Le Bolchévik nº 213 |
Septembre 2015 |
Pleins droits de citoyenneté pour tous ceux qui parviennent ici !
Les dirigeants européens resserrent l’étau sur l’immigration
Quand 1 200 personnes se sont noyées en Méditerranée en l’espace de quelques jours en avril dernier, une vague de sympathie s’est exprimée dans toute l’Europe face au sort horrible que subissent toutes ces personnes qui essaient de s’assurer un avenir ainsi qu’à leur famille. Mais pour les crapules qui dirigent les gouvernements capitalistes de l’Union européenne (UE), ces catastrophes meurtrières fournissaient simplement un prétexte pour lancer des opérations policières ou militaires.
Les dirigeants capitalistes ont poussé les hauts cris contre les passeurs, François Hollande parlant même de « nouveaux négriers » et de « terroristes », pour lancer au mois de juin l’opération « EUNAVFOR Med », en lien avec l’OTAN. La Grande-Bretagne et la France cherchent à obtenir le soutien de l’ONU pour aller au-delà de la première phase de l’opération (« de surveillance et d'évaluation des réseaux de trafic de clandestins ») et passer à une nouvelle phase comprenant « l’arraisonnement en haute mer de navires suspects et [...] la pénétration dans les eaux territoriales libyennes » visant « à fouiller, à saisir et à démanteler les biens des trafiquants ».
En même temps, les Etats membres de l’UE ont donné le feu vert à une nouvelle série de mesures pour contrôler plus sévèrement l’immigration. Des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla sur la côte marocaine à la frontière gréco-turque ou serbo-hongroise, les points d’entrée dans l’UE sont déjà fermés par des murs et des barrières de barbelés. On déploie maintenant des bateaux de guerre britanniques, allemands et autres en Méditerranée. Ces interventions soulèvent la perspective d’une nouvelle intervention militaire impérialiste contre la Libye.
La réponse du gouvernement PS à ces tragédies a été, comme il était à prévoir, de donner de nouveaux pouvoirs à la police pour augmenter les expulsions et rendre les frontières encore moins perméables. En juillet, Valls a fait passer en vitesse au parlement une loi sur le « droit des étrangers ». Les immigrés et les réfugiés ont maintenant le « droit » consacré par la loi d’avoir leurs enfants enfermés avec eux dans des camps de rétention ; à Mayotte et en Guyane ils ont le « droit » d’avoir leurs enfants expulsés sans eux. La nouvelle loi consacre le régime d’exception pour les colonies où de telles pratiques sont communes. Il y a aussi le « droit » pour les immigrés d’avoir leurs données personnelles (résultats scolaires, relevés de banque, factures d’électricité, etc.) consultées par la police pour que celle-ci puisse justifier leur expulsion éventuelle. Et, dans l’esprit de la croisade hollandesque « je suis Charlie », la loi refuse le permis de séjour à quiconque ferait preuve de « rejet des valeurs essentielles de la société française et de la République » ; il s’agit manifestement là aujourd’hui des musulmans affublés d’une barbe trop longue, d’un kamis ou d’un voile, mais en dernier ressort cette mesure vise tous les opposants à ce régime capitaliste pourri. Le message des impérialistes aux masses désespérées qui fuient la guerre et la famine causées par l’impérialisme en Asie, en Afrique et au Proche-Orient, c’est : Allez crever !
Les milliers d’immigrés qui sont morts en tentant de franchir les portes de la « forteresse Europe » ont été assassinés par les gouvernements impérialistes qui ont dévasté militairement leur pays, ravagé leur économie et qui leur ont arraché leurs moyens de subsistance avant de les laisser mourir sans pitié. L’effondrement de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique au début des années 1990 a supprimé un obstacle historique aux déprédations impérialistes. La première guerre du Golfe, en 1990-1991, avait été rapidement suivie par une intervention militaire américaine en Somalie et une série d’autres aventures militaires impérialistes. Depuis dix ans les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont été impliqués dans des guerres ou des occupations en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye ; la France a aussi envoyé à plusieurs reprises des troupes pour protéger ses intérêts économiques en Côte d’Ivoire, au Mali et en République centrafricaine.
