Le Bolchévik nº 206

Décembre 2013

 

Le général Giap et la victoire vietnamienne contre l’impérialisme

Cet article est traduit du journal de nos camarades américains Workers Vanguard, n° 1035, 29 novembre.

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Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans tout le Vietnam les 12 et 13 octobre pour rendre hommage au général Vo Nguyen Giap, en l’honneur duquel un deuil national de deux jours avait été décrété. Giap, mort le 4 octobre à l’âge de 102 ans, fut le principal architecte de la défaite qu’ont subie au Vietnam deux grandes puissances, la France (qui avait colonisé le pays au milieu du XIXe siècle) puis les Etats-Unis. Les deux guerres du Vietnam ont duré 30 ans (de 1946 à 1975) et fait environ trois millions de morts. Elles faisaient partie intégrante de la croisade impérialiste pour « refouler le communisme », dans le but de restaurer le capitalisme en Union soviétique et de noyer dans le sang partout dans le monde les luttes des ouvriers et des paysans pour la libération nationale et la révolution sociale.

Ancien professeur d’histoire et journaliste, Giap fut le principal chef militaire de l’armée vietnamienne qui fit subir à la France une défaite décisive lors de la bataille de Dien Bien Phu en 1954. La victoire du Vietminh (Ligue pour l’indépendance du Vietnam, une coalition dirigée par le Parti communiste d’Ho Chi Minh et comprenant un certain nombre de nationalistes bourgeois) résulta dans la partition du pays, avec un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé au Nord et un régime capitaliste sous la domination de l’impérialisme américain au Sud. Dien Bien Phu donna un formidable encouragement aux luttes pour l’indépendance dans les autres colonies françaises, contribuant en particulier au déclenchement de la lutte de libération nationale algérienne, qui débuta peu après, la même année.

Les Etats-Unis subiront par la suite une cuisante défaite face à l’armée nord-vietnamienne et au Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL ou Vietcong). Cette guerre sanglante et interminable créa une situation explosive aux Etats-Unis, le cœur de l’impérialisme mondial, et radicalisa toute une génération de jeunes dans le monde. Le spectacle de la gigantesque machine de guerre américaine vaincue par les ouvriers et les paysans d’un pays pauvre du tiers-monde insuffla à d’autres peuples l’énergie de lutter pour leur propre libération. Il y eut de multiples tentatives pour rééditer les mouvements de guérilla chinois, vietnamien et cubain basés sur la paysannerie, mais ce furent autant d’échecs qui coûtèrent la vie à de nombreux apprentis révolutionnaires.

Le renversement de la domination capitaliste au Vietnam fut une victoire historique pour la classe ouvrière internationale, qui a le devoir de défendre bec et ongles des conquêtes comme celle-ci contre l’impérialisme et la contre-révolution intérieure. Et ceci malgré le régime stalinien qui dès le début a réprimé politiquement la classe ouvrière et s’est opposé à l’extension internationale de la révolution ouvrière. La Révolution prolétarienne d’octobre 1917 en Russie avait au contraire, sous la direction du Parti bolchévique, instauré le pouvoir des conseils ouvriers et paysans (soviets) ; deux ans plus tard était fondée à Moscou l’Internationale communiste (la Troisième Internationale) pour faire avancer la lutte pour la révolution socialiste mondiale.

C’était avec Giap ministre de la Défense du Nord-Vietnam que Saigon tomba en 1975 aux mains de l’armée nord-vietnamienne et du FNL, ce qui conduisit à la réunification du Vietnam. Des années durant, la défaite qu’avait subie l’impérialisme américain au Vietnam limita la capacité de la bourgeoisie américaine à perpétrer ses sanglantes déprédations aux quatre coins du monde. Nous, trotskystes, rendons hommage à Vo Nguyen Giap pour son rôle éminent dans la libération du Vietnam ; l’histoire se souviendra de son génie militaire et de son dévouement.

