Le Bolchévik nº 212

Juin 2015

 

Indépendance pour la Catalogne et pour le Pays basque !

A bas l’Union européenne ! Pour les Etats-Unis socialistes d’Europe !

En novembre dernier 2,3 millions de personnes en Catalogne ont défié le gouvernement central espagnol en participant à un référendum non officiel sur l’indépendance. Plus de 80 % des votants ont répondu « oui » aux deux questions posées : « Voulez-vous que la Catalogne soit un Etat ? » ; et si oui, « voulez-vous que cet Etat soit indépendant ? » Ce vote couronnait la montée depuis plusieurs années du sentiment en faveur de l’indépendance dans cette région de 7,5 millions d’habitants située au nord-est de l’Espagne. Avec le chauvinisme enragé de la bourgeoisie castillane, et l’austérité économique imposée par l’Union européenne (UE), sont revenues sur le devant de la scène des divisions vieilles de plusieurs siècles entre le gouvernement central et les nationalités plus petites et opprimées de l’Espagne, comme les Catalans.

La participation massive lors du vote du 9 novembre constituait une puissante riposte à la décision du parlement espagnol, en avril 2014, d’interdire ce référendum sur l’indépendance. C’était aussi une claire indication que le sentiment national en Catalogne s’oriente fortement vers la séparation d’avec l’Espagne et non vers l’assimilation. Reconnaissant cette évolution, la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste) exige l’indépendance pour la Catalogne !

Nous sommes des marxistes révolutionnaires ; si nous sommes en faveur de la sécession de la Catalogne d’avec l’Espagne, c’est pour ôter la question nationale de l’ordre du jour et ce faisant mettre en avant ceci : la classe ouvrière doit se battre contre son ennemi de classe capitaliste, tant en Espagne qu’en Catalogne. La bourgeoisie, qu’elle soit castillane ou catalane, utilise le nationalisme pour dissimuler le fait que les ouvriers n’ont pas les mêmes intérêts que leurs « propres » exploiteurs, et pour créer des divisions entre les travailleurs de différentes nationalités. L’indépendance de la Catalogne montrerait mieux aux travailleurs que les nationalistes bourgeois et petits-bourgeois catalans ne luttent pas pour mettre fin à l’exploitation et à l’oppression sociale. L’indépendance ébranlerait aussi l’ordre capitaliste dans le reste de l’Espagne et porterait un coup à l’UE impérialiste, ce qui permettrait d’ouvrir la voie à la lutte de classe.

Nous rejetons l’affirmation de la bourgeoisie castillane et de la monarchie espagnole qu’il y aurait une « unité indissoluble de la Nation espagnole ». Cette formule a été scellée dans le marbre avec la Constitution démocratique-bourgeoise adoptée en 1978, trois ans après la mort du général Francisco Franco, qui avait exercé sa dictature bonapartiste pendant près de quarante ans. La constitution espagnole nie explicitement le droit démocratique d’autodétermination aux Catalans, aux Basques et aux Galiciens, des nationalités distinctes qui ont leur propre langue. La LCI s’est toujours prononcée pour le droit d’autodétermination de ces nations opprimées en Espagne.

Pour faire l’unité du prolétariat dans l’Espagne de l’après-Franco, l’obstacle principal est le chauvinisme extrême contre le peuple basque. La lutte pour l’indépendance basque dure depuis longtemps. Tous les gouvernements « démocratiques », y compris ceux du Parti socialiste ouvrier d’Espagne (PSOE), ont poursuivi la campagne de terreur sanglante de la dictature franquiste contre le séparatisme basque. Les profondes divisions entre les ouvriers du Pays basque et ceux du reste de l’Espagne se reflètent dans la prépondérance dans cette région de syndicats nationalistes séparés. Il est évident depuis un certain temps que ces divisions ne pourront être surmontées que dans la lutte pour l’indépendance des Basques. La LCI s’est prononcée depuis longtemps pour le droit des Basques à faire sécession, et elle a défendu énergiquement les Basques victimes de la répression, mais nous avons fait preuve de négligence en n’appelant pas jusqu’à présent à l’indépendance. Pour l’indépendance du Pays basque !