L’existence de l’Union soviétique donnait une certaine marge de manuvre aux dirigeants capitalistes du « tiers-monde », qui obtenaient de l’aide économique et militaire en se proposant comme clients de Moscou ou de Washington. Après la contre-révolution capitaliste en URSS, les puissances impérialistes ont fomenté, alimenté ou manipulé des conflits interethniques et des guerres civiles afin de supprimer, installer ou acheter des tyrans locaux et de s’assurer un accès à de précieuses ressources naturelles comme le pétrole ou les diamants. Pendant ce temps, des personnes sans nombre étaient assassinées, déplacées de chez elles ou abandonnées à la mort du fait de famines causées par l’homme ou du fait d’épidémies incontrôlées comme celle du sida.
Le bombardement de la Libye en 2011 par les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne a conduit au renversement du gouvernement bonapartiste de Kadhafi et a plongé ce pays dans un état d’effondrement et d’anarchie complet. Chefs de guerre, marionnettes des impérialistes, réactionnaires islamistes et forces tribales se battent entre eux, et la côte libyenne non gardée est devenue une destination pour beaucoup de personnes fuyant l’Asie, l’Afrique ou le Proche-Orient pour l’Europe. Les « trafiquants » qui extorquent des milliers d’euros aux gens pour les mettre dans des embarcations de fortune sont peut-être des parasites, mais les criminels en chef sont les dirigeants impérialistes.
Les gens qui parviennent jusqu’en Europe sont ensuite placés dans des centres de détention inhumains, comme celui du Mesnil-Amelot près de l’aéroport de Roissy. Selon les chiffres de la CIMADE et de quatre autres associations humanitaires qui font du travail dans les prisons françaises, la France a incarcéré 26 400 immigrés en 2014, nettement plus que n’importe quel autre pays européen, et sans compter 24 000 autres en « outre-mer ». Parmi les nouveaux centres « ouverts » se trouve le centre Jules Ferry près de Calais, qui est encerclé en permanence par des patrouilles de flics. Les associations tout comme les immigrés eux-mêmes appellent cela un « bidonville d’Etat ». Médecins du monde a dénoncé au mois de juin des « conditions de vie [ ] absolument inédites en Europe » dans le centre, et demande : « Sommes-nous encore en France ? » Eh oui, c’est là le fonctionnement normal du système capitaliste.
Nous disons que tous ceux qui sont parvenus ici doivent avoir le droit de rester Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! Aucune expulsion ! Fermeture des camps de détention ! Toutes les troupes impérialistes, y compris françaises, hors d’Afrique et hors du Proche-Orient !
Les apôtres de l’impérialisme « humanitaire »
A gauche, divers groupes réformistes répandent l’illusion que les impérialistes insatiables qui sont responsables de cette « catastrophe humanitaire » pourraient « faire quelque chose » pour aider leurs propres victimes. Quelques jours après les 1 200 morts en Méditerranée, Lutte ouvrière écrivait dans son journal :
« Une mesure humanitaire d’urgence s’imposerait : celle d’organiser une flotille de secours capable de sauver immédiatement les migrants en perdition. La marine italienne est déjà expérimentée dans ces opérations de sauvetage, la flotte française basée à Toulon pourrait s’y ajouter, et en quelques heures un dispositif efficace pourrait entrer en action.
« Les ministres des Affaires étrangères qui étaient réunis au Luxembourg lundi dernier pouvaient le décider. Eh bien non ! »
« Un sommet d’hypocrisie ordinaire », Lutte Ouvrière, 24 avril
Dans la même veine, le NPA d’Olivier Besancenot décrivait l’opération Mare Nostrum dirigée par l’Italie comme « une mission humanitaire dont le but était le secours et le sauvetage des personnes en mer » (l’Anticapitaliste, 30 avril).
Quelle touchante confiance en l’idée que l’Etat français ou italien pourrait mener à bien une mission de sauvetage humanitaire ! Cela sert à masquer la véritable nature de l’impérialisme dans cette période réactionnaire. Les réformistes éloignent ainsi encore plus la classe ouvrière de la compréhension que sa tâche historique est de s’opposer au pouvoir impérialiste.
