Le Bolchévik nº 207

Mars 2014

 

Coup d’Etat en Ukraine : les fascistes en fer de lance, les impérialistes américains et européens en soutien

La Crimée est russe

L’article qui suit a été traduit et adapté de Workers Vanguard, journal de la Spartacist League/U.S. (n° 1041, 7 mars).

* * *

6 mars – La machine de propagande occidentale a sombré dans l’hystérie quand Vladimir Poutine, l’homme fort de la Russie, a déployé des troupes en Crimée à la suite d’une résolution du parlement russe. John Kerry, le Secrétaire d’Etat américain (ministre des Affaires étrangères), a déclaré que la Russie paierait « le prix fort » pour cette incursion. Il a menacé d’exclure la Russie du « G8 » impérialiste et de geler les avoirs russes à l’étranger. Et il a ajouté, visiblement sans aucune intention ironique, qu’« on ne peut tout simplement pas se conduire au XXIe siècle comme au XIXe en envahissant un pays sous un prétexte complètement fallacieux ». Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, etc. – la liste est longue des pays envahis ou menacés par l’impérialisme américain « au XXIe siècle ». En fait, les événements en Ukraine ont partout sur eux l’empreinte des impérialistes américains, mais aussi européens.

L’intervention russe en Crimée est une réponse directe au renversement du gouvernement à Kiev, la capitale ukrainienne. Le président corrompu Viktor Ianoukovitch, qui était pro-russe, a été renversé le 22 février par un coup d’Etat d’extrême droite soutenu par les Etats-Unis et l’Union européenne (UE), avec des fascistes comme fer de lance ; Ianoukovitch s’est alors enfui en Russie. Les nervis armés de cocktails Molotov qui étaient depuis trois mois à la tête de grandes mobilisations dans les rues de Kiev ont eu le dessus après avoir pris d’assaut les bâtiments officiels et violemment affronté la police. Les fascistes du parti Svoboda sont maintenant représentés au gouvernement ukrainien par un Premier ministre adjoint et plusieurs ministres. Andreï Paroubi, l’un des co-fondateurs de Svoboda, est aujourd’hui à la tête du Conseil national de sécurité et de défense, qui supervise les forces armées. Le nouveau Premier ministre adjoint pour les affaires économiques est Oleksandr Sych, un député de Svoboda qui s’est fait connaître en essayant de faire interdire totalement l’avortement, même en cas de viol. Le poste de Premier ministre est maintenant occupé par Arsenii Iatseniouk, favori de Washington et chef du parti Batkivchtchina (« Mère patrie ») ; mais ce sont les nervis de la place Maïdan qui continuent à dicter la politique.

Le coup d’Etat qui a porté au pouvoir les nationalistes ukrainiens d’extrême droite a suscité une vive inquiétude notamment dans la population des régions russophones à l’Est et au Sud de l’Ukraine. Un des premiers actes du nouveau régime a d’ailleurs été d’abolir une loi de 2012 autorisant l’usage officiel du russe et des autres langues minoritaires. Cette décision a été perçue à juste titre comme une attaque visant les minorités non ukrainiennes et elle a provoqué de nombreuses manifestations, y compris à Lviv où les fascistes ont une forte influence. Treize des 27 régions ukrainiennes (surtout à l’Est) avaient adopté le russe comme deuxième langue officielle, et deux régions de l’Ouest le roumain, le hongrois et le moldave. En Crimée – où la population est composée de 58,5 % de Russes, 24,4 % d’Ukrainiens et 12,1 % de Tatars –, la nouvelle loi chauvine adoptée à Kiev a été particulièrement mal accueillie : 97 % des deux millions d’habitants de la région utilisent le russe comme leur langue principale, quelle que soit leur origine ethnique.

L’armée russe, avec l’aide de forces d’« autodéfense » locales, a pris le contrôle de la République autonome de Crimée. Selon nos informations, la majorité des soldats ukrainiens stationnés en Crimée ont changé de camp, certains ayant démissionné. De son côté, le commandant de la marine ukrainienne est passé dans le camp russe, ainsi que les 800 hommes d’une base aérienne ukrainienne en Crimée. L’agitation a aussi gagné l’Est de l’Ukraine.

