Marrus et publié en français en 1981), on aurait pu penser l’affaire classée. Mais l’impérialisme français, à mesure qu’il fait couler le sang, aujourd’hui en Libye, en Syrie, au Mali et dans les commissariats de banlieue, continue de ressasser le mensonge que ce pays aurait dans les veines pour l’éternité la démocratie et les « droits de l’homme ». Ainsi, Michel Winock a fait paraître en 2014 avec un autre historien, Serge Berstein, un recueil de textes, Fascisme français ? La controverse, où il reprend la fable de Rémond :
« En dépit de la crise réelle qui atteint le régime de la démocratie parlementaire et suscite de larges courants réformateurs, cette culture républicaine qui irrigue la plupart des partis politiques de gauche ou de droite, les associations d’anciens combattants, l’esprit public, les meilleurs intellectuels , a joué le rôle de brise-lame contre une dérive fasciste. »
Ces élucubrations connaissent en fait une seconde jeunesse depuis la contre-révolution capitaliste qui a détruit en 1991-1992 l’Etat ouvrier soviétique issu de la révolution d’Octobre 1917. Rappelons que, dans le Livre noir du communisme, inspiré par François Furet et dirigé par Stéphane Courtois, les auteurs avaient propagé en 1997 le mensonge que le communisme et le fascisme seraient jumeaux et qu’il fallait en finir avec l’un et l’autre (surtout avec le premier) pour laisser place pour les siècles des siècles à la démocratie capitaliste (voir Spartacist édition française n° 32, printemps 1998).
François Hollande a introduit une variante particulière de ce mythe : le communisme et le fascisme n’auraient jamais joué le moindre rôle politique sérieux en France (voir notre analyse de sa cérémonie au Panthéon dans le Bolchévik n° 213, septembre 2015). On peut lire de même dans Fascisme français ? La controverse l’affirmation suivante d’Alain-Gérard Slama (diplômé de Sciences Po tout comme Hollande, et par ailleurs éditorialiste au Figaro) :
« La France serait-elle menacée d’un retour du fascisme ? [ ] Pour le dire d’un mot, de même que, selon Annie Kriegel, le communisme a été, dès l’origine, une greffe vouée, tôt ou tard, au rejet, en raison de son incompatibilité avec la culture du socialisme français, de même le fascisme n’a jamais pu s’implanter sinon après la défaite de 1940 au sein d’une droite fondamentalement allergique à son activisme révolutionnaire, belliqueux et totalitaire. »
L’enjeu est de taille : le contexte de ce genre de déclaration, c’est qu’une fraction de la bourgeoisie française se pose la question de porter au pouvoir le Front national (FN) alors que Marine Le Pen fait campagne pour « dédiaboliser » le FN, c’est-à-dire propager le mensonge que sa formation n’aurait plus rien à voir avec ses origines fascistes, lorsqu’elle émergea du groupe Ordre nouveau en 1972.
Dans la Controverse, Winock et compagnie prennent pour cible l’historien israélien Zeev Sternhell, qui ose affirmer depuis les années 1970 dans différents ouvrages comme la Droite révolutionnaire 1885-1914 Les origines françaises du fascisme (1978) ou Ni droite ni gauche L’idéologie fasciste en France (1983) que non seulement le fascisme français a bel et bien existé dans les années 1920 et 1930 (autrement dit, avant la « parenthèse » de Vichy), mais que la France a une tradition fasciste autochtone qui précède la Première Guerre mondiale, voire que la France a été le creuset idéologique et intellectuel du fascisme en général. Et en plus Sternhell a osé fournir des arguments très solides en faveur de cette thèse. Ses ouvrages ont fait l’objet de plusieurs rééditions régulièrement augmentées.
Robert Soucy est un historien américain qui a aussi écrit deux ouvrages clés sur les débuts du fascisme français Le fascisme français 1924-1933, PUF, 1989, et Fascismes français ? 1933-1939 Mouvements antidémocratiques, Editions Autrement, 2004. Comme Sternhell, il a commencé sa carrière d’historien avec une biographie politique de l’écrivain Maurice Barrès, et il reconnaît lui aussi que le fascisme a bel et bien été un phénomène de masse dans l’entre-deux-guerres et qu’il n’est pas apparu soudainement en 1940, importé d’Allemagne par la Gestapo. Il n’est pas surprenant que Soucy aussi se fasse traîner dans la boue par la cohorte d’idéologues républicains qui dominent le débat politique bourgeois français.
