Le Bolchévik nº 205 |
September 2013 |
Les benalistes menacent de revenir au pouvoir
Protestations en Tunisie après le meurtre d’un militant nassériste
Pour la révolution socialiste ! Pour un parti ouvrier bolchévique !
27 août La crise politique où se trouve la Tunisie fait chanceler le gouvernement. Elle souligne les contradictions brutales du pays deux ans après le « printemps arabe » qui a mis au pouvoir les réactionnaires islamistes d’Ennahdha. Mohamed Brahmi, un député nationaliste (nassériste) de Sidi Bouzid, a été assassiné le 25 juillet de 14 balles tirées à bout portant. Ce crime politique rappelle celui commis en février contre Chokri Belaïd, lui aussi militant connu du Front populaire dont fait partie la gauche tunisienne comme le PT (ex-PCOT maoïste) ou la Ligue de la gauche ouvrière (LGO, liée au NPA français). Des manifestations et des sit-in ont lieu tous les jours avec des élus de l’opposition, notamment sur la place du Bardo à Tunis, à proximité de l’Assemblée nationale constituante.
Aucune des attentes soulevées par la chute du dictateur Ben Ali n’a été satisfaite et la crise économique continue de frapper avec une rigueur terrible les travailleurs, les paysans, les jeunes et les chômeurs dans tout le pays. Les droits des femmes reculent. Les privatisations se poursuivent et la dépendance vis-à-vis des vautours impérialistes, notamment l’impérialisme français, ne fait que s’aggraver depuis 2011 avec entre autres la poursuite des privatisations. Mais la direction de la fédération syndicale, l’UGTT, et les réformistes n’ont d’autre réponse que de simplement chasser Ennahdha du pouvoir et mettre à la place un « gouvernement de salut national » laïque capitaliste, ce qui ne résoudra rien. Trotsky, dirigeant avec Lénine de la Révolution russe en 1917, expliquait que, dans un pays où le développement capitaliste est entravé par l’oppression des grands pays impérialistes, la bourgeoisie est incapable de mettre fin à l’oppression séculaire de la paysannerie et d’affranchir le pays du joug des grandes puissances impérialistes : cette bourgeoisie néocoloniale est elle-même trop faible face à la classe ouvrière pour ne pas s’appuyer en dernier ressort sur les impérialistes contre les ouvriers.
Dans la mesure où il y a des divergences entre capitalistes tunisiens (et français), ils se disputent pour déterminer si c’est un gouvernement islamiste ou un gouvernement « laïque » qui est le meilleur moyen de servir un même but : l’exploitation de la classe ouvrière et l’oppression de la paysannerie. Cette exploitation repose sur la propriété privée des moyens de production, qui oblige les ouvriers à vendre leur force de travail pour survivre, et qui permet ainsi aux capitalistes de s’approprier les profits issus du travail des prolétaires. Quel que soit le gouvernement, l’Etat capitaliste a pour tâche de défendre la propriété privée des moyens de production.
Au fond, l’armée représente avec la police, les tribunaux et les prisons le cur de l’Etat capitaliste. Elle a pour vocation la répression de la classe ouvrière et des opprimés. Dans la lutte révolutionnaire pour un Etat ouvrier, le prolétariat devra briser l’appareil d’Etat bourgeois. Cela exige de scinder l’armée selon une ligne de classe les conscrits contre le corps des officiers bourgeois. Toute confiance dans l’armée bourgeoise ne peut être que suicidaire pour la classe ouvrière et les opprimés.
Mais les réformistes, se plaçant dans un cadre capitaliste, sèment inévitablement des illusions dans l’Etat capitaliste, et il n’est donc pas surprenant qu’il y ait dans la population tunisienne de profondes illusions dans l’armée nationale. Il est vrai que l’armée a pris bien garde de se retirer du devant de la scène politique pour ne pas se retrouver discréditée ensemble avec les islamistes. De ce fait, elle apparaît comme un recours possible et comme un dernier bastion capitaliste encore tout auréolé de son rôle dans la chute de Ben Ali au cas où les choses échapperaient au contrôle de ce gouvernement ou de son successeur. L’armée tunisienne a en fait été impliquée dans le massacre de centaines d’ouvriers lors de la grève générale de 1978 sous Bourguiba; elle a également pris part à la répression de la grève des mineurs de phosphate de Gafsa en 2008, qui avait été le signe annonciateur de la révolte qui a fini par dégager Ben Ali. Et elle est intervenue à plusieurs reprises depuis le « printemps » pour rétablir l’ordre, comme par exemple à Gafsa le 24 novembre 2011 contre des travailleurs qui protestaient contre un plan d’embauches jugé injuste dans l’industrie des phosphates.