Beaucoup de soldats et de marins russes sont stationnés dans la péninsule de Crimée. En vertu d’accords signés avec les gouvernements ukrainiens précédents, la ville de Sébastopol est le port d’attache de la Flotte russe de la mer Noire. Le nouveau gouvernement pro-russe en Crimée a annoncé un référendum le 30 mars pour décider du statut du territoire : le maintien du rattachement à l’Ukraine ou une indépendance de facto avec un renforcement des liens avec la Russie.

Comme on pouvait s’y attendre, le nouveau gouvernement ukrainien a dénoncé l’intervention de Poutine comme une occupation du territoire ukrainien par la Russie, et les commentateurs bourgeois occidentaux ont fait la comparaison avec la guerre russo-géorgienne de 2008. L’intervention militaire russe en Crimée n’est pas comparable à la guerre russo-géorgienne, lorsque les forces russes avaient pénétré en territoire géorgien. Dans la guerre de 2008, les marxistes avaient une ligne de défaitisme révolutionnaire et s’opposaient aux deux armées bourgeoises en conflit. (La Géorgie était soutenue par l’impérialisme occidental.)

Contrairement à la manière dont les choses sont souvent présentées dans les médias occidentaux, l’intervention russe en Crimée n’est pas une intervention dans un « pays étranger », même si la Crimée fait officiellement partie de l’Ukraine. La Crimée est russe depuis la fin du XVIIIe siècle, quand elle fut arrachée à l’Empire ottoman. C’est seulement en 1954 que le numéro un soviétique Nikita Khrouchtchev a cédé la Crimée à la république soviétique d’Ukraine, et plus tard, avec l’écroulement de l’Union soviétique, que cette décision a acquis une signification. Le devenir de cette région a alors suscité d’âpres controverses entre les Etats bourgeois qu’étaient devenus la Russie et l’Ukraine. En 1991, les habitants du territoire voulurent organiser un référendum sur l’indépendance de la Crimée ; les autorités ukrainiennes interdirent jusqu’à nouvel ordre la consultation.

La principale opposition en Crimée à la sécession avec l’Ukraine vient des Tatars, un peuple turcophone majoritairement musulman. Des affrontements entre Tatars et manifestants pro-russes ont éclaté le 26 février à Simféropol, la capitale de la Crimée. Il y a eu deux morts et 30 blessés. La méfiance des Tatars envers les autorités russes remonte à l’époque de Staline, qui en 1944 avait déporté en masse les Tatars de Crimée de leur territoire historique vers l’Asie centrale et d’autres régions de l’Union soviétique.

Depuis la destruction contre-révolutionnaire de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique en 1991-1992, nous disons et répétons que les travailleurs doivent s’unir contre l’exploitation capitaliste et toutes les manifestations d’oppression, de domination nationale et d’antisémitisme. La Ligue communiste internationale a publié une déclaration le 3 avril 1995, alors que nous venions d’être déclarés persona non grata en Ukraine dans le contexte d’une chasse aux sorcières anticommuniste ; nous insistions dans cette déclaration qu’« aujourd’hui, nous, qui voulons que soient réaffirmés et défendus les droits démocratiques des travailleurs et de toutes les nationalités, pensons qu’un référendum d’autodétermination nationale est à l’ordre du jour en Crimée et en Tchétchénie » (le Bolchévik n° 133, mai-juin 1995).

La population de Crimée a tout à fait droit à l’autodétermination, y compris à l’indépendance ou au rattachement à la Russie. Dans la conjoncture actuelle, l’exercice de ce droit pourrait bien dépendre du soutien des forces russes. C’est d’ailleurs le nouveau gouvernement de la Crimée qui a demandé l’intervention russe.

