Le Bolchévik nº 212

Juin 2015

 

Un Kautsky AOC, cru bourgeois : le Merlet 2013

Géorgie 1921 : LO attaque les bolchéviks de Lénine et Trotsky

Un examen sérieux de l’organisation Lutte ouvrière (LO) ne peut manquer de mettre en évidence l’énorme discordance entre la politique révisionniste de ce groupe et la théorie et la pratique du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky. Par exemple la participation de LO en 2008 à des blocs électoraux, y compris avec des bourgeois « de gauche », pour gérer des municipalités, était tirée directement des manuels du menchévisme. Le refus de LO de défendre en pratique l’Etat ouvrier dégénéré soviétique contre la restauration capitaliste avait plus à voir avec un Max Shachtman ou un Tony Cliff (deux célèbres renégats du trotskysme) qu’avec Léon Trotsky. Cherchant à masquer sa politique réformiste derrière une façade d’orthodoxie, LO avait jusqu’à récemment toujours soigneusement évité d’attaquer explicitement les bolchéviks de Lénine et Trotsky, alors même qu’elle le faisait tous les jours dans la pratique. Elle a maintenant franchi le pas.

Dans son livre en deux tomes intitulé l’Opposition communiste en URSS, Les trotskystes 1923-1938, le militant de LO Pierre Merlet prétend défendre la mémoire de l’Opposition de gauche de Trotsky dans sa lutte pour la continuité du bolchévisme face au stalinisme. Nous n’avons pas pour objectif ici de faire une revue complète de ce livre pour exposer sa vision moraliste et économiste, typique de LO sur la lutte des trotskystes pendant toutes ces années. Mais il est remarquable que ce livre contient une attaque ouverte contre les bolchéviks à propos de l’intervention dans la république caucasienne de Géorgie en février 1921, à une époque où Lénine était encore à la tête du parti. Merlet écrit :

« Commissaire du peuple aux Nationalités, et ayant milité pendant des années dans son Caucase natal, Staline joua un rôle majeur dans la mise en œuvre de la politique caucasienne du gouvernement soviétique. En fait, il l’interpréta et la mena à sa façon, qui n’avait pas grand-chose de communiste. En février 1921, sous ses ordres et suite à un simulacre de soulèvement ouvrier dont il était l’instigateur, l’Armée rouge pénétra en Géorgie, dont Moscou avait reconnu jusque-là l’indépendance, et y imposa de l’extérieur un gouvernement “soviétique”. »

Du point de vue de la révolution prolétarienne, l’intervention soviétique en Géorgie était tout à fait correcte et nécessaire. Après la révolution d’Octobre, la Russie soviétique dut mener une guerre civile de trois ans contre des contre-révolutionnaires « blancs » soutenus par les impérialistes et contre l’intervention militaire directe de 14 armées capitalistes. Les pays (Géorgie, Pologne, Finlande et pays baltes) qui demeurèrent capitalistes après avoir obtenu leur indépendance par rapport à la Russie devinrent des bastions de la terreur réactionnaire contre la classe ouvrière, et des têtes de pont pour les intrigues impérialistes contre l’Etat soviétique.

Le dirigeant bolchévique Léon Trotsky écrivit en 1922 toute une brochure pour défendre l’intervention soviétique en Géorgie, Entre l’impérialisme et la révolution ; il y dénonçait, à l’aide des déclarations des menchéviks eux-mêmes, le mythe d’une Géorgie « démocratique » et « indépendante » colporté à l’époque par les impérialistes et leurs hommes de main sociaux-démocrates, et que nous ressert aujourd’hui Merlet. Notre historien « trotskyste », mis au défi par un militant de la LTF lors d’un forum à la fête de LO l’année dernière, a benoîtement déclaré… qu’il n’avait jamais lu cette brochure. Admettons son ignorance – et remarquons que celle-ci ne l’a pas empêché de « savoir » qu’il fallait prendre le côté des menchéviks géorgiens et de l’impérialisme contre le pouvoir soviétique de Lénine et Trotsky. Voyons les faits.

Quand les menchéviks, qui s’étaient opposés à la révolution prolétarienne en Russie, prirent le pouvoir en Géorgie au début de 1918, ils contraignirent les communistes géorgiens à la clandestinité. La Géorgie « indépendante » invita immédiatement l’armée impérialiste allemande, puis, après la défaite de l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, donna les rênes aux impérialistes britanniques. Ceux-ci, opérant de concert avec les nationalistes arméniens et géorgiens, organisèrent le renversement du soviet de Bakou de 1918 – qui reposait sur les ouvriers du pétrole azéris, arméniens, géorgiens et russes –, le centre du pouvoir bolchévique dans le Caucase. Les 26 dirigeants bolchéviques du soviet furent plus tard capturés et exécutés, en septembre 1918, sur l’ordre des Britanniques. Trotsky dédie sa brochure à ces communistes héroïques, ainsi qu’aux centaines et aux milliers d’autres, victimes des persécutions et des massacres perpétrés par le pouvoir géorgien et les autres régimes bourgeois du Caucase.

En décembre 1918, le menchévique géorgien Topouridzé déclarait : « J’estime que, par tous les moyens et de toutes les forces dont elle dispose, notre république aidera les puissances de l’Entente dans leur lutte contre les bolcheviks ». Trotsky mentionne aussi la répression brutale d’un soulèvement paysan en Ossétie, citant le dirigeant menchévique Valiko Djoughéli qui se réjouissait de ce massacre : « De tous côtés, autour de nous, brûlent les villages ossètes. […] nous serons cruels. Oui, nous le serons. » Djoughéli se rappelait qu’un autre menchévik lui avait dit : « Je commence à comprendre Néron et le grand incendie de Rome », après avoir jeté « un coup d’œil circulaire sur ces flammes éclatantes ».

