Le Bolchévik nº 207

Mars 2014

 

La surveillance de l’Etat français

L’ampleur de la surveillance exercée par les agences d’espionnage américaines et européennes est maintenant dans le domaine public, grâce notamment à Edward Snowden. Face à ces révélations les puissances impérialistes prennent des mesures pour donner une couverture légale aux mesures de surveillance massive qu’elles exercent. Le gouvernement Hollande se distingue à cet égard ; il vient de produire une nouvelle loi sur l’espionnage, présentée sous l’« article 20 » de la loi de programmation militaire, afin de pouvoir tirer pleinement parti des technologies de pointe comme le GPS.

La loi a été adoptée en décembre dernier sans aucune objection sérieuse au parlement. Elle précise dans quelles conditions des organismes gouvernementaux peuvent mettre la main sur les communications téléphoniques, les courriels, les connections Internet et les données de localisation des personnes. Ces directives, qui n’exigent même pas pour la forme une décision judiciaire, permettent de siphonner les données pour toute une série de raisons, comme « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme ». Le nombre d’organismes de l’Etat autorisés à se livrer à la surveillance électronique est ainsi grandement élargi.

C’est Mitterrand qui avait jeté les bases de l’article 20 en 1991 ; il avait alors légalisé la pratique établie de longue date de l’espionnage intérieur. Le gouvernement Mitterrand avait également mis en place un réseau international d’espionnage par satellite avec des bases dans les colonies françaises de Mayotte et de la Guyane, opérées en collaboration avec les services secrets allemands du BND. A bas l’article 20 !

Et alors même que le gouvernement Valls/Taubira s’arroge tous les droits pour espionner tout le monde, l’appareil judiciaire vient de condamner à 3 000 euros d’amende Olivier Laurelli, un blogueur qui s’était permis de diffuser des documents internes de l’Agence nationale de sécurité sanitaire disponibles en libre accès sur Internet (l’Humanité, 7-8-9 février). Avec cette jurisprudence spécial-Taubira, comme le fait remarquer Laurelli, « demain, n’importe qui pourrait être inculpé pour avoir simplement téléchargé ou consulté des documents sur un site Web en libre accès » – et c’est déjà le cas pour ceux qui s’aventurent sur des sites djihadistes ou pédopornographiques. A bas les poursuites pour simple « délit d’opinion » !

Nous reproduisons ci-dessous l’exposé, revu pour publication, de notre camarade Xavier Brunoy lors du meeting de la LTF du 21 novembre.

* * *

Les révélations de Snowden sur l’espionnage par la NSA ont provoqué de grands cris en Europe quand il s’est agi des téléphones portables des « partenaires européens », comme Merkel ou les diplomates français. Mais ces cris s’étaient à peine arrêtés que les révélations pleuvaient sur le fait que ces « victimes » faisaient la même chose. Les services secrets allemands, le BND, avaient demandé au gouvernement allemand de modifier la loi « afin d’avoir plus de flexibilité pour le partage des données protégées avec les partenaires étrangers ». L’impérialisme britannique, dont les services secrets sont une pièce maîtresse dans le système de la NSA, a montré tout son zèle quand il a retenu à l’aéroport de Londres Heathrow David Miranda, partenaire du journaliste Glenn Greenwald qui a publié les premières révélations de Snowden, et quand il a détruit la copie des fichiers Snowden que le Guardian détenait (heureusement plusieurs autres copies existent).

L’ancien ministre des Affaires étrangères de Sarkozy, Bernard Kouchner, fin connaisseur, a bien montré l’hypocrisie des jérémiades de Hollande en déclarant sur France-Info : « On feint de découvrir ces écoutes alors que les services entre eux travaillent ensemble », et que « la France a un système semblable ». Et il a raison. A la révélation que plus de 70 millions de communications avaient été interceptées en France, le directeur de la NSA s’est empressé de rétorquer que la plupart de ces interceptions avaient été fournies à la NSA par les services français. Et ceux-ci ont été obligés de l’admettre.