Pour nous marxistes, il est conforme à nos principes de soutenir l’intervention russe en Crimée, tant que la Russie garantit des droits spécifiques à la minorité tatare de Crimée, qui est sévèrement opprimée par le pouvoir ukrainien. Le transfert de la Crimée à l’Ukraine était de la part du régime de Khrouchtchev une erreur administrative stupide, contraire aussi bien à l’histoire qu’à la composition nationale et linguistique de la Crimée. Même si cela reste à voir, les nouvelles autorités ont au moins verbalement déclaré vouloir réparer les torts faits aux Tatars. Le Premier ministre adjoint de Crimée, Roustam Temirgaliev, a déclaré que le gouvernement local offrirait aux Tatars de Crimée une place au Conseil suprême de la Crimée, et que des fonds importants seront dégagés pour des programmes de réinstallation et de réintégration des personnes déportées à l’époque de Staline (Russia Today, 2 mars).

Pour le droit de toutes les nations, sans exception, à l’autodétermination !

Le droit à l’autodétermination et les autres droits nationaux s’appliquent aux peuples de toutes les nations, y compris ceux des grandes puissances comme la Russie. En tant que marxistes, nous avons toujours rejeté la méthodologie qui voudrait que les droits démocratiques ne s’appliquent qu’à certains peuples « progressistes », par opposition à des peuples considérés comme « réactionnaires ». Par exemple, l’Etat sioniste opprime sauvagement les Palestiniens, mais nous reconnaissons les droits nationaux des Juifs israéliens ainsi que ceux des Palestiniens, et nous sommes contre l’idée que les Juifs devraient être jetés à la mer. En Irlande du Nord, la minorité catholique est opprimée par la communauté protestante majoritaire (de justesse) et par l’Etat britannique. Mais nous considérons les protestants comme une communauté distincte, et nous sommes contre leur réunification forcée au sein d’un Etat irlandais catholique. Nous sommes pour une république ouvrière irlandaise, dans le cadre d’une fédération volontaire de républiques ouvrières dans les Iles britanniques.

L’autodétermination est un droit démocratique, pas un droit absolu. Son application est subordonnée aux exigences de la lutte de classe. Par exemple, si les forces russes utilisaient leur prise de contrôle de la Crimée pour aggraver l’oppression des Tatars, il serait contraire à nos principes de soutenir l’intervention russe.

Comme le soulignait le dirigeant bolchévique Lénine, reconnaître le droit à l’autodétermination est une manière d’écarter la question nationale de l’ordre du jour et de favoriser l’unité dans la lutte du prolétariat, en permettant ainsi aux travailleurs de différentes nations de voir qui sont leurs vrais ennemis – à savoir leur classe capitaliste respective. Nous nous opposons implacablement au nationalisme russe, tout comme nous nous opposons à toutes les formes de nationalisme. C’est pourquoi nous avons soutenu le peuple tchétchène quand il luttait militairement pour son indépendance contre ses féroces oppresseurs bourgeois russes, sous Boris Eltsine tout comme sous Vladimir Poutine.

En intervenant en Crimée, Poutine cherche à défendre les intérêts de la Russie capitaliste contre les impérialistes occidentaux, qui cherchent à établir un Etat client à sa frontière. En même temps, les initiatives militaires qui accompagnent la realpolitik russe se produisent dans le contexte de l’hostilité croissante à l’encontre des russophones en Ukraine ; aussi, ces initiatives rejoignent les craintes bien réelles des Russes de Crimée pour leurs droits nationaux.

Les travailleurs doivent balayer les fascistes des rues !

De même que notre attitude envers l’intervention russe en Crimée n’implique pas le moindre soutien politique au régime capitaliste de Poutine, notre opposition au coup d’Etat en Ukraine n’implique aucun soutien politique à Ianoukovitch et à ses acolytes. Ce qu’il fallait dans la période qui a précédé le coup d’Etat, c’était la réaffirmation de l’unité prolétarienne transcendant les divisions nationales et ethniques qui empoisonnent ce pays. Il aurait été dans l’intérêt du prolétariat international que la classe ouvrière ukrainienne se mobilise pour balayer les fascistes des rues de Kiev. Aujourd’hui, il serait assurément dans l’intérêt du prolétariat que soient constituées des milices ouvrières non communautaristes pour écraser les fascistes et prévenir toute flambée de violence intercommunautaire.