Il ne semble pas pour le moment y avoir de sentiment massif pour l’indépendance dans la partie du Pays basque au nord des Pyrénées, ni dans le Nord de la Catalogne côté français, où l’on parle aussi catalan. La Ligue trotskyste de France, section de la LCI, défend néanmoins le droit d’autodétermination des Basques et des Catalans, c’est-à-dire leur droit à faire sécession de l’Etat français. Cela signifie y compris leur droit de se rattacher à une Catalogne ou à un Pays basque indépendant. La LCI soutient aussi le droit d’autres régions d’Espagne parlant catalan, comme les îles Baléares, de se rattacher à une Catalogne indépendante. Si nous appelons à l’indépendance de la Catalogne et du Pays basque, c’est pour appliquer la position léniniste qui reconnaît le droit d’autodétermination pour toutes les nations. Lénine écrivait en 1916 dans la Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes :

« Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l’indépendance politique, à la libre séparation politique d’avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication de la démocratie politique signifie l’entière liberté de propagande en faveur de la séparation et la solution de ce problème par la voie d’un référendum au sein de la nation qui se sépare. »

Ce n’est qu’en soutenant l’indépendance de la Catalogne et du Pays basque que le prolétariat d’Espagne peut apporter la preuve qu’il s’oppose au chauvinisme de sa propre bourgeoisie ; il pourra ainsi gagner la confiance et la solidarité de classe des ouvriers des nations opprimées, en dissipant la suspicion ou la méfiance. En même temps, les travailleurs des nations catalane et basque opprimées doivent lutter pour l’indépendance politique vis-à-vis de leur propre bourgeoisie nationale, qui brandit l’appel à la « libération nationale » pour tromper les travailleurs et les diviser selon leur appartenance nationale.

Les rivalités bourgeoises dans l’Espagne multinationale

La détermination de la bourgeoisie castillane à éliminer toute perspective d’indépendance pour la Catalogne ou le Pays basque s’explique en bonne part par le fait que ces régions sont parmi les plus industrialisées et les plus productives économiquement de l’Espagne ; elles disposent d’une énorme concentration de capital financier. La Catalogne (16 % de la population totale) contribue aujourd’hui à hauteur de 20 % au produit intérieur brut de l’Espagne. La deuxième banque espagnole est la banque basque Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (BBVA), qui a de gros investissements en Amérique latine. Un colonel espagnol à la retraite déclarait de façon menaçante lors d’une interview en 2012 : « L’indépendance de la Catalogne ? Il faudra me passer sur le corps, et sur beaucoup d’autres ! » Vu l’histoire sanglante de l’Espagne, ce ne sont pas des paroles en l’air.

La bulle immobilière espagnole a éclaté en 2008, avec ensuite une crise financière dans le cadre d’une récession économique mondiale. Les dirigeants impérialistes de l’UE et la bourgeoisie espagnole ont alors fait supporter aux travailleurs des licenciements de masse et une austérité brutale : 5,4 millions de personnes sont actuellement sans emploi. Cette situation nourrit le nationalisme bourgeois de tout bord.

Le parti au pouvoir à Madrid, le Parti populaire (PP), est l’héritier politique du franquisme ; il incarne la réaction monarchiste et catholique de droite et d’extrême droite. Il encourage l’animosité envers les Catalans, tentant manifestement de faire porter à d’autres la responsabilité de la bourgeoisie pour cette crise économique interminable. Depuis des années le PP fait barrage aux demandes de la Catalogne pour obtenir davantage d’autonomie vis-à-vis du gouvernement central, et il a refusé de renégocier les termes de la redistribution des revenus fiscaux entre Madrid et Barcelone (la capitale de la Catalogne) ainsi que la part des dépenses nationales consacrées à la Catalogne. Le PP met les gens à la rue et les affame, mais il colporte en toute hypocrisie le cliché chauvin du Catalan avide qui manquerait de « solidarité » avec les régions plus pauvres de l’Espagne.

Le répugnant chauvinisme de Madrid provoque de vives réactions en Catalogne. La colère a éclaté notamment en réaction à un arrêt de la Cour constitutionnelle espagnole, en 2010, abrogeant de nombreux articles du statut d’autonomie catalan de 2006, y compris celui qui reconnaissait la Catalogne comme une nation. Cet arrêt résultait d’un recours déposé par le PP contre pas moins de 128 articles sur les 223 que comptait ce statut. Le lendemain de l’annonce de la décision de la Cour constitutionnelle, plus d’un million de personnes ont manifesté en Catalogne derrière des banderoles qui proclamaient « Nous sommes une nation ».

