Le Bolchévik nº 205 |
September 2013 |
Le procès de Chelsea Manning
Elle a révélé les crimes et les mensonges de l’impérialisme américain Libérez-la !
Nous reproduisons ci-après un article de nos camarades de la Spartacist League/U.S. paru dans Workers Vanguard n° 1026 (14 juin). Chelsea Manning, qui s’appelait encore Bradley lors de son procès, a été condamnée le 21 août à 35 ans de prison.
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FORT MEADE Le procès en cour martiale de Bradley Manning s’est finalement ouvert le 3 juin dernier. Manning, un analyste du renseignement militaire, est en jugement parce qu’il a divulgué des informations confidentielles-défense sur la domination américaine et l’occupation militaire de l’Irak, de l’Afghanistan et d’autres pays. Manning a fait plus de trois ans de détention provisoire dans des conditions atroces où on a cherché à le détruire psychologiquement, physiquement et moralement. Il a été maintenu à l’isolement, privé de sommeil, de vêtements et même de ses lunettes, et il a subi les sarcasmes et le harcèlement continuels de gardiens sadiques. Malgré tout, Manning a persisté avec courage ; il cherchait politiquement à exposer au grand jour la réalité quotidienne de la domination américaine dans des pays du tiers-monde, et ses crimes de guerre monstrueux.
Un millier de manifestants se sont rassemblés le samedi 1er juin, sous une chaleur torride, devant la base militaire de Fort Meade, près de Washington ; ils réclamaient la libération de Bradley Manning. La police avait bloqué les rues adjacentes pour empêcher les gens de prendre part à la manifestation. Des journalistes de la presse écrite, de la radio et de la télévision venus d’un grand nombre de pays couvraient la manifestation, mais le seul média grand public américain présent était la chaîne de télévision de droite Fox News. Si la presse capitaliste américaine était manifestement absente, c’est qu’elle avait délibérément cherché à enterrer le cas de Bradley Manning, car les révélations qu’il a faites mettent vraiment le gouvernement américain au banc des accusés. Daniel Ellsberg, qui avait fait fuiter les « Pentagon Papers » [dans les années 1970], a proclamé Manning héros de toute l’humanité devant un public d’anciens combattants, de militants pour les droits des homosexuels, de défenseurs des droits civiques, de militants antiguerre radicaux et d’organisations de gauche.
Malgré tous les efforts du gouvernement américain et de la « presse libre » aux ordres, le cas de Manning est devenu une cause célèbre dans le monde entier. Concluant 14 mois d’investigation, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a reconnu le gouvernement des Etats-Unis coupable d’avoir infligé à Manning un traitement cruel, inhumain et dégradant, d’avoir porté atteinte à son bien-être physique et psychologique et de n’avoir pas respecté la présomption d’innocence le concernant. Le Bundestag allemand et des députés britanniques ont publiquement dénoncé les mauvais traitements physiques et psychologiques subis par Manning, et des centaines de professeurs de droit ont signé une lettre de protestation adressée au président Obama. De son côté, le commandant en chef [Obama] a biaisé le procès en annonçant par avance que Manning était coupable. La cour martiale s’est ouverte en pleine indignation après de nouvelles fuites révélant la mise sous surveillance de journalistes, de citoyens ordinaires et d’étrangers par la Maison Blanche d’Obama, qui multiplie les attaques contre les libertés individuelles dans le cadre de la « guerre mondiale contre le terrorisme ».
Vingt-deux chefs d’accusation ont été retenus contre Manning, y compris « espionnage » et « intelligence avec l’ennemi », passibles de la peine capitale. Les procureurs disent qu’ils n’ont pas l’intention de requérir la peine de mort mais la réclusion à perpétuité dans une prison militaire ; toutefois, la juge pourrait quand même imposer la peine de mort. Lors d’une audience préliminaire qui avait lieu en début d’année, Manning a plaidé coupable de dix chefs d’accusation mineurs, pour lesquels il encourt une peine allant jusqu’à 20 ans d’emprisonnement. Mais le gouvernement a refusé de négocier et a maintenu le maximum de chefs d’accusation dans le but de réduire d’éventuels émules au silence par la terreur. Le contraste est frappant entre les poursuites contre Bradley Manning, qui n’a fait de mal à personne, et celles contre le sergent Robert Bales, qui l’année dernière a délibérément tué 16 civils afghans, dont une majorité de femmes et d’enfants. Le gouvernement a fait preuve de mansuétude à l’égard de Bales ; il a exclu la peine de mort et déclaré recevable comme élément à décharge un document décrivant les problèmes émotionnels de cet assassin. Bradley Manning subit de plein fouet la répression pour avoir exposé au grand jour des actes odieux perpétrés par des criminels du genre de Bales.