Dans notre article « La crise en Ukraine : lutte d’influence entre puissances capitalistes » (Workers Vanguard n° 1038, 24 janvier), nous faisions remarquer que les fascistes jouaient un rôle majeur dans les manifestations antigouvernementales en Ukraine. Mais malgré les multiples preuves que les néo-nazis ont une forte emprise sur l’ex-opposition aujourd’hui au pouvoir, le New York Times et autres porte-voix de la classe dirigeante américaine n’arrivent toujours pas à les appeler par leur nom. Les médias occidentaux continuent à colporter le mensonge que ce coup d’Etat serait le résultat d’une « révolution pacifique » pour la démocratie et contre la corruption.

Svoboda est un parti fasciste et antisémite. Son chef Oleg Tiagnibok affirme que l’Ukraine est contrôlée par une « mafia judéo-russe ». Ce parti est issu du mouvement nationaliste ukrainien dirigé pendant la Deuxième Guerre mondiale par Stepan Bandera, des gens qui avaient collaboré militairement avec les nazis et qui ont perpétré de grands massacres de Juifs, de communistes, de soldats soviétiques et de Polonais. Ce parti s’appelait initialement Parti social-national d’Ukraine, une référence délibérée au parti nazi (national-socialiste) allemand. En janvier dernier, 15 000 personnes ont défilé au flambeau dans les rues de Kiev, à l’appel de Svoboda, en mémoire de leur héros Bandera (une marche similaire a eu lieu à Lviv, un bastion de Svoboda dans l’Ouest de l’Ukraine).

Des groupes encore plus extrémistes, comme « Secteur droite », qui considère Svoboda comme trop « libéral » et « conformiste », ont débordé Svoboda dans les manifestations. En faisant entrer en scène des groupes paramilitaires, ils ont fait basculer les manifestations de Kiev, qui se sont transformées en attaques contre la police dans le but de renverser le gouvernement. Après le coup d’Etat, des sympathisants de Secteur droite à Stryï (dans la région de Lviv) ont détruit un monument national aux soldats de l’Armée rouge morts pour libérer l’Ukraine de l’Allemagne nazie. (Des dizaines de statues de Lénine ont aussi été déboulonnées depuis deux mois.) Alexandre Muzychko, chef de section de ce groupe pour l’Ouest de l’Ukraine, a juré de combattre « les Juifs, les communistes et la racaille russe jusqu’à la mort ». Muzychko affirme que Secteur droite contrôle la situation et déclare que maintenant que le gouvernement a été renversé, « il y aura de l’ordre et de la discipline » et « les escouades de Secteur droite abattront les bâtards sur place ».

Dans la mesure où il existe aujourd’hui un gouvernement dans l’Ukraine de l’après-coup d’Etat, ses lois sont en grande partie dictées par ces groupes néo-nazis russophobes, antisémites et ultra-nationalistes. Non content de supprimer le statut officiel des langues minoritaires, le nouveau régime a aussi interdit dans les régions occidentales d’Ukraine le Parti « communiste » d’Ukraine (PC), qui collaborait ouvertement avec le régime bourgeois de Ianoukovitch, ainsi que le Parti des régions du même Ianoukovitch. Le PC, qui revendique 115 000 adhérents et plus de deux millions d’électeurs, rapporte que ses sympathisants se font harceler et tabasser et que la maison de son dirigeant a été incendiée. Un rabbin de Kiev, évoquant « des mises en garde incessantes concernant des projets d’attaques contre des institutions juives », a appelé de son côté la population juive à quitter la ville, et même si possible le pays. De fait, le 24 février une synagogue a été la cible d’un attentat au cocktail Molotov à Zaporojie, dans le Sud-Est de l’Ukraine. Dans un communiqué publié le 3 mars, le ministère russe des Affaires étrangères notait que « les alliés de l’Ouest sont maintenant des néo-nazis déclarés qui mettent à sac les églises orthodoxes et les synagogues ».