L’hypocrisie de la bourgeoisie castillane a son pendant dans celui de la bourgeoisie catalane, représentée par la coalition Convergència i Unió (CiU) et ses suivistes plus à gauche de l’Esquerra Republicana (Gauche républicaine), qui sont au pouvoir ensemble actuellement à la Generalitat. La bourgeoisie catalane en a profité pour rejeter la responsabilité de la crise économique en Catalogne sur le reste de l’Espagne, montrant du doigt la fiscalité défavorable et le manque d’investissements du gouvernement central dans les infrastructures, ce qui affecte ses profits. Pendant ce temps, la Generalitat impose de son côté l’austérité aux ouvriers et aux pauvres.

Après la chute du régime de Franco, la bourgeoisie catalane s’était donné pour tâche de gagner progressivement davantage d’autonomie vis-à-vis du gouvernement central. Les nationalistes bourgeois basques et catalans avaient arraché des concessions en soutenant à différents moments des gouvernements du PSOE comme du PP, lorsque ces partis n’avaient pas assez de députés pour gouverner seuls. Mais quand la crise économique s’est abattue, le gouvernement PSOE de José Luis Rodríguez Zapatero a lancé un programme d’austérité. Il avait déjà renié certains de ses engagements envers la Catalogne. Quand le PP a été élu en 2011, il a pu former un gouvernement sans le soutien d’aucun des partis nationalistes bourgeois régionaux ; cela lui a permis d’agir avec une hostilité sans fard contre toute tendance décentralisatrice, ce qui a poussé une fraction plus importante de la bourgeoisie catalane vers l’indépendance.

Un autre facteur explique le tournant vers l’indépendance d’une partie de la bourgeoisie catalane : l’affaiblissement du lien économique de la Catalogne avec le marché espagnol. Depuis des années la Catalogne vend plus de produits industriels sur le marché international que sur le marché domestique, une grande partie de ces exportations se faisant vers d’autres pays de l’UE. Le poids relatif de la Catalogne dans l’économie espagnole a aussi baissé du fait de la politique consciente de la bourgeoisie castillane pour renforcer la région de Madrid comme centre industriel dans les années 1960 et 1970. L’importance économique relative de la Catalogne et du Pays basque a diminué d’autant, et il s’est établi une rivalité économique plus directe entre les différentes bourgeoisies nationales.

L’UE attise le chauvinisme

Si la bourgeoisie catalane reste partagée sur la question de l’indépendance, toutes ses tendances, y compris celles qui sont pour la sécession, sont fidèles à l’UE impérialiste réactionnaire. La bourgeoisie catalane profite de l’UE, et beaucoup de travailleurs qui en Catalogne soutiennent l’indépendance souhaitent rester dans l’UE, malgré les dégâts de l’austérité que celle-ci impose.

La LCI s’oppose depuis le début par principe à l’UE impérialiste et à son instrument monétaire, l’euro. L’UE est un consortium instable d’Etats capitalistes rivaux, dominé par les principales puissances impérialistes, surtout l’Allemagne. Ces puissances cherchent à augmenter leur compétitivité contre leurs rivales – Etats-Unis et Japon –, à exploiter les travailleurs de toute l’Europe et à asservir les pays européens plus faibles comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne ou l’Irlande ainsi que les pays d’Europe de l’Est. Par le mécanisme de la zone euro, l’Allemagne et d’autres pays créditeurs exigent que les pays débiteurs se rendent plus « compétitifs » en sabrant salaires, retraites et autres dépenses sociales. Sachant que l’euro serait un instrument des impérialistes de l’UE, la LCI s’était opposée à son introduction. Nous disions que le capitalisme s’organise à l’échelle nationale, et qu’une monnaie commune européenne n’est pas viable.

Malgré les beaux discours de la bourgeoisie catalane pour parvenir à la « souveraineté fiscale » et s’opposer à l’austérité de Madrid, le fait qu’elle s’engage à rester dans l’UE signifie céder à Francfort et Bruxelles le contrôle des taux d’intérêt et de la politique budgétaire et monétaire. Et les maîtres impérialistes de l’UE ont fait clairement savoir qu’ils ne voient pas d’un bon œil les mouvements sécessionnistes qui pourraient déstabiliser davantage l’ordre capitaliste en Europe. La Chancelière allemande Angela Merkel a affiché en août 2014 son soutien au Premier ministre espagnol Mariano Rajoy contre le moindre initiative en direction de l’indépendance de la Catalogne.

Les dirigeants de l’UE attisent le nationalisme, dressant les travailleurs de pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France contre ceux des pays plus faibles. Le fait que les partis ouvriers réformistes et les bureaucrates syndicaux ne s’opposent pas à l’UE a provoqué la montée de forces réactionnaires ou carrément fascistes qui transforment la colère envers l’austérité en haine contre les immigrés et en particulier contre les musulmans. Maintenir une couche de travailleurs vulnérables ayant peu de droits permet aux capitalistes de baisser les salaires et les conditions de travail de tous. Contre ces pratiques de diviser pour régner, nous disons : Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! Non aux expulsions !

