Le Bolchévik nº 209

Septembre 2014

 

Les bureaucrates de SUD et CGT cachent leur propre rôle derrière le jaune Berger

Leçons de la grève des cheminots

Pour une direction lutte de classe des syndicats !

Après deux semaines de grève pour certains depuis le 11 juin, les cheminots ont repris le travail alors que la réforme ferroviaire contre laquelle ils s’étaient mobilisés était votée au parlement. Face à la détermination du gouvernement Valls et de la direction de la SNCF, la combativité des grévistes a permis de déjouer les plans de Garrel et Lepaon pour une grévette de deux ou trois jours histoire de faire baisser la pression, mais cela n’aura pas suffi pour gagner.

Car l’obstacle principal auquel les grévistes étaient confrontés, c’était les directions syndicales dont l’objectif final, en appelant à cette grève, n’était que d’obtenir des amendements mineurs à cette réforme. On ne peut gagner une bataille où la loyauté de l’état-major va à l’ennemi. Même si beaucoup de grévistes se déclarent prêts pour la prochaine bataille, c’est une nouvelle défaite pour la classe ouvrière de ce pays qui risque d’encourager de nouvelles attaques de la part du gouvernement, ainsi que la réaction fasciste.

Le pacte de compétitivité de Lepaon et Valls pour la SNCF

Un article paru dans le Monde du 5 juillet permet de comprendre les véritables objectifs de la nouvelle loi ferroviaire. Il rapporte que les entreprises de fret ferroviaire privé implantées sur le marché français (Deutsche Bahn, etc.) ont protesté dans un courrier au gouvernement contre les dispositions de cette loi prévoyant notamment une convention collective pour l’ensemble de la branche ferroviaire suite à la liquidation du statut actuel des cheminots SNCF, le « règlement RH0077 ». Concrètement, les cheminots du privé peuvent aujourd’hui se retrouver à travailler jusqu’à 210 jours par an, contre 160 à la SNCF. L’instauration de la nouvelle convention collective, avec des droits érodés par rapport au statut SNCF actuel, éliminerait l’avantage compétitif des entreprises privées résultant de leur taux d’exploitation plus élevé des travailleurs, et du coup renforcerait la position de la SNCF.

Voilà pourquoi la direction de la CGT elle-même est à l’origine de cette nouvelle loi ferroviaire, qui est la transcription législative d’un rapport au Conseil économique, social et environnemental. Ce rapport a été corédigé en 2012 par un député UMP et… un certain Thierry Lepaon, alors représentant CGT à ce Conseil avant qu’il ne devienne numéro un de la CGT. Ce Conseil est un organisme de collaboration de classes où dirigeants syndicaux (CGT, CFDT, FO, etc.) et patrons se retrouvent ensemble pour discuter, négocier et planifier la gestion du capitalisme français. Il a pour fonction de faire en sorte que la bourgeoisie puisse mener ses attaques contre la classe ouvrière avec le moins de résistance possible tout en favorisant le capitalisme français contre ses rivaux.

Dans ce rapport, qui avait été commandé par le gouvernement Fillon pour étudier comment mettre en œuvre les directives européennes et la privatisation de la SNCF, Lepaon proposait lui-même d’introduire la concurrence dans le rail en France, prescrite pour 2019 concernant le transport de passagers. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la direction de la CGT n’ait pas été vent debout contre la réforme puisque c’est son numéro un qui en est à l’origine !

Cette histoire montre en concentré le rôle de la bureaucratie syndicale à l’ère de la décadence impérialiste du capitalisme. Se basant sur les couches supérieures, relativement privilégiées, de la classe ouvrière, elle s’investit dans la gestion du capitalisme en échange de quelques menues prébendes (comme des postes au Conseil économique, social et environnemental). Trotsky, dirigeant avec Lénine de la Révolution russe en 1917, écrivait en 1940 (« Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste ») :