La crise actuelle en Ukraine a été précipitée par la décision de Ianoukovitch de rejeter un accord de « partenariat » avec l’UE. Cet accord était lié à un prêt du FMI qui aurait imposé à la classe ouvrière ukrainienne un régime de famine, comme cela a été le cas en Grèce et dans d’autres pays. La secrétaire d’Etat adjointe américaine pour les affaires européennes et eurasiennes Victoria Nuland, la « haut-commissaire » de l’UE pour les Affaires étrangères Catherine Ashton, le sénateur américain John McCain et de nombreux autres politiciens américains et européens se sont précipités sur la place Maïdan de Kiev pour encourager les manifestants et les assurer de leur soutien. Le 17 décembre, le président russe Poutine offrait à Ianoukovitch, dont les caisses étaient vides, un prêt de 15 milliards de dollars et une réduction du prix du gaz. Quoique très insuffisant pour sortir l’Ukraine de la misère, cela lui aurait temporairement évité la banqueroute. Le prêt de Poutine a été immédiatement dénoncé par le Sénat américain comme un exemple de « coercition économique russe ».

A tous les niveaux, ce qui se passe en Ukraine est le produit de la contre-révolution capitaliste qui a détruit l’Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré soviétique et ravagé les économies et les peuples des ex-républiques soviétiques. Elle a porté un coup terrible à l’économie ukrainienne, autrefois intégrée dans une division du travail à l’échelle de toute l’Union soviétique. Le niveau de vie s’est effondré dans toute l’ex-URSS. En Ukraine, les salaires réels atteignaient en l’an 2000 au mieux le tiers de leur niveau de 1991, tandis que l’emploi industriel a chuté de 50 % entre 1991 et 2001.

Ex-république soviétique, l’Ukraine est toujours économiquement très dépendante de la Russie. L’essentiel de l’industrie – sidérurgie, métallurgie, wagons de chemin de fer et équipements nucléaires – est localisée dans l’Est de l’Ukraine, largement russifié et orthodoxe, par opposition à l’Ouest davantage rural et catholique uniate. Ces industries, cruciales pour la Russie, ne sont d’aucune utilité pour les impérialistes occidentaux qui ont l’intention de les liquider.

La population ukrainienne, 46 millions d’habitants, est profondément divisée ; il y a d’un côté une grande partie de l’Ouest du pays qui voudrait des liens plus étroits avec l’UE, de l’autre les régions de l’Est et du Sud qui regardent du côté de la Russie. Le pays est aussi marqué par l’antagonisme entre plusieurs coteries d’oligarques capitalistes corrompus qui auparavant s’entendaient comme larrons en foire pour se goinfrer en pillant les richesses industrielles construites pendant des décennies par la classe ouvrière multinationale de l’Union soviétique. Certains de ces oligarques, qui souhaiteraient davantage d’investissements européens, se tournent vers l’Ouest. Les partisans de Ianoukovitch, quant à eux, viennent plutôt de l’Est de l’Ukraine et de la Crimée, qui commercent avec la Russie.

La classe ouvrière ukrainienne, qui a fait preuve de combativité au début des années 1990 dans la région industrielle de Donetsk (dans l’Est du pays), est jusqu’ici restée silencieuse en tant que classe. A n’en pas douter, les travailleurs n’avaient guère de sympathie pour le chef mafieux Ianoukovitch. Mais après le coup d’Etat pro-impérialiste en Ukraine, avec les fascistes à la manœuvre, la classe ouvrière risque de subir une exploitation encore plus féroce de la part des impérialistes.

Rivalités de grandes puissances

L’impérialisme américain « démocratique » n’a jamais eu aucun scrupule à se retrouver aux côtés d’ultra-réactionnaires et de fascistes. Les partisans de Bandera sont en fait de vieux amis de Washington. Après la Deuxième Guerre mondiale, les services de renseignement occidentaux ont protégé les unités de Bandera ; ils les ont transformées en groupes de guérilla contre les Soviétiques et en ont fait l’un des piliers de Radio Free Europe. Aujourd’hui où il faut une austérité encore plus drastique pour continuer à engranger des profits, la classe dirigeante ukrainienne et ses protecteurs impérialistes trouvent les fascistes utiles pour détourner des oligarques et des capitalistes étrangers le mécontentement social et le diriger contre les minorités comme les Juifs et les immigrés, ou pour écraser les ouvriers combatifs et les militants de gauche.