Encore ce matin, à propos de celui qui a tiré sur le photographe de Libération, Valls indiquait que cette personne avait dû passer plusieurs années à l’étranger. Pourquoi en est-il si sûr, si rapidement ? Parce que cette personne n’était plus dans les fichiers de la police. Par la négative, Valls vient encore de reconnaître que, si cette personne était restée en France, elle aurait forcément laissé des traces dans les fichiers consultés par la police. Par rapport à Hollande, Kouchner ajoutait : « Mais soyons honnêtes, nous écoutons aussi. Tout le monde écoute tout le monde. Simplement nous n’avons pas les moyens des Etats-Unis ce qui rend jaloux. »

Le Monde a révélé que la société française Amésys (appartenant à Bull) a vendu un système d’écoute Eagle (un système équivalent au PRISM de la NSA) au gouvernement libyen. Les espions libyens ont été entraînés en 2008 par des anciens de la Direction du renseignement militaire français. Un système similaire a été vendu par la société allemande Utimaco au gouvernement syrien. Les sondes permettant d’intercepter chacune 5,3 millions de sessions en simultané et de stocker deux ans les métadonnées ont été fournies par une société française, Qosmos, dont un des fondateurs a reconnu qu’elle travaillait aussi avec la DGSE. Autant pour l’innocence des impérialistes français.

Il est intéressant de signaler que ces sondes Qosmos sont vendues aussi bien aux services d’espionnage des Etats qu’aux sociétés de télécommunications commerciales privées. Pour des raisons financières, celles-ci ont besoin plus ou moins des mêmes métadonnées que les services de police. Ce qui explique la perméabilité entre les responsables des entreprises des technologies de l’information et ceux de la NSA.

La bourgeoisie française pionnière

Alison a expliqué que tous les combattants pour le changement social sont fichés. Et dans ce domaine, la bourgeoisie française a une longue histoire et on peut même dire qu’elle a été pionnière en son temps. C’est elle qui, au XIXe siècle a mis en place le premier fichier en Europe. Il listait tous les condamnés par les tribunaux, en clair tous les pauvres qui essayaient de survivre dans les villes.

Ce travail sera rationalisé dans les années 1880 par un dénommé Bertillon dont le modèle de fichier sera copié par les polices du monde entier, avec des fiches de couleur, les caractéristiques physiques (dont les empreintes digitales) et les photos. Inutile d’expliquer l’utilité de ce type de fichier pour l’armée et la police. Les militants socialistes seront sur ces listes à la fin du XIXe siècle, ainsi que les anarchistes qui seront traqués. Le général Boulanger mit en place le fameux Carnet B en 1886, un fichier des personnes subversives potentielles en cas de guerre.

Un autre aspect du fichage va être le contrôle des étrangers. Avec les guerres et l’immigration massive liée à la révolution industrielle, ces fichiers vont rapidement être étendus et se développer pour que la police puisse contrôler toute la population « non française ». Toujours dans les années 1880, les étrangers vont devoir s’enregistrer en échange d’un récépissé qui deviendra « carte d’identité des étrangers » pendant la Première Guerre mondiale. Cette carte est un outil de contrôle extrêmement efficace, la police sachant immédiatement si la personne contrôlée est en règle ou non, c’est-à-dire emprisonnable, expulsable ou non. Elle sera maintenue après la guerre.

Comme nous le disons dans le dernier supplément sur Leonarda [voir le tract de la LTF reproduit dans le Bolchévik n° 206, décembre], les nomades ont toujours été particulièrement fichés et surveillés. Les « condamnés sans domicile fixe » étaient sur des listes particulières. Ensuite, ce sont tous les nomades qui seront particulièrement surveillés et persécutés. La chasse aux Roms des Sarkozy et Valls ne fait que poursuivre une longue tradition.

Certes, à l’ère des ordinateurs, et en regard des chiffres révélés tous les jours, tout cela semble un peu ridicule. Mais à l’époque c’était quelque chose de substantiel.