L’« intelligence avec l’ennemi » est formulée de telle sorte que toute personne dans le collimateur du gouvernement peut se retrouver sous le coup de ce chef d’accusation : quiconque « fournit des renseignements stratégiques à l’ennemi, ou communique, correspond ou entretient des relations avec celui-ci, directement ou indirectement » sera « puni de la peine de mort ou de toute autre sanction ordonnée par une cour martiale ou par un conseil de guerre ». Qui est « l’ennemi » ? Dans la « guerre contre le terrorisme », il n’y a pas d’Etat ennemi déclaré, il n’y a pas de champ de bataille défini, et le gouvernement ne reconnaît pas de zones démilitarisées.
Dans le cas de Bradley Manning, le gouvernement affirme que la divulgation de rapports d’opération importants (« SigActs ») concernant la guerre en Afghanistan et en Irak constitue une aide à l’ennemi, parce qu’un ordinateur portable saisi lors du raid meurtrier contre Oussama ben Laden aurait été utilisé pour accéder au site internet de WikiLeaks. Le Financial Times de Londres (5 juin) cite un avocat du GAP (Projet pour la transparence gouvernementale) qui met en garde contre le danger que répresente pour tout le monde la mise en accusation de Manning : « Une fois que l’information est sur Internet, tout le monde y a accès, y compris les terroristes, les tueurs en série et les crapules en tout genre. Si le Financial Times ou le New York Times avaient été trouvés dans la résidence de Ben Laden, est-ce que cela aurait prouvé que ces journaux aussi aidaient l’ennemi ? »
Il est certain que les vidéos et les rapports d’opérations militaires divulgués par Manning n’ont révélé aucun secret aux peuples d’Irak et d’Afghanistan qui étaient les victimes directes de la terreur sanglante de l’armée américaine. Attaques de drones contre des civils, frappes aériennes, massacre et asservissement de nations et de peuples entiers par une occupation impérialiste : c’est le gouvernement américain lui-même qui alimente la haine des Etats-Unis dans le monde entier. De plus, les terroristes d’aujourd’hui étaient hier les combattants de la liberté pour le gouvernement américain. Celui-ci a fourni dans les années 1980 un « soutien matériel » considérable aux islamistes réactionnaires en Afghanistan pour tuer les soldats de l’armée soviétique qui avaient pris la défense des droits des femmes et du progrès social.
De l’autre côté du miroir de Fort Meade
Les répercussions du procès en cour martiale de Bradley Manning sont énormes pour tout le monde. Ce qui est en jeu, c’est le droit de lire et d’écrire, le droit d’association et le droit d’être en désaccord, le droit à un procès rapide et équitable, sans parler du droit de ne pas se faire torturer. Mais le procès est loin de se dérouler suffisamment sous l’il du public. Des représentants du Partisan Defense Committee (organisation de défense légale et sociale non sectaire liée à la Spartacist League) et de Workers Vanguard faisaient partie des 16 spectateurs admis dans la minuscule salle d’audience de Fort Meade (quelques autres ont pu s’y glisser quand des sièges réservés au personnel du tribunal et aux médias se libéraient). Des centaines de journalistes se sont vu refuser leur demande d’accréditation.