LO ne fait que montrer son propre cynisme en écrivant pourtant une semaine plus tard que l’UE « a envisagé d’utiliser des moyens militaires afin de saisir et de détruire les embarcations utilisées par les passeurs », en ajoutant que « cela pourrait servir de prétexte à une nouvelle intervention militaire en Libye qui serait à coup sûr aussi désastreuse que celle voulue par Sarkozy » (Lutte Ouvrière, 1er mai). Ils reconnaissent ainsi que les impérialistes ne brandissent le sort tragique des immigrés que pour mieux poursuivre leurs propres objectifs et manuvrer vis-à-vis de leurs rivaux, y compris en faisant la guerre.
LO efface aussi de l’histoire le soutien scandaleux de la gauche à l’intervention impérialiste de Sarkozy en Libye. Mais à l’époque de cette intervention, le NPA soutenait ouvertement les rebelles réactionnaires de BHL-Sarkozy, qui étaient alors au fond les « troupes terrestres » de l’intervention de l’OTAN (la ligne de LO était moins explicite mais penchait du même côté, voir notre article « La guerre impérialiste contre la Libye s’intensifie » dans le Bolchévik n° 196, juin 2011).
Ces deux groupes sont typiques des réformistes qui veulent faire croire à la possibilité d’un impérialisme des « droits de l’homme ». Lutte ouvrière fait la leçon à Hollande en disant que « la moindre des choses serait de leur désigner des pays d’accueil, de proposer des itinéraires sûrs et légaux par lesquels ils ne risqueraient pas leur vie et ne seraient pas contraints de verser des milliers d’euros ou de dollars à des trafiquants » (Lutte Ouvrière, 22 mai). Ils ajoutent la revendication que « l’Europe doit rester ouverte pour accueillir ces personnes qui cherchent à survivre » (« brève » du 7 mai 2015, www.lutte-ouvriere.org), et le NPA lance le même appel : « Ouvrons les frontières » et « Une perspective réaliste, la liberté d’installation et de circulation » (l’Anticapitaliste, 16 juillet).
L’appel des réformistes à « ouvrir les frontières » est à la fois utopique et réactionnaire. Appeler les impérialistes à ouvrir leurs frontières revient à les appeler à éliminer le système capitaliste. C’est au cours du développement du capitalisme qu’est né l’Etat-nation moderne (ou éventuellement un Etat multinational, mais toujours dominé par une seule nation), et l’Etat-nation restera un fondement du capitalisme jusqu’à ce que tout le système soit renversé par une série de révolutions ouvrières. Toute entreprise capitaliste, quelle que soit la dimension de ses opérations internationales, compte en dernier ressort sur les forces armées de son pays d’origine. Aucune classe capitaliste au pouvoir ne peut renoncer volontairement au contrôle de son propre territoire.
Le NPA a récemment cherché à donner un visage un peu plus radical à son utopie de l’ouverture des frontières :
« La seule alternative est donc d’imposer la reconnaissance des principes de libre circulation et libre implantation. Nous disons bien imposer puisque nous ne doutons pas que seul l’enclenchement d’un processus révolutionnaire, sous une forme ou sous une autre, permettrait d’y parvenir : en effet, il ne s’agit de rien de moins que l’instauration d’un nouvel ordre mondial.
« [
] Ce nouvel ordre ne pourra être mis en place que sous couvert d’organisations supra-étatiques réellement démocratiques qui seraient autre chose que le hochet de 5 grandes puissances disposant à leur gré d’un droit de veto. »
l’Anticapitaliste, 16 juillet
Mais le lecteur n’en saura pas plus sur comment ce « nouvel ordre », « réellement démocratique », peut voir le jour. Serait-ce en votant pour le PS et ses partenaires bourgeois « contre la droite », comme le NPA l’a fait en 2012 lors des dernières élections présidentielles, et comme l’avait fait son prédécesseur, la LCR, depuis sa naissance en 1973 ? Ou peut-être grâce à un gouvernement capitaliste comme celui de Tsipras en Grèce, que le NPA a salué comme « une baffe à la troïka » ?
La classe ouvrière est la seule classe qui puisse diriger une révolution socialiste sous la direction d’un parti révolutionnaire, comme celui des bolchéviks russes en octobre 1917 ; mais la classe ouvrière n’a aucune place dans la perspective du NPA. Son « nouvel ordre [ ] sous couvert d’organisations supra-étatiques réellement démocratiques » n’est au fond qu’un appel de plus à une Europe capitaliste qui serait plus « sociale et démocratique ».