« Le capitalisme monopolisateur est de moins en moins prêt à admettre à nouveau l’indépendance des syndicats. Il exige de la bureaucratie réformiste et de l’aristocratie ouvrière, qui ramassent les miettes de sa table, qu’elles soient toutes les deux transformées en sa police politique aux yeux de la classe ouvrière. Si cela ne se réalise pas, la bureaucratie ouvrière est supprimée et remplacée par les fascistes. Alors tous les efforts de l’aristocratie ouvrière, au service de l’impérialisme, ne peuvent la sauver plus longtemps de la destruction.
« A un certain degré de l’intensification des contradictions de classe dans chaque pays et des antagonismes entre les nations, le capitalisme impérialiste ne peut plus tolérer une bureaucratie réformiste (au moins jusqu’à un certain point) que si cette dernière agit directement comme actionnaire, petite mais active, dans les entreprises impérialistes, dans leurs plans et dans leurs programmes, au sein même du pays aussi bien que sur l’arène mondiale. Le social-réformisme doit être transformé en social-impérialisme dans le but de prolonger son existence et rien de plus car, dans cette voie, il n’y a en général aucune issue. »

Dans le cas du rail la direction de la CGT s’est ainsi proposée pour « accompagner » la liquidation des acquis des cheminots afin de renforcer le capitalisme français au niveau européen, dans le contexte d’une crise économique interminable où ne font que s’aiguiser les rivalités interimpérialistes. Et les amendements déposés par le PCF à la mi-juin au parlement, prétexte pour le cassage de la grève au bout d’une semaine, n’étaient dans ce cadre que de l’« enfumage », comme l’a reconnu Garrel, le chef de la CGT cheminots.

Ce phénomène est général dans toutes les grandes entreprises (comme à PSA ou Renault) : les directions syndicales acceptent les « plans de compétitivité », dirigés contre la classe ouvrière, pour préserver les usines françaises en y augmentant le taux de profit par rapport aux usines à l’étranger ou aux mains de capitalistes étrangers. Faisant croire qu’il y a des intérêts communs entre ouvriers et patrons français, les directions syndicales amènent les ouvriers à s’opposer les uns aux autres.

Pour une lutte de classe internationaliste !

Ce chauvinisme français des bureaucrates syndicaux est d’autant plus répugnant que pratiquement au même moment qu’à la SNCF se déroulaient des grèves de cheminots en Belgique et en Suède. La grève en Belgique était particulièrement suivie le 30 juin, avec un trafic pratiquement nul dans le pays. Les cheminots suédois, eux, étaient même en grève contre une compagnie française, Veolia, principal opérateur ferroviaire du pays depuis la privatisation du rail là-bas. Quant aux conducteurs de trains allemands, ils ont mené d’importantes luttes contre la privatisation de la Deutsche Bahn et pour défendre leurs acquis ces dernières années (voir l’article de nos camarades allemands paru dans Spartakist n° 168, automne 2007).

Il y a une offensive parallèle des capitalistes contre les cheminots dans toute l’Europe, souvent sous couvert des « directives de Bruxelles » – et elle est facilitée par le chauvinisme des directions syndicales qui refusent d’envisager la moindre lutte par-delà les frontières nationales, à part des rassemblements de quelques centaines de bureaucrates pour la forme à Bruxelles. Les « directives de Bruxelles », cela montre simplement que les classes capitalistes sont prêtes à faire à l’occasion l’unité contre leurs propres classes ouvrières.

L’Union européenne elle-même prend ses racines dans le bloc militaire antisoviétique de l’OTAN et la nécessité de créer un ciment économique occidental dans la lutte contre l’Union soviétique. C’est la Révolution russe de 1917, dirigée par le Parti bolchévique, qui avait renversé les formes de propriété privée et balayé la classe capitaliste. Malgré la profonde déformation de l’Union soviétique sous Staline et ses héritiers, l’existence même de l’Etat ouvrier soviétique, basé sur les formes de propriété collectivisée, représentait une menace pour les impérialistes, et un acquis que les travailleurs du monde devaient défendre inconditionnellement contre la contre-révolution et l’impérialisme – tout en luttant pour renverser la bureaucratie stalinienne par une révolution politique prolétarienne. La Communauté européenne, prédécesseur de l’Union européenne (UE), a été un outil crucial dans l’arsenal impérialiste pour renverser les Etats ouvriers en Union soviétique et en Europe de l’Est et rétablir le système d’exploitation débridée qui y existe depuis.