Le procès était censé être diffusé dans un local préfabriqué qui offrait à peine 35 places assises supplémentaires et dans une salle de cinéma de 100 places à l’intérieur de la base. Mais la projection était l’équivalent audiovisuel d’un document obtenu en vertu de la loi pour la liberté de l’information, où toute information importante a été rayée au marqueur. Le son et l’image n’arrêtaient pas de sauter. Hasard ou plaisanterie de mauvais goût, le film Oblivion était à l’affiche du cinéma (ce n’est pas une blague). A bonne distance, une « fosse » avait été attribuée aux 70 journalistes qui avaient obtenu leur accréditation. La transmission en direct là aussi s’interrompait souvent, et il était interdit de diffuser des reportages ou d’envoyer un blog ou un tweet sans autorisation.
Un simulacre de transparence couvrait l’opacité du procès, lui donnant un air surréaliste et incongru. Des soldats armés jusqu’aux dents et des fonctionnaires mielleux se comportaient comme s’ils s’efforçaient réellement de satisfaire les besoins du public alors qu’en réalité ils refusaient de le faire. La juge militaire a commencé le procès en demandant confirmation à l’accusation que toutes les personnes désireuses d’assister au procès étaient bien installées un mensonge éhonté.
Les plus motivés arrivaient chaque jour plusieurs heures avant le début du procès pour essayer d’arracher une place dans la salle d’audience. Ils étaient surveillés de près, soumis à des contrôles d’identité et à la fouille de leur véhicule, palpés et passés au détecteur de métaux, contraints de respecter des prescriptions vestimentaires nouvelles chaque jour. Les partisans de Manning portaient un t-shirt noir sur lequel le mot « truth » (vérité) ressortait en lettres blanches. Le premier jour du procès est tombée une décision prohibant le mot « vérité » dans la salle d’audience. Comme le disait l’huissier de justice, « aucune tenue qui pourrait nuire à la dignité du procès » ne saurait être tolérée. Du coup, les gens ont mis leur t-shirt à l’envers pour cacher le mot « vérité ». Mais le deuxième jour un soldat, le sourire aux lèvres et une arme automatique à la main, leur a lancé : « Vous allez tous pouvoir porter votre t-shirt à l’endroit aujourd’hui, génial, non ? »
Dans la salle d’audience, Bradley Manning était maintenu aussi isolé que possible de ses partisans. Il n’avait même pas le droit d’échanger un regard avec ceux qui étaient venus de tout le pays pour manifester leur solidarité avec lui, ni le droit de tourner la tête pour les regarder. La police militaire était alignée entre la table de la défense et la tribune du public, défiant du regard les partisans de Manning, soi-disant pour sa protection.
Le voile est levé
Derrière le procès en cour martiale de Bradley Manning il y a notamment l’acharnement du gouvernement pour traîner en justice Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, qui est toujours reclus dans l’ambassade équatorienne à Londres pour éviter de se faire extrader vers les Etats-Unis via la Suède. Le vice-président Joseph Biden a qualifié Assange de « terroriste high-tech », c’est-à-dire un homme sans droits et avec une cible dans le dos. Les centaines de milliers de documents révélés par Manning et publiés par WikiLeaks ont permis de lever le voile sur le fonctionnement ordinaire du système capitaliste impérialiste. En plus des rapports d’opération militaires en Afghanistan et en Irak, des dépêches diplomatiques ont révélé que les Etats-Unis avaient contraint le gouvernement d’Haïti à exonérer les industriels américains de l’augmentation des salaires misérables des travailleurs haïtiens, passés de 22 à 61 cents de l’heure. Elles ont révélé aussi que les Etats-Unis avaient conseillé Israël pour étouffer un scandale international sur les conditions de vie des Palestiniens à Gaza, entre autres actes perpétrés au nom de la raison d’Etat impérialiste.
Encore plus spectaculaire est la vidéo publiée par WikiLeaks en avril 2010 sous le titre « Collateral Murder » (meurtre collatéral). Cette vidéo montre l’attaque aérienne perpétrée à Bagdad en juillet 2007 contre des civils par des soldats américains qui rient et se réjouissent du carnage dans leur hélicoptère Apache. Ce raid a fait douze morts, dont deux employés de l’agence Reuters, et blessé plusieurs jeunes enfants. Les Etats-Unis avaient repoussé à plusieurs reprises les demandes de Reuters pour obtenir les images du raid au nom de la loi sur la liberté de l’information. Manning a envoyé la vidéo à WikiLeaks après s’être assuré qu’elle était déjà dans le domaine public (la transcription des conversations dans la vidéo était parue dans le livre de David Finkel The Good Soldiers).