Nous nous opposons au nationalisme sous toutes ses formes ; nous cherchons à poser les bases programmatiques pour construire des partis ouvriers révolutionnaires faisant partie d’une Quatrième Internationale trotskyste reforgée. Seuls des partis de ce type peuvent diriger la classe ouvrière pour s’emparer des moyens de production et exproprier la bourgeoisie, au niveau international, par une série de révolutions socialistes. Au lieu de cela, la gauche réformiste avance la fable de la construction d’une « Europe sociale » sous le capitalisme. A bas l’UE impérialiste ! Pour les Etats-Unis socialistes d’Europe !

Libération immédiate de tous les nationalistes basques !

Le mouvement ouvrier d’Espagne et de France doit s’opposer sans ambiguïté à la sinistre croisade de l’Etat espagnol et de l’Etat français contre les nationalistes petits-bourgeois de l’ETA (« Pays basque et liberté ») et leurs partisans. Mais au lieu de cela, cela fait des années que les dirigeants réformistes traîtres du PSOE et du Parti communiste espagnol (PCE) alignent les travailleurs derrière la bourgeoisie castillane et contre les Basques. Contre les Basques, Madrid a interdit des partis politiques, des manifestations, des journaux, et arrêté des partisans de l’indépendance basque – des mesures répressives qui ont aussi été utilisées dans l’histoire espagnole contre les travailleurs combatifs.

Le 10 janvier, plus de 75 000 personnes ont manifesté dans les rues de Bilbao pour exiger que l’Etat espagnol mette un terme à la « dispersion » des prisonniers nationalistes basques dans des zones reculées ; les manifestants scandaient des mots d’ordre exigeant la liberté et l’« amnistie complète » pour les militants basques. Deux jours plus tard, l’Etat espagnol effectuait des descentes de police dans quatre villes pour arrêter 16 personnes participant à la défense juridique des militants basques, sous l’inculpation de blanchissement d’argent et d’évasion fiscale. Parmi eux figurent 12 avocats, dont plusieurs étaient attendus au tribunal à Madrid pour l’ouverture du procès de 35 personnes accusées d’appartenance à une organisation terroriste.

C’était manifestement une chasse aux sorcières : la Garde civile a perquisitionné les locaux d’organisations comme le syndicat indépendantiste basque Langile Abertzaleen Batzordeak (Commissions des ouvriers patriotes), qui représente des dizaines de milliers de travailleurs basques. Ils y ont saisi 90 000 euros en petites coupures et en pièces de monnaie qui avaient été collectés lors des manifestations deux jours plus tôt. Nous exigeons la levée de toutes les inculpations ! A bas la répression anti-basque !

En tant que marxistes, nous sommes opposés à la vision du monde nationaliste de l’ETA ainsi qu’à la stratégie petite-bourgeoise du terrorisme individuel qu’elle pratiquait dans le passé (l’ETA a maintenant renoncé à la lutte armée), mais nous défendons l’ETA contre la répression. Les actes de vengeance contre des représentants individuels de l’Etat capitaliste et de la bourgeoisie sont un vain substitut et un obstacle à la lutte pour remplacer tout le système capitaliste pourrissant en mobilisant la force sociale de la classe ouvrière dans une révolution socialiste. Les actions de militants basques contre l’Etat capitaliste et ses agents ne sont pas un crime du point de vue des travailleurs, mais la logique réactionnaire du nationalisme mène aussi à des actes épouvantables de terreur indiscriminée, comme l’attentat à la bombe de l’ETA dans un supermarché d’une banlieue ouvrière de Barcelone en 1987. Ces crimes ont eu pour seul effet de pousser davantage les ouvriers catalans et espagnols dans les bras de leur propre bourgeoisie chauvine.