Aujourd’hui l’UE est une alliance instable, dominée par l’impérialisme allemand, et dans une moindre mesure ses rivaux français, italien et britannique. Elle a pour but de mieux saigner la classe ouvrière du continent, à commencer par celle de Grèce, d’Espagne, du Portugal et des pays de l’Est. De plus elle a pour objectif de présenter un front commun dans la concurrence intercontinentale avec les Etats-Unis et le Japon, et dans la lutte contre l’Etat ouvrier déformé chinois. C’est pourquoi nous nous opposons depuis toujours à l’UE, et à l’euro qui est son instrument financier. Cette alliance elle-même est soumise à des tensions croissantes entre les différentes puissances impérialistes, car celles-ci ont des intérêts de plus en plus divergents et leurs forces respectives évoluent inévitablement de façon différente.

Dans le cas de la « réforme » ferroviaire française, la direction de la CGT a choisi de laisser passer les attaques contre les acquis des cheminots et leur statut actuel, en alliance avec le gouvernement du capitalisme français, plutôt que de chercher à les étendre aux entreprises du privé. Les cheminots de la Deutsche Bahn ou des autres entreprises auraient certainement été intéressés à lutter ensemble pour obtenir les avantages du statut SNCF. Etendre la grève à une entreprise comme la filiale en France de la Deutsche Bahn aurait été aussi un moyen d’étendre la grève, un pont vers les cheminots des autres pays européens victimes de ces mêmes directives et de ces mêmes attaques.

Au nationalisme chauvin des bureaucraties syndicales il faut opposer l’internationalisme prolétarien. Mais, comme nous le disions dans le tract que nous avons diffusé pendant la grève et que nous reproduisons page 28, toutes les organisations de gauche politiques et syndicales défendent une « Europe sociale », imaginaire car restant dans le cadre capitaliste, et laissent le terrain de l’opposition à l’UE aux souverainistes et fascistes. A bas l’Europe capitaliste ! Pour les Etats-Unis socialistes d’Europe !

Jaurès et la charte d’Amiens

L’existence de bureaucraties syndicales alliées aux patrons n’a rien de nouveau. Lénine avait déjà montré pendant la Première Guerre mondiale le lien entre le passage du capitalisme à l’ère impérialiste quelques années auparavant et la corruption d’une mince couche de bureaucrates syndicaux traîtres. Ce phénomène avait à l’époque permis à la bourgeoisie d’entrer en guerre avec le soutien des appareils syndicaux. Le chef de la CGT Léon Jouhaux devint un soutien indéfectible du cabinet de guerre. Zinoviev, alors l’un des plus étroits collaborateurs de Lénine, écrivait en 1915 à propos du social-chauvin Jaurès (« Pacifisme ou marxisme ») :

« Et y a-t-il quelqu’un qui puisse mettre en doute que le tribun français, si la balle de l’assassin ne l’avait emporté dans la tombe, serait maintenant membre du cabinet des ministres et prônerait, avec tout le parti français, le social-chauvinisme ? »

Mais aujourd’hui tout le monde rend hommage à Jaurès, à commencer par Valls quand il ne se réclame pas du boucher Clémenceau. Y compris la section Saint-Lazare de SUD-Rail, influencée par le NPA, s’est fendue pendant la dernière grève d’un opus spécial en l’honneur de ce « grand homme », « le grand Jaurès » (La grève – journal de la grève reconductible n° 13, 23 juin). Rien d’étonnant : les réformistes français s’emploient passionnément à refermer la « parenthèse » (à leurs yeux) de la Révolution russe de 1917 ; pour enterrer le spectre du communisme ils ressuscitent les politiciens sociaux-démocrates d’avant la Première Guerre mondiale. Notre modèle, c’est le bolchévisme de Lénine et Trotsky et le renversement du système capitaliste d’exploitation ; le leur, c’est Jaurès.

Lorsque la CGT adopta la charte dite d’Amiens lors de son congrès de 1906, Jaurès fit un bloc contre nature avec les syndicalistes révolutionnaires pour faire adopter cette charte, qui intimait aux militants de laisser leurs opinions politiques à l’extérieur du syndicat, censé rester indépendant par rapport aux organisations politiques du prolétariat. Jaurès voulait cantonner les tâches du parti « socialiste » au parlement bourgeois, et les syndicalistes révolutionnaires espéraient ainsi (illusoirement) préserver les syndicats du réformisme (voir « Syndicat et parti : le point de vue marxiste », le Bolchévik n° 164, été 2003).