Quand Barack Obama a été élu président, il parlait de procéder à une « remise à plat » des relations avec la Russie. Mais aujourd’hui l’attitude américaine envers la Russie fait davantage penser à l’époque des frères Dulles et de la guerre froide pendant les années 1950 ; la diabolisation de la Russie était alors un thème favori des médias et des politiciens américains. Mais l’hostilité de l’impérialisme américain envers la Russie n’est plus motivée par la détermination à renverser le système de propriété collectivisée qui avait été instauré par la Révolution d’octobre 1917. Elle revêt plutôt l’aspect d’une politique de « grande puissance ».

Soixante-dix ans d’économie planifiée ont fait de la société largement paysanne qu’était la Russie soviétique un pays urbanisé disposant d’une puissance militaire à peu près équivalente à celle des Etats-Unis, ainsi que d’une main-d’œuvre qualifiée et d’un personnel scientifique et technique nombreux et bien formé. Grâce en grande partie au niveau élevé des prix du pétrole et du gaz ces dernières années, l’économie russe a surmonté la catastrophe de la « thérapie de choc » qui avait accompagné la contre-révolution capitaliste. La Russie est le premier producteur mondial de pétrole et de gaz et elle possède toujours un arsenal nucléaire conséquent. Elle a aussi un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, et elle peut être à l’occasion une source d’irritation pour les Etats-Unis, comme par exemple l’année dernière quand Obama a menacé d’attaquer la Syrie.

Les Etats-Unis luttent en permanence pour imposer leur hégémonie sur le monde ; dans ce cadre, ils s’efforcent de brider l’influence que la Russie exerce en tant que puissance régionale. Ils élargissent sans cesse l’OTAN vers l’Europe de l’Est et ils tentent de mettre en place des régimes à leur solde dans les ex-républiques soviétiques ; ils y ont ainsi fomenté toute une série de « révolutions de couleur ». Les Etats-Unis ont aussi installé des bases militaires dans toute l’Asie centrale et en d’autres points de la périphérie de la Russie. Cet expansionnisme militaire vise à encercler non seulement la Russie capitaliste mais aussi la Chine, le plus grand et le plus puissant des Etats ouvriers bureaucratiquement déformés qui subsistent. De son côté, la Russie a marché à maintes reprises main dans la main avec l’impérialisme américain. Elle autorise par exemple les Etats-Unis depuis 2009 à faire transiter par son espace aérien des troupes et des armes à destination de l’Afghanistan (elle limitait jusqu’alors aux armes « non létales » le transit par son territoire).

Les Etats-Unis et l’UE (avec derrière leurs porte-voix dans les médias) font preuve d’une hypocrisie sans bornes quand ils dénoncent l’« ingérence » de la Russie dans les affaires ukrainiennes. Ce sont en fait les impérialistes qui ont partout leurs sales pattes en Ukraine. En février dernier a fuité le contenu d’une conversation téléphonique entre Victoria Nuland et Geoffrey Pyatt, l’ambassadeur américain en Ukraine. Les médias ont principalement retenu la formule lapidaire de Nuland : « Que l’UE aille se faire foutre. » Ils ont escamoté la raison de la controverse entre les Etats-Unis et l’UE, à savoir qui devait s’emparer du pouvoir après Ianoukovitch. Nuland rejetait catégoriquement le choix de l’ex-boxeur Vitali Klitschko, qui avait la faveur de l’impérialisme allemand (Klitschko paie d’ailleurs ses impôts en Allemagne). Comme l’expliquait à juste titre le professeur Stephen Cohen dans une interview réalisée le 20 février pour Democracy Now ! : « La plus haute responsable du Département d’Etat, dont on peut supposer qu’elle représente l’administration Obama, et l’ambassadeur américain à Kiev sont en train, pour le dire crûment, de fomenter un coup d’Etat contre le président élu de l’Ukraine. »

