Le Bolchévik nº 216 |
Juin 2016 |
Grande-Bretagne, dehors !
UE : Ennemie des travailleurs et des immigrés
Pour l’unité des travailleurs européens par-delà les frontières !
Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’un article paru dans le n° 234 (printemps 2016) de Workers Hammer, le journal de la Spartacist League/Britain, section britannique de la Ligue communiste internationale.
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Fidèle aux principes révolutionnaires, prolétariens et internationalistes du marxisme, la Spartacist League/Britain est heureuse de saisir l’occasion d’appeler haut et fort à voter pour la sortie de l’Union européenne au prochain référendum sur le maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE. Il y a plus de 40 ans, nous écrivions au sujet du Marché commun, le prédécesseur de l’UE : « l’unité sous le capitalisme n’est pas seulement un mythe qui sera brisé à la première récession économique sérieuse, elle doit aussi nécessairement être dirigée contre la classe ouvrière, chaque classe capitaliste nationale s’efforçant de devenir “compétitive” par une politique de “rationalisation” » (« Les travailleurs et le Marché commun », Workers Vanguard n° 15, janvier 1973).
Qui pourrait nier que c’est ce qui s’est passé dans les décennies qui ont suivi, en particulier à la suite du krach financier mondial de 2007-2008 ? Des conditions de vie en chute libre pour les travailleurs, des taux de chômage massifs et croissants, des coupes dans les allocations sociales de première nécessité pour les personnes âgées, les handicapés et les pauvres pour gaver les gros richards de la City de Londres voilà le visage de cette union d’impérialistes assoiffés de profit. Dans le cadre de l’UE, les politiques monétaristes antisyndicales ce qu’on appelle aujourd’hui le « néo-libéralisme » introduites dans les années 1980 par Reagan aux Etats-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne ont été étendues aux pays impérialistes continentaux. Le « miracle économique » qui a, une fois de plus, fait de l’Allemagne la puissance impérialiste dominante en Europe, s’est accompli sur le dos du prolétariat allemand, en particulier avec les « réformes » Hartz IV : introduites par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder il y a plus de dix ans, elles se sont traduites par des coupes sombres dans les salaires et les allocations sociales.
Les effets dévastateurs de l’austérité imposée par l’UE aux économies capitalistes plus faibles, collectivement désignées sous le sobriquet péjoratif de « PIGS » [Portugal, Irlande, Grèce et Espagne, pigs voulant dire « porcs » en anglais] ne sont que trop connus. Comme il fallait renflouer les banques de Francfort, de Paris et de Londres suite à la panique financière de 2007-2008, cela a eu pour conséquence une terrible paupérisation des masses grecques et la destruction (toujours en cours) du tissu social de la société grecque. On est bien loin de l’affirmation mensongère que l’unité, dominée par les impérialistes, et une monnaie commune (l’euro) ouvriraient une ère de prospérité ! Comme le déclaraient nos camarades du Groupe trotskyste de Grèce dans leur déclaration du 17 juillet 2015 appelant à la formation urgente de comités d’action ouvriers : « L’UE et sa monnaie, l’euro, sont un piège qui n’apporte que souffrances à la grande majorité du peuple grec. Il faut dire non à l’UE et à l’euro [ ]. Rompez avec les capitalistes et leurs banques ! » (le Bolchévik n° 213, septembre 2015).
Un autre mythe mérite tout autant d’être jeté à la poubelle des illusions perdues, à côté de celui de la prospérité de l’UE : « l’ouverture des frontières ». Pour les accords de Schengen on avait fait miroiter la promesse de voyager sans passeport à l’intérieur de l’Europe. En fait, ils ont constitué le socle de la « forteresse Europe » raciste. On en a de nouvelles preuves chaque semaine. Quand les réfugiés fuyant les déprédations économiques des impérialistes et leurs bombardements terroristes au Proche-Orient, en Afghanistan, en Afrique et ailleurs ont commencé à affluer sur les côtes au Nord de la Méditerranée, les barrières et les points de contrôle aux frontières ont commencé à se multiplier dans toute l’Europe.
