Le Bolchévik nº 215

Mars 2016

 

A la mémoire d’un espion soviétique

Marcus Klingberg (1918-2015)

Marcus Klingberg, courageux espion soviétique et épidémiologiste de renom, est décédé à Paris le 30 novembre à l’âge de 97 ans. Klingberg était un Juif polonais qui avait travaillé de nombreuses années en Israël en tant que scientifique de haut niveau ; il a transmis à l’Union soviétique des informations de la plus haute importance sur l’arsenal israélien d’armes chimiques et bactériologiques. S’il a fait cela, c’est parce qu’il était guidé par une profonde loyauté envers l’Union soviétique : elle lui avait donné la possibilité de se battre contre les nazis, qui ont massacré toute sa famille pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le gouvernement israélien, qui le considérait comme « l’espion le plus dangereux qu’Israël ait jamais connu », l’a jugé en secret et jeté en prison en 1983, où il est resté pendant près de 16 ans.

Les nécrologies de la presse bourgeoise font de Klingberg le portrait d’un espion froid et calculateur tiré tout droit d’un roman de Tom Clancy. Mais Klingberg a publié ses mémoires en hébreu en 2007, Haméraguel Ha’akharon (le Dernier Espion, paru sous ce titre en français en 2015) ; il y montre la nature véritable de l’homme auquel nous rendons hommage pour les services qu’il a rendus à l’humanité :

« Je crois toujours au communisme : il ne se réalisera probablement pas de mon vivant, mais dans 10 ans, dans 20 ans ou dans 50 ans, j’en suis pratiquement certain, les gens reviendront au socialisme. Cela se produira quand le peuple aura été déçu du capitalisme effréné qui cherche à détruire les droits des travailleurs partout […]. Le socialisme l’emportera à la fin ! »

– préface à l’édition allemande (traduit par nos soins)

Abraham Mordechaï Klingberg, connu sous le nom de Marcus ou Marek, était né dans une famille juive orthodoxe en 1918 à Varsovie. Il étudia la médecine à l’Université de Varsovie et devint un militant antifasciste à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. C’est à cette époque qu’il entra en contact avec les idées marxistes. Après l’invasion de la Pologne par les nazis en septembre 1939, il suivit le conseil de son père qui insistait qu’« il faut qu’au moins l’un de nous reste en vie » et il s’enfuit à Minsk, en République soviétique de Biélorussie (aujourd’hui République du Belarus), où il put terminer ses études. Dans ses mémoires, Klingberg raconte comment son père avait été convaincu qu’il devait l’encourager à partir : un officier de l’armée allemande l’avait prévenu que tous les Juifs de Pologne allaient être exterminés.

Le 22 juin 1941, le jour même où l’Allemagne envahit l’URSS, Klingberg se porta volontaire dans l’Armée rouge pour se battre contre les fascistes. La Deuxième Guerre mondiale était un conflit entre puissances impérialistes – essentiellement les Etats-Unis et l’Angleterre contre l’Allemagne et le Japon ; c’était une lutte réactionnaire des deux côtés pour s’emparer de nouvelles sphères d’exploitation et défendre celles existantes. Les travailleurs n’avaient aucun intérêt dans ce conflit interimpérialiste. Par contre il était du devoir du prolétariat international de défendre l’URSS – patrie de la Révolution russe – contre l’agression impérialiste. L’Union soviétique, qui était alors un Etat ouvrier dégénéré, a payé le plus lourd tribut dans la bataille contre l’Allemagne de Hitler, et c’est l’Armée rouge qui a vaincu le fléau nazi, au prix de 27 millions de morts soviétiques.

La puissance militaire de l’Union soviétique, même sous le régime de la bureaucratie stalinienne, témoignait de la puissance de l’économie collectivisée et planifiée qui propulsa la Russie, un pays agraire arriéré, au niveau d’une grande puissance industrielle et militaire moderne. Avec la Révolution bolchévique d’octobre 1917, pour la première fois dans l’Histoire la classe ouvrière a pris le pouvoir et l’a gardé. La création de l’Etat ouvrier soviétique, liée à l’extension de la révolution à d’autres pays, ouvrit la perspective d’un développement en direction d’une société socialiste d’égalité véritable et d’abondance pour tous. Mais la défaite de plusieurs occasions révolutionnaires, surtout en Allemagne, fit que l’Etat ouvrier soviétique se retrouva isolé. Dans des conditions de pénurie matérielle aggravée par les invasions impérialistes et la guerre civile, une caste bureaucratique regroupée autour de Staline usurpa le pouvoir politique en Union soviétique à partir de 1923-1924. La bureaucratie stalinienne renonça à la lutte pour la révolution ouvrière internationale au nom de la « construction du socialisme dans un seul pays » et de la recherche d’une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme. Les acquis de la Révolution de 1917 furent mis en danger par le régime stalinien, et ils furent finalement renversés par la contre-révolution capitaliste en 1991-1992 – une catastrophe historique pour le prolétariat mondial.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Klingberg fut médecin sur le front jusqu’à sa blessure par balle à la jambe. Il continua ensuite à servir dans l’Armée rouge en dirigeant une unité anti-épidémie à Molotov (aujourd’hui Perm), près de l’Oural. Klingberg accomplit beaucoup de choses. Il réussit notamment à stopper la progression d’une épidémie de typhus qui aurait pu infecter énormément de soldats soviétiques. Il termina la guerre comme capitaine. Quand il retourna en Pologne en 1944, il apprit que ses parents et son seul frère avaient péri dans le camp d’extermination de Treblinka.