Pour les marxistes révolutionnaires il tombe sous le sens que l’Etat-nation capitaliste, tout comme la propriété privée des moyens de production, sont des entraves au développement des forces productives, qui ont un caractère social et international. C’est seulement avec l’avènement d’une société communiste mondiale sans classes, et avec le dépérissement de l’Etat ouvrier issu de la révolution socialiste, que disparaîtront les frontières. Argumenter autre chose c’est nier la nécessité incontournable d’une révolution socialiste pour faire avancer l’humanité, et cela ne peut qu’alimenter les illusions dans la réformabilité d’un système capitaliste potentiellement « humaniste ».
Si on l’élève au niveau d’un principe général, la revendication de l’ouverture des frontières sous le capitalisme est réactionnaire. Comme le montre amplement l’histoire de l’Etat sioniste d’Israël pour les Palestiniens, une immigration massive et illimitée remet en cause le droit d’autodétermination. Les grandes puissances ont les moyens de tarir le flot des réfugiés et des immigrés dans leur propre pays si elles en éprouvent le besoin. Mais ce n’est pas le cas des peuples plus petits et plus faibles. Les Etats impérialistes avaient, pour le compte des sionistes, fermé leur frontière aux réfugiés juifs fuyant l’Allemagne nazie ainsi qu’aux survivants des camps de la mort, forçant ainsi des centaines de milliers de Juifs européens à aller en Palestine où ils finirent par déplacer et expulser une grande partie de la population arabe. Et au XIXe siècle, la bourgeoisie française « ouvrit les frontières » de l’Algérie aux Espagnols, Italiens, Maltais et autres « Européens » pour coloniser l’Algérie.
Comme le montre toute l’histoire du colonialisme français, dans la mesure où une grande puissance peut forcer un Etat plus faible et économiquement arriéré à ouvrir ses frontières, cela permet d’accroître la pénétration du capital impérialiste et d’éliminer toute souveraineté nationale du pays le plus faible. Le club capitaliste européen est basé sur la liberté de mouvement du capital. Les ouvriers immigrés venant des pays plus pauvres de l’UE servent de réservoir de main-d’uvre à bas salaires, et les capitalistes cherchent à manipuler l’immigration au gré des besoins du marché du travail dans leur propre pays.
Aujourd’hui la France, l’Italie et la Grande-Bretagne sont à couteaux tirés. Elles renforcent leurs frontières à Calais et à Vintimille tout en déployant des forces de police croissantes pour attaquer les immigrés qui tentent de traverser les frontières ; les attaques des flics contre les militants qui cherchent à aider les immigrés se multiplient également. L’accord franco-britannique signé en août, suite à la mort en juin et en juillet de onze jeunes qui essayaient de passer en Angleterre depuis Calais, n’est qu’une liste de nouvelles mesures sécuritaires et de renforts policiers.
L’UE était à l’origine un appendice économique de l’alliance antisoviétique de l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis. Elle a toujours été un mécanisme utilisé par les capitalistes pour maximiser le taux d’exploitation de la classe ouvrière dans la région. L’UE est un bloc intrinsèquement instable destiné à améliorer la compétitivité de ses membres dominants, au premier chef l’Allemagne, vis-à-vis de leurs rivaux essentiellement le Japon et les Etats-Unis. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le traité de Maastricht de 1992 avait posé le cadre pour l’UE d’aujourd’hui, y compris les conditions pour adopter la monnaie unique. Les Etats membres s’engageaient à limiter leur déficit budgétaire en échange de prêts à bon marché, d’un flux accru de capital et d’un commerce plus libre à l’intérieur de l’Europe.
L’euro est un instrument de domination économique, essentiellement par l’Allemagne et dans une moindre mesure par la France, sur les pays plus pauvres de l’UE. De plus, comme le montre la crise actuelle de l’euro, une monnaie unique partagée par différents pays n’est pas viable à long terme.