Zizanie chez les conservateurs
Le principe fondateur de l’UE a toujours été la liberté de circulation pour le capital, pas pour les personnes. Pourtant c’est le chauvinisme anti-immigrés, en particulier contre les travailleurs d’Europe de l’Est qui viennent travailler en Grande-Bretagne, qui domine jusqu’ici le débat sur le Brexit. Pour commencer, si le Premier Ministre David Cameron a appelé au référendum du 23 juin au grand dam de son partenaire dominant américain et d’une partie substantielle de l’establishment britannique c’est bien pour endiguer le soutien grandissant au sein du Parti conservateur et de sa base électorale dont jouit l’UKIP (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) de Nigel Farage, un parti violemment chauvin et anti-immigrés. Moyennant quoi le Parti conservateur est plus profondément divisé que jamais, comme l’a montré la démission du gouvernement de Iain Duncan Smith, partisan déclaré du « Brexit » [la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE]. Duncan Smith prétend avoir démissionné à cause de la décision de diminuer les allocations pour les handicapés, mais ce n’est guère crédible s’agissant de l’homme qui a introduit l’« impôt sur les chambres » [une taxe sur les chambres prétendument inoccupées dans les logements sociaux] et qui a mené de brutales « réformes » des prestations sociales.
Dans le Parti conservateur, les camps pro et anti-UE attisent tous les deux le chauvinisme anti-immigrés. L’UKIP et les opposants à Cameron au sein du Parti conservateur veulent des contrôles aux frontières plus stricts, sans interférence de la part de l’UE, tandis que Cameron évoque le spectre de « jungles d’immigrés » dans le Sud-Est de l’Angleterre en cas de Brexit. De son côté, le ministre français de l’Economie Emmanuel Macron déclare que la France déroulera le tapis rouge devant les financiers de la City qui choisiront de déménager à Paris. Cela en dit long sur comment la fameuse « liberté de circulation » est censée fonctionner : un refuge paradisiaque pour les financiers parasites et l’enfer pour les migrants désespérés. La classe ouvrière organisée doit se mobiliser en défense des immigrés contre la réaction raciste et exiger les pleins droits de citoyenneté pour tous ceux qui réussissent à arriver en Grande-Bretagne ! Non aux expulsions !
Des années durant, Jeremy Corbyn s’est opposé au soutien de longue date du Parti travailliste à l’UE. Aujourd’hui, sous sa direction, le Parti travailliste joint sa voix à celle de Cameron pour appeler à voter pour rester dans l’UE. Corbyn met en avant sa vision d’une « Europe sociale » et s’oppose aux restrictions sur les aides aux immigrés négociées par Cameron en février. C’est en particulier pour cela que Corbyn est haï par la racaille blairiste les Neil Kinnock, Margaret Beckett, Hilary Benn, David Blunkett, Jack Straw qui soutient la campagne trans-partisane « pour une Grande-Bretagne plus forte dans l’Europe ». Toutefois, il se peut qu’en fin de compte le Parti travailliste, sous Corbyn, joue un rôle déterminant pour arracher une victoire pour le maintien dans l’UE, comme le faisaient remarquer les pro-UE du Guardian (16 février). Notant que « Corbyn est d’instinct plus eurosceptique que son parti », l’éditorial du Guardian mettait « au crédit de Corbyn et au bénéfice du Parti travailliste » sa décision de soutenir la ligne pro-UE. Ceci est à peu près tout ce que le Guardian a trouvé à dire en faveur de Corbyn depuis sa campagne pour se faire élire à la direction du Parti travailliste.
Le gouvernement capitaliste irlandais fait subir à sa classe ouvrière l’austérité brutale dictée par l’UE. En Ecosse, les nationalistes bourgeois du SNP [Scottish National Party] se sont engagés à maintenir l’Ecosse au sein de l’UE et de l’OTAN. Ces aspirants impérialistes de second ordre sont également loyaux envers la monarchie britannique, qui est la pierre angulaire du « Royaume-Uni », cette entité réactionnaire revendiquant la possession de l’Irlande du Nord et reposant sur la domination par l’Angleterre de l’Ecosse et du Pays de Galles. Nous, marxistes, sommes pour le droit à l’autodétermination pour l’Ecosse et le Pays de Galles, et nous luttons pour une fédération volontaire des républiques ouvrières des îles britanniques.