L’UE (avec en première ligne l’Allemagne, la France et la Pologne) a joué dans le récent coup d’Etat en Ukraine un rôle décisif pour imposer à toute force l’austérité du FMI. L’UE est un bloc commercial impérialiste dominé par l’Allemagne, et son « offre » de partenariat signifierait une misère encore plus grande pour la classe ouvrière ukrainienne. Le prêt du FMI lié à l’accord avec l’UE stipule que l’Ukraine ne peut pas accepter d’aide financière de la Russie. Il est conditionné à une réduction drastique des subventions sur le prix du gaz et des produits pétroliers payés par les consommateurs ukrainiens, ce qui empêcherait beaucoup d’Ukrainiens de se chauffer l’hiver. Et il exige des privatisations supplémentaires et encore plus drastiques des services publics et des industries nationalisées. Bref, il aurait pour conséquence de terribles privations pour les travailleurs ukrainiens, à l’Est comme à l’Ouest du pays.

L’ironie de l’histoire, c’est que Ianoukovitch, qui était plus que disposé à travailler avec l’UE, a probablement rejeté cette proposition de prêt parce qu’il craignait de ne pas survivre politiquement aux conséquences sociales du plan d’austérité qui l’accompagnait. L’Ukraine a besoin d’environ 35 milliards de dollars uniquement pour assurer le service de sa dette pendant les deux prochaines années. Mais l’UE et l’impérialisme américain n’ont en réalité pas grand-chose à offrir.

Les « anticapitalistes » de Sa Majesté

La presse capitaliste française s’est passionnée pour les « révolutionnaires » de la place Maïdan. Une partie de la gauche française s’est jointe à cette propagande écœurante, au premier rang le « Nouveau Parti anticapitaliste » (NPA) d’Olivier Besancenot et Philippe Poutou.

Le NPA a ainsi publié (l’Anticapitaliste, 20 février) une interview d’un certain Zakhar Popovych, dirigeant d’une « Opposition de gauche » prétendant que « malgré une situation difficile, la gauche est acceptée au Maïdan, bien plus qu’elle ne l’était avant ». Situation « difficile » en effet, vu que le même Popovych reconnaît à la question suivante que « la tentative d’organiser l’unité de la gauche et des anarchistes dans la garde “d’autodéfense” de Maïdan n’a pas abouti, à cause de la violence des attaques des groupes d’extrême droite » – autrement dit, ils se sont fait tabasser et expulser de la place. Popovych, réduit à établir une hiérarchie entre groupes fascistes, envisage dans ce cadre que « le parti Svoboda arrive à pacifier, voire à écraser les bandes nationalistes les plus radicales ».

Le NPA a aussi publié un article de Catherine Samary (l’Anticapitaliste, 6 mars) soulignant que « la chute de Ianoukovitch n’est pas un “coup” fasciste ». Et Samary insiste : « C’est un mouvement populaire, se défiant de tous les partis, qui a fait chuter Ianoukovitch. » On atteint là un degré nouveau dans le cynisme, Samary expliquant dans la foulée que « cela a donné du poids au parti Svoboda, célébrant toujours les bataillons SS et valorisant pour l’instant “l’Ukraine européenne” contre la Russie. De même ont été populaires les militants de Pravyi Sektor. »

Catherine Samary s’y connaît en matière de coups d’Etat réactionnaires à soutenir. Elle était longtemps dirigeante de la Ligue communiste révolutionnaire (prédécesseur du NPA). Elle était même sa principale spécialiste sur l’URSS et l’Europe de l’Est lorsque cette organisation avait soutenu le coup d’Etat de Boris Eltsine en août 1991 – le coup d’envoi de la contre-révolution capitaliste qui a détruit l’Etat ouvrier soviétique. La LCR avait alors déclaré qu’elle était « pleinement solidaire de celles et de ceux qui, sur les barricades, ont fait face à la menace des chars » (voir notre article « La LCR sur le char de Boris Eltsine », le Bolchévik n° 113, septembre 1991).

