Le Bolchévik nº 209 |
Septembre 2014 |
Le bolchévik Zinoviev contre Jaurès et la défense de la patrie
Le Parti communiste français a renoncé dès les années 1930 aux idéaux révolutionnaires sur lesquels Lénine et Trotsky avaient fondé l’Internationale communiste en 1919. Depuis vingt ans et la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique il s’est rallié ouvertement à la figure tutélaire de Jaurès, et le fronton de son organe quotidien l’Humanité proclame aujourd’hui fièrement « le journal fondé par Jean Jaurès ».
Jaurès fait aujourd’hui l’unanimité, de Sarkozy (même Le Pen cherche à le récupérer) jusqu’à Hollande et Valls et depuis peu Lutte ouvrière. LO vient en effet de publier deux articles (Lutte Ouvrière, 1er août) à l’occasion du centenaire de l’assassinat de Jaurès par un ultranationaliste le 31 juillet 1914, à la veille du début de la Première Guerre mondiale. Tout en concédant que Jaurès « appartenait à l’aile réformiste » de la Deuxième Internationale, LO prétend qu’« en dépit de ces illusions [en faveur de participer aux gouvernements bourgeois], Jaurès restait sur le terrain de la révolution sociale », qu’il « fut, au risque de sa vie, un véritable combattant pour le socialisme » et qu’il « s’est opposé farouchement à la montée du nationalisme, condamnant aussi bien l’impérialisme de son propre pays que celui des pays concurrents ».
Ce panégyrique revient à insinuer que Jaurès se serait peut-être opposé à l’« union sacrée » chauvine pendant la boucherie impérialiste de 1914-1918, s’il avait vécu. Mais même Trotsky, un des internationalistes les moins sévères à l’égard de Jaurès, « ne le pensait pas », comme LO est bien obligée de l’admettre. Car Jaurès était un opposant conscient du marxisme et un partisan de la défense nationale de l’impérialisme français contre son rival allemand et ces positions social-patriotes, qu’il avait défendues toute sa vie, facilitèrent donc la mobilisation pour la guerre en 1914.
Quant à Lénine et aux bolchéviks russes, ils considéraient au contraire que la Première Guerre mondiale, qui s’était annoncée dès le début du XXe siècle, était une guerre de rapine impérialiste, que le moindre mal était la défaite de sa propre bourgeoisie, et qu’il fallait transformer la guerre impérialiste en guerre civile entre classe ouvrière et bourgeoisie et rompre de façon décisive avec les chauvins et leurs avocats. Lénine et les bolchéviks ont peu écrit contre Jaurès car ils concentraient leur tir contre des représentants nettement plus à gauche de la social-démocratie, comme Karl Kautsky. Mais Zinoviev, alors l’un des principaux collaborateurs de Lénine, a écrit en octobre 1916 le passage que nous reproduisons ici, à propos du congrès international de 1907 à Stuttgart qui avait adopté une résolution contre la guerre à venir. Jaurès prétendait que le congrès avait adopté la défense de la patrie. (Nous avons repris la version du texte publiée dans l’édition française de 1927 du recueil de Zinoviev et Lénine Contre le courant.)
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Le 7 septembre 1907, Jaurès, devant une assemblée de l’avant-garde ouvrière de Paris, rendait compte du congrès de Stuttgart. Ce meeting se tenait au Tivoli-Vauxhall : dans cette réunion mémorable, Jaurès s’exprima comme il suit :
« Pas de malentendu possible ! Le parti socialiste international s’est prononcé à Stuttgart contre la guerre et pour l’indépendance des nations, contre “les rencontres sanglantes” et les “guet-apens des despotes et des capitalistes”, mais, en même temps, pour la défense nationale Le mot d’ordre de l’Internationale fut, à Stuttgart : “Ni traître au socialisme et à la classe ouvrière, ni traître à la patrie !” La guerre à la guerre, par tous les moyens, légaux ou révolutionnaires, c’est un devoir au même titre que la guerre pour la défense de l’indépendance nationale. »1
D’après Jaurès, il semblerait donc que le congrès de Stuttgart ait adopté la disposition fondamentale de la résolution française (de Limoges) sur « la défense de la patrie ». En réalité, nous savons que le congrès n’avait rien adopté de pareil. Et dans la situation d’alors, il ne pouvait accepter cette formule française, pour des motifs que nous avons déjà mentionnés.
La résolution de Stuttgart arrivait tout droit à cette pensée que le principe de « la défense de la patrie » dans la guerre impérialiste ne pouvait servir qu’à duper le peuple. C’est là l’acquis essentiel du congrès de Stuttgart ; mais Jaurès, quand il fait des phrases sur une possible « trahison de la patrie », annule en quelque sorte cette conclusion.
Bien entendu, le congrès, ainsi que tous les socialistes en général, admettait une véritable défense de la patrie dans une guerre juste et nationale. Il ne peut y avoir de discussion là-dessus. Mais l’importance de la résolution de Stuttgart était en ceci qu’elle indiquait, bien qu’assez peu logiquement, sans la netteté et la clarté nécessaire, elle démontrait au prolétariat international que les guerres prochaines ne seraient ni nationales, ni justes : que ce seraient des guerres impérialistes iniques, et que l’époque nous amenait une longue série de conflits armés par la réaction et contre l’émancipation des peuples.
Dans les « commentaires » de Jaurès, il n’est pas fait la moindre allusion à cette distinction. L’orateur préfère disserter contre « la trahison à la patrie » en général.
Et, remarquons-le, par de semblables commentaires, Jaurès ouvre toutes grandes les portes devant les Renaudel [partisan de l’union sacrée] et les Sembat [nommé ministre en août 1914] d’aujourd’hui. Ceux-ci n’auront plus qu’à « démontrer » que « nous autres, Français, nous » combattons pour l’indépendance nationale, tandis que ce sont « eux, les Allemands » qui « nous » attaquent ; les Renaudel, les Sembat n’auront qu’à rappeler les paroles de Jaurès contre « toute trahison à la patrie » pour que leur cause soit, de ce côté, gagnée.
(1) Voyez le livre de Charles Rappoport : Jean Jaurès [Paris, 1915, pages 266-267]. Cet ouvrage, il est à propos de le dire, est un panégyrique de Jaurès et du jauressisme. L’auteur semble n’avoir jamais entendu dire que le jauressisme, c’est l’opportunisme sur le terrain français [Note de Zinoviev]