Les syndicats sont des organes de défense de la classe ouvrière au point de production contre l’exploiteur capitaliste. Ils doivent englober le plus possible de travailleurs pour renforcer l’unité de la classe ouvrière dans la lutte économique. De ce fait ils diffèrent du parti ouvrier révolutionnaire qui, lui, organise uniquement l’avant-garde du prolétariat : en dehors d’une période révolutionnaire, seule une petite minorité de la classe ouvrière peut adhérer au programme révolutionnaire. Les syndicats, vu leurs tâches, leur composition et le caractère de leur recrutement, ne peuvent avoir de caractère révolutionnaire achevé ; c’est pourquoi ils ne peuvent remplacer le parti révolutionnaire.

L’Internationale communiste, créée en 1919 à la suite de la Révolution russe, prônait donc à la fois l’unité syndicale et la lutte des communistes à l’intérieur des syndicats pour y gagner des couches de plus en plus larges du prolétariat à leur perspective révolutionnaire. Le parti communiste est donc tout sauf neutre par rapport aux syndicats : il faut des révolutionnaires intervenant dans la classe ouvrière avec des militants implantés dans les syndicats. L’Internationale communiste déclara lors de son Quatrième Congrès en 1922 :

« L’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat se reflète dans la théorie de la neutralité, sur laquelle les syndicats devraient se proposer exclusivement des buts corporatifs, étroitement économiques et non point des visées de classe. Le neutralisme a toujours été une doctrine purement bourgeoise contre laquelle le marxisme révolutionnaire mène une lutte à mort. Les syndicats qui ne se posent aucun but de classe, c’est-à-dire ne visant pas au renversement du système capitaliste, sont, en dépit de leur composition prolétarienne, les meilleurs défenseurs de l’ordre et du régime bourgeois. »

Au début des années 1920 en France, les sociaux-démocrates anticommunistes de Léon Blum cherchèrent à contrecarrer l’influence du jeune Parti communiste dans les syndicats et de ce fait scissionnèrent la CGT en 1921. Cela faisait suite à la scission de décembre 1920, lors du congrès de Tours, entre le Parti communiste et le Parti socialiste « maintenu » (la SFIO). Autant cette scission des partis ouvrait la voie au regroupement des communistes séparément des renégats sociaux-démocrates, autant la scission syndicale de 1921 était une scission anticommuniste que les marxistes ont toujours condamnée car elle divisait le syndicat, coupait les communistes de larges masses syndicales et donc affaiblissait la classe ouvrière face aux patrons.

Pendant longtemps seuls les anticommunistes du type Force ouvrière (une nouvelle scission de la CGT en 1947-1948) ou CFDT (ex-syndicat catholique) se revendiquaient de la charte d’Amiens « apolitique » (et bien entendu pratiquaient la politique de la bourgeoisie, entre autres en excluant de nombreux communistes de leurs rangs). De son côté le PCF, devenu réformiste et stalinien, considérait la CGT comme une simple « courroie de transmission » des ordres à donner à la classe ouvrière.

Mais depuis vingt ans, avec la destruction de l’Union soviétique, la CGT a officiellement coupé la courroie avec un PCF en constant déclin. L’ensemble du mouvement ouvrier est aujourd’hui imbibé des préjugés anticommunistes de la charte d’Amiens. On a à la fois la division syndicale (CGT, CDFT, SUD, FO, UNSA, FSU, etc.), et de l’autre côté des militants qui interviennent dans les AG, pour la plupart membres de diverses organisations politiques mais cachant soigneusement leur politique – par exemple, pour le PCF, le PG et le NPA et ses diverses cliques, le fait qu’ils ont tous appelé il y a deux ans à voter pour Hollande, Valls et Cuvillier contre Sarkozy et ses sbires. Et tout cela n’empêche pas la division du travail, dans le dos des travailleurs, entre les parlementaires PCF, avec leurs amendements « à la marge » de la loi ferroviaire, et les bureaucrates CGT/PCF qui vendent ces amendements comme des « avancées ».