Réaction bourgeoise et fascisme
Toutefois, leur approche est différente. Sternhell se décrit lui-même comme historien des idées, et il ne comprend pas toujours qu’elles sont le reflet d’une réalité matérielle. En cela, il est un idéaliste, non un matérialiste. Il a tendance à mettre sur le même plan des intellectuels ayant flirté à un moment de leur vie avec le fascisme (comme Georges Sorel ou Emmanuel Mounier), des groupes numériquement relativement insignifiants (comme le Cercle Proudhon) et des formations paramilitaires fascistes de masse comme les Croix de feu/PSF du colonel de La Rocque ou le PPF de Doriot (d’ailleurs Sternhell a mis vingt ou trente ans à reconnaître que les Croix de feu étaient un groupe fasciste). Sternhell déclare ainsi :
« L’idéologie fasciste constitue, en France, un phénomène de loin plus diffus que le cadre restreint et finalement peu important des adhérents aux groupuscules qui s’affublent de ce titre. Ce ne sont pas les Marcel Bucard, les Jean Renaud, les vagues cagoulards qui mettent en danger la démocratie libérale ; les ennemis les plus dangereux de la culture politique dominante se trouvent du côté des intellectuels dissidents et révoltés : du côté de la nouvelle droite et du côté de la nouvelle gauche. »
Ni droite ni gauche (édition de 2012)
Pourtant on touche là à ce qui différencie le fascisme de la réaction bourgeoise traditionnelle : le fascisme, ce sont des méthodes terroristes extralégales, mobilisant des secteurs de la petite bourgeoisie ruinée par la crise capitaliste, pour écraser le mouvement ouvrier organisé. Dans « La France à un tournant » écrit en mars 1936, Trotsky explique :
« La Rocque et Daladier [un politicien de droite] travaillent pour le même patron. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il y ait entre eux ou leurs méthodes une complète identité. Bien au contraire. Ils se font une guerre acharnée, comme deux agences spécialisées dont chacune possède le secret du salut. Daladier promet de maintenir l’ordre au moyen de la démocratie tricolore. La Rocque estime que le parlementarisme périmé doit être balayé en faveur d’une dictature militaire et policière déclarée. Les méthodes politiques sont opposées, mais les intérêts sociaux sont les mêmes. »
C’est pourquoi on a pu voir (Soucy l’a brillamment montré pour la France pendant l’entre-deux-guerres) et on peut voir jusqu’à aujourd’hui des militants politiques bourgeois passer de la droite réactionnaire classique au terrorisme fasciste, ou inversement, selon la perception qu’ils ont du danger qui pèse sur l’ordre bourgeois ainsi que de la capacité ou non de la démocratie bourgeoise ordinaire, avec son appareil policier usuel, à contenir la classe ouvrière.
Soucy insiste sur les intérêts communs et les rapprochements entre la droite conservatrice et la droite fasciste qui se feront dans les années 1920, peu après la Révolution russe, comme lors de l’élection du Cartel des gauches en 1924. Puis de nouveau dans les années 1930, avec le Front populaire, quand la bourgeoisie s’est sentie menacée par une révolution socialiste et humiliée par les grèves et occupations d’usines en 1936.
En effet, contrairement à Sternhell, Soucy reconnaît une base de classe au fascisme : les capitalistes français ou autres y ont eu recours « lorsque les intérêts économiques et sociaux de la haute bourgeoisie étaient en jeu » ; et, au cours des années 1930, les fascistes français « prirent aussi la défense du droit de propriété, de la recherche du profit [ ] et du démantèlement des syndicats de gauche ou indépendants » (Fascismes français ? 1933-1939) tout comme Mussolini et Hitler. Autrement dit, le programme du fascisme est fondamentalement procapitaliste. D’ailleurs les principaux bailleurs de fonds de ces organisations étaient les grandes banques et les industriels français, comme François de Wendel, président du Comité des forges, et il recrutait des cadres dans le corps des officiers. Soucy reconnaît aussi que la base sociale du fascisme est la petite bourgeoisie, les classes moyennes, et non la classe ouvrière.
Le fascisme, « ni de droite ni de gauche » ?
Soucy reproche à juste titre à Sternhell d’avoir trop pris pour argent comptant les idées formulées plutôt que les actes. Malgré leur rhétorique « sociale » et « révolutionnaire » pour essayer de construire « un mouvement de masse », les fascistes étaient d’ardents défenseurs du conservatisme social et des intérêts de la grande bourgeoisie. Ils affichaient leur haine contre la « décadence » qu’ils voyaient comme l’héritage de la Révolution française et des Lumières. Ils revendiquaient un nouvel ordre moral, etc. mais, comme le note Soucy, tout cela était très largement secondaire par rapport à leur anticommunisme et à leur défense du grand capital par des méthodes brutales extrêmes.
Il y avait une différence significative entre les conservateurs traditionnels et les fascistes. Les premiers se méfiaient en général du populisme tandis que les fascistes ambitionnaient de mobiliser « les masses », avec la petite bourgeoisie comme moteur, pour renverser le gouvernement et établir leur dictature. Aussi les fascistes étaient-ils disposés à s’engager dans des activités paramilitaires contre la classe ouvrière.
Nous faisons une deuxième critique de Sternhell, qui est liée à la première. Il argumente que les fascistes de ces années-là voulaient renverser la bourgeoisie par une révolution de droite autoritaire, « morale » et « spirituelle ». A force de se focaliser sur la démagogie adressée aux petites gens (en fait la petite bourgeoisie enragée), Sternhell a cru surtout déceler une origine du fascisme à gauche, plus précisément même dans le mouvement ouvrier.
Sur ce point, Sternhell montre qu’il n’a pas rompu avec son ancien professeur René Rémond, qui lui aussi voyait d’anciens courants de gauche évoluer vers la droite pour créer la deuxième droite (orléaniste) puis la troisième (bonapartiste) Sternhell ajoute simplement au schéma une quatrième droite, la « droite révolutionnaire » (par opposition à la « droite contre-révolutionnaire » originelle de Rémond, les légitimistes).
Ceci est antimarxiste et bien sûr ce n’est justement pas cela que les idéologues bourgeois rémondistes reprochent à Sternhell : ils acceptent que le Faisceau, dirigé par l’ex-anarchiste Valois, était fasciste, tout comme le Parti populaire français sous la direction de Doriot, ex-dirigeant du PC. Mais pas les mouvements vraiment de masse comme l’Action française (AF) , les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger ou bien les Croix de feu/PSF de La Rocque, qu’ils qualifient plutôt de conservateurs. Toutes ces organisations étaient dirigées par des aristocrates et des notables bourgeois même si leur base était la petite bourgeoisie, avec un petit nombre d’ex-socialistes ou syndicalistes.