Pendant le procès, l’accusation s’est emmêlée dans ses contradictions. D’un côté, elle déclarait que Manning recevait des ordres directement d’Assange, qu’il sélectionnait les informations selon une « liste de documents recherchés » par WikiLeaks. En même temps, elle soutenait que Manning récupérait de l’Internet des milliers de dépêches à l’heure, ce qui n’est pas exactement une recherche sélective. Manning a déclaré lors d’une audience préliminaire qu’il n’avait envoyé les documents à WikiLeaks qu’après que la rédaction du New York Times avait refusé de répondre à ses messages répétés mentionnant des informations importantes sur l’Irak et l’Afghanistan, et après que le Washington Post lui avait en gros répondu que c’était le dernier de ses soucis.
Manning a envoyé la vidéo du raid à WikiLeaks par Internet en y joignant un texte expliquant qu’« il s’agit peut-être de l’un des documents les plus importants de notre époque ; il permet de dissiper l’écran de fumée sur la guerre et révèle la vraie nature de la guerre asymétrique du XXIe siècle. Bonne journée. » Manning a déclaré devant le tribunal : « J’avais l’impression d’avoir accompli quelque chose qui me permettait d’avoir la conscience tranquille par rapport à ce qui se passait tous les jours en Irak et en Afghanistan et ce que je savais pour l’avoir vu ou lu. »
Le problème pour l’armée, c’est que Bradley Manning a une conscience morale et politique. Il s’était enrôlé parce qu’il avait cru naïvement la propagande de l’armée sur la défense de la liberté et de la démocratie ; il avait inscrit le mot « humaniste » sur sa plaque d’identité militaire. Quand il a découvert que les prétentions libératrices américaines ne servaient qu’à occulter la torture systématique, la répression et les massacres, il a utilisé ses compétences considérables en informatique pour étaler la vérité au grand jour.
Grâce à l’habileté de l’avocat de Manning, David Coombs, les témoins de l’accusation ont été contraints de reconnaître en contre-interrogatoire que Manning était simplement le meilleur, qu’il était l’analyste le plus compétent parmi les soldats affectés au renseignement dans la base opérationnelle avancée de Hammer en Irak. Il était celui à qui l’on s’adressait quand on avait besoin d’une information de qualité bien documentée et référencée. Les témoins ont reconnu que la navigation sur Internet et les téléchargements étaient une pratique courante sur la base, et qu’on y était même encouragé pour améliorer ses compétences. Contrairement aux allégations d’« espionnage » lancées par l’accusation, des informaticiens ayant expertisé les ordinateurs de Manning ont reconnu pendant le contre-interrogatoire qu’ils ne contenaient aucune preuve de contact direct ou indirect ni de transactions financières avec des puissances étrangères ou des forces « ennemies », ni que Manning ait eu l’intention de nuire aux troupes américaines ou à qui que ce soit.
Ceci a été confirmé le deuxième jour du procès par le témoignage d’Adrian Lamo, hacker et criminel déjà condamné, qui avait laissé Manning se confier à lui pour ensuite le dénoncer au FBI et s’assurer ainsi les faveurs du procureur. Lamo a reconnu en contre-interrogatoire que Manning n’était pas intéressé par l’argent qu’il aurait pu gagner en vendant des informations secrètes à la Russie ou à la Chine. De fait, le gouvernement a en sa possession l’intégralité des messages échangés par Lamo et Manning sur Internet, qui prouvent que Manning est innocent des accusations les plus graves.
Manning ne voulait rien d’autre que provoquer un débat au sein de l’opinion publique américaine pour arrêter les atrocités. Il disait dans un de ses messages à Lamo, cité dans le livre de Chase Madar The Passion of Bradley Manning (Verso, 2013) :
« Je crois que j’ai été trop traumatisé par la réalité pour me soucier des conséquences que peut avoir la destruction de l’illusion.