Les origines et le caractère du nationalisme catalan

La Catalogne a depuis longtemps une forte identité régionale : elle a sa propre langue, le catalan, parlée aujourd’hui par plus de dix millions de personnes en Catalogne ainsi que dans les îles Baléares, la Catalogne du Nord et Valence. La Catalogne, qui était une principauté féodale sous la couronne espagnole, entra plusieurs fois en conflit avec la monarchie. Le référendum du 9 novembre a eu lieu très symboliquement au 300e anniversaire de la défaite de la principauté catalane lors de la guerre de Succession d’Espagne en 1714. La Catalogne avait soutenu les prétentions des Habsbourg au trône espagnol contre les Bourbons, et elle en fut punie par les Bourbons victorieux qui supprimèrent son parlement et ses libertés traditionnelles. (Suite à cette guerre, Louis XIV, qui était lui-même un Bourbon, consolida l’emprise de la France sur le Roussillon, la partie de la Catalogne qui se trouve au nord des Pyrénées.) Connu sous le nom de la Diada, le jour de la reddition catalane (11 septembre 1714) est aujourd’hui la fête nationale de la Catalogne.

La naissance du nationalisme catalan ne date pas d’une guerre de succession royale mais de la consolidation du capitalisme industriel au XIXe siècle. C’est avec l’émergence de la manufacture textile à Barcelone au XVIIIe siècle qu’une bourgeoisie naissante apparut en Espagne. Le capitalisme catalan se développa après la levée des restrictions au commerce avec les colonies espagnoles en 1780. La bourgeoisie catalane prospéra particulièrement grâce au viol colonial de Cuba, où l’esclavage ne fut aboli qu’en 1886.

A la fin du XIXe siècle, la Catalogne et le Pays basque étaient devenus les principaux centres industriels de l’Espagne, l’industrie basque reposant sur la métallurgie et celle de la Catalogne sur l’industrie légère. Alors que la bourgeoisie catalane se rassemblait pour faire pression sur le gouvernement central afin de protéger son industrie, une élite intellectuelle catalane se vit de plus en plus comme le héraut de la modernisation de l’Espagne. Le mouvement culturel du XIXe siècle pour la promotion de la langue et des arts catalans, la « Renaissance », reflétait ce développement économique et politique.

En dehors des centres industriels basque et catalan, la plus grande partie de l’Espagne restait empêtrée dans l’arriération en plein XXe siècle encore. A partir du XVIe siècle, la monarchie espagnole des Habsbourg contribua à bloquer le développement d’un Etat-nation unifié tout en encourageant les divisions régionales. Accumulant l’or et l’argent en provenance des mines d’Amérique latine, la couronne était hostile à l’augmentation du commerce et de l’industrie dans les territoires espagnols de la péninsule ibérique. Une monarchie décadente, avec son Eglise catholique médiévale obscurantiste, régnait sur une immense paysannerie exploitée par une classe de propriétaires fonciers issue de la vieille noblesse féodale. Comme le faisait remarquer le dirigeant bolchévique Léon Trotsky : « Le retard du développement économique de l’Espagne a inévitablement affaibli les tendances centralistes inhérentes au capitalisme. […] La pauvreté des ressources nationales et le sentiment de malaise régnant dans toutes les parties du pays ne pouvaient que nourrir les tendances séparatistes » (« la Révolution espagnole et les tâches communistes », janvier 1931).

La Catalogne devint un foyer de radicalisme ouvrier à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, au fur et à mesure que les ouvriers affluaient de toute l’Espagne dans l’industrie basque et catalane. Le nationalisme catalan se caractérisa donc dès la naissance par une lutte timorée pour l’autonomie régionale et par le soutien à la répression des luttes ouvrières par l’Etat espagnol. Les premières organisations nationalistes comme la Lliga Regionalista  étaient pour la répression des luttes convulsives qui déferlèrent sur la Catalogne au début du XXe siècle : la grève générale de 1902 à Barcelone, la révolte antimilitariste et anticléricale connue sous le nom de la « Semaine tragique » (1909), la grève générale de 1917 et le lock-out de Barcelone en 1919-1920. C’est la crainte de la révolte ouvrière qui mena la bourgeoisie catalane à soutenir le coup d’Etat militaire de Primo de Rivera en 1923. Le régime de ce dernier réprima alors l’autonomie limitée de la Catalogne, interdit le catalan et ferma même le club de football de Barcelone !

Suite à l’éclatement de la crise de 1929, le régime pourri de l’intérieur de Primo de Rivera tomba en 1930, et l’Espagne entra dans une période de luttes ouvrières de masse. Après l’effondrement de la monarchie en 1931, un gouvernement capitaliste républicain fut constitué, avec à sa tête une coalition de républicains bourgeois et de socialistes. Sous ce régime, un gouvernement catalan autonome, la Generalitat, fut formé ; il était dominé par un parti bourgeois républicain, l’Esquerra Republicana.