L’American connection
Le patronat britannique est partagé sur le référendum, et l’incertitude quant au résultat a provoqué une baisse de la livre. Beaucoup d’industriels, pour qui le continent est un gros marché à l’exportation, préfèrent que la Grande-Bretagne reste dans l’UE. Mais le plus important pour l’économie britannique n’est pas l’industrie, mais la finance. Les avis sont toutefois aussi partagés au sein de la City. Les fonds spéculatifs penchent pour la sortie afin d’échapper aux réglementations de l’UE comme le plafonnement des bonus des banquiers. En revanche, les grandes banques d’investissement sont en faveur du maintien dans l’UE. Les banques d’investissement sont les poids lourds de la City, et elles sont majoritairement américaines, allemandes et suisses. La Grande-Bretagne a beau se vanter de posséder quelques grandes banques d’investissement autochtones, la City fonctionne selon le « modèle Wimbledon » Londres organise le tournoi mondial, mais n’est pas censée fournir les grands joueurs.
La prépondérance du parasitisme financier en Grande-Bretagne était déjà évidente à la fin du XIXe siècle. Lénine observait en 1916 « le développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement, de la couche des rentiers, c’est-à-dire des gens qui vivent de la “tonte des coupons” » en Grande-Bretagne, dont le revenu « est cinq fois plus élevé que celui qui provient du commerce extérieur, et cela dans le pays le plus “commerçant” du monde » (l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme). La tendance que décrivait Lénine est devenue encore plus prononcée à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. Et dans les années 1980 (suite à la défaite de la grève des mineurs de 1984-1985, ce qui n’est pas un hasard), Margaret Thatcher a orchestré la déréglementation du secteur financier, qui a conduit à une vaste expansion de la fortune des banquiers de la City.
C’est surtout depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale que l’impérialisme britannique est relégué à un rôle de partenaire subordonné des Etats-Unis ce qui s’est manifesté de façon spectaculaire avec la crise de Suez en 1956. Dans le domaine économique, c’est le rôle que joue la City vis-à-vis de Wall Street. Au niveau militaire, la « relation spéciale » [entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis] signifie que les forces armées britanniques participent pratiquement à toutes les opérations militaires américaines, comme la dévastation de l’Afghanistan, de l’Irak et d’autres parties du Proche-Orient. Et, au sein de l’UE, la Grande-Bretagne joue en partie un rôle d’avocat des intérêts américains.
C’est pourquoi Washington cache difficilement sa colère envers le gouvernement Cameron pour avoir pris le risque de faire sortir la Grande-Bretagne de l’UE. Damon Wilson, ancien directeur des affaires européennes sous la présidence républicaine de George W. Bush, déclarait au cours d’un débat au Sénat américain en février dernier qu’un Brexit priverait les Etats-Unis d’« une voix capitale, non seulement dans la formulation de la politique de l’UE, mais aussi de l’avenir de l’Europe ». Barack Obama a programmé une visite en Grande-Bretagne en avril prochain pour « tendre la main devant tout le monde » afin de promouvoir le vote pour le maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE.
L’OTAN, l’UE et la guerre froide
Le prédécesseur de l’UE, le Marché commun, avait été mis en place en tant qu’auxiliaire de l’OTAN, l’alliance militaire dominée par les Etats-Unis et dirigée contre l’Union soviétique. Selon la formule de son premier secrétaire général, Lord Ismay, son objectif était de « maintenir les Russes dehors, les Américains dedans et les Allemands en bas ». Selon la mythologie bourgeoise d’aujourd’hui, l’UE, qui est un produit de la guerre froide impérialiste, aurait empêché la répétition de la Deuxième Guerre mondiale. Au beau milieu d’une crise de l’euro, Angela Merkel déclarait : « Personne ne doit s’imaginer qu’un nouveau demi-siècle de paix en Europe soit acquis ce n’est pas vrai » (Telegraph, 26 octobre 2011).
C’est l’Union soviétique qui avait mis fin à la guerre en Europe en libérant du Troisième Reich nazi le continent, au prix de 27 millions de morts soviétiques. La victoire de l’Armée rouge avait également arraché une grande partie de l’Europe centrale et de l’Est à l’exploitation capitaliste. Dans ce contexte, les gouvernements capitalistes d’Europe occidentale avaient concédé des systèmes de prestations sociales, ce qu’on a appelé l’« Etat-providence ».
Produit de la Révolution d’octobre 1917, l’Union soviétique était restée un Etat ouvrier reposant sur l’expropriation des capitalistes et la collectivisation des moyens de production, et ceci malgré sa dégénérescence sous la caste bureaucratique dirigée par Staline. Jusqu’à la défaite finale, nous avons combattu pour la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique et des Etats ouvriers déformés d’Europe centrale et de l’Est qui étaient organisés selon le même modèle : nous avions la perspective d’une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie stalinienne et remettre l’URSS sur la voie internationaliste des bolchéviks de Lénine et Trotsky. Nous, trotskystes, avons été les seuls à lutter pour préserver et étendre ces acquis révolutionnaires de la classe ouvrière tandis que toutes les autres tendances sur la planète ont capitulé devant la pression idéologique de l’anticommunisme.