Pour des syndicats industriels, indépendants des capitalistes !

Lors des AG vers la fin de la grève, où les travailleurs commençaient à débattre des leçons à tirer, on a souvent entendu les commentaires suivants, venant de bureaucrates de SUD ou de la CGT : les traîtres, c’est l’UNSA et la CFDT (qui cassaient ouvertement la grève), et si vous n’êtes pas contents de votre syndicat vous n’avez qu’à en changer – alors qu’il faudrait lutter à l’intérieur même des syndicats contre les bureaucrates traîtres. De plus les bureaucrates SUD et CGT espéraient ainsi faire une OPA sur les quelques militants CFDT ou UNSA (et SUD lorgnait sans doute sur quelques militants CGT écœurés par Garrel et Lepaon), et surtout augmenter leurs voix aux prochaines élections organisées par la SNCF : des élections qui déterminent le nombre de permanents syndicaux et l’ampleur des subventions accordées par le patron à chaque syndicat concurrent.

Les bureaucrates syndicaux dépendent aujourd’hui financièrement non pas des cotisations des militants, mais des miettes que leur donnent les patrons – et cela ne peut que renforcer leur perspective de gérer simplement le capitalisme existant ; du coup les bureaucrates ne cherchent quasiment pas à syndiquer les non-syndiqués, et là où il y a encore des syndiqués la vie interne des sections syndicales (réunions des membres, etc.) est pratiquement inexistante.

Les travailleurs ressentent de façon aiguë la division actuelle des syndicats et ils ont attaché une grande importance dans cette grève à l’« unité syndicale » de la CGT et de SUD-Rail. Mais derrière cette unité syndicale, ce n’était pas l’unité de la classe ouvrière et de tous les opprimés, mais l’unité de deux appareils bureaucratiques dont l’un avait concocté la « réforme ferroviaire » et l’autre servait de couverture au premier.

Nous sommes pour l’unification de tous les travailleurs du rail, y compris ceux qui ne sont pas employés directement par la SNCF – le nettoyage, la maintenance, le catering, etc. – dans un même syndicat. On n’aurait plus alors le spectacle lamentable d’un syndicat ouvrier appelant à casser la grève d’un autre syndicat ouvrier pour un prétexte ou un autre. De tels syndicats uniques ne pourront voir le jour que dans des actions de grande ampleur de la classe ouvrière qui permettront de refonder le mouvement ouvrier sur une base lutte de classe, avec une resyndicalisation massive permettant aussi d’asseoir l’indépendance financière des syndicats face aux patrons.

Cette perspective peut sembler irréaliste aujourd’hui où règne un cynisme antisyndical parmi de nombreux travailleurs, résultat de tant de trahisons par les bureaucrates. Mais la cruauté du système d’exploitation capitaliste rend inévitables les poussées explosives épisodiques de lutte de classe, où les ouvriers cherchent alors à s’organiser. Cela pose la question de forger une direction lutte de classe des syndicats. Cela signifie l’intervention d’un parti révolutionnaire pour changer la conscience des travailleurs sur la base d’un programme : comme le disait Trotsky dans le Programme de transition,

« il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de REVENDICATIONS TRANSITOIRES, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Les bureaucrates ont une perspective réformiste qui n’a rien à voir avec cela.

La grève c’est l’arrêt du trafic

Pour expliquer l’échec de la grève ils ont mis en avant l’isolement des grévistes, dû selon eux à un défaut d’explication auprès des usagers gênés par le manque de trains. Lutte ouvrière a reproduit ce refrain en disant dans son éditorial adressé aux cheminots (Lutte Ouvrière, 27 juin) qu’il aurait fallu poser des revendications générales comme « les embauches, l’amélioration des conditions de travail, des salaires plus importants » afin qu’un « nombre plus grand de travailleurs identifient leurs intérêts aux nôtres ». Mais le problème n’est pas dans ce pays que les travailleurs ne comprennent pas que la privatisation soit mauvaise pour les cheminots et pour les usagers. Ainsi, les grèves de décembre 1995 étaient populaires non pas malgré, mais grâce à la détermination à stopper complètement le trafic et à confronter le gouvernement.