Mais le spectre de la révolution ouvrière poussa la plus grande partie de la bourgeoisie catalane dans les bras des forces contre-révolutionnaires de Franco pendant la Guerre civile de 1936-1939. La bourgeoisie catalane comprenait très bien que les ouvriers et les paysans espagnols, inspirés par la Révolution bolchévique de 1917, ne luttaient pas simplement pour une forme de gouvernement plus démocratique, mais pour une révolution sociale qui mette un terme à l’exploitation et à l’oppression. Aussi la bourgeoisie catalane plaça ses intérêts de classe au-dessus de ses aspirations nationales, qui allaient être à nouveau écrasées sous la botte de la répression franquiste.

Les dirigeants réformistes trahissent les luttes ouvrières

Les nationalistes catalans d’aujourd’hui vénèrent comme un martyr le dirigeant de l’Esquerra Lluís Companys, qui présidait le gouvernement régional quand celui-ci tomba aux mains de Franco. En fait Companys siégeait avec les staliniens du PCE, les socialistes et les anarchistes dans le gouvernement de la Generalitat qui réprima dans le sang l’insurrection ouvrière de Mai 1937 à Barcelone. Les staliniens menèrent l’assaut contre les travailleurs, mais ce sont les dirigeants anarchistes et les centristes du Parti ouvrier d’unification marxiste (le POUM, qui avait précédemment participé au gouvernement catalan) qui parvinrent à persuader les ouvriers de démonter les barricades. Ce fut un tournant décisif qui mena à la défaite de la Révolution espagnole.

La trahison de la révolution ouvrière montra de façon saisissante que la politique de former une alliance de front populaire avec des partis bourgeois (comme l’Esquerra en Catalogne) était complètement suicidaire pour la classe ouvrière. Nous écrivions sur les journées de Mai à Barcelone dans notre article « Trotskysme contre front-populisme dans la guerre civile espagnole » (Spartacist édition française n° 39, été 2009) :

« Pour les ouvriers héroïques de Barcelone le pouvoir était à portée de main. Pourtant, à la fin de la semaine, les ouvriers étaient désarmés et leurs barricades démantelées, et cela non pas à cause d’une défaite militaire, mais à cause du sabotage des dirigeants ouvriers traîtres et du défaitisme et de la confusion qu’ils avaient semés. […] Une victoire à Barcelone aurait pu déboucher sur une Espagne ouvrière et paysanne et allumer un incendie révolutionnaire en Europe à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. La défaite ouvrit la voie à une répression féroce. Le POUM, notamment, fut interdit, ses dirigeants assassinés ou jetés en prison. Ayant ainsi désarmé le prolétariat, le front populaire ouvrit les portes aux forces franquistes et au règne sanglant de la réaction d’extrême droite. »

Si la classe ouvrière d’Espagne a payé de son sang les trahisons front-populistes de ses dirigeants réformistes, ceux-ci n’ont jamais renoncé à leur politique de collaboration de classes. L’industrialisation rapide de l’Espagne grâce à d’importants investissements étrangers dans les années 1960 et au début des années 1970 renforça la classe ouvrière, dont la confiance en soi s’accrut : elle défia héroïquement le régime franquiste finissant. Après la mort de Franco en 1975, l’Espagne fut secouée par des manifestations et des grèves qui se multiplièrent contre la répression brutale des syndicats, des partis de gauche et des minorités nationales. Pourtant, les dirigeants du PSOE et du PCE cherchèrent à refréner ces luttes pour les canaliser vers une transition « pacifique » vers la démocratie bourgeoise. Le PSOE et le PCE soutinrent la Constitution de 1978 qui reconnaissait le roi Juan Carlos, successeur désigné de Franco, comme chef de l’Etat et de la « nation » espagnole. Aujourd’hui ces vendus du PCE ont le culot d’appeler à un référendum pour se débarrasser de la monarchie espagnole corrompue.

La situation actuelle est très différente de la période de la Guerre civile ou de l’agitation ouvrière de la deuxième partie des années 1970. Les marxistes doivent prendre cela en compte pour examiner la question nationale de la façon dont elle se pose concrètement. Reconnaître le droit d’une nation donnée à se séparer ne veut pas forcément dire appeler à la sécession à tout moment. Lénine a souvent utilisé comme analogie la reconnaissance du droit au divorce, qui bien sûr ne signifie pas que l’on exige la dissolution de tous les mariages.