En février 1921, alors qu’un soulèvement dirigé par des communistes avait éclaté en Géorgie, l’Armée rouge pénétra finalement dans le pays et chassa le gouvernement menchévique soutenu par les impérialistes, instaurant ainsi le pouvoir des travailleurs et apportant une authentique libération nationale. Comme l’explique Trotsky dans sa brochure :

« Non seulement nous reconnaissons, mais nous soutenons de toutes nos forces le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes là où il est dirigé contre les Etats féodaux, capitalistes, impérialistes. Mais, là où la fiction de l’autonomie nationale se transforme entre les mains de la bourgeoisie en une arme dirigée contre la révolution du prolétariat, nous n’avons aucune raison de nous comporter à son égard autrement qu’envers tous les autres principes de la démocratie transformés en leur contraire par le Capital. »

Pour les marxistes, le droit à l’autodétermination nationale n’est pas un principe absolu. Dans le cas de la Géorgie de 1921, il était subordonné à la défense de la révolution prolétarienne, une question toujours mineure pour LO.

Par ailleurs, contrairement à l’assertion de Merlet, l’intervention militaire en Géorgie n’était pas une initiative personnelle de Staline. C’était une décision prise par le bureau politique du parti le 14 février 1921, et elle eut le soutien de Lénine et de Trotsky. Merlet peut mettre autant de guillemets qu’il veut pour faire douter de la nature soviétique du nouveau régime géorgien, le fait est que c’est Lénine lui-même qui annonça, une semaine plus tard, à l’assemblée plénière du Soviet des députés ouvriers et paysans de Moscou du 28 février 1921, sous les applaudissements, que « le pouvoir des Soviets a été instauré à Tiflis ». A moins que Merlet ne considère Lénine incapable de reconnaître « le pouvoir des Soviets » qui est devant lui !

Dans la pénétrante brochure citée plus haut, Trotsky montre combien l’hostilité des sociaux-démocrates à la dictature du prolétariat en Russie faisait partie intégrante de leur soutien à leur bourgeoisie impérialiste ; elle les amena à justifier et applaudir les pires de leurs crimes. A la suite de l’intervention soviétique de 1921 en Géorgie, et dans le cadre de l’offensive anticommuniste des partis de la Deuxième Internationale, une campagne internationale pour le retrait de l’Armée rouge et pour l’« autodétermination » de la Géorgie avait commencé, une attaque politique que le livre de Merlet ressuscite aujourd’hui.

Le fond politique de l’attaque de Merlet contre les bolchéviks en 1921 n’est qu’un plagiat de la Deuxième Internationale contre Lénine, Trotsky et leurs camarades, comme quoi ceux-ci ne respecteraient pas les droits « démocratiques » bourgeois. Au premier rang de ceux qui attaquaient Lénine et ses camarades figurait le tristement célèbre renégat Kautsky.

Et il n’y a pas que sur le droit à l’autodétermination que Merlet reprend la ligne de Kautsky. Se référant aux difficultés qu’affrontait le régime soviétique à la fin de la guerre civile, et à la période correspondant à l’intervention en Géorgie, Merlet argumente :

« Les soviets ne pouvant plus jouer leur rôle d’instrument de gouvernement des travailleurs, l’appareil administrativo-politique échappa en même temps au contrôle des classes laborieuses. Pareille situation était inévitable, vu les circonstances, mais elle formait les prémices de la dégénérescence de l’Etat ouvrier.
« Cela d’autant plus que le parti communiste, non seulement ne remplit bientôt plus son rôle qui aurait dû être de combattre la bureaucratisation, y compris en passant dans l’opposition au gouvernement, mais allait bien vite se trouver atteint à son tour par la gangrène bureaucratique. » [souligné par nous]

En d’autres termes, le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky aurait dû abandonner le pouvoir de l’Etat ouvrier soviétique ! Au profit de qui ? Des menchéviks qui luttaient la main dans la main avec les blancs pour renverser le pouvoir soviétique ? Il n’y avait aucun autre parti défendant la dictature du prolétariat ! C’est du kautskysme pur et simple.

Dans son rapport pour le XIe Congrès du Parti bolchévique, le 27 mars 1922, Lénine décrivit les dangers immédiats auxquels l’Etat ouvrier soviétique était confronté : « Nous avons en face de nous le monde bourgeois tout entier qui ne cherche que le moyen de nous étrangler. Nos menchéviks et socialistes-révolutionnaires ne sont que des agents de cette bourgeoisie, pas autre chose. Telle est leur position politique. » Pour les bolchéviks, abandonner le pouvoir à quiconque aurait mené à court terme à la restauration « démocratique » du capitalisme en Russie ainsi que dans les autres pays qui avaient été libérés de l’oppression capitaliste, y compris la Géorgie soviétique. Et la terreur blanche se serait répandue partout !

Le fil conducteur de toutes les critiques de Lénine et Trotsky faites par Merlet est la capitulation de LO à l’anticommunisme bourgeois « démocratique » dans la pure tradition de Kautsky. Ces critiques sont en droite ligne du refus de LO de défendre l’Etat ouvrier dégénéré quand l’URSS existait. Ainsi LO s’est retrouvée au côté des moudjahidin afghans contre l’Armée rouge en 1979, et elle ne voyait pas d’un mauvais œil une réunification capitaliste de l’Allemagne lorsque le mur de Berlin est tombé en novembre 1989.

Toute personne voulant comprendre de façon authentiquement bolchévique de la question de la Géorgie doit commencer par la brochure de 1922 de Trotsky, disponible en français. Elle pourra continuer sa recherche de la vérité marxiste dans les pages de notre journal !