« Je veux que les gens voient la vérité [ ] indépendamment de qui ils sont [ ] parce que sans information, tu ne peux pas prendre de décision informée, en tant que public. »
Le système impérialiste en état de décomposition avancée
Lever le voile sur la machine de guerre américaine était un acte de conscience courageux, qui aide objectivement les victimes du système impérialiste et ceux qui s’y opposent à lui. Mais le fonctionnement de cette société ne va pas changer du simple fait que l’on rende publiques davantage d’informations. En ce sens, Julian Assange et les militants de WikiLeaks ne sont pas vraiment des radicaux. Ce sont des libéraux réfractaires, experts en communication par Internet.
Il y a toute une gamme de partisans de Manning ; à un bout, le plus à droite, il y a des réformateurs qui s’opposent à sa persécution parce qu’ils souhaitent réarmer moralement le colosse impérialiste afin de le rendre plus efficace. Nous sommes à l’autre bout, du côté de la lutte pour les intérêts de classe des travailleurs du monde entier. Nous estimons à sa juste valeur ce qu’ont fait Bradley Manning, Julian Assange et d’autres, comme maintenant Edward Snowden, parce qu’il faut éduquer la classe ouvrière sur le fonctionnement systématique de l’Etat dirigé par et pour la classe capitaliste.
Nous savons, parce que nous sommes des marxistes, que les occupations et les guerres impérialistes font inextricablement partie du système d’exploitation capitaliste, et qu’elles ne sont pas le résultat d’une politique malavisée. Ce système se base sur l’exploitation du travail pour générer le profit individuel, en s’appuyant sur la ségrégation et l’oppression raciales systématiques qui divisent les travailleurs. Le gouvernement américain a beau se prétendre le « gouvernement par et pour le peuple », c’est en fait le comité exécutif de la classe capitaliste. Celle-ci maintient sa domination par la force et la violence de détachements spéciaux d’hommes armés : la police, l’armée et les prisons. Les opposants à ce système doivent comprendre qu’il faudra une série de révolutions socialistes à travers le monde pour renverser l’ordre capitaliste et établir l’égalitarisme socialiste, en mettant en place des économies collectivisées et planifiées internationalement.
Le prolétariat des Etats-Unis doit pour cela prendre fait et cause pour la défense des peuples opprimés par les capitalistes américains. Nous nous sommes opposés à l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan en disant que tout coup porté aux forces impérialistes servait objectivement les intérêts de la classe ouvrière internationale, et en appelant à la lutte de classe contre les capitalistes américains aux Etats-Unis. En même temps, les nationalistes bourgeois et les fondamentalistes islamiques sont des ennemis implacables des travailleurs de leur propre pays, comme en témoignent les massacres intercommunautaires en Irak et l’oppression cauchemardesque des femmes en Afghanistan. Pour émanciper les masses exploitées et opprimées dans le monde néocolonial, il faudra unifier le prolétariat en lutte pour le pouvoir et faire le lien avec la lutte pour la révolution socialiste dans les centres impérialistes.
Ô la toile enchevêtrée qu’ils tissent
Il y avait la veille du procès une table ronde à Washington réunissant des partisans de Bradley Manning. Peter Van Buren un fonctionnaire du Département d’Etat américain [le ministère des Affaires étrangères] licencié après 24 ans de service pour avoir posté sur son blog personnel un lien vers une page de WikiLeaks a décrit l’obsession délirante du gouvernement Obama concernant les fuites. Des pare-feu sont installés sur les ordinateurs du Département d’Etat pour empêcher les employés d’accéder à WikiLeaks, ou même de voir des reportages de la BBC ou de CNN qui mentionnent les dépêches du Département d’Etat postées sur WikiLeaks. Ces dépêches sont accessibles sur les ordinateurs du Département d’Etat lui-même (et bien sûr sur les smart phones et les ordinateurs personnels). Van Buren a analysé les raisons de cette hystérie dans un billet sur son licenciement publié sur son blog (27 septembre 2011) : « Que le service de la sécurité diplomatique surveille mon blog, c’est comme un flic de village qui contrôlerait tous les conducteurs afro-américains : une traque vindicative et sélective. »
Van Buren, qui a travaillé sur la même base militaire que Manning en Irak, a dit pendant la table ronde que la question qu’il se pose aujourd’hui, c’est pourquoi il n’a pas lui-même divulgué ces dépêches. Pour son dernier jour de travail au Département d’Etat, il est arrivé portant fièrement un t-shirt de soutien à Bradley Manning. A sa grande surprise, beaucoup de ses collègues se sont fait prendre en photo avec lui.