Klingberg n’oublia jamais sa dette envers l’Union soviétique, un pays qui lui avait permis non seulement de survivre, mais aussi de devenir un scientifique de renommée internationale. Dans ses mémoires il écrit : « A mon arrivée en Union soviétique, j’étais un réfugié juif polonais qui n’avait pas fini ses études de médecine. A mon départ en décembre 1944, j’étais épidémiologiste en chef de la Biélorussie. Et ardent communiste. »

En 1948 Klingberg émigra en Israël avec sa fille et sa femme, Wanda, qui avait survécu au ghetto de Varsovie et qui était elle aussi une scientifique. Pendant des années il fréquenta à son aise les cercles politiques et intellectuels de l’élite sioniste, en dépit du fait qu’il affichait des opinions de gauche ouvertement prosoviétiques. D’après ses mémoires il ne fait pas de doute que Klingberg était aussi très critique de la façon dont le gouvernement israélien traitait les Palestiniens et les autres Arabes.

Klingberg gravit rapidement les échelons de l’establishment médical et finit par devenir directeur scientifique adjoint de l’Institut israélien pour la recherche biologique (IIRB) à Ness Ziona, un institut top secret où l’on menait des recherches sur les armes chimiques et bactériologiques. L’IIRB a amassé au moins 43 types d’armements non conventionnels allant des virus aux poisons extraits de champignons. Ces armes auraient certainement pu être utilisées contre les Etats arabes voisins et contre les Palestiniens dans les territoires occupés. Klingberg pensait aussi que les sionistes partageaient ces renseignements avec des puissances impérialistes comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne.

Klingberg reçut l’ordre du Drapeau rouge du Travail, la décoration soviétique la plus élevée après l’ordre de Lénine, pour les services qu’il avait rendus en transmettant les informations aux Soviétiques sur ces recherches d’armes expérimentales. Klingberg écrit dans la préface allemande à ses mémoires : « Je n’avais rien à voir avec les secrets nucléaires, mais je suis convaincu encore aujourd’hui que les informations que j’ai fournies à l’Union soviétique ont empêché les Etats-Unis de faire usage de certaines armes pendant la guerre froide. »

Klingberg n’était pas le seul à avoir dévoilé l’arsenal de mort israélien. En prison, sa cellule était voisine de celle de Mordechaï Vanunu, un technicien nucléaire israélien qui en 1986 avait révélé que les dirigeants sionistes avaient produit suffisamment d’armes nucléaires, avec les missiles correspondants, pour réduire en cendres non seulement toutes les capitales des pays arabes, mais également plusieurs grandes villes soviétiques. Vanunu a finalement été remis en liberté en 2004. Mais il n’a toujours pas le droit de sortir d’Israël et il reste soumis à une étroite surveillance. L’année dernière encore, il a été arrêté pour avoir simplement donné une interview télévisée. Nous continuons à défendre Mordechaï Vanunu et nous exigeons qu’Israël le laisse partir immédiatement !

L’Etat israélien suspectait depuis des années Klingberg d’être un espion, mais celui-ci ne fut inquiété qu’après que la CIA eut donné au Shin Beth (le contre-espionnage israélien) un tuyau obtenu d’un agent soviétique retourné. Il se trouve aussi qu’à cette époque Klingberg faisait du bruit sur ses recherches pour contrer les mensonges des Etats-Unis selon lesquels le Laos et le Vietnam auraient utilisé des armes biologiques fournies par les Soviétiques contre les forces contre-révolutionnaires. Klingberg avait conclu avec raison que les prétendues « pluies jaunes » n’étaient en fait que des déjections d’abeilles parfaitement naturelles.

Le 19 janvier 1983, le Shin Beth kidnappa Klingberg et l’interrogea pendant des jours entiers. Pour expliquer sa disparition, le gouvernement fit courir la rumeur que Klingberg avait été interné dans un asile de fous en Suisse, ou qu’il avait peut-être abandonné femme et enfant pour fuir en Union soviétique. Après son arrestation, il fut jugé à huis clos par un tribunal militaire et condamné à 20 ans de détention pour espionnage. Ses geôliers lui donnèrent un faux nom et il passa dix ans à l’isolement. Pendant son incarcération il eut plusieurs AVC et souffrit de nombreuses autres affections. Wanda Klingberg, qui avait elle aussi espionné pour l’Union soviétique mais échappa à la prison, ne vécut pas assez longtemps pour voir la libération de son mari.

Après près de 16 ans de prison, Marcus Klingberg fut assigné à résidence en Israël jusqu’en 2003 où il put enfin quitter le pays. Il fut autorisé à émigrer à Paris pour rejoindre sa famille, à condition qu’il ne parle jamais de son travail à Ness Ziona.

Le journaliste de Haaretz Yossi Melman a publié une critique des mémoires de Klingberg où il s’indigne que Klingberg n’exprime « pas une once de regret pour ses actes ». Effectivement. Dans un article de 2010, Klingberg réaffirmait qu’il n’avait jamais regretté d’avoir transmis des secrets militaires aux Soviétiques : « Je conserve mes sentiments sur cette question malgré la chute de l’Union soviétique – un pays auquel je dois non seulement la vie, mais aussi ma carrière d’épidémiologiste et mon travail le plus utile ; et, par-dessus tout, la possibilité de me battre contre le fascisme. »

Traduit de Workers Vanguard n° 1082, 29 janvier 2016