Le Bolchévik nº 210 |
Décembre 2014 |
Friedrich Engels et les lois sur la prostitution
[ ] Je n’aurai pas le temps de lire ton grand discours [sur le budget] militaire avant ce soir ; j’ai beaucoup aimé celui que tu as fait sur la lex [loi] Heinze [prévoyant des peines aggravées pour le proxénétisme et la diffusion de matériaux à caractère pornographique]. Tant que la prostitution ne peut pas être complètement supprimée, le premier commandement pour nous devrait je crois être de libérer complètement les filles de toute législation d’exception. Ici au moins en Angleterre, on s’en rapproche à peu près ; il n’y a pas de « police des murs », pas de contrôle ni d’examens médicaux, mais les pouvoirs de la police sont toujours surdimensionnés, parce qu’il est illégal de tenir une disorderly house [un bordel] et que toute maison où une fille habite et reçoit des visiteurs peut être traitée comme telle. Mais même si cela n’est appliqué que par exception, les filles sont toujours soumises à d’horribles chantages de la part des policiers. Cette liberté relative des filles vis-à-vis de contraintes policières dégradantes leur permet de se préserver globalement un caractère autonome et respectable, d’une façon inconcevable sur le continent. Elles voient leur situation comme un malheur inévitable qui leur est un jour tombé dessus et où elles doivent se retrouver, mais qui à part cela ne doit pas nécessairement affecter leur caractère et leur estime de soi, et quand elles trouvent l’occasion de sortir de leur profession elles la saisissent, le plus souvent avec succès. A Manchester il y avait des colonies entières de jeunes gens bourgeois ou commis qui vivaient avec des filles comme ça, et beaucoup étaient mariés en justes noces avec elles et ils s’entendaient au moins aussi bien qu’un bourgeois avec une bourgeoise. Si à l’occasion il y en avait une qui se mettait à boire, ce n’était aucunement différent des bourgeoises, chez qui la chose n’est pas inhabituelle par ici. Certaines de ces filles, ainsi mariées, se sont fait introduire dans la bonne société bourgeoise et même parmi les squires les hobereaux d’ici , sans que quiconque leur ait trouvé quoi que ce soit d’inconvenant.
A mon avis, il faut avoir à l’esprit sur cette question avant tout l’intérêt des filles comme victimes de l’ordre social actuel, et il faut chercher à les préserver autant que possible de la misère à tout le moins ne pas les conduire à la misère par des lois et des saloperies policières, comme c’est le cas partout sur le continent. On a essayé de le faire ici dans quelques villes de garnison, où l’on a introduit le contrôle et les examens médicaux, mais cela n’a pas duré ; la seule chose de bien qu’aient faite les gens de la social purity [puritains sociaux] a été de faire de l’agitation contre ça.
Les examens médicaux ne servent absolument à rien. Là où on les a introduits, la syphilis et la gonorrhée ont augmenté. Je suis convaincu que les instruments des médecins de la police sont très efficaces pour transmettre des maladies vénériennes, car ils ne prennent guère le temps ni la peine de les désinfecter. Il faut que les filles puissent accéder à des cours gratuits sur les maladies vénériennes, là au moins la plupart d’entre elles apprendront à faire attention à elles. Blaschko nous a envoyé un exposé sur le contrôle médical où il est obligé de reconnaître que ça ne sert absolument à rien ; s’il était cohérent avec lui-même, il devrait en tirer la conclusion qu’il faut légaliser totalement la prostitution et protéger les filles contre l’exploitation, mais cela semble totalement utopique en Allemagne. [ ]
Friedrich Engels, lettre à August Bebel, 22 décembre 1892 (traduit par nos soins)