Le stalinisme et la lutte contre l’impérialisme

Vo Nguyen Giap avait adhéré au Parti communiste indochinois (PCI) d’Ho Chi Minh au début des années 1930. L’homme qui créa de toutes pièces les forces militaires du Vietminh et commanda ensuite les forces armées conventionnelles du Nord-Vietnam acquit la réputation d’un stratège hors pair, un jugement partagé par beaucoup de ses ennemis. Célèbre avant tout pour Dien Bien Phu, Giap participa à beaucoup d’autres batailles décisives. On lui doit aussi la création de la « piste Ho Chi Minh », par laquelle s’acheminait l’intendance pour les combattants du FNL au Sud-Vietnam. Il organisa aussi en 1979 l’invasion du Cambodge qui provoqua la chute du régime cinglé de Pol Pot. On sait peu de choses sur les années de jeunesse de Giap, mais il est clair qu’il a payé un lourd tribut personnel pour son rôle dirigeant dans la lutte anti-impérialiste : plusieurs de ses parents proches, dont sa femme, furent tués par les Français.

Dans la nécrologie du général Giap publiée dans son édition du 4 octobre, le New York Times a reconnu que Giap comptait parmi les plus grands dirigeants militaires du vingtième siècle, mais le Times nous rebat les oreilles avec la prétendue « coûteuse indifférence [de Giap] pour la vie de ses soldats » ; le Times cite ainsi le général et criminel de guerre Westmoreland [un des commandants en chef de l’armée américaine au Vietnam], selon qui « un chef militaire américain qui aurait subi des pertes aussi énormes que le général Giap ne serait pas resté en place trois semaines ». Ce sont là les paroles de dépit de ceux qui ont perdu la guerre au Vietnam – ces mêmes impérialistes qui n’ont pas hésité à infliger à profusion la mort, la destruction et la souffrance à ceux qui combattaient pour leur libération nationale et sociale. Le général Giap menait une guerre révolutionnaire : les ouvriers et les paysans qui combattaient sous ses ordres étaient prêts à se sacrifier pour se libérer du joug colonial ainsi que des propriétaires fonciers et autres exploiteurs et oppresseurs locaux. Le général Giap a un jour écrit (citant Lénine) : « Dans toute guerre la victoire dépend, en fin de compte, de l’état d’esprit des masses qui versent leur sang sur le champ de bataille. »

Mais les soldats de l’armée de conscription américaine, pour beaucoup issus de la classe ouvrière, faisaient la guerre pour le compte de leurs propres exploiteurs et oppresseurs. A mesure qu’il était de plus en plus évident que les Etats-Unis étaient en train de perdre, ces soldats devenaient hostiles à leurs propres officiers et à leur propre gouvernement. Quand Mohammed Ali fit la fameuse remarque qu’« aucun Vietcong ne m’a jamais traité de sale n… », il exprimait le sentiment d’un nombre croissant de soldats, notamment les GI noirs qui savaient bien qu’on leur refusait chez eux la « liberté » pour laquelle ils étaient censés combattre au Vietnam.

Mais le rôle de Giap fut contradictoire. Le programme du PCI et de ses avatars ultérieurs reflétait la perversion du marxisme par la caste bureaucratique stalinienne qui dominait politiquement l’Etat ouvrier soviétique à partir de 1923-1924. Le régime bureaucratique espérait vainement amadouer les impérialistes qui vouaient une haine de classe à l’URSS ; il abandonna pour cela le programme bolchévique de la révolution mondiale et adopta le dogme du « socialisme dans un seul pays ». L’Internationale communiste fut progressivement transformée en instrument de la bureaucratie pour chercher la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme.

Le front populaire – codification de la politique stalinienne d’alliance avec des forces bourgeoises « progressistes » – devint en 1935 la pratique systématique de la Troisième Internationale, avec comme conséquence le sabotage des occasions révolutionnaires dans le monde entier. A l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’Allemagne nazie posait une menace mortelle à l’URSS, cette politique amena à encenser les vertus « démocratiques » de l’un des deux groupements d’exploiteurs capitalistes et d’oppresseurs impérialistes (sauf pendant la brève période du « pacte Hitler-Staline »). Les partis communistes des pays alliés militairement à l’URSS devenaient au nom de l’antifascisme de loyaux partisans de leur gouvernement capitaliste ; ils se mirent à soutenir ses buts de guerre contre les impérialistes rivaux, à s’opposer aux grèves et aux autres luttes chez eux, et à s’opposer à l’indépendance de « leurs » colonies. Au Vietnam à cette époque, cela signifiait que le Parti communiste ne remettait pas en cause le joug colonial français.