Nous rejetons cette thèse de Sternhell. Soucy montre bien que les hommes de gauche qui ont rejoint ces mouvements avaient déjà abandonné leurs supposées convictions de défense du prolétariat et étaient devenus profondément conservateurs (ce que Sternhell concède parfois).
Le mensonge d’une France immunisée contre le fascisme
En défendant une soi-disant allergie française au fascisme, les porte-parole de la bourgeoisie qui montent à la charge contre Sternhell continuent à dédouaner et à défendre les principaux partis et idéologues fascistes des années 1920 et 1930. Ils minimisent la haine contre les Juifs qui a pavé la voie aux crimes les plus atroces sous Vichy. Par exemple, en 2014, le Figaro a pris la défense du livre Fascisme français ? La controverse. Cet article du Figaro (et j’aurais pu en citer d’autres allant dans le même sens) concède que l’écrivain Maurice Barrès, idéologue nationaliste antijuif, a écrit pendant sa jeunesse des articles xénophobes « exaltant l’instinct au détriment de la raison », mais il le relativise tout de suite en ajoutant qu’il n’est « guère possible de l’enfermer [Barrès] dans cette définition unique ».
Selon la deuxième thèse de Sternhell (que la France a été le berceau mondial de l’idéologie fasciste, née au tournant du XIXe et du XXe siècle), l’idéologie fasciste s’est développée à partir de ce moment et que c’est pour cette raison que le fascisme a pu prendre une telle ampleur sous Vichy. C’est effectivement au tournant du XIXe et du XXe siècle que l’on passe à l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, comme l’affirmait Lénine dans le titre de son ouvrage classique de 1916. Lénine ajoutait :
« Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant. »
Et Trotsky précise dans des textes de 1938 que « le fascisme est la forme la plus sauvage et la plus abominable de l’impérialisme » et que « la conclusion de tout cela est qu’il est impossible de combattre le fascisme sans combattre l’impérialisme ». Sternhell, de son côté, rejette explicitement le lien entre le fascisme et le capitalisme impérialiste.
Les historiens français répondent à la démonstration détaillée de Sternhell sur les origines françaises du fascisme que celui-ci aurait été une importation d’Italie ou d’Allemagne parce que, à la différence de la France, ces pays n’avaient pas une histoire et une culture de la démocratie suffisante pour barrer la route à la réaction.
Mais le fascisme est une excroissance inévitable du capitalisme pourrissant à l’ère impérialiste. La bourgeoisie allemande était peut-être dans les années 1920 la plus raffinée et cultivée du monde (elle avait des Juifs), et pourtant elle a eu recours à la barbarie annoncée du nazisme quand elle y a vu l’ultime recours pour sauver son pouvoir de classe contre un prolétariat influencé par le communisme. Sans même parler de la déportation des Juifs par les flics français sous Vichy, l’histoire sanglante de la bourgeoisie française dans ses colonies a déjà trop prouvé qu’elle a tout autant un potentiel de barbarie que la bourgeoisie allemande qui donna le pouvoir à Hitler. Seule la révolution prolétarienne dirigée par un parti de type bolchévique pourra mettre définitivement fin à la menace fasciste en supprimant sa base matérielle, le fumier du capitalisme pourrissant.
Trotsky écrivait en octobre 1934 dans Où va la France ? : « En France, certes, on s’est longtemps bercé de l’idée que le fascisme n’avait rien à voir avec ce pays. Car la France est une république, où toutes les questions sont tranchées par le peuple souverain au moyen du suffrage universel. » Il ajoutait :
« Celui qui se console avec l’affirmation que “la France n’est pas l’Allemagne” est un imbécile sans espoir. Dans tous les pays agissent aujourd’hui des lois identiques, celles de la décadence du capitalisme. Si les moyens de production demeurent entre les mains d’un petit nombre de capitalistes, il n’existe pas de salut pour la société qui est condamnée à aller de crise en crise, de misère en misère, de mal en pis. [ ] C’est pour ces raisons que le grand capital est contraint de constituer des bandes armées spécialisées, dressées à la lutte contre les ouvriers, comme certaines races de chiens contre le gibier. La signification historique du fascisme est qu’il doit écraser la classe ouvrière, détruire ses organisations, étouffer la liberté politique, et cela précisément au moment où les capitalistes sont incapables de continuer à dominer et à diriger par l’intermédiaire du mécanisme démocratique. »
Cet avertissement demeure d’une saisissante actualité dans la France d’aujourd’hui. Mais revenons maintenant aux origines du fascisme en France.
Les premières sources du fascisme en France
En 1870 la France perd la bataille de Sedan contre un de ses ennemis historiques, la Prusse, qui annexe l’Alsace-Lorraine. Puis en 1871 il y a la Commune de Paris. Sternhell en parle très peu, sauf pour prendre en exemple des ex-communards comme Henri Rochefort et les présenter comme des précurseurs du fascisme alors qu’au contraire la Commune avait pour la première fois non seulement montré concrètement que l’on pouvait détruire l’Etat capitaliste, mais aussi elle avait montré par quoi le remplacer. C’était le premier exemple historique, bien que si bref, de la dictature du prolétariat.
Aussi, la bourgeoisie et ses agents ont vu dans la Commune tout ce qu’ils trouvaient détestable dans le patrimoine de la Révolution française : le matérialisme, la défense des droits des femmes, la défense des étrangers et des Juifs (un Juif hongrois, Léo Fränkel, était par exemple « ministre » du Travail), l’anticléricalisme, etc. La Commune a rallié contre elle la réaction, dont l’expression la plus crue allait être le fascisme.