La restauration du capitalisme en Union soviétique en 1991-1992 a conduit à la paupérisation des masses laborieuses dans toutes les anciennes républiques soviétiques et elle a provoqué toute une vague de massacres intercommunautaires. En l’absence du contrepoids que représentait l’Union soviétique, l’impérialisme américain s’est enhardi pour fouler au pied les exploités et les opprimés du monde entier, des Balkans jusqu’au Proche-Orient. La contre-révolution capitaliste a également encouragé les classes dirigeantes impérialistes d’Europe à s’attaquer aux acquis sociaux associés à l’« Etat-providence » de l’après-guerre.
Après la contre-révolution capitaliste, qui a jeté les bases d’une Allemagne renforcée et réunifiée, l’OTAN est devenue principalement un instrument des Etats-Unis pour affirmer leur domination militaire en Europe. Comme nous l’écrivions au moment du traité de Maastricht de 1992, qui créait l’UE :
« La période de l’après-guerre a pris fin il y a deux ans et demi, quand la bureaucratie soviétique de Gorbatchev, en voie de désintégration, a abandonné l’Allemagne de l’Est, annulant ainsi la victoire de l’Armée rouge sur le Troisième Reich nazi [
].
« L’Allemagne de l’Ouest a été transformée : auparavant alliée de guerre froide de l’impérialisme américain, elle est devenue un Quatrième Reich qui cherche à dominer l’Europe. »
« Euro-chaos », Workers Vanguard n° 560, 2 octobre 1992
Pour brider les ambitions de l’impérialisme allemand, Washington avait insisté que l’Allemagne devait demeurer membre de l’OTAN après avoir annexé l’ex-Etat ouvrier est-allemand (RDA). Quand l’impérialisme allemand réunifié précipita l’éclatement sanglant de l’Etat ouvrier déformé yougoslave en orchestrant la sécession de la Croatie et de la Slovénie, les Etats-Unis répliquèrent par une intervention militaire de l’OTAN en Bosnie. Les Etats-Unis commencèrent aussi à étendre l’OTAN vers l’Europe de l’Est, y compris en parrainant et en finançant diverses « révolutions de couleur » dans les pays précédemment soviétiques ou alliés des Soviétiques. Ces opérations ont mené il y a deux ans au coup d’Etat en Ukraine, où grouillaient les fascistes.
Pour sa part, l’impérialisme français soutint l’unification allemande à la condition que l’Allemagne accepte une monnaie européenne commune, dans le but de contenir la puissance du deutschemark. Sur l’ordre de Jacques Delors, membre du Parti socialiste français, la monnaie unique fut inscrite dans le traité de Maastricht qui créait le cadre de l’UE d’aujourd’hui. Loin d’affaiblir la puissance de l’impérialisme allemand, l’euro l’a renforcée, y compris vis-à-vis de son rival français.
Toutefois, les rivalités interimpérialistes demeurent largement en sourdine depuis la chute de l’URSS, en raison de la puissance militaire disproportionnée des Etats-Unis qui surpasse de très loin celle de ses principaux rivaux impérialistes, l’Allemagne et le Japon. Dans le même temps, la puissance militaire des Etats-Unis est sans commune mesure avec sa puissance économique.
Derrière la façade de l’unité américano-européenne contre la Russie capitaliste de Poutine, les rivalités interimpérialistes s’aiguisent. Londres rechigne à s’aliéner les riches oligarques russes, pour qui la City est un centre bancaire offshore et un lieu de villégiature. Le gouvernement français était réticent à annuler ses lucratives ventes d’armes au régime de Poutine. Et l’impérialisme allemand dépend de la Russie pour son commerce et son approvisionnement en énergie. Les impérialistes américains ont pour préoccupation majeure aujourd’hui d’empêcher une alliance germano-russe. La puissance militaire allemande est sans commune mesure avec celle des Etats-Unis même si cela pourrait changer à brève échéance étant donné la base industrielle de l’Allemagne. Mais la puissance économique allemande, combinée au substantiel arsenal russe, dont une grande partie est héritée de l’ex-Union soviétique, pourrait constituer à l’avenir un contrepoids aux Etats-Unis.