Au moment de la Guerre civile, les prolétariats basque et catalan étaient à la tête de leur classe, dans une situation révolutionnaire où se posait directement la question de surmonter les divisions nationales par la conquête du pouvoir par les ouvriers. Il aurait été absurde d’appeler à l’indépendance à ce moment-là. Mais, depuis des années maintenant, on peut voir que les relations entre travailleurs basques et espagnols sont empoisonnées. Et en Catalogne aujourd’hui, le mécontentement dans le prolétariat indique de plus en plus que l’on ne va pas vers l’assimilation – c’est-à-dire voir son avenir en commun avec celui du prolétariat espagnol. Ce mécontentement se manifeste au contraire dans des sentiments séparatistes prononcés.

Des sociaux-démocrates pourris et des populistes bourgeois

Le PSOE a montré sa haine envers les nationalités opprimées lorsque, dans les années 1980, il a lancé contre les Basques des escadrons de la mort, les « Groupes antiterroristes de libération » (GAL). Aujourd’hui il se joint au PP au pouvoir pour s’opposer de façon chauvine au référendum catalan. Le PSOE appelle à faire de l’Espagne une fédération où la Catalogne aurait soi-disant plus de pouvoirs. Cela revient à du bricolage de détail sur le statut actuel d’autonomie régionale, l’essentiel étant que la Catalogne reste sous la botte du chauvinisme castillan. Izquierda Unida (IU), la coalition dirigée par le PCE, a une position similaire en faveur d’un Etat bourgeois fédéré.

L’ordre politique en Espagne, tel qu’il existait depuis 1978, est en train de se déliter. Les partis qui dominaient la scène électorale, le PSOE et le PP, ont tous les deux perdu une grande partie de leur influence du fait des mesures d’austérité profondément haïes qu’ils ont mises en place. La croyance en une Espagne unitaire s’est vue remise en cause, en Catalogne et ailleurs.

Le parti Podemos s’est jeté dans la brèche avec pour mission de redorer le blason de la démocratie bourgeoise espagnole ; Podemos est une formation basée sur la petite bourgeoisie, issue du mouvement des Indignés de 2011. Podemos est totalement pour maintenir l’UE. Tout comme le mouvement des Indignés – et comme leur pendant grec Syriza –, les populistes de Podemos prétendent représenter toutes les classes du peuple contre les élites politiques et économiques qu’ils surnomment « la casta » (la caste). Le populisme de Podemos sert à masquer le fait que la société est fondamentalement divisée en classes et que seul le prolétariat, en prenant le pouvoir et en détruisant le capitalisme dans tous les pays, peut éliminer l’exploitation. Les marxistes sont contre Podemos par principe, car c’est une formation bourgeoise.

Tout en prétendant défendre le « droit de décider » de la Catalogne, le dirigeant de Podemos Pablo Iglesias a déclaré dans une interview le 27 décembre à El Periódico qu’une « déclaration unilatérale » d’indépendance n’est pas possible, et que Podemos propose donc un « processus constitutionnel ». Cela revient à nier le droit de la Catalogne à l’autodétermination, et donc le droit du peuple de Catalogneet non d’un processus constitutionnel espagnol – de décider de se séparer ou non.

Comme on pouvait s’y attendre, la popularité de Podemos a attiré dans son orbite une nuée d’opportunistes pseudo-marxistes. Le groupe En Lucha (En lutte) affilié au Socialist Workers Party (SWP) britannique [dont les sympathisants en France militent au NPA] ne s’est pas gêné pour prendre la défense de Podemos : « Pablo Iglesias n’est pas Lénine, mais il vaut mieux pour tout le monde de se battre contre le capitalisme dans un contexte où Podemos est fort. » Tout en se mettant à la traîne de Podemos, qui refuse l’indépendance « unilatérale » à la Catalogne, les militants d’En Lucha en Catalogne travaillent avec la Candidatura d’Unitat Popular (CUP), qui a pour objectif un gouvernement catalan indépendant dirigé par les deux principaux partis bourgeois locaux.

La question linguistique

La question de la politique linguistique est un abcès de fixation majeur pour la réaction chauvine castillane en Espagne. Les minorités linguistiques étaient officiellement réprimées sous Franco. La Constitution de 1978 imposa le castillan (l’espagnol) comme langue officielle de l’Etat, que tous ont le devoir de connaître. Si l’on en croit les chauvins hystériques, l’espagnol est soi-disant menacé en Catalogne, et les hispanophones y sont victimes d’une terrible discrimination. C’est une pure fiction, ce dont témoigne le fait que 99 % de la population de plus de 15 ans en Catalogne parle l’espagnol (le taux est de 95 % à l’écrit). En Catalogne, la plupart des gens ont aussi des connaissances en catalan. 80 % des gens le parlent, et 60 % le lisent et l’écrivent.