Dès 1873, la Grande Dépression s’installe et dure jusqu’au tournant du siècle en France ; elle est exacerbée par les lourdes indemnités de guerre que la France doit payer à l’Allemagne. C’est pendant cette période de dépression que des voix contre la « décadence » de la France libérale et bourgeoise prennent de l’ampleur. Sternhell cite le cas de l’écrivain Ernest Renan, qui estime que la France paie le prix des Lumières et qu’il ne faut pas « des masses éclairées » mais « de grands génies ». Renan promeut la hiérarchie raciale des peuples pour soutenir l’expansion coloniale. Sternhell ne dit pas que Renan était un fasciste, mais il souligne que Mussolini a vu chez lui des « illuminations préfascistes » car il s’était dressé contre les traditions et les valeurs des Lumières (comme la démocratie et les droits de l’Homme).
C’est en réaction notamment à la défaite de la France face à la Prusse en 1870 que les ligues puis le boulangisme se développent. Pendant longtemps la droite s’était réclamée de la monarchie et non du peuple et de la nation. Mais après la défaite de la France puis, à la fin du siècle, l’affaire Dreyfus, la revendication nationaliste est de plus en plus portée par la droite plutôt que la gauche, même si des hommes réputés « de gauche » comme Clémenceau ou Jaurès ne cachent pas leur nationalisme.
La Ligue des patriotes est fondée en 1882 par Paul Déroulède, ancien de la guerre de 1870 qui a fait ensuite le coup de feu contre la Commune. Au début la Ligue est soutenue par des républicains modérés comme Victor Hugo. Mais dans un contexte de crise et de concurrence internationale accrue, elle se met à prôner un nationalisme de plus en plus strident pour préparer la revanche contre la Prusse. La Ligue des patriotes est pour un pouvoir autoritaire et contre la république parlementaire.
Son homme providentiel est le général Boulanger, auquel elle fournit des troupes et un service d’ordre. En 1887 elle compte 200 000 adhérents. La même année, ses fidèles déclenchent une émeute à Paris pour barrer la route de l’Elysée à Jules Ferry. La bourgeoisie a peur d’une guerre civile et remplace Ferry par Sadi Carnot. Boulanger refuse de déclencher le putsch militaire souhaité par Déroulède et la Ligue des patriotes est dissoute. Elle reprendra vie en 1899 avec l’affaire Dreyfus et tentera encore un coup d’Etat cette même année, pendant les obsèques de Félix Faure.
L’affaire Dreyfus
L’histoire de l’affaire Dreyfus, qui secoua le pays pendant toutes les dernières années du XIXe siècle, est bien connue : l’officier d’état-major Alfred Dreyfus se fait accuser, condamner et envoyer au bagne en 1894 pour espionnage pour le compte de l’Allemagne. En fait Dreyfus était lui-même tout à fait patriote. Mais il avait été victime d’une machination de l’état-major faisant de lui un bouc émissaire en tant que Juif, car la découverte du véritable traître aurait éclaboussé tout l’état-major (voir notre article « L’affaire Dreyfus », le Bolchévik n° 78, novembre-décembre 1987). L’affaire Dreyfus montre en concentré l’interaction réactionnaire du militarisme, du nationalisme et du racisme anti-Juifs : la mobilisation contre Dreyfus a servi de creuset à tout ce qu’il y avait de réactionnaire dans un capitalisme français qui, déjà, commençait à pourrir alors qu’à l’origine cela avait été les armées napoléoniennes qui avaient sonné l’heure de l’émancipation des Juifs enfermés dans les ghettos de toute l’Europe.
En 1889 la Ligue antisémitique de France d’Edouard Drumont est, elle aussi, issue de la crise du boulangisme. Elle a le soutien de Barrès et de Rochefort. Parallèlement à son activité de propagande pour Boulanger et contre Dreyfus et la IIIe République, la Ligue antisémitique organise aussi des manifestations et des pogromes antijuifs.
C’est aussi en 1899 qu’est fondée l’Action française, en réaction nationaliste à la défense de Dreyfus. Très vite, sous l’influence de Charles Maurras, l’Action française (AF) devient monarchiste, intégriste catholique, antidémocratique, hiérarchique là encore contre l’héritage de la Révolution française. Pour Maurras, ceux qui attaquent l’armée nuisent à la préparation d’une guerre inévitable où il s’agit de reconquérir les provinces perdues. En 1905 est créée la Ligue d’Action française sous l’égide de l’AF. Son objectif déclaré est de « combattre tout régime républicain ». Puis en 1908 sont formées des troupes de choc, les Camelots du roi.
Barrès a de la sympathie pour Maurras, mais il pense que le monarchisme et le catholicisme ne vont pas gagner une base de masse. Pour lui c’est plutôt la haine des Juifs, utilisée par Maurras comme par Rochefort, qui permettra de gagner les masses. Tous insistent que la question juive est une question à la fois raciale et sociale et non une question religieuse c’est soi-disant une lutte contre le monde de la finance. Les Juifs qui viennent en France sont présentés comme des agents de l’Allemagne.
Sternhell explique aussi que les socialistes ont refusé pendant très longtemps de prendre la défense de Dreyfus, en partie en affirmant que cette campagne était financée par le capitalisme juif. C’est seulement en 1898, quand les ligues sont dans la rue et qu’il y a eu une nouvelle tentative de coup d’Etat par Déroulède, que Jaurès et ses partisans commencent à défendre Dreyfus. Il fallait bien sûr défendre Dreyfus, mais l’Affaire a fourni un prétexte à ces traîtres au socialisme pour entrer dans un gouvernement capitaliste.