La seule solution aux maux qui frappent les opprimés en Tunisie, c’est que la classe ouvrière prenne le pouvoir par une révolution socialiste et se tourne vers ses frères de classe à l’extérieur, notamment les ouvriers égyptiens et algériens et aussi les ouvriers en France parmi lesquels se trouvent des dizaines de milliers de travailleurs tunisiens concentrés dans les principales agglomérations de ce pays. Sans extension aux centres impérialistes une révolution socialiste en Tunisie serait condamnée à la défaite : encore moins qu’en Russie après 1917 elle ne pourrait survivre aux tentatives militaires et économiques des impérialistes pour l’étouffer.
Mais pour que la classe ouvrière puisse jouer ce rôle à la tête de tous les opprimés, un parti prolétarien révolutionnaire est indispensable, un parti d’avant-garde menant la classe ouvrière dans une lutte implacable contre toutes les forces bourgeoises, qu’elles soient « démocratiques et laïques », religieuses ou militaires. Un tel parti luttera pour les droits démocratiques comme la séparation complète de la religion et l’Etat, pour donner la terre aux paysans, pour éradiquer le chômage et la misère. Les aspirations élémentaires de la classe ouvrière tunisienne ne peuvent être satisfaites qu’avec le renversement de l’ordre capitaliste. Le parti révolutionnaire sera, pour reprendre la formule de Lénine, un « tribun du peuple » ; il luttera contre l’oppression des femmes, des homosexuels et des minorités ethniques et dans l’intérêt de tous les opprimés.
Un tel parti révolutionnaire fait cruellement défaut aujourd’hui. La gauche tunisienne a été laminée sous les régimes nationalistes bourgeois de Bourguiba puis de Ben Ali, et au fond elle n’a jamais rompu avec le bourguibisme de gauche. Lors du soulèvement qui a provoqué la chute de Ben Ali il y a deux ans et demi, elle n’a rien trouvé de mieux que de faire confiance à l’armée du général Ben Ali. Celle-ci avait décidé, en liaison notamment avec l’impérialisme américain, de se débarrasser du dictateur pour mieux préserver le système capitaliste (voir nos articles parus notamment dans le supplément au Bolchévik de février 2011 et le numéro de mars de la même année).
Nous ignorons qui est derrière l’assassinat de Mohamed Brahmi et de Chokri Belaïd. Le gouvernement a promptement accusé un militant salafiste, en fuite depuis des mois, d’être responsable de ces deux meurtres. L’opposition accuse le gouvernement et Ennahdha, dont la « Ligue nationale pour la protection de la révolution » a commis de nombreuses exactions contre les ouvriers en grève et a ouvertement attaqué l’UGTT.
Comme elle l’avait fait après l’assassinat de Chokri Belaïd, l’UGTT a appelé à une grève générale de protestation le 26 juillet, paralysant entre autres tout le trafic aérien dans le pays. Ce genre d’action montre la puissance de la classe ouvrière tunisienne et son niveau relativement élevé d’organisation : elle a une puissante fédération syndicale avec un long passé d’opposition au régime (mais aussi de servilité à son égard). Mais il en montre aussi les limites : ces grèves générales ont été de simples grèves de protestation sans lendemain. En décembre dernier, la direction del’UGTT avait renoncé en dernière minute à lancer une grève générale qui risquait de tourner à la confrontation avec le gouvernement islamiste, et elle s’était répandue en déclarations d’allégeance envers l’armée capitaliste tunisienne. Elle joue ces derniers temps un rôle de médiateur, organisant des discussions officielles avec Ennahdha elle-même pour trouver une issue à la crise gouvernementale. Le nouveau secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi, a également reçu l’ambassadeur américain pour une discussion qui « a porté sur les procédures susceptibles de garantir la stabilité politique et sur la nécessité de consensus entre les différentes parties pour la réussite de la transition démocratique et l’organisation des élections » (Tunisie numérique, 20 août).
Les dirigeants de l’UGTT sont imprégnés de nationalisme bourgeois comme toute la gauche tunisienne. Il faut à l’UGTT une nouvelle direction dédiée à la lutte de classe, qui remplacera dans le feu des luttes ouvrières la direction actuelle pourrie. Comme nous le disions suite à la chute de Ben Ali, la classe ouvrière tunisienne a besoin de ses propres organes de pouvoir, comme des comités de grève et des comités d’usine, avec la perspective d’organiser la classe ouvrière en soviets (conseils ouvriers) qui lutteront pour arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie.
