Le Bolchévik nº 213

Septembre 2015

 

La Russie n’est pas impérialiste

Nous reproduisons ci-dessous une lettre de lecteur et la réponse de la rédaction publiées dans Workers Vanguard (n° 1071, 10 juillet), le journal de nos camarades américains de la Spartacist League/U.S. Cette lettre faisait référence aux positions développées dans l’article « Les gouvernements occidentaux attisent les massacres dans l’Est de l’Ukraine » (Workers Vanguard n° 1061, 6 février), dont la traduction est parue dans le Bolchévik (n° 211, mars).

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Le 25 mars
A Workers Vanguard

Je voudrais poser une question politique. Workers Vanguard écrit que la Russie est une puissance régionale et non une puissance impérialiste, par rapport à l’Ukraine. Il est vrai qu’économiquement la Russie n’est que l’ombre de ce qu’était l’ancienne Union soviétique, mais elle a toujours une énorme quantité d’armes nucléaires, et elle continue d’occuper des régions comme la Tchétchénie, ce qui amène la question de ce qu’il faut pour accéder au rang de véritable Etat impérialiste.

J’ai voyagé un peu partout en Ukraine et il est évident que la plus grande partie de l’Est de l’Ukraine, et assurément aussi la Crimée, sont très, très russes. Assurément, il faut s’opposer à l’OTAN et, par conséquent, à l’agression américaine. Mais si l’on se rappelle la Révolution russe, à quel moment le mot d’ordre doit-il devenir : « Retournez les fusils – L’ennemi principal est dans notre propre pays » ?

Salutations rouges
Lawrence, de Seattle

Réponse de Workers Vanguard :

Les critères utilisés par notre lecteur pour suggérer que la Russie pourrait être impérialiste sont essentiellement militaires : le fait qu’elle a des armes nucléaires et qu’elle a mené deux guerres meurtrières contre la Tchétchénie. Mais la puissance militaire et l’agression ne sont pas des critères suffisants en eux-mêmes pour pouvoir qualifier un pays d’impérialiste. Lénine résumait la question en ces termes : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes » (l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916). Cette domination du monde par un petit nombre de puissances impérialistes est la principale barrière au développement économique et au progrès social des pays moins développés.

La lutte incessante des puissances impérialistes pour l’accès aux marchés, aux matières premières et à une main-d’œuvre bon marché conduit à la répétition des guerres impérialistes dans le but d’acquérir et de protéger des avoirs dans les pays étrangers. La Russie ne joue aucun rôle dans le dépeçage du monde mené à l’échelle planétaire. La Russie a une puissance militaire significative, notamment du fait de son arsenal nucléaire, et de ce fait il est plus difficile aux impérialistes de lui marcher sur les pieds ; mais elle n’envahit ni ne bombarde des pays aux quatre coins du monde, contrairement aux Etats-Unis. Et elle n’envoie pas des troupes dans des endroits éloignés pour défendre ses intérêts nationaux, comme le font des pays impérialistes même de deuxième zone comme la Grande-Bretagne et la France.

La Russie est une puissance régionale, mais avec des ambitions impériales. La Russie post-soviétique n’est jamais intervenue militairement à l’extérieur du territoire de l’ex-Union soviétique – la seule exception a été une intervention militaire très limitée dans l’ex-Yougoslavie au milieu des années 1990, où les forces russes avaient joué le rôle de « bon flic » pour le compte de l’OTAN. Moscou a mené deux guerres sanglantes en Tchétchénie pour empêcher les Tchétchènes opprimés d’affirmer leur droit à se séparer de la Russie (un droit que nous soutenons). Mais beaucoup de pays qui ne sont pas impérialistes oppriment des peuples minoritaires à l’intérieur de leurs frontières, par exemple les Tamouls au Sri Lanka ou les Rohingya au Myanmar (Birmanie). La Russie est aussi entrée en conflit en 2008 avec la Géorgie (qui était soutenue par les Etats-Unis) au sujet de la région prorusse d’Ossétie du Sud. Dans cette guerre entre deux pays capitalistes non impérialistes, nous avions une position de défaitisme révolutionnaire : les intérêts de classe des travailleurs de Géorgie et de Russie leur commandaient de chercher à renverser leur classe dirigeante capitaliste respective par la révolution socialiste.

La Russie postsoviétique qui a émergé de la contre-révolution capitaliste de 1991-1992 représente un phénomène historiquement singulier et sans précédent. Comme le développement industriel de la Russie s’était produit essentiellement dans le cadre de l’économie collectivisée d’un Etat ouvrier, la Russie d’aujourd’hui ne rentre pas facilement dans la typologie traditionnelle des pays capitalistes.