Les trotskystes appelèrent pendant la Deuxième Guerre mondiale à une opposition ouvrière à tous les belligérants impérialistes, à continuer à mener la lutte de classe dans son propre pays tout en luttant pour la défense militaire inconditionnelle de l’Union soviétique. Dans plusieurs pays coloniaux et semi-coloniaux où les partis communistes avaient répudié le combat pour la libération nationale, les trotskystes conquirent de ce fait une influence significative au sein du prolétariat. C’était le cas du Vietnam, et cela allait placer les trotskystes dans la ligne de mire non seulement des impérialistes mais aussi des staliniens.

Dien Bien Phu et les accords de Genève

Vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la bureaucratie du Kremlin conclut avec ses alliés impérialistes américains, britanniques et autres, une série d’accords portant entre autres sur le contrôle de leurs colonies et semi-colonies. Le Vietnam, qui avait été occupé par les Japonais, fut divisé entre Nord et Sud au niveau du 16e parallèle. Le Nord fut donné à la Chine de Chiang Kai-shek et le Sud à la Grande-Bretagne (et plus tard à la France). Mais le Vietminh prit le contrôle du Nord au moment du retrait des Japonais et Ho Chi Minh proclama la République démocratique du Vietnam (RDV). Il accepta ensuite le retour des troupes françaises au Nord dans le cadre d’une indépendance limitée au sein de l’« Union française ». Mais l’armée française, une fois revenue en force, se retourna contre le gouvernement d’Ho Chi Minh. En novembre 1946, les Français bombardèrent le port d’Haiphong, tuant au moins 6 000 Vietnamiens.

Le Vietminh riposta au bombardement d’Haiphong par une grande contre-attaque qui marqua le début d’une longue lutte de libération. Fin 1953, le commandement militaire français décida de fortifier Dien Bien Phu, un petit village près de la frontière laotienne. L’objectif était de créer une base sécurisée à partir de laquelle on pourrait harceler le Vietminh de Giap dans les montagnes du Nord-Ouest. Les Français construisirent un formidable camp retranché et y installèrent 16 000 soldats, dont des unités de la Légion étrangère, l’élite du corps expéditionnaire. Les forêts et les montagnes qui entouraient le camp étaient supposées infranchissables par l’artillerie lourde ennemie, qui serait de toute façon vulnérable aux attaques aériennes.

Les forces du Vietminh ne pouvaient accéder à Dien Bien Phu que par un sentier muletier de 90 kilomètres entrecoupé de dizaines et de dizaines de fleuves et torrents. Elles construisirent en quelques mois des dizaines de ponts, malgré les bombardements incessants de l’artillerie française, les pluies torrentielles et les inondations. Des milliers de sampans et d’innombrables convois de mulets et de bicyclettes empruntèrent rivières, torrents, routes et pistes pour acheminer 4,5 millions de tonnes de matériel. Les canons furent transportés en pièces détachées par des sentiers escarpés avant d’être réassemblés.

En janvier 1954, 55 000 soldats Vietminh étaient en position sur les collines dominant la garnison, et le 13 mars le général Giap déclencha l’offensive par un énorme barrage d’artillerie. Un des survivants écrivit que les soldats installés à Dien Bien Phu furent tous surpris que le Vietminh ait réussi à rassembler autant de canons capables d’effectuer un tir de barrage d’une telle puissance. Ce qui devait être une démonstration de force de la part de la puissance coloniale se transforma en piège mortel pour les Français. Pataugeant dans la boue et la fange, pilonnés sans répit par l’artillerie, ils perdirent 4 000 hommes. Après 55 jours de combats, écrasés et humiliés, les Français présentèrent leur reddition aux Vietnamiens, mettant ainsi fin à près d’un siècle de domination française en Indochine.