Mais lors du soulèvement de janvier 2011 la gauche a canalisé l’explosion sociale vers la démocratie bourgeoise et l’élection d’une assemblée constituante. Elle voyait l’assemblée constituante comme une première étape pour fonder une nouvelle démocratie (capitaliste) tunisienne qui succèderait au régime du Rassemblement constitutionnel-démocrate de Ben Ali. En réalité la première étape « démocratique » inaugure toujours une deuxième étape où les capitalistes, ayant re-stabilisé leur pouvoir d’Etat, massacrent les ouvriers. En fait, toute l’expérience historique depuis les révolutions de 1848 montre que la convocation d’une assemblée constituante a toujours pour but de rallier les forces de la contre-révolution contre le prolétariat et de liquider les organes du pouvoir prolétarien (voir notre article « Pourquoi nous rejetons l’appel à une “assemblée constituante” » qui vient de paraître dans Spartacist édition française n° 41, été 2013).
En même temps, la gauche se raccrochait début 2011 à différentes formations bourgeoises au nom d’une hypothétique unité des opposants à la dictature et pour un changement démocratique radical. Nous avons notamment dénoncé la formation du « Front du 14 janvier » (jour de la chute de Ben Ali) avec des nasséristes et des baasistes auquel s’étaient joints le PCOT et la LGO. Nous écrivions dans le Bolchévik (mars 2011) :
« De plus, l’UGTT, dont le secrétaire général, Abdesselem Jerad, a soutenu Ben Ali pendant près de dix ans, est membre du “Conseil national pour la sauvegarde de la révolution”. Il s’agit d’une instance nationaliste de collaboration de classes créée mi-février comprenant aussi non seulement le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT, ex-stalinien) ainsi que la Ligue de la gauche ouvrière (ayant des liens avec le Nouveau parti anticapitaliste d’Olivier Besancenot en France) mais aussi une douzaine de partis et organisations bourgeois, y compris les islamistes d’Ennahdha ! En enchaînant ainsi les travailleurs à leur ennemi de classe, les bureaucrates syndicaux et les réformistes pavent la voie à une défaite sanglante pour les travailleurs et les opprimés. Il faut rompre avec la collaboration de classes ! »
Nos avertissements se sont révélés cruellement exacts. Les « comités pour la protection de la révolution » dont se gargarisait la gauche ont été peu à peu pris en main par les islamistes d’Ennahdha, auxquels la gauche avait ouvert la voie en lui décernant des certificats d’opposition à Ben Ali.
Le « printemps arabe » a ainsi débouché sur l’ascendant des réactionnaires islamistes. Mais les réformistes tunisiens n’ont tiré aucune leçon de ce désastre. Ils continuent de se subordonner à des idéologues bourgeois, nasséristes ou autres, dans des alliances de collaboration de classes, comme actuellement le Front populaire. Ce dernier s’est lui-même récemment uni formellement aux ex-benalistes de Nidaa Tounès dans un « Front de salut national », raccrochant la classe ouvrière à la perspective d’une restauration bourgeoise « laïque ».
Le Front populaire ainsi que l’UGTT et l’organisation patronale Utica (le MEDEF tunisien) se sont ainsi prononcés pour un « gouvernement de salut national » sans Ennahdha. Hamma Hammami, porte-parole du Front populaire et secrétaire général du Parti des travailleurs, a déclaré que des négociations avec Ennahdha ne sont pas exclues : « Nous sommes prêts à participer au dialogue à condition que le mouvement Ennahdha accepte la formation d’un gouvernement, qui peu importe son nom, sera restreint et dirigé par une personnalité nationale indépendante » (Tunisie numérique, 20 août). Au même moment, son partenaire de bloc dans le Front de salut national, Béji Caïd Essebsi du parti bourgeois Nidaa Tounès, rencontrait secrètement à Paris le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi.
<p$n1>Ces tentatives de transition négociée vers un gouvernement sans Ennahdha vont de pair avec des appels implicites au retour d’un régime bonapartiste de type « laïque », comme la Tunisie en avait connus entre l’indépendance en 1956 et 2011. Hamma Hammami lui-même enjolive les années Ben Ali (où il a été emprisonné) en déclarant (le Monde, 30 juillet) à propos de la situation en Tunisie aujourd’hui : « C’est pire que du temps de Ben Ali, puisqu’on est passé au stade des assassinats politiques, ce qu’on n’avait jamais connu jusque-là en Tunisie, en tout cas depuis 1952 » (c’est-à-dire depuis l’assassinat de Ferhat Hached, le dirigeant de l’UGTT, par les colonialistes français, avant l’indépendance). Et ce n’est pas un hasard si un mouvement est maintenant lancé pour réhabiliter d’ex-benalistes comme Béji Caïd Essebsi afin qu’ils puissent se présenter aux élections.
Il faut rompre avec le cycle infernal des « soulèvements démocratiques » et de la répression militaire et/ou islamiste. Il faut rompre avec les alliances de collaboration de classes avec la bourgeoisie « de gauche ». Il faut forger un parti léniniste-trotskyste. C’est la seule voie pour les travailleurs, les femmes, les opprimés en Tunisie. Pour un gouvernement ouvrier et paysan ! Pour une fédération socialiste de l’Afrique du Nord !