Depuis des années maintenant, les directions syndicales réformistes ont accepté, recul après recul, toute une série de mesures gouvernementales et patronales visant à limiter les grèves (service minimum, préavis de grève, déclaration préalable des grévistes s’ils vont faire grève ou non, etc.) pour permettre au patron d’organiser au mieux les jaunes qui assureront le trafic pendant les grèves. Sarkozy avait déclaré qu’il allait faire des lois antigrèves, mais en fait ce sont les bureaucrates syndicaux qui ont volontairement signé la plupart de ces mesures.

Le point de départ d’une solide grève des cheminots devrait être d’arrêter le trafic, fret et passagers, seul moyen de prendre les patrons à la gorge. D’ailleurs un certain nombre de grandes entreprises industrielles, notamment dans la chimie, dont la SNCF est un transporteur clé dans la chaîne de production, étaient au bord du chômage technique ; les stocks étaient pratiquement épuisés lorsque les cheminots ont repris le travail. Cela montre la puissance sociale énorme que détiennent les cheminots dans ce pays pour stopper le flot des profits capitalistes.

Les piquets de masse ainsi que l’occupation des voies et des postes d’aiguillage pour arrêter le trafic étaient de tradition il y a encore vingt ans. De nos jours une nuée d’huissiers fondent sur les grévistes dès que des tactiques lutte de classe sont mises en œuvre. Dans ce contexte il faut saluer le courage des grévistes qui malgré tout dans plusieurs cas ont occupé des postes d’aiguillage ou stoppé en province les cars de remplacement.

La question n’était pas de passer son temps à courir après les jaunes pour les supplier de respecter un piquet d’« information », selon la conception aujourd’hui en vigueur chez les bureaucrates syndicaux. Ceux-ci ont pour politique de respecter à tout prix la loi. Mais la législation capitaliste est faite pour protéger la propriété capitaliste des moyens de production, et les flics, huissiers et tribunaux sont là pour faire respecter cette législation, notamment en réprimant les grèves au nom de la « liberté du travail ».

Ce qui était posé, c’était un programme capable de mobiliser des couches beaucoup plus larges, avec une direction déterminée à gagner. L’appel à ce que tous les ouvriers travaillant dans la sous-traitance pour la SNCF, y compris la maintenance et le nettoyage, bénéficient du statut des cheminots aurait ainsi été un puissant moyen de renforcer la grève et les piquets. Pour les nombreux travailleurs sans papiers qui se retrouvent employés par les esclavagistes des temps modernes de la sous-traitance, et souvent aux postes les plus dangereux, la revendication des pleins droits de citoyenneté leur donnerait une double motivation pour rejoindre la grève. La revendication d’embauches massives aurait de même été de nature à mobiliser les chômeurs au côté des grévistes.

Avec ce genre de revendications les conditions auraient alors été présentes pour construire des piquets de masse : ils rendent la répression individuelle illusoire, permettent aux indécis de voir la détermination des grévistes à se battre, tout en faisant comprendre aux cadres, huissiers et autres chiens de garde des patrons qu’il vaut mieux pour eux filer.

Il y a vingt ans les cheminots étaient pour l’essentiel des travailleurs français blancs, qui bien souvent étaient en désaccord avec notre opposition catégorique aux patrouilles racistes de Vigipirate dans les gares. Aujourd’hui, en tout cas en région parisienne où s’est concentré l’essentiel de notre intervention dans la grève, et en ce qui concerne les emplois sédentaires, une partie non négligeable des travailleurs est elle-même issue de l’immigration non européenne.

C’est un facteur positif – ce qui ne veut pas dire que nous n’ayons pas été confrontés à d’autres formes d’arriération politique, par exemple la popularité d’un Dieudonné parmi certains de ces jeunes (voir notre article contre ce démagogue antijuif dans le Bolchévik n° 207, mars) ou le racisme contre les Roms. Il faut combattre ces positions et défendre les collègues issus des minorités pour couper court aux tentatives de semer la division et saper le potentiel de lutte et l’unité de la classe ouvrière.