Les puissances occidentales étant à la recherche d’un compromis, une conférence fut organisée à Genève la même année ; y prirent part l’Union soviétique, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne et la Chine, où la domination capitaliste avait été brisée en 1949. A leur arrivée à Genève, les communistes contrôlaient la plus grande partie du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Mais quand ils quittèrent la conférence, qui avait re-divisé le Vietnam au niveau du 17e parallèle, ils ne contrôlaient plus que le Nord-Vietnam. Un responsable américain écrivit à ce sujet : « L’ironie de la chose, c’est que l’accord rédigé à Genève bénéficiait à toutes les parties, sauf aux vainqueurs […]. Ho Chi Minh fut finalement persuadé – apparemment suite aux efforts conjugués des Chinois et des Soviétiques – d’accepter la moitié du pays sous prétexte que l’autre moitié lui reviendrait dès que se tiendraient des élections. » Comme on estimait que 80 % de la population du Sud était favorable à l’indépendance, les impérialistes firent en sorte que ces élections n’aient jamais lieu. Mais au Nord, les capitalistes furent expropriés et une économie collectivisée fut mise en place. Toutefois, la classe ouvrière se voyait exclue du pouvoir politique.

La conférence de Genève ne fut pas la seule occasion où le Vietminh, et plus tard la RDV et le FNL, abandonnèrent une victoire imminente à la table des négociations sur les injonctions de Staline et de ses successeurs ainsi que des staliniens chinois de Mao Zedong. Mais alors que les Nord-Vietnamiens acceptaient de construire le « socialisme » dans un demi-pays, leurs camarades au Sud ne cessaient de se faire impitoyablement persécuter, notamment sous le régime de Ngo Dinh Diem. Les staliniens commencèrent en 1956 à apporter un soutien réel à la résistance au Sud-Vietnam.

Trahir les révolutions des autres était chose facile pour les bureaucrates de Moscou et Pékin. Mais pour les staliniens d’Hanoi, une capitulation sur toute la ligne équivalait à se trancher eux-mêmes la gorge. Ils avaient pour perspective politique de faire alliance avec les capitalistes indigènes, mais cette classe était trop faible pour pouvoir vraiment partager le pouvoir. Attaqués par l’impérialisme et confrontés au rejet de toutes leurs offres de coalition par leur propre bourgeoisie, ils furent contraints de s’appuyer sur les ouvriers et les paysans, et parfois d’approuver des mesures révolutionnaires. De ce fait, la guerre du Vietnam avait dès le début pour enjeu une révolution sociale, avec d’un côté les ouvriers et les paysans et de l’autre la bourgeoisie locale et les impérialistes.

Les Etats-Unis repartent la queue basse

Après le départ des Français, les Etats-Unis poursuivirent la campagne pour écraser la révolution vietnamienne. Quand la résistance du FNL prit de l’ampleur, le président John Fitzgerald Kennedy eut recours aux opérations clandestines en envoyant au Sud-Vietnam des forces spéciales (50 000 « conseillers »). La CIA lança l’opération Phoenix, un programme d’infiltration, de torture et d’assassinat.

L’administration de Lyndon Johnson s’engagea à fond dans la guerre en février 1965 ; elle espérait forcer le Nord-Vietnam à limiter les activités du FNL. Washington lança une grande campagne de bombardements sur le Nord-Vietnam qui dura trois ans, tout en augmentant considérablement le nombre de soldats américains engagés au Sud. Au plus fort de la guerre, les Etats-Unis avaient un demi-million de combattants au Vietnam, plus 300 000 autres dans les pays de la région. Les Etats-Unis ont déversé plus de bombes en tonnage pendant cette guerre que tous les belligérants réunis pendant la Deuxième Guerre mondiale. En tout, les Etats-Unis ont tué au moins deux millions de Vietnamiens et en ont estropié et blessé des millions d’autres, et ils ont ravagé une grande partie du pays.