La composition de l’AF était similaire à celle des autres mouvements fascistes français : la moitié de ses sections étaient dirigées par des aristocrates tandis que les militants de base étaient des petits-bourgeois. Les tentatives de l’AF pour gagner le prolétariat à son populisme anti-Juifs sont un échec, les ouvriers n’étant pas intéressés à savoir si leur patron était juif ou pas. L’AF est pour des syndicats « jaunes » sous la direction des patrons (par opposition aux « rouges » de la CGT) ; leur influence reste limitée. Leur credo est la collaboration de classes, la hiérarchie sociale et le paternalisme bourgeois.
En 1911, l’AF essaie encore de gagner les masses (et particulièrement la CGT) avec le Cercle Proudhon, sous la direction de l’ex-anarchiste et syndicaliste Georges Valois, adhérent de l’AF depuis 1906 après avoir été séduit lors d’une rencontre avec le duc d’Orléans (l’un des prétendants royalistes). Déjà en 1900, après son service militaire, Valois avait déclaré avoir « une admiration secrète pour cette autorité [militaire] qui donne tant d’ordre aux mouvements des hommes. J’en suis indigné, mais mon sang est plus fort que les idées de [l’idéologue anarchiste] Kropotkine. »
Pour Sternhell, le Cercle Proudhon est une preuve décisive que les racines du fascisme viennent de la gauche. Evidemment ce que le Cercle Proudhon honorait chez Proudhon n’était pas sa célèbre formule « la propriété, c’est le vol », mais ses aspects conservateurs, anti-Juifs et violemment anti-femmes. La première déclaration du Cercle Proudhon défend « la nation, la famille, les murs, en substituant les lois de l’or aux lois du sang ». Il n’y avait que deux soi-disant syndicalistes révolutionnaires parmi une vingtaine de personnes Marius Riquier qui depuis 1909 dirigeait un journal antimarxiste, anti-Juifs, etc., et Edouard Berth, le bras droit de l’idéologue principal des syndicalistes révolutionnaires, Georges Sorel.
Le problème du syndicalisme
Un mot sur Georges Sorel, qui est important comme idéologue non seulement pour le syndicalisme révolutionnaire mais aussi pour le fascisme après son arrivée au pouvoir, Benito Mussolini s’en réclame et le cite comme sa principale source d’inspiration. La participation de Berth et la collusion de Sorel avec l’AF remontent à la fin des années 1900, juste après la grande grève de Draveil/Villeneuve-Saint-Georges en 1908 et la crise qui s’ensuit dans la CGT. Sorel perd confiance dans la capacité révolutionnaire du prolétariat et décrit la grève générale révolutionnaire, le mot d’ordre principal des syndicalistes révolutionnaires, comme un mythe ; il déclare que les syndicats sont de plus en plus sous la coupe des politiciens socialistes. Il annonce en 1910 : « Maurras est pour la Monarchie ce que Marx est pour le Socialisme. C’est une puissance. »
L’avènement du syndicalisme révolutionnaire répondait aux trahisons multiples de la social-démocratie et en particulier de Millerand qui, soutenu par Jaurès, était entré en 1899 au gouvernement avec le général Gallifet, le boucher de la Commune. Les syndicalistes révolutionnaires reconnaissaient la classe ouvrière comme élément central pour renverser le capitalisme, au moyen d’une grève générale, mais ils avaient du coup tendance à glorifier son niveau de conscience et à éviter le combat contre notamment l’ampleur dans ses rangs des préjugés chauvins et colonialistes à la veille de la Première Guerre mondiale. Comme l’écrivait Trotsky en 1929 :
« Les épigones du syndicalisme pensent que les syndicats se suffisent à eux-mêmes. Théoriquement parlant, cela ne signifie rien. Mais en pratique, cela signifie la dissolution de l’avant-garde révolutionnaire dans la masse arriérée qui forme les syndicats. »
« Communisme et syndicalisme »
C’est pour cela que le syndicalisme, même « révolutionnaire », est complètement insuffisant : pour préparer les ouvriers à une confrontation décisive avec l’Etat bourgeois, notamment en combattant leurs préjugés arriérés, il faut lutter pour un parti ouvrier révolutionnaire d’avant-garde, comme le Parti bolchévique de Lénine.
La grève de 1908 à Draveil n’ayant pas débouché sur la grève générale révolutionnaire qu’ils prônaient, un certain nombre de syndicalistes se démoralisent. Même si Sorel ne va pas adhérer directement au Cercle Proudhon il grenouille dans ce milieu. Lors de la Première Guerre mondiale, il va encore s’opposer à Maurras et à l’Union sacrée, et il va soutenir la Révolution russe. Mais cette instabilité souligne le caractère profondément antimarxiste du syndicalisme. Après le Cercle Proudhon, l’AF en a plus ou moins fini avec les tentatives pour gagner la classe ouvrière : le duc d’Orléans et ses amis ne sont ni très populaires, ni désireux de se rapprocher des masses.
Pendant la Première Guerre mondiale, Maurras se rallie au gouvernement et à l’Union sacrée. C’est après la guerre que le mouvement connaît son apogée. Le journal de l’Action française comptait 1 500 lecteurs en 1908, 30 000 en 1913, et il tire à 156 000 exemplaires en 1918.