La Révolution russe et la question nationale

Le Parti bolchévique qui a dirigé la révolution d’Octobre en 1917 a toujours fermement défendu l’égalité pour toutes les nations, peuples et langues. Les bolchéviks étaient contre toute forme d’inégalité ou de privilège national. Ceci leur permit d’unir les travailleurs – russes, juifs, arméniens, azéris, ukrainiens, etc. – pour renverser le pouvoir des capitalistes et des propriétaires fonciers.

Pendant les premières années qui suivirent la révolution d’Octobre, les bolchéviks défendirent avec constance les droits des différents peuples et nationalités du pays. Une République autonome de Crimée fut par exemple créée en 1921 au sein de la Fédération de Russie ; environ un cinquième de sa population se composait de Tatars. Pendant les premières années du pouvoir soviétique, la culture nationale des Tatars de Crimée connut un développement marqué : les Tatars fondèrent des centres de recherche, des musées, des bibliothèques et des théâtres. Mais avec le triomphe et la consolidation d’une bureaucratie stalinienne, à partir de 1923-1924, le chauvinisme grand-russe commença à s’imposer. En l’espace de quelques années, l’enseignement de la langue et de la littérature des Tatars de Crimée prit fin et toute publication dans cette langue fut interdite.

Quand les nazis envahirent l’Union soviétique en 1941, une partie des Tatars les accueillirent en libérateurs. Mais beaucoup d’autres Tatars combattirent dans l’Armée soviétique contre l’Allemagne. Par vengeance, Staline infligea alors un châtiment collectif à la population tatare de Crimée. En 1944, environ 180 000 Tatars furent déportés en Asie centrale et dans d’autres régions de l’URSS. Les Tchétchènes et les Allemands de la Volga connurent un sort similaire. Près de la moitié des Tatars moururent sur le chemin de l’exil. C’est seulement en 1967 que les autorités soviétiques commencèrent à « réhabiliter » les Tatars. Et c’est seulement vingt ans plus tard qu’ils furent autorisés à revenir en Crimée ; tout cela suscita parmi eux un fort ressentiment.

Cependant, ce serait une erreur de voir les rapports entre les nations au sein de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique comme une simple continuation de la « prison des peuples » tsariste. La politique de la bureaucratie stalinienne avait des effets contradictoires. L’existence d’une économie socialisée à planification centralisée fournissait la base matérielle du développement des régions les plus arriérées de l’URSS, comme l’Asie centrale soviétique. L’Ukraine connut une industrialisation et un développement substantiels. Le plein emploi, la sécurité sociale pour tous et autres acquis entravaient l’éclosion des formes les plus virulentes du nationalisme bourgeois et de l’antisémitisme, qui sont attisés par les contrariétés de la société capitaliste. L’Armée rouge a écrasé pendant la Deuxième Guerre mondiale les envahisseurs allemands et elle a libéré l’Ukraine de la vermine fasciste.

Avec la restauration du capitalisme dans l’ex-Union soviétique, tout le « vieux fatras » est revenu, ce qui a conduit à une exacerbation dramatique des tensions intercommunautaires et à une prolifération des haines nationales qui dressent les travailleurs les uns contre les autres dans une lutte féroce pour la survie. Comme nous l’avons noté par le passé, l’éclatement de l’Union soviétique a mis en évidence un degré considérable d’interpénétration des peuples et des unités de production ; c’était l’héritage d’une économie planifiée bureaucratiquement centralisée, à laquelle elle était adaptée. C’est le cas de l’Ukraine, particulièrement dans les régions orientales du pays.

Sous le capitalisme, l’avenir est sombre. L’aggravation de la misère économique pourrait très bien conduire à des rancœurs et à des conflits accrus entre groupes ethniques différents, avec une « résolution » sanglante de la question nationale. Comme nous le notions dans la conclusion de notre article du 24 janvier sur l’Ukraine : « Il faut forger des partis léninistes-trotskystes qui mèneront une lutte intransigeante contre toutes les manifestations de nationalisme et de chauvinisme de grande puissance, dans le cadre d’une propagande patiente et obstinée visant à gagner le prolétariat au programme de la révolution socialiste internationale. »