Au fond, l’appel à « transformer la forteresse Europe en une Europe-refuge » révèle au grand jour l’illusion des réformistes que ce conglomérat dominé par les impérialistes pourrait être transformé en une « Europe sociale » progressiste, comme le revendiquent la gauche social-démocrate et la bureaucratie syndicale. Lutte ouvrière avait refusé d’appeler à un vote « non » lors du référendum sur le traité de Maastricht en 1992. Treize ans plus tard, ils argumentaient que « même telle quelle, réalisée sur des bases capitalistes [ ], l’Union européenne représente un progrès dans un certain nombre de domaines » (Lutte de classe, février 2005). Encore en 2014 ils défendaient cette position contre une camarade de la LTF qui était intervenue lors d’un de leurs meetings « Cercle Léon Trotsky » : « On n’est pas pour mêler nos voix et nos soutiens à ceux qui sont contre l’Union européenne pour des raisons réactionnaires, de défense des frontières nationales qui sont encore plus étroites et étriquées » (le Bolchévik n°207, mars 2014).
La Ligue communiste internationale (LCI) s’est opposée à l’UE dès le début, du point de vue de l’internationalisme prolétarien. On voit ô combien notre opposition intransigeante à l’UE et à la monnaie unique s’est justifiée en regardant la dévastation économique de la Grèce, ou le sort des pays pauvres d’Europe de l’Est qui ont été transformés en un vaste réservoir de main-d’uvre corvéable à merci par le capital allemand ou français.
Comme la plus grande partie de la gauche répand des illusions dans cette alliance impérialiste réactionnaire, les principaux bénéficiaires de l’opposition croissante à l’UE sont des partis d’extrême droite ultraréactionnaires ou carrément fascistes, du Front national en France à Aube dorée en Grèce, de l’UKIP en Grande-Bretagne à la Ligue du Nord en Italie. Ces forces racistes essaient avec force de faire des immigrés des boucs émissaires pour la crise économique qui est endémique dans le mode de production capitaliste.
Pour des révolutions socialistes internationales !
En tout cas, la crise actuelle de l’UE déboulonne le mythe que l’on peut unifier pacifiquement l’Europe sous le capitalisme. Dans son ouvrage l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Lénine avait ridiculisé un argument du même acabit avancé alors par Karl Kautsky. Il en parlait comme d’une « petite fable bébête de Kautsky sur l’ultra-impérialisme “pacifié” ». Comme l’expliquait Lénine, l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, où le monde a déjà été divisé entre les grandes puissances et où l’exportation des capitaux prime sur l’exportation des marchandises.
L’impérialisme est caractérisé par d’énormes monopoles financiers étendant leurs tentacules sur toute l’économie mondiale, et par l’asservissement des peuples plus pauvres, les grandes puissances luttant entre elles pour contrôler les marchés et les matières premières. Le système lui-même conduit inévitablement à des guerres d’expansion coloniale et, en dernier ressort, à des guerres interimpérialistes. La domination impérialiste empêche toute croissance économique substantielle dans les pays de développement capitaliste retardataire, et elle maintient la plupart de ces pays dans la misère.
Dans les pays semi-coloniaux, le pouvoir est lié de mille façons aux grandes puissances mondiales capitalistes, et il est impossible de s’émanciper du joug impérialiste sans que le prolétariat prenne le pouvoir à la tête des masses opprimées. Cette tâche est inséparablement liée à la nécessité d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés, révolution qui ouvrira la voie au développement du socialisme.
La revendication libérale d’une « ouverture des frontières » réduit les travailleurs du monde semi-colonial à un statut de victimes passives. Nous luttons au contraire pour le programme trotskyste de la révolution permanente. Dans le cadre de cette perspective internationaliste, les travailleurs immigrés ont un rôle central à jouer, servant de pont vivant reliant le prolétariat européen à ses frères et surs de classe en Afrique, en Asie et au Proche-Orient.