En 1919, la droite conservatrice du Bloc national, avec Poincaré à sa tête, est élue sous le slogan « L’Allemagne paiera » et sur la base d’une hostilité impitoyable envers la Révolution russe. Celle-ci a semé la terreur dans la bourgeoisie, le spectre du communisme qui hantait l’Europe depuis 1848 ayant pris corps sous l’étendard de l’internationalisme. Sous le Bloc national, la répression s’intensifie contre les grèves. Par exemple la grève des cheminots de 1920 se solde par 15 000 licenciements et l’intervention de l’armée.
C’est dans cette période que les Camelots du roi deviennent des bandes armées actives pour la bourgeoisie. Ils attaquent les meetings ouvriers, les pièces de théâtre « antipatriotiques », etc. En 1923, la défense de Maurras par Poincaré les enhardit encore plus. La même année, ils montent une agression physique contre l’ex-président du Conseil radical Joseph Caillaud à Toulouse. Lors d’un autre incident, ils attaquent trois députés qui se rendaient à un meeting de la Ligue des Droits de l’Homme ; ils les battent, les enduisent de goudron et cherchent à leur faire avaler de l’huile de ricin, la pratique préférée de leurs cousins italiens. Maurras qualifiait la doctrine du fascisme italien et celle de l’Action française de « proches cousines et même surs jumelles ». Mais il insistait aussi que la France n’avait pas besoin du fascisme à ce moment-là parce que la menace communiste était sous contrôle grâce à la démocratie bourgeoise ; il ajoutait que, si la situation changeait, alors le fascisme pourrait prendre la relève.
Le Cartel des gauches (1924-1926)
C’est en partie en réponse à ces attaques de l’AF et à la menace d’une guerre civile comme en Italie qu’est né ce bloc électoral entre les Radicaux et la SFIO (le PS). Pour une partie de la bourgeoisie, le soutien des socialistes au gouvernement en 1924 représente un premier pas vers le bolchévisme, et les premières mesures du gouvernement ne la rassurent pas : il autorise les fonctionnaires à se syndiquer, amnistie les grévistes de 1920, et en octobre 1924 il reconnaît l’URSS.
Finalement il y a la menace d’étendre la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat à l’Alsace-Moselle (qui était allemande en 1905), ce qui mobilise la Fédération nationale catholique du général de Castelnau derrière Taittinger et ses troupes de choc, sur lesquelles je vais revenir dans un instant. (Cette mobilisation réactionnaire est victorieuse et aujourd’hui encore les curés, les pasteurs et les rabbins d’Alsace-Moselle, mais pas les imams, sont des fonctionnaires de l’Etat payés par le gouvernement « laïque » de Manuel Valls.)
Le modèle pour une partie de la bourgeoisie est de plus en plus l’Italie de Mussolini qui a écrasé le mouvement ouvrier, interdit les grèves et diminué les salaires. Après la guerre, l’ennemi principal pour ces gens-là n’est plus tant l’Allemagne, les Juifs et les libéraux que les socialistes et les communistes (eux-mêmes souvent identifiés aux Juifs) qui menacent son patrimoine et ses intérêts économiques.
Le Cartel des gauches dure seulement deux ans. Pour faire pression sur le Cartel, les capitalistes transfèrent leurs capitaux à l’étranger et la crise monétaire s’aggrave. Dès 1926 les Radicaux abandonnent leurs alliés socialistes. Mais pendant ces deux ans on voit la première vague de fascisme avec la formation de plusieurs mouvements.
Les Jeunesses patriotes
L’Action française voit en effet son influence se réduire aux dépens d’autres mouvements fascistes. Son royalisme limite sa popularité, et elle se voit aussi reprocher par ses concurrents un électoralisme exagéré et une trop grande proximité avec le politicien de droite Poincaré ; de plus elle est condamnée par le pape en 1926 (Maurras est agnostique).
Les Jeunesses patriotes ont été créées en 1924 par le capitaliste et député Pierre Taittinger (celui des champagnes) dans le cadre de la vieille Ligue des patriotes, dont elles sont l’auxiliaire de jeunesse, mais dont elles se détachent en 1926 afin d’intensifier leur offensive physique contre les communistes. Dès 1926 elles adoptent tous les attributs des fascistes les chemises bleues, un salut fasciste, etc. (mais avec un béret basque !). Dès le départ, elles se présentent comme une organisation paramilitaire qui se prépare à une future guerre civile contre le « Parlement-Roi » et principalement contre les communistes. Elles se posent en troupes de choc pour s’opposer aux meetings communistes.
Leur groupe étudiant, les Phalanges universitaires, leur sert de groupes de combat. Mais dans ces confrontations, il s’avère que ce sont plutôt les communistes qui ont le dessus. En avril 1925, par exemple, les communistes viennent perturber un meeting de Taittinger rue Damrémont à Paris. Des incidents éclatent à la sortie entre les antifascistes et les adhérents des Jeunesses patriotes. Ces incidents font quatre morts et 30 blessés dans les rangs des Jeunesses patriotes. Parmi eux il y a des étudiants de Sciences Po et de Polytechnique, ce qui fait grand bruit. 50 000 réactionnaires vont participer aux obsèques, et les Jeunesses patriotes vont connaître une flambée de recrutement.
En fait les communistes écornent assez sévèrement l’image des Jeunesses patriotes comme force paramilitaire, parce que Taittinger est souvent obligé de demander la protection de la police contre les communistes; et dès les années 1930, il évite toute provocation contre le PC, préférant des cibles plus faciles.