En 2012 le gouvernement de Madrid a soutenu un projet de loi portant réforme de l’enseignement et visant à recentraliser les compétences éducatives, encourager la religion et « hispaniser » les écoliers catalans ; cela a provoqué des protestations massives. La Cour suprême régionale de Catalogne a statué en 2014 que dans toute école 25 % des cours doivent être donnés en espagnol castillan si un seul écolier en fait la demande. C’est là une tentative transparente d’imposer l’instruction en espagnol dans les écoles de Catalogne. Le même genre de politique s’applique dans les îles Baléares.

La loi de « normalisation » linguistique de la région autonome, adoptée en 1983, a donné au catalan un statut privilégié dans l’enseignement, l’administration et les médias. Au milieu des années 1990, la Catalogne a commencé à fournir une instruction exclusivement en catalan dans les écoles primaires et secondaires, avec quelques heures de langue et de littérature espagnole par semaine. Le statut d’autonomie de 2006 stipulait « le droit et l’obligation d’avoir une connaissance suffisante du catalan et du castillan à l’oral et à l’écrit au sortir de l’instruction obligatoire ». Ce même statut affirmait qu’il était du « devoir » des habitants de Catalogne de connaître les deux langues officielles, le catalan et le castillan.

Une inquiétude majeure de la Generalitat catalane était de s’assurer que les immigrés de deuxième génération apprennent le catalan. Il y a eu deux grandes vagues d’immigration en Catalogne après la guerre : la première dans les années 1950 et 1960 venant d’autres parties de l’Espagne, et la deuxième plusieurs décennies plus tard en provenance d’Amérique latine, d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord.

Les marxistes mettent en garde contre ceux qui cherchent à diviser la classe ouvrière sous prétexte de défendre l’une ou l’autre « culture nationale », ce qui comme en Catalogne établit inévitablement une discrimination envers d’autres nationalités. Ainsi une condition sine qua non pour obtenir aujourd’hui un emploi dans la fonction publique en Catalogne est de connaître le catalan. Nous sommes contre le fait d’imposer une langue officielle, quelle qu’elle soit. Nous exigeons l’égalité des droits linguistiques pour tous ! Nous sommes pour un système scolaire public, laïque, non ségrégué ethniquement et avec la possibilité pleine et entière d’un enseignement en espagnol, en catalan et dans d’autres langues selon le besoin des populations locales. Ces droits s’appliquent aux personnes parlant arabe ou roumain tout autant qu’à ceux dont la langue maternelle est le catalan ou le castillan.

Il faut forger un parti léniniste !

Lénine insistait que « le programme de la démocratie ouvrière dans la question nationale, le voici : suppression absolue de tout privilège pour quelque nation et quelque langue que ce soit ; solution du problème de l’autodétermination politique des nations, c’est-à-dire de leur séparation et de leur constitution en Etat indépendant, par une voie parfaitement libre, démocratique » (« Notes critiques sur la question nationale », 1913). C’est en souscrivant à ce programme que les bolchéviks purent rassembler les ouvriers – russes, juifs, arméniens, azéris, ukrainiens, etc. – pour renverser les capitalistes et les propriétaires fonciers en Octobre 1917.

La question nationale se pose aujourd’hui de façon aiguë en Espagne. Défendre l’indépendance de la Catalogne et du Pays basque est une épreuve de vérité pour juger si une organisation ouvrière en Espagne s’oppose à sa propre bourgeoisie. Il n’est pas surprenant que les partis qui dans le passé ont trahi le prolétariat, comme le PSOE et le PCE/IU, se rangent aujourd’hui derrière les capitalistes pour chercher à maintenir l’« unité » de l’Etat bourgeois espagnol, qui à tant de reprises a fait couler le sang des ouvriers et des nationalités opprimées.

La terrible crise économique qui ruine les ouvriers et les pauvres en Espagne et ailleurs montre qu’il faut une révolution ouvrière et la création d’une fédération soviétique de républiques ouvrières de la péninsule ibérique, partie intégrante des Etats-Unis socialistes d’Europe. L’outil indispensable pour cela, c’est un parti léniniste-trotskyste ; il faut construire un tel parti dans le cadre de la lutte pour reforger la Quatrième Internationale. Ce parti incorporera les leçons acquises de l’histoire de l’Espagne elle-même, en particulier celles que Trotsky et ses camarades exposèrent dans les années 1930 sur la nécessité de l’indépendance de classe contre toutes les forces bourgeoises.

Traduit de Workers Vanguard n° 1066 (17 avril)