Vichy fiche toute la population

Les fichiers de la Troisième République vont révéler toute leur nuisance avec le régime de Vichy. Pétain va trouver tous les gens catalogués, la police française n’ayant plus qu’à consulter les fiches et organiser les rafles et les arrestations : les Juifs en premier, mais aussi les homosexuels, les Tsiganes, etc. Tous ceux que la police politique avait patiemment et méticuleusement mis en fiche jour après jour pendant des années pouvaient, du jour au lendemain se retrouver dans les geôles pétainistes, ou dans les camps de la mort.

Le rêve de la bourgeoisie française de ficher toute la population pour mieux la contrôler va être exaucé sous Vichy. Un numéro unique va être attribué à tout individu vivant en France. Pour que personne n’y échappe, des recensements sont organisés, le pays étant quadrillé par des milliers de recenseurs. Finalement, la carte nationale d’identité, véritable passeport interne au pays, est mise en place fin 1940. En 1942, la mention « Juif » était aussi apposée dessus selon le cas. Cette carte sera généralisée et obligatoire en 1943, le fameux numéro unique figurant dessus.

A la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, appelée la « Libération », tout cet attirail de contrôle de la population est gardé intact par les gouvernements gaullo-staliniens. Le numéro unique mis en place sous Pétain s’appellera « numéro d’inscription au répertoire des personnes physiques » (abrégé en NIR), communément appelé le « numéro de sécu ». En 1947, un répertoire de tous les NIR va même être instauré. Aujourd’hui encore, quand vous réussissez à obtenir votre premier travail, c’est la première démarche administrative que le patron vous demande : vous ficher. Et réfléchissez deux secondes au nombre de fichiers avec ce fameux numéro, ce qu’on peut en faire et ce qu’on en fait. Quant à la carte nationale d’identité, figurez-vous qu’elle n’est plus obligatoire depuis octobre 1955. Pourtant connaissez-vous beaucoup de Français qui ne l’ont pas ? Et pour cause, puisque c’est toujours une pièce d’identité prouvant la nationalité française. Et les flics peuvent vous contrôler à n’importe quel moment.

La bourgeoisie française et les guerres coloniales

Pendant la guerre d’Indochine puis la guerre d’Algérie, l’armée française, pour lutter contre les peuples colonisés qui se soulevaient pour leur indépendance, en est arrivée à une théorie, la « guerre révolutionnaire ». A la différence des guerres classiques, l’armée française s’est retrouvée en Indochine avec un ennemi qui était tout simplement fondu dans la population, le FNL vietnamien recevant un soutien massif de la population. L’armée voulait être capable de savoir qui, dans la population, était un ennemi avéré et qui ne l’était pas. Tout était basé sur le renseignement, c’est-à-dire savoir qui pense quoi.

La mise en pratique la plus avancée de cette théorie a été la bataille d’Alger, quand les paras des Massu et Bigeard ont cherché à détruire l’organisation politique du FLN à Alger. Pour y parvenir les paras français ont procédé de la façon suivante : ils ont enregistré toutes les personnes habitant la Casbah (qui habitait où, avec qui, etc.) ; ils ont mis en place un système de renseignement (mouchards et autres indicateurs) afin d’obtenir les informations nécessaires sur les « ennemis » ; la ville était encerclée, la population était surveillée, des patrouilles circulant en permanence, contrôlant les maisons systématiquement et terrorisant la population avec l’objectif (raté par ailleurs) de la détacher des nationalistes et autres agitateurs communistes.

Dès qu’ils trouvaient quelqu’un lié au FLN, les paras ratissaient tout le secteur où il se trouvait. Afin de savoir qui était en contact avec lui et de reconstituer le réseau, absolument tout était permis pour faire parler cette personne, y compris la torture, domaine dans lequel l’armée française a acquis une grande expérience.

Ceux qui ont établi cette théorie de la « guerre révolutionnaire » étaient persuadés que tous les nationalistes ou les communistes qui agissaient pour l’indépendance dans le tiers-monde étaient manipulés par l’URSS, qu’ils n’étaient que l’avant-garde du communisme international téléguidé par Moscou qui voulait dominer le monde entier. Et contre ce « danger communiste », tout était permis. Les officiers français, comme Aussaresses, qui ont perpétré ces horreurs, sont ensuite allés entraîner des milliers d’officiers en Amérique latine ainsi qu’aux Etats-Unis. Ce savoir-faire a été utilisé par l’armée américaine au Vietnam et par les différentes dictatures militaires d’Amérique latine. On a parlé en septembre du coup d’Etat au Chili de 1973 pour son quarantième anniversaire. C’était la bataille d’Alger en grand, avec ses dizaines de milliers de morts sous la torture ou autre.