Les habits neufs de l’« ultra-impérialisme » de Kautsky
Dans le chaos croissant qui menace l’UE, un Brexit porterait un grand coup à ce conglomérat dominé par les impérialistes ; cela le déstabiliserait encore plus et créerait des conditions plus favorables aux luttes de la classe ouvrière partout en Europe, notamment en Grande-Bretagne contre un gouvernement conservateur affaibli et discrédité. Mais le Parti travailliste et la bureaucratie syndicale, tout comme les sociaux-démocrates et les chefs traîtres des syndicats dans toute l’Europe, refusent au contraire de mobiliser contre l’UE, abandonnant le terrain de l’opposition à l’UE aux réactionnaires et aux fascistes ouvertement anti-immigrés.
Au début des années 1970, 70 % environ de la population britannique s’opposait à l’adhésion au Marché commun ; la gauche du Parti travailliste et le Congrès des syndicats (TUC) s’y opposaient alors aussi, même si c’était dans la perspective nationaliste de la « petite Angleterre » et du protectionnisme pour « sauver les emplois britanniques ». Le protectionnisme sert de couverture au rejet de la lutte de classe en faveur de la collaboration de classes et il attise la pire xénophobie chauvine. Face à de tels appels misérables à « son propre » gouvernement, les marxistes opposent le combat des syndicats, basé sur la lutte de classe, contre les fermetures d’usine et pour des emplois pour tous, sans perte de salaire.
En tout cas, quand la Grande-Bretagne a adhéré au Marché commun à l’issue du référendum de 1975, la bureaucratie du TUC n’a pas émis la moindre protestation. Après avoir trahi la grève héroïque des mineurs en 1984-1985 dont la victoire aurait pu repousser l’offensive antisyndicale et encourager la lutte de classe en Europe , les dirigeants syndicaux britanniques ont ensuite trouvé une bonne excuse pour abandonner leur opposition purement formelle au club capitaliste européen. Leur « conversion » a été l’uvre de Jacques Delors, qui a appris au TUC comment vendre la « dimension sociale » de ce bloc commercial impérialiste. Dans une déclaration adoptée lors de son dernier congrès, en septembre dernier, le TUC affirmait : « Au fil des ans, le Congrès a constamment exprimé son soutien à une Union européenne qui apporte une prospérité économique basée sur la justice sociale, les droits civiques et les droits de l’homme, l’égalité pour tous et des droits sur le lieu de travail ». La « justice sociale » et les « droits » que l’UE est censée incarner et qu’elle n’a assurément pas apportés fournissent une couverture superficielle et bon marché pour les privatisations, les coupes claires dans les prestations sociales, les licenciements et toute la politique d’ouverture des services publics au marché, tout en réduisant les salaires et le niveau de vie des travailleurs partout en Europe.
Bien qu’habituellement dans l’orbite du Parti travailliste, le Socialist Party du Comité pour une internationale ouvrière (CIO) de Peter Taaffe [représenté en France par la Gauche révolutionnaire] et le Socialist Workers Party (SWP) de Tony Cliff se sont prononcés en faveur d’un vote pour la sortie de l’UE au nom de l’opposition à l’austérité. Ces deux groupes relèvent les attaques dévastatrices de l’UE contre la population grecque. Mais leur opposition verbale est démentie par leurs actes politiques. Tous les deux se sont félicités de la première victoire électorale du parti pro-UE Syriza en janvier 2015. Le gouvernement Syriza a ensuite mis en uvre les diktats d’austérité de l’UE. De son côté, la « Coalition des syndicalistes et des socialistes » dominée par le Socialist Party et soutenue par le SWP s’oppose à l’appartenance à l’UE, avec cette réserve qu’elle « respectera pleinement le droit des membres de notre coalition ne soutenant pas cette position à faire campagne publiquement pour leur propre position ».