L’économie russe, dopée pendant la plus grande partie de la dernière décennie par le prix élevé des combustibles fossiles, a opéré un rétablissement partiel après l’effondrement qu’elle avait connu suite à la « thérapie de choc » des années 1990. Mais ce n’est pas l’économie d’une puissance impérialiste. La nouvelle classe capitaliste russe a mis la main sur une base industrielle et sur des infrastructures développées, dans un pays doté d’immenses ressources naturelles. Mais son industrie est très en retard sur celle des autres pays capitalistes avancés, en termes de technologie et de qualité des produits. Aucune branche de l’industrie manufacturière russe n’est compétitive sur le marché international, à l’exception de l’industrie d’armements (principalement héritée de l’URSS).

Contrairement aux pays impérialistes, qui se caractérisent par l’exportation des capitaux, la Russie exporte principalement des ressources naturelles et non des capitaux. Son économie est très dépendante du secteur pétrolier et gazier, qui en 2013 représentait 16 % de son PIB, 52 % des recettes du gouvernement fédéral et plus de 70 % de ses exportations. Ses « investissements » à l’étranger se font principalement sous forme de fuite de capitaux vers les centres impérialistes ou les paradis fiscaux.

Certaines couches de la bourgeoisie allemande sont favorables à une alliance avec la Russie ; ce serait selon elles un moyen d’affirmer ce qu’elles considèrent être le rôle « naturel » de l’Allemagne à la tête de l’Eurasie. Même des « atlantistes » comme la chancelière Angela Merkel ont une posture beaucoup moins belliqueuse envers la Russie que celle de Washington. Cependant, à ce jour, les Etats-Unis et l’Allemagne maintiennent leur alliance pour ce qui est de contenir et de réduire l’influence de la Russie dans les autres pays de l’ex-URSS. C’est ainsi que l’Union européenne, dominée par l’Allemagne, a suivi Washington pour maintenir les sanctions décrétées contre la Russie pour ses actions en Ukraine.

Les impérialistes véritables, sous la direction des Etats-Unis, travaillent toujours activement à interdire à la Russie l’accès à leur club. L’alliance impérialiste de l’OTAN s’est étendue en Europe de l’Est (dans le cas de l’Estonie et de la Lettonie, jusqu’aux frontières de la Russie), les Etats-Unis renforcent leur présence militaire dans cette région en y déployant des chars et autres armements lourds et, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN discute du renforcement de sa dissuasion nucléaire. L’impérialisme américain a aussi activement encouragé les « révolutions de couleur » dans le but d’installer des régimes pro-Washington dans plusieurs ex-républiques soviétiques. Exemple typique : le coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis l’année dernière en Ukraine a mis en place un régime infesté de fascistes et violemment antirusse.

Notre lecteur demande si nous devons appeler les soldats de tous les belligérants qui s’affrontent aujourd’hui en Ukraine à « retourner les fusils » contre leurs propres dirigeants capitalistes ; autrement dit, devons-nous avoir une position de défaitisme révolutionnaire ? C’était la position de Lénine pendant la Première Guerre mondiale, qui était une guerre interimpérialiste pour repartager le monde entre puissances impérialistes. Au contraire, le conflit actuel en Ukraine, qui est le résultat direct des machinations de l’impérialisme américain, est une guerre civile. Les militants de la partie orientale du pays, qui est ethniquement mélangée mais majoritairement russophone, se sont soulevés parce que le régime ultranationaliste ukrainien foulait aux pieds leurs droits nationaux. Le régime de Kiev a réagi en mobilisant son armée et des bataillons de volontaires néo-nazis qui ont bombardé les villes, massacré des centaines de civils et détruit hôpitaux et usines. Il faut noter que, même si les insurgés dans l’Est de l’Ukraine sont soutenus par la Russie, Moscou n’a manifesté aucune intention d’annexer cette région. Kiev et ses parrains impérialistes ont beau répéter que l’armée russe est en train d’envahir l’Est du pays, Poutine évite clairement une guerre ouverte avec le régime de Kiev.

Les marxistes révolutionnaires ont un côté dans ce conflit : il est dans l’intérêt de la classe ouvrière – en Ukraine, en Russie et au niveau international – de défendre les populations de l’Est de l’Ukraine et leur droit à se gouverner elles-mêmes. Le fait que nous soyons militairement du côté des forces « prorusses » dans l’Est de l’Ukraine n’implique aucunement un soutien politique aux dirigeants nationalistes rebelles ou au régime de Poutine. Nous défendons la population de l’Est de l’Ukraine parce que nous suivons l’approche de Lénine, qui insistait que reconnaître le droit à l’autodétermination est essentiel pour combattre les antagonismes nationaux et pour créer les conditions permettant aux travailleurs des différentes nations de voir que leur véritable ennemi est leur « propre » bourgeoisie capitaliste, et non d’autres travailleurs.