Les réformistes de LO et NPA dans la grève

Les organisations LO et NPA ont eu une certaine influence dans la grève à travers leur implantation syndicale – le NPA largement dans SUD-Rail et LO dans la CGT. Les militants de LO ont joué simplement le rôle de lieutenants disciplinés de Garrel et Lepaon. Leur journal, tout en notant du bout des lèvres que la direction de la CGT et de SUD-Rail voulait non pas le retrait de la réforme mais une autre réforme, a fait l’apologie de ces bureaucraties : « Celles-ci [les directions syndicales] ont donc choisi d’initier le mouvement et d’encourager les formes susceptibles d’entraîner un grand nombre de cheminots dans la grève » (Lutte Ouvrière, 13 juin). Il a fallu attendre la fin de la grève pour que LO se mette à critiquer les bureaucrates en parlant de l’« enfumage » de Lepaon, un terme après tout inventé par Garrel pour couvrir son propre rôle dans l’affaire.

Le NPA a été davantage visible dans cette grève, en tout cas dans plusieurs gares parisiennes, en tant que bureaucrates SUD-Rail à Saint-Lazare ou CGT à Austerlitz. Mais ils ne se sont distingués des bureaucrates pro-PCF que dans l’habillage plus combatif de leur réformisme, en arguant par exemple pour manifester aux abords du parlement lors de l’ouverture du débat sur la loi ferroviaire le 17 juin, défiant l’interdiction par Valls de tout rassemblement dans cette zone. La capitulation face à Valls du PCF, qui cherchait à déplacer la manifestation en banlieue, loin du parlement, était tellement abjecte que la protestation du NPA pour faire pression sur le parlement en paraissait du coup radicale.

Ce sont aussi des bureaucrates pro-NPA qui ont organisé le 18 juin un rassemblement-surprise devant le siège du PS à Paris où des cheminots ont scandé « Hollande on a voté pour toi, qu’est ce que tu as fait pour nous ? » ; l’objet de la manifestation était simplement de faire pression sur le gouvernement capitaliste du PS. Sans parler des autres coups de publicité médiatique, comme la manifestation le lendemain à la tour Eiffel : elle a peut-être fait chaud au cœur à quelques cheminots et donné de la visibilité sur Internet à la grève, mais c’est une bien maigre consolation pour cette journée, alors que les premiers dépôts de province contrôlés par le PCF votaient la reprise du travail.

Les « AG souveraines » ou Lepaon souverain ?

Dans un énorme établissement comme la SNCF, une grève sérieuse pose la question d’une direction centralisée : comment coordonner l’action sur une multitude de chantiers et de gares isolés les uns des autres ? Trotsky faisait remarquer dans le Programme de transition en 1938 :

« Les syndicats, même les plus puissants, n’embrassent pas plus de 20 à 25 % de la classe ouvrière et, d’ailleurs, ses couches les plus qualifiées et les mieux payées. La majorité la plus opprimée de la classe ouvrière n’est entraînée dans la lutte qu’épisodiquement, dans les périodes d’essor exceptionnel du mouvement ouvrier. A ces moments-là, il est nécessaire de créer des organisations ad hoc, qui embrassent toute la masse en lutte : les COMITES DE GREVE, les COMITES D’USINES et, enfin, les SOVIETS. »

Depuis de nombreuses années maintenant, les « AG souveraines » sont mises en avant comme le summum de la démocratie prolétarienne – mais cela n’a rien à voir avec la perspective révolutionnaire de Trotsky. Dans les années 1980 et 1990 les « AG souveraines » et les « coordinations » étaient apparues, notamment à l’initiative de militants LO et LCR (prédécesseur du NPA) pour contourner, en évitant une lutte politique frontale, les bureaucrates du PCF. Car ceux-ci gardaient encore un contrôle étroit sur l’appareil de la CGT.

La grève de 2014 a montré que les AG ont maintenant une fonction différente : LO et NPA sont aujourd’hui implantés au cœur des échelons inférieurs de la bureaucratie syndicale, au niveau des entreprises, et ils ne sont eux-mêmes que l’ombre sous-réformiste de leurs propres prédécesseurs. Il a suffi aux bureaucrates, notamment PCF, de faire voter « démocratiquement » la reprise du travail dans les AG qu’ils contrôlaient le mieux pour isoler les secteurs les plus combatifs et amorcer une dynamique de reprise du travail. Les AG ne sont donc pas « souveraines » par rapport aux bureaucrates centraux avec leur énorme appareil, leurs liens avec les capitalistes, leur presse et leur gouvernement ; elles consacrent l’émiettement des grévistes site par site et AG par AG.