L’Alliance for Workers’ Liberty (AWL), un groupe (à peine) réformiste, est au premier plan de la lutte pour l’UE. L’AWL a lancé une campagne intitulée « Restons-y et luttons pour une Europe ouvrière » et elle a pondu une série de motions modèles visant à mobiliser les sections syndicales, le Parti travailliste et les autres organisations contre un Brexit. Une déclaration de l’AWL intitulée « L’unité limitée de l’Union européenne en danger » fustige le référendum de Cameron en l’accusant d’accroître la menace contre la « trame » de l’unité européenne (Solidarity, 27 janvier). L’AWL ajoute :
« Même sous le capitalisme, une unité européenne volontaire est meilleure que de hautes barrières entre les pays. C’est un progrès, comparé aux siècles de querelles entre élites, de guerres et de nationalisme. Au niveau social et économique, l’Europe est l’arène rationnelle pour développer les économies des pays européens et pour commencer à niveler par le haut la condition des travailleurs partout en Europe et au-delà, pour organiser la production industrielle et agricole afin qu’elle bénéficie à la race humaine tout entière, ainsi que pour protéger l’environnement dont nous dépendons tous. »
Cet hymne à l’unité capitaliste européenne ferait honte même au renégat du marxisme Karl Kautsky. En 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale interimpérialiste, Kautsky postulait la possibilité d’un capitalisme « pacifique » basé sur les monopoles supranationaux : « la politique impérialiste actuelle ne peut-elle pas être supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l’exploitation de l’univers en commun par le capital financier uni à l’échelle internationale ? Cette nouvelle phase du capitalisme est en tout cas concevable » (cité par Lénine dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916). La brochure de Lénine, qui élaborait une conception marxiste de l’impérialisme, était une polémique argumentée contre les illusions semées par Kautsky.
Lénine démontrait que l’impérialisme n’est pas une option politique, mais au contraire le stade final inéluctable du capitalisme, la concurrence de libre marché conduisant à la domination du capitalisme monopoliste, et le capital financier recouvrant complètement le capital industriel. Un corollaire inévitable de l’émergence et de la domination du capital financier fut la croissance du militarisme, les grandes puissances rivalisant l’une avec l’autre pour le contrôle des colonies et des sphères d’exploitation ; processus qui aboutit finalement à la guerre du fait des changements de rapports des forces. Lénine concluait à propos de Kautsky :
« la signification sociale objective, c’est-à-dire réelle, de sa “théorie” est et ne peut être que de consoler les masses, dans un esprit éminemment réactionnaire, par l’espoir d’une paix permanente en régime capitaliste, en détournant leur attention des antagonismes aigus et des problèmes aigus de l’actualité, et en l’orientant vers les perspectives mensongères d’on ne sait quel futur “ultra-impérialisme” prétendument nouveau ».
Les crises qui assaillent aujourd’hui l’UE démontrent à nouveau la contradiction entre le marché mondial international créé par le capitalisme et l’Etat-nation, au moyen duquel le capitalisme est apparu et s’est développé. L’Etat-nation est devenu un obstacle à l’expansion des forces productives. Mais cet obstacle ne peut être transcendé par une sorte d’institution capitaliste supranationale. Le capitalisme repose sur la concurrence entre cartels capitalistes dont chacun dépend en fin de compte de la puissance militaire de son propre Etat capitaliste pour protéger ses investissements de manière à obtenir le retour sur investissement le plus élevé, c’est-à-dire l’exploitation maximale de la classe ouvrière à l’intérieur et à l’étranger. Les pays les plus puissants domineront inévitablement les pays plus faibles et chercheront à s’arroger une part plus grande des profits. Le but de l’UE est de faciliter cela.
Le fait que cette alliance impérialiste instable a duré aussi longtemps est principalement la responsabilité des travaillistes, des sociaux-démocrates et de leurs complices dans la bureaucratie syndicale. Non seulement ils ont insisté auprès des ouvriers pour qu’ils soutiennent politiquement l’UE, mais ils ont aussi aidé les bourgeoisies impérialistes en refusant de mener le genre de lutte de classe qui aurait pu repousser les mesures antisyndicales et l’austérité infligées par les capitalistes. La Ligue communiste internationale se bat pour forger des partis d’avant-garde prolétariens et internationaux sur le modèle des bolchéviks de Lénine, pour diriger de nouvelles révolutions d’Octobre en Grande-Bretagne et partout dans le monde. Ce que nous écrivions il y a plus de 40 ans dans « Les travailleurs et le Marché commun » reste vrai par rapport à l’UE :
« Seule l’unité sur une base socialiste, réalisée par la révolution prolétarienne et l’expropriation des grands monopoles, peut inaugurer un développement économique mondial rationnel sans exploitation. Des Etats-Unis socialistes d’Europe ne peuvent être créés que sur la base de la lutte la plus vigoureuse contre le Marché commun capitaliste et tout ce qu’il représente. Et ce n’est que si elle est placée sous le contrôle uni des ouvriers eux-mêmes que la capacité productive de l’Europe pourra être mise au service des travailleurs du monde entier. »