Fin 1926, la police estime les effectifs des Jeunesses patriotes à 100 000. Leur base comprend alors de larges couches de la petite bourgeoisie : il y a des anciens combattants mais aussi un groupe d’officiers d’active, des étudiants, des notaires, des ingénieurs, des marchands, etc. Les dirigeants sont issus en grande partie de l’aristocratie et des classes supérieures. Au début, le financement vient de leurs militants et des associations paroissiales catholiques organisées par de Castelnau, mais en 1926 Taittinger réussit à recueillir des fonds auprès de grandes banques Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit Lyonnais, Société Générale, Banque Nationale de Crédit ainsi que de certains industriels et actionnaires.
Comme d’autres mouvements fascistes, les Jeunesses patriotes prônent une série de mesures « sociales », en partie pour essayer de faire concurrence aux Radicaux auprès de la petite bourgeoisie de meilleures retraites et des logements pour les ouvriers français, des cliniques pour les pauvres au nom de la réconciliation nationale, des mesures paternalistes qui ne doivent pas « saper les élites professionnelles de la Société » et qui seront mises en uvre par ces mêmes élites. Contre les ouvriers qui résisteraient, elles s’engagent à employer tous les moyens pour les écraser.
Le mot d’ordre des Jeunesses patriotes est « Famille, Patrie, Dieu », mais Taittinger décrit son mouvement comme non confessionnel, y compris ouvert aux Juifs comme Mussolini en Italie. Soucy suggère que la modération apparente de Taittinger était en partie liée au fait que la Banque Worms (des capitaux juifs) contrôlait nombre de ses entreprises. La communauté juive française dans les années 1920-1930 était très polarisée en termes de classes : la bourgeoisie juive était empreinte du nationalisme dominant, alors que les communistes recrutaient parmi les Juifs pauvres et notamment ceux qui venaient d’immigrer récemment, fuyant les pogromes dans la Russie tsariste puis dans la Pologne capitaliste et l’Ukraine en proie à des bandes contre-révolutionnaires, et finalement l’Allemagne nazie.
Mais avec la défaite du Cartel des gauches en 1926 et le retour au gouvernement de Poincaré, soutenu par Taittinger, les Jeunesses patriotes perdent leur influence. En 1932, avec le deuxième Cartel des gauches, Taittinger reprend ses éloges pour Hitler et Mussolini (insistant en même temps sur la menace de « revanche » de l’Allemagne) et exige encore une dictature et une révolution nationale. Dès 1933, avec l’accession de Hitler au pouvoir et le deuxième Cartel des gauches, la focalisation antijuive des Jeunesses patriotes devient plus visible. Leur journal le National condamne par exemple ceux qui croient aux « mensonges », selon eux, que le Troisième Reich est anti-Juifs. Taittinger reconnaît aussi (en l’approuvant) la grande place que le racisme a joué pour mobiliser la population allemande en faveur des nazis.
Le Faisceau
Le Faisceau a été fondé par Georges Valois fin 1925 comme scission de l’Action française, dont Valois juge les positions trop conservatrices et archaïques. C’est aussi une réaction à ce que Valois décrit comme le « Cartel radical-communiste ». Le Faisceau se revendique d’un fascisme inspiré du modèle italien : la synthèse du nationalisme et du socialisme, soi-disant ni de droite ni de gauche, pour instaurer une dictature nationale au-dessus de toutes les classes sociales, avec un chef « proclamé par les anciens combattants et acclamé par le pays ». Son groupe paramilitaire s’appelle les Légions et son objectif avoué est de détruire le libéralisme, la mère du communisme selon lui.
Très vite, Valois gagne le soutien du grand capital pour son « national-socialisme » : François Coty (un industriel de la parfumerie, par ailleurs propriétaire du Figaro), Maurice James Hennessy et Paul Firino-Martell (cognac), Victor Mayer (un grand fabricant de chaussures juif), les magnats du textile du Nord dont Eugène Mathon (un industriel lainier), Serge André (un magnat du pétrole) ainsi que des dirigeants de sociétés ferroviaires privées (Valois est contre la nationalisation des chemins de fer et tente sans succès d’établir des syndicats jaunes pour faire concurrence à la CGT dans ce secteur).
Le Faisceau profite aussi d’un certain soutien financier de l’Italie fasciste et de groupes internationaux. Par exemple un groupe comme Dunlop, l’une des plus grandes sociétés britanniques, cherche à déstabiliser le Cartel des gauches dans une période de tumulte social en Grande-Bretagne (où se déroule une grève générale en 1926). Soucy insiste que le soutien financier du Faisceau restait très majoritairement français. Fin 1926 la police estime ses effectifs à 60 000.
Pourquoi un tel soutien ? J’ai déjà expliqué le contexte et les craintes de la bourgeoisie. Elle voit dans le mouvement ouvertement fasciste de Valois, basé sur le modèle des chemises noires de Mussolini, « une réserve salutaire à l’heure du danger » (comme le dit Trotsky). Le programme du Faisceau est contre les grèves, pour la collaboration de classes, une réduction du nombre de fonctionnaires, etc.
Valois insiste que son mouvement peut faire le rapprochement entre la bourgeoisie et la classe ouvrière pour gagner les masses à une dictature fasciste. Il cherche à recruter directement les ouvriers communistes, sans succès, aux syndicats corporatistes qui doivent unir les patrons et les ouvriers (mais seulement les ouvriers d’« élite ») pour défendre les intérêts de la nation en augmentant la production.
Il recrute l’ex-maire communiste de Périgueux, Marcel Delagrange, un cheminot qui avait été licencié pour sa participation à la grève de 1920 et était devenu maire par la suite. Delagrange est pour Valois le symbole du rapprochement entre les classes. Soucy explique comment Delagrange, avant même d’être recruté au Faisceau, était devenu soit l’amant soit un ami très proche de la comtesse de Chasteigner, la présidente de la section locale de l’Action française. Il affiche son soutien à Valois et il est exclu du Parti communiste fin 1925.