Dans les derniers jours de la grève, comme il devenait évident que les bureaucraties syndicales cassaient la grève, le NPA (et toutes ses tendances et sous-tendances) a essayé de capter la frustration en lançant une « AG des AG ». C’était élever au carré les insuffisances des AG : personne n’était élu délégué à cette « AG des AG », qui a servi simplement d’exutoire aux querelles entre les différentes cliques du NPA. Un comité central de grève qui soit réel et reconnu comme tel par les grévistes ne peut émerger qu’en résultat d’une stratégie lutte de classe opposée frontalement aux traîtres non seulement de la direction de la CFDT, mais aussi de celles de la CGT et de SUD-Rail.

Pour un parti ouvrier révolutionnaire !

La « réforme » ferroviaire s’inscrit dans le cadre plus général d’un démantèlement systématique de tous les acquis de la classe ouvrière de ces dernières décennies – une offensive rendue possible par la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique. Elle s’accompagne d’une campagne incessante pour faire croire à la « mort du communisme » et donc pour enfermer les travailleurs dans une perspective où le capitalisme est éternel, et où les ouvriers doivent accepter des sacrifices pour que « leur » entreprise survive face à la concurrence. Les travailleurs des vieilles générations ne croient plus au communisme, et les jeunes ne s’imaginent pas une société égalitaire d’abondance matérielle basée sur une économie collectivisée.

Mais la lutte entre la classe des capitalistes et celle des ouvriers ne s’arrête pas pour autant. La grève s’est déroulée dans le contexte d’un discrédit inédit du gouvernement capitaliste. Depuis cinquante ans jamais un gouvernement en France, qui plus est « de gauche », n’a été aussi impopulaire. Le capitalisme français est dans une impasse qui se rétrécit constamment face à ses concurrents internationaux. Pour rétablir son taux de profit il doit mener des attaques brutales contre la classe ouvrière, qui provoquent une résistance peut-être croissante après deux ans d’assauts portés unilatéralement par les capitalistes. Tous les acquis prolétariens sont réversibles sous le capitalisme. Cela renvoie à la nécessité de renverser tout le système par une révolution ouvrière, sous la direction d’un parti de type bolchévique.

C’est une situation qui n’est pas sans danger. Les fascistes du FN ont enregistré des gains spectaculaires lors des élections du printemps, sur fond d’abstention ouvrière massive. Si la bourgeoisie ne parvient pas à mater la classe ouvrière avec l’aide des bureaucrates, elle n’hésitera pas à avoir recours aux fascistes. Ces derniers, tout en profitant de la grève pour se présenter en seuls opposants, dans une optique nationale, aux « directives de Bruxelles », ont pour programme d’écraser les syndicats et d’annihiler violemment l’ensemble du mouvement ouvrier. Ils mobilisent les petits-bourgeois ruinés, enragés par la crise capitaliste, en désignant différents boucs émissaires, notamment la population à la peau foncée, les Juifs, les musulmans et les homosexuels, mais leur cible ultime, c’est le mouvement ouvrier car lui seul peut renverser le système capitaliste de propriété privée que défendent les fascistes.

Comme nous l’indiquons dans notre tract (reproduit ci-après) le FN n’a pas manqué d’intervenir dans la grève pour lancer des attaques contre les syndicats. Si la grève avait pris une ampleur plus grande il ne fait pas de doute que les fascistes auraient directement attaqué les centres de lutte des cheminots. Cela aurait posé la question de l’autodéfense ouvrière contre cette vermine.

Les réformistes qui ont été à la tête de cette grève, notamment le PCF, LO et le NPA, ont soit directement poignardé dans le dos les cheminots en lutte, soit servi de couverture à ces traîtres. Pour affronter le gouvernement et ses relais dans le mouvement ouvrier que sont les bureaucrates, il faut un parti qui se batte pour élever la conscience de la classe ouvrière, des cheminots, à la compréhension qu’il n’y a rien à attendre de ce système pourri et qu’il faut lutter pour le renverser par une révolution ouvrière. Nous luttons pour construire ce parti.