Pour briser la détermination du gouvernement américain à continuer le combat, les Nord-Vietnamiens et le FNL lancèrent le 31 janvier 1968 l’offensive du Têt, une série de violentes attaques coordonnées menées par environ 80 000 hommes et femmes sur plus de 100 villes et bourgades du Sud-Vietnam. Même si les forces américaines et leurs fantoches sud-vietnamiens réussirent à contenir ces attaques, l’offensive du Têt montra la détermination des combattants de la RDV et du FNL et elle sapa un peu plus encore le moral de leurs ennemis.

Comme les Etats-Unis finissaient par se rendre compte que le Vietnam était devenu une guerre perdue, ils cherchèrent à engager des négociations. En 1973 fut signé à Paris un accord de paix qui mettait fin à l’engagement américain direct dans la guerre mais maintenait le Sud-Vietnam sous la botte impérialiste. Le programme officiel des staliniens était toujours un gouvernement de coalition avec des forces bourgeoises au Sud. Mais contrairement à ce qui s’était passé après l’accord pourri de 1954, un grand nombre de soldats de la RDV et du FNL demeuraient au Sud, et la guerre civile se poursuivit pendant deux années supplémentaires. Finalement, en janvier 1975, le gouvernement nord-vietnamien lança sa grande « offensive du printemps » pour libérer le Sud. Giap conduisit l’assaut final contre Saigon, et le 30 avril les chars de la RDV et du FNL faisaient leur entrée triomphale dans la capitale sud-vietnamienne. Les dirigeants du régime fantoche vaincu et la bourgeoisie sud-vietnamienne s’enfuirent par tous les moyens disponibles ; les derniers Américains furent évacués par hélicoptère.

Stalinisme et trotskysme au Vietnam

Comme on l’a vu, les accords signés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale entre les Alliés impérialistes et la bureaucratie du Kremlin stipulaient que le Sud-Vietnam devait être restitué aux Français. Mais la réimposition de la domination coloniale occidentale se heurta à la résistance des trotskystes – qui avaient acquis une base ouvrière de masse – ainsi que d’un certain nombre de nationalistes. Quand les Britanniques et les Français réoccupèrent Saigon en septembre 1945, une insurrection éclata. Des comités populaires firent leur apparition, notamment dans la région de Saigon ; les paysans s’insurgèrent dans les campagnes et brûlèrent les villas des grands propriétaires. Les trotskystes appelèrent à la prise du pouvoir par les comités populaires, à l’armement du peuple et à l’expropriation de l’industrie sous contrôle ouvrier. (Voir à ce sujet notre brochure en anglais Stalinism and Trotskyism in Vietnam.)

Ce programme représentait une menace pour les staliniens qui avaient pour perspective une entente avec la bourgeoisie. Comme le déclarait Nguyen Van Tao, à l’époque ministre de l’Intérieur du Vietminh au Sud-Vietnam : « Seront sévèrement et impitoyablement punis ceux qui auront poussé les paysans à s’emparer des propriétés foncières. […] Nous n’avons pas encore fait la révolution communiste qui apporte la solution au problème agraire. Ce gouvernement n’est qu’un gouvernement démocratique, c’est pourquoi il ne lui appartient pas de réaliser une telle tâche. »

Le dirigeant trotskyste le plus connu, Ta Thu Thau, fut arrêté sur ordre du Vietminh. Jugé à trois reprises par des comités populaires, il fut acquitté à chaque fois. Finalement, il fut abattu sur ordre du dirigeant stalinien sud-vietnamien Tran Van Giao. Quand les Français réoccupèrent le Sud en octobre 1945, les staliniens ne réagirent pas, concentrant leur feu contre les trotskystes, dont les dirigeants furent tous tués. Peu après, le Vietminh était chassé de Saigon par les Alliés. Ho Chi Minh, après avoir liquidé physiquement la direction trotskyste avec l’aide de Giap, alors ministre de l’Intérieur du Nord, capitula devant les Alliés au Nord.