La répression à l’âge de la « guerre contre le terrorisme »

Alors depuis la fin de l’URSS, ce qui a changé, c’est la cible principale de l’Etat capitaliste. L’URSS n’est plus là, la classe ouvrière n’est plus au devant de la scène et elle ne met pas, pour le moment, la classe bourgeoise directement en danger. Bien sûr la bourgeoisie garde toujours la classe ouvrière dans le collimateur comme on a pu le voir avec le procès de Roanne intenté à ces militants de la CGT qui avaient refusé de se retrouver dans le fichier ADN de la police. Les services secrets se concentrent sur ceux qui résistent à l’exploitation et à la domination impérialiste du monde néocolonial. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, ils sont englobés dans la « lutte contre le terrorisme islamiste ». Une autre cible, ce sont les rivaux impérialistes dans leur lutte pour le partage brutal du monde.

Pour ce qui est de la lutte contre « le terrorisme », en France, l’intégration de la DST dans la DCRI (sous Sarkozy) signifie que l’ennemi dans le pays n’est plus des espions étrangers (soviétiques), mais qu’il est niché au sein de la population, chez les immigrés et leurs enfants et petits-enfants. Les enseignements de la « guerre révolutionnaire » de l’armée française sont toujours d’actualité. Les méthodes sont dans la continuité de celles de la lutte contre les peuples luttant pour leur indépendance, les « terroristes » des années 1950-1960. Mêmes méthodes, mais modernisées.

L’électronique, l’informatique et les progrès des techniques permettent de faire plus rapidement la même quête de renseignements. Des sondes électroniques, des datacenter et des logiciels font un travail qui limite fortement le nombre de mouchards à rétribuer et à implanter. Les smartphones permettent de localiser les déplacements, éventuellement d’enregistrer les réunions des individus dangereux. Les réseaux sociaux permettent de dresser les profils de millions de personnes. Cette surveillance électronique permet d’amasser des données qui permettent d’établir toutes sortes de fichiers d’individus. Il suffit de quelques clics de souris pour transformer tout individu en « terroriste ». Les capitalistes donnent les critères sur lesquels ces listes vont être établies.

Et quand les banlieues explosent, les flics patrouillent, ratissent, quadrillent les rues, avec le même but que les paras pendant la guerre d’Algérie : terroriser et intimider. Car ce que craint par dessus tout la bourgeoisie, c’est que les jeunes de banlieue ne déclenchent une explosion sociale comme dans le passé, comme les étudiants qui ont été l’étincelle en Mai 68. C’est une raison pour laquelle ils répriment massivement ces jeunes qui n’ont aucun avenir dans cette société. Le gouvernement mène des campagnes racistes (comme les actions psychologiques de la guerre d’Algérie) dont le but est de séparer et isoler non seulement ces jeunes, mais toute la partie de la classe ouvrière immigrée ou issue de l’immigration. Diviser pour régner.

Avec ou sans moyens électroniques, l’armée et la police de la bourgeoisie ne pourront jamais arrêter la lutte des classes et les soulèvements ouvriers. Nous avons eu la Commune de Paris en 1871, le premier gouvernement ouvrier de l’histoire. Je voudrais rappeler à ce sujet que pour lutter contre la bourgeoisie et essayer de ne pas se faire écraser, le responsable de la police de la Commune faisait une chasse impitoyable aux indicateurs et autres mouchards des Versaillais. Pour cela, lui aussi avait ses fiches. Comme quoi le problème avec le fichage, ce n’est pas le fichage en tant que tel, mais c’est au service de quelle classe il se fait. Malheureusement ces mesures étaient insuffisantes et incomplètes. Ce qu’il manquait à la Commune, c’était entre autres un parti révolutionnaire pour la mener à la victoire. Et c’est ce parti que nous voulons construire.