Malgré les tentatives du Faisceau pour gagner les communistes, son journal, le Nouveau Siècle, est férocement anticommuniste il déclare ouvertement que la tâche des Légionnaires (organisation paramilitaire d’anciens combattants liée au Faisceau) est de tuer les communistes s’ils avancent vers la révolution. Valois est très antijuif mais il prétend distinguer les Juifs pieux des Juifs « émancipés » et « dissolus », pour ne pas perdre le soutien financier de Mayer et autres.
La cible principale du Faisceau, ce sont les hordes venues de l’Orient les communistes (avec, derrière, la figure du Juif). En réponse l’Humanité appelle les travailleurs à perturber et briser ses meetings : « Pour réussir contre le fascisme, il n’y a qu’un moyen : l’action virile des ouvriers et des paysans opposant la violence prolétarienne à la violence fasciste. » En août 1926, 4 000 ouvriers menacent un rassemblement organisé par le Faisceau : seulement 25 réactionnaires osent y assister et ils doivent être escortés jusqu’à la gare par les flics.
Le Faisceau est à son apogée en 1926 avec les énormes rassemblements de Verdun et de Reims (100 000 personnes) pour commémorer les soldats morts au combat dix ans plus tôt. Peu après tombe le Cartel des gauches et Poincaré revient au pouvoir en juillet 1926. Le Faisceau subit la rivalité de l’AF et certains bailleurs de fonds, comme Coty, prennent leurs distances. Les soutiens financiers de Valois s’effondrent, ce qui d’ailleurs souligne à quel point les hordes fascistes dépendaient pour leur existence même des perfusions financières du grand capital.
De plus le Faisceau n’est pas à la hauteur des attentes de beaucoup de ses militants, qui avaient rompu avec l’AF pour mener une action contre-révolutionnaire. Face à l’impatience de sa base, Valois répond en insistant qu’ils ne peuvent pas renverser un gouvernement soutenu par l’armée et la police, et qu’il faut savoir aussi utiliser le parlement, comme l’a fait Mussolini. Jusqu’alors l’antiparlementarisme de Valois était plus fort que celui des Jeunesses patriotes et de l’Action française mais quand, en 1928, il se dit prêt à se présenter aux législatives, sa base voit cela comme la trahison ultime.
Valois lui-même aborde les raisons derrière l’effondrement du Faisceau dans une lettre à Marcel Déat écrite en 1933, alors que Déat est en train de rompre avec la SFIO pour le « néo-socialisme » (il finira à l’avant-garde du fascisme sous Vichy) :
« Enseignement de l’expérience : quiconque veut s’appuyer moralement et matériellement sur les classes moyennes tombe inévitablement sous le coup de gros souscripteurs occultes précisément de ceux qu’il faudrait combattre
« On peut partir avec l’idée que, avec l’appui large des masses fournies par les classes moyennes (nous disions : avec les combattants), on dominera la ploutocratie, on s’aperçoit rapidement que la caisse ne peut être remplie que par la ploutocratie , alors on bien l’on crève ou bien l’on cède, et c’est fini, on fait comme Mussolini et Hitler. »
Alors finalement, pourquoi ces différents groupes, qui avaient des dizaines de milliers de militants organisés en formations paramilitaires anticommunistes, n’ont-ils pas réussi à prendre le pouvoir dans les années 1920, contrairement à Mussolini en Italie ou peu après Hitler en Allemagne ?
Cela n’a rien à voir avec les nobles traditions républicaines et démocratiques de la France. C’est plutôt que l’impérialisme français était parvenu à préserver une relative stabilité. Sa coûteuse et sanglante victoire pendant la Première Guerre mondiale lui avait permis de dicter un certain nombre de ses conditions au traité de Versailles en 1919 pour mettre à genoux l’impérialisme allemand. En conséquence la France n’a pas connu les troubles révolutionnaires aigus qui ont ébranlé l’Allemagne et l’Italie au sortir de la Première Guerre mondiale.
Or la bourgeoisie n’a recours aux faux frais sanglants du fascisme que si elle considère qu’il est indispensable et urgent de briser les reins du mouvement ouvrier en ayant recours aux bandes armées extraparlementaires de la petite bourgeoisie ruinée. Ces conditions n’étaient pas réunies dans les années 1920. De plus le jeune Parti communiste, qui venait fraîchement de rejoindre l’Internationale communiste de Lénine et Trotsky, n’était pas en mesure de représenter un danger imminent pour le pouvoir de la bourgeoisie même s’il n’était pas la formation social-démocrate sénile qu’il est aujourd’hui. Autant que nous puissions en juger, le PC a cherché alors à écraser dans l’uf les fascistes en mobilisant les travailleurs pour disperser cette racaille à temps.
C’est une leçon pour aujourd’hui et aussi un avertissement. Pour stopper les fascistes ce sont des mobilisations du mouvement ouvrier organisé qui sont nécessaires à la tête des immigrés, des minorités, des homosexuels et autres victimes désignées des fascistes. Mais la plaie du fascisme est inhérente au capitalisme en décomposition. Pour l’éradiquer, c’est le capitalisme tout entier qu’il faut renverser par une révolution ouvrière. Et cela exige de lutter pour un parti ouvrier selon le modèle du Parti bolchévique russe de Lénine et Trotsky. C’est à cette tâche que nous nous employons.