Le Parti communiste français, qui avait plusieurs postes ministériels dans le gouvernement capitaliste à Paris, montra dans ce conflit à quelles extrémités les staliniens étaient prêts à aller pour s’attirer les bonnes grâces de la bourgeoisie. Tandis qu’Ho Chi Minh dissolvait le Parti communiste indochinois et acceptait le retour des troupes françaises au Nord, ses camarades français s’employaient à expliquer pourquoi le droit à l’autodétermination nationale ne s’appliquait pas au Vietnam, et ils votaient les crédits de guerre pour financer le corps expéditionnaire français ! Le 20 décembre 1946, un mois après le bombardement d’Haiphong par les Français, les députés communistes à l’Assemblée votaient l’envoi de félicitations au corps expéditionnaire et à son exécuteur en chef, le général Leclerc.

Les communistes vietnamiens étaient coincés entre d’une part leur programme pour obtenir un accord de partage du pouvoir avec la bourgeoisie – conformément au schéma stalinien de « révolution par étapes » – et d’autre part les nécessités de leur propre survie, qui exigeaient en fin de compte de lutter jusqu’au bout contre les impérialistes et la bourgeoisie nationale. Trotsky l’avait expliqué quand il avait développé la théorie de la révolution permanente : à l’époque impérialiste les faibles bourgeoisies des pays économiquement retardataires sont étroitement liées à l’impérialisme et craignent, plus que tout, les masses ouvrières et paysannes ; c’est pourquoi elles sont incapables de mener à bien les tâches démocratiques de la libération nationale et de la révolution agraire. On ne peut accomplir ces tâches qu’en brisant la domination de la bourgeoisie et en instaurant une dictature prolétarienne soutenue par la paysannerie pauvre.

En dépit de leur programme officiel, les staliniens vietnamiens furent contraints, tout comme les forces de Mao en Chine, de prendre le pouvoir en leur propre nom et, immédiatement ou à brève échéance, de détruire un pouvoir bourgeois en déliquescence. Si ces mouvements de guérilla petits-bourgeois ont pu accomplir des révolutions sociales, c’était du fait de circonstances historiques hautement exceptionnelles : extrême faiblesse de la bourgeoisie locale, absence de la classe ouvrière comme force en lutte pour le pouvoir, existence de l’Union soviétique faisant contrepoids à l’impérialisme. Contre les prétendus trotskystes et autres militants de gauche qui voyaient dans ces mouvements de guérilla un substitut à la mobilisation du prolétariat dans la lutte pour la révolution, la Spartacist League [notre section aux Etats-Unis] souligne depuis toujours que le maximum que ces forces pouvaient accomplir, dans des circonstances extraordinairement favorables, était la création d’Etats ouvriers déformés.

Nous avons salué la défaite de l’impérialisme américain en Indochine en disant : « Parce que leur pouvoir repose sur l’expropriation politique de la classe ouvrière, ces castes bureaucratiques petites-bourgeoises sont incapables de mobiliser les masses prolétariennes pour une offensive révolutionnaire internationale contre les bastions du capitalisme mondial, car une telle offensive signifierait en même temps leur propre renversement » (« Le pouvoir de la classe capitaliste brisé au Vietnam et au Cambodge ! », Workers Vanguard n° 68, 9 mai 1975). De La Havane à Pékin et Hanoi, les régimes nationalistes staliniens doivent être renversés par des révolutions politiques ouvrières dirigées par des partis trotskystes, ce qui ouvrira la voie à un avenir socialiste.

L’impact de la guerre aux Etats-Unis

Pendant toute la durée de la guerre au Vietnam et des grandes mobilisations antiguerre, la Spartacist League appelait à la défense inconditionnelle du Nord-Vietnam et à la victoire militaire du FNL au Sud, sans donner aucun soutien politique à la direction stalinienne. Notre mot d’ordre « Victoire pour la révolution vietnamienne ! » exprimait la conception que nous avions de la nature de classe de la guerre. Nos mots d’ordre séduisaient beaucoup de jeunes dans cette période où le balancier penchait vers la gauche, mais nous devions nager contre le courant en combattant les fausses idéologies en vogue parmi les militants les plus radicaux, notamment le maoïsme et l’adulation d’Ho Chi Minh. Nous nous opposions à ce que les rassemblements antiguerre se transforment en tribune pour des politiciens bourgeois, et nous disions que la guerre impérialiste est inhérente au système capitaliste et qu’on ne peut la combattre efficacement qu’armé d’un programme socialiste révolutionnaire.