La migration de masse est une caractéristique inhérente au capitalisme impérialiste. Le capitalisme français exploite depuis bien longtemps des travailleurs immigrés. Au XIXe siècle il avait fait venir un grand nombre d’immigrés belges, italiens et polonais ; après la Deuxième Guerre mondiale les employeurs français installèrent des bureaux de recrutement spéciaux pour la main-d’uvre des Antilles ou du Maroc et firent venir des travailleurs par centaines de milliers du Sud de l’Europe et de l’Afrique du Nord et de l’Ouest. Nous disions dans la Déclaration de principes de la LCI en 1998 :
« Le capitalisme moderne, c’est-à-dire l’impérialisme, qui s’étend dans tous les recoins de la planète, importe dans le prolétariat, au plus bas de l’échelle, au cours de la lutte des classes et en fonction des besoins de l’économie, de nouvelles sources de main-d’uvre meilleur marché, surtout des immigrés venant de régions du monde plus pauvres et moins développées, des ouvriers qui ont peu de droits et dont on considère qu’on peut plus facilement se débarrasser en périodes de récession économique. »
A n’en pas douter, les impérialistes n’encouragent pas aujourd’hui un afflux massif de pauvres et de miséreux du monde semi-colonial. Mais ceux qui parviennent à pénétrer dans les pays de l’UE souvent comme demandeurs d’asile, comme c’est le mode d’admission le plus commun pour beaucoup servent précisément cette fonction économique.
Avec l’aide de la bureaucratie syndicale, les capitalistes cherchent constamment à dresser les couches les plus arriérées de la classe ouvrière autochtone contre les immigrés en menaçant de remplacer les travailleurs autochtones par des travailleurs étrangers payés moins cher. De cette manière la bourgeoisie cherche à réduire les salaires pour la classe ouvrière tout entière. Les travailleurs immigrés et ceux issus des minorités constituent une composante cruciale du prolétariat en Europe, et ils joueront inévitablement un rôle clé dans la lutte pour la révolution socialiste.
Il faut une lutte commune de tous les travailleurs contre les capitalistes qui taillent dans les salaires et cassent les syndicats. Il faut se battre pour syndiquer tous les travailleurs immigrés, qui sont souvent contraints de travailler pour des boîtes d’intérim ou des entreprises de « main-d’uvre détachée » où il n’y a pas de syndicats. Il faut lutter pour l’égalité des salaires à travail égal et pour partager les emplois existants entre tous les travailleurs disponibles, sans réduction de salaire mais en diminuant significativement les horaires de travail. Contre le chauvinisme protectionniste et anti-immigrés, il faut gagner les travailleurs à l’idée qu’ils ont le même intérêt de classe en commun avec les travailleurs de tous les pays et de toutes les nationalités, contre l’ennemi de classe capitaliste.
Le caractère international de la classe ouvrière lui donne potentiellement une énorme supériorité sur la bourgeoisie, dont le système de production pour le profit fonctionne par des méthodes anarchiques qui attisent les conflits nationaux et produisent sans cesse inégalités sociales et crise économique. Pour réaliser son potentiel révolutionnaire, le prolétariat a besoin d’un parti international pour unifier la classe ouvrière par-delà les clivages nationaux et autres facteurs de division, et pour coordonner les luttes interdépendantes des travailleurs de tous les pays. C’est dans ce but que la LCI se bat pour reforger la Quatrième Internationale, le parti mondial de la révolution socialiste.
Nous suivons l’exemple du parti bolchévique qui avait dirigé la Révolution russe en 1917 ; selon la formule de Lénine, notre modèle est celui d’un « tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression » et sachant « expliquer à tous et à chacun la portée historique de la lutte émancipatrice du prolétariat » (Que faire ?, 1902).
Notre programme consiste à lutter pour des révolutions prolétariennes afin d’exproprier les exploiteurs capitalistes et établir des Etats-Unis socialistes d’Europe. L’unification économique de l’Europe par les ouvriers au pouvoir est une nécessité urgente depuis plus d’un siècle. L’instauration d’une Europe socialiste ainsi que la révolution socialiste aux Etats-Unis, au Japon et dans les pays moins avancés qui souffrent aujourd’hui du joug impérialiste conduirait à une énorme extension des forces productives dans le cadre d’une économie planifiée internationale. Des gouvernements ouvriers dans les pays avancés consacreraient d’énormes ressources au développement en Asie, en Afrique et en Amérique latine, contribuant ainsi à jeter les bases d’un ordre mondial égalitaire où les hommes choisiront de se déplacer dans le monde pour leur plaisir et leur éducation, et non pas sous l’effet de la peur et de l’insécurité économique.
Adapté de Workers Hammer n° 231, été 2015