Dans nos premiers articles, nous critiquions les régimes bureaucratiques en URSS et en Chine parce qu’ils ne fournissaient aux Vietnamiens qu’une aide militaire insuffisante, et nous disions : « Le parapluie nucléaire soviétique doit protéger la Chine et le Nord-Vietnam ! » Nous avons dénoncé le conflit sino-soviétique – une querelle alimentée par les intérêts nationaux conflictuels de ces deux régimes – et nous avons appelé à l’unité communiste contre l’impérialisme. En réaction à l’invasion du Cambodge par les Etats-Unis en 1970, la SL lança le mot d’ordre « Toute l’Indochine doit devenir communiste ! »

Alors que le mécontentement enflait dans l’armée américaine, aux Etats-Unis mêmes l’opinion devenait de plus en plus hostile à la guerre, à ses justifications de guerre froide, à son coût économique ainsi qu’aux mensonges du gouvernement. Même si la bureaucratie syndicale de l’AFL-CIO, dirigée par George Meany, apporta jusqu’à la fin un soutien indéfectible au gouvernement, la guerre était généralement impopulaire parmi les ouvriers, et elle le devenait de plus en plus à mesure qu’elle apparaissait comme un bourbier sans fin. Les étudiants se radicalisaient au fur et à mesure de l’escalade militaire engagée par l’administration du président démocrate Johnson. Beaucoup de militants rompaient avec la direction antiguerre officielle, constituée de pacifistes libéraux et de représentants de la gauche réformiste comme le Parti communiste (PC) et le Socialist Workers Party (SWP), qui jouaient les petites mains pour le compte des « colombes » du Parti démocrate, lesquelles prêchaient qu’il fallait négocier et sauver l’image de l’Amérique.

Le mouvement contre la guerre du Vietnam s’est développé dans la foulée des grandes luttes plébéiennes du mouvement pour les droits civiques, qui avait mis à mal le climat politique des années 1950 et son anticommunisme triomphant. Vers la fin des années 1960, les mobilisations antiguerre coïncidaient avec la multiplication des grèves et des explosions de colère dans les ghettos urbains contre les brutalités policières, la ségrégation et la pauvreté. Malgré l’élitisme petit-bourgeois des étudiants et tous les efforts des croisés de guerre froide de l’AFL-CIO, les soldats et les jeunes ouvriers étaient réceptifs aux arguments radicaux.

Un tract de la Spartacist League distribué massivement à l’occasion d’une des grandes marches sur Washington (« De la protestation au pouvoir », 21 octobre 1967) notait que « le mouvement antiguerre ne peut contraindre Johnson à retirer les troupes américaines que si Johnson a davantage peur de ce mouvement que de la victoire de la Révolution vietnamienne. Aucune manifestation, aussi efficace et combative soit-elle, ne peut faire cela. Seul un mouvement capable de prendre le pouvoir d’Etat peut le faire. Le mouvement antiguerre n’a pas d’avenir, à moins d’être une force pour construire un parti du changement révolutionnaire. » Ce tract appelait les militants à rompre avec le milieu étudiant et à s’orienter vers le prolétariat. Cela voulait dire arrêter de soutenir les politiciens capitalistes « antiguerre » et briseurs de grève et les dirigeants noirs vendus, comme Martin Luther King, qui soutenaient la répression des soulèvements dans les ghettos.

La Spartacist League était contre l’insoumission et les sursis à la conscription pour les étudiants ; ces sursis étaient un exemple de privilège de classe qui avait aussi pour effet d’empêcher les étudiants antiguerre d’influencer les idées des conscrits d’origine ouvrière. Nous appelions à organiser une grève générale d’une journée contre la guerre ; nous appelions aussi à construire un parti des travailleurs en faisant le lien entre le mécontentement provoqué par la guerre, la montée de la combativité ouvrière et la situation explosive dans les ghettos ; il s’agissait de montrer la voie pour combattre le système capitaliste tout entier. Notre organisation fit connaître ses positions et gagna un nombre substantiel de recrues dans le milieu antiguerre et la « Nouvelle Gauche ». Mais les dirigeants officiels pro-Parti démocrate (avec l’aide du PC et du SWP) réussirent à maintenir la plupart de ceux qui détestaient la guerre dans le cadre d’une politique social-patriote et pro-impérialiste.

Une aile plus clairvoyante de l’establishment devenait défaitiste, de son propre point de vue de classe : ces gens-là avaient cessé de croire que les Etats-Unis pouvaient gagner au Vietnam, et ils s’alarmaient de plus en plus des conséquences sociales de la guerre. Ils constataient avec un effroi particulier que l’armée cessait de plus en plus d’être une force combattante efficace ; elle était minée par la consommation de drogue, et les soldats du rang apparaissaient davantage hostiles à leurs officiers qu’à l’« ennemi ». La voie vers le défaitisme bourgeois au Vietnam fut ouverte avec les événements de 1965 en Indonésie : le régime « progressiste » de Sukarno fut renversé par un coup d’Etat réactionnaire fomenté par la CIA. Ce coup d’Etat fut suivi du massacre de plus d’un million de communistes, d’ouvriers et de membres de la minorité ethnique chinoise. Le plus grand parti communiste dans le monde capitaliste avait été totalement détruit : on pouvait plus facilement évoquer dans la classe dirigeante américaine la possibilité de faire la part du feu au Vietnam.

Le Vietnam était une victoire !

Pendant des années, beaucoup de gens qui se disaient socialistes et beaucoup d’ex-militants radicaux nostalgiques des grandes manifestations de l’époque de la guerre du Vietnam ont colporté le mythe que le mouvement antiguerre avait mis fin à la guerre. Mais c’est l’héroïsme et la ténacité des Vietnamiens sur le champ de bataille qui a brisé la détermination des impérialistes et les a chassés de ce pays.

Le Vietnam, un pays qui porte toujours les cicatrices des bombardements impitoyables et des destructions causées par les défoliants, subit aujourd’hui encore la pression de l’économie beaucoup plus puissante des impérialistes, et de leur immense puissance militaire. Le rapprochement diplomatique des staliniens vietnamiens avec les Etats-Unis depuis dix ans reflète l’isolement du pays après la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique ; il reflète aussi la pression continuelle de la pauvreté et l’antipathie nationaliste qui dresse l’une contre l’autre les bureaucraties de Pékin et d’Hanoi (voir « Bruits de bottes en mer de Chine méridionale – L’étau militaire de l’impérialisme US se resserre sur la Chine », le Bolchévik n° 201, septembre 2012). Le régime stalinien creuse également les inégalités sociales avec sa propre version du « socialisme de marché ».

Défendre inconditionnellement le Vietnam et les autres Etats ouvriers déformés subsistants (Chine, Cuba, Corée du Nord et Laos) contre l’impérialisme et les forces de la contre-révolution intérieure reste un devoir pour des révolutionnaires dans le ventre de la bête impérialiste. Ce sont deux tâches inséparables : la lutte pour la révolution politique ouvrière pour balayer les régimes staliniens dans ces pays, et le combat pour mobiliser le prolétariat pour renverser le capitalisme en Amérique du Nord, au Japon et en Europe de l’Ouest. C’est une condition indispensable pour construire une société socialiste d’abondance matérielle à l’échelle du monde. Pour cela il faut construire des partis révolutionnaires léninistes-trotskystes.

Quand les Etats-Unis ont lancé des raids aériens contre le Nord-Vietnam le 7 février 1965, nous avons envoyé à Ho Chi Minh le télégramme suivant : « Spartacist en totale solidarité avec défense de votre pays contre attaque par impérialisme Etats-Unis. Lutte héroïque des travailleurs vietnamiens renforce la révolution américaine. » Quand les travailleurs américains arracheront le pouvoir des mains des capitalistes décadents, ils déboulonneront certainement les monuments aux criminels de guerre impérialistes (et aux généraux confédérés), et ils érigeront à la place des monuments à Vo Nguyen Giap et à tous ceux qui ont combattu pour débarrasser la planète de l’exploitation et de l’oppression.