La manie du secret se répand au gouvernement plus vite que la peste bubonique ; c’est le résultat de la construction effrénée d’un vaste Etat sécuritaire depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001. La masse d’informations confidentielles révélées par WikiLeaks n’est qu’une toute petite portion de la montagne de documents gouvernementaux secrets. Le nombre même de ces documents est un secret d’Etat, mais on estime qu’en 2010 les Etats-Unis ont produit la bagatelle de 560 millions de pages protégées par le secret défense. Pour simplement traiter une telle quantité de documentation il faut énormément augmenter le nombre d’accréditations de sécurité. Une enquête du Washington Post réalisée en 2010 concluait que plus de 854 000 personnes plus d’une fois et demie la population de Washington bénéficiaient d’une accréditation « très secret défense ».
Obama a utilisé la loi sur l’espionnage de 1917 pour inculper davantage de personnes pour divulgation d’information que tous les gouvernements américains précédents réunis. La première victime accusée d’avoir révélé des informations confidentielles en vertu de cette loi avait été Daniel Ellsberg, un analyste militaire qui avait diffusé les « Pentagon Papers » pendant la guerre du Vietnam, jetant la lumière sur la guerre américaine en Indochine. Ellsberg, un fervent et infatigable défenseur de Bradley Manning, a déclaré : « Je suis sûr qu’Obama aurait considéré la perpétuité dans mon cas » (Washington Post, 5 juin).
La loi sur l’espionnage faisait partie d’un large éventail de mesures répressives adoptées après l’entrée de l’impérialisme américain dans la Première Guerre mondiale, afin de criminaliser l’opposition à la guerre. Cette loi stipulait l’emprisonnement pour tout acte interférant avec le recrutement des soldats. Eugene Debs, dirigeant du Parti socialiste, avait été emprisonné au nom de la loi sur l’espionnage et avait été déchu de sa citoyenneté pour avoir prononcé un discours contre la guerre. Le Congrès, terrifié par la Révolution bolchévique ainsi que par le mécontentement intérieur et l’agitation anarchiste, adopta en 1918 la loi contre la sédition, en tant qu’amendement à la loi sur l’espionnage, qui criminalisait toute critique de la « forme américaine de gouvernement ».
Quand Ellsberg avait été poursuivi en justice en 1971, c’était dans le contexte d’une vague de luttes sociales, notamment le mouvement des droits civiques et celui du « Black Power », qui ont permis d’arracher un certain nombre d’acquis. Surtout, les Etats-Unis étaient en train de perdre la guerre au Vietnam, ce qui modifiait le climat politique et le rapport des forces. Le fait que les Etats-Unis se faisaient botter le cul avait provoqué l’émergence d’une aile défaitiste de la bourgeoisie : elle voulait limiter les pertes américaines au Vietnam une fois que le Parti communiste indonésien, le plus grand du monde capitaliste, avait été détruit en 1965 par un coup d’Etat suivi d’un bain de sang, avec les encouragements de Washington. Des libéraux comme ceux qui dirigent le New York Times (qui avait publié les « Pentagon Papers » révélés par Ellsberg) pensaient que le gouvernement devait « ramener les soldats à la maison ». Les ouvriers et paysans vietnamiens allaient bientôt réussir à chasser les impérialistes américains, en dépit de la supériorité militaire et économique de ces derniers.
Pour nous, marxistes dans le ventre de la bête, « nos soldats », c’était les combattants nord-vietnamiens et ceux du Front national de libération (FNL) du Sud-Vietnam qui luttaient pour une révolution sociale. Dans le cadre de la conscription, nos camarades acceptaient de se faire enrôler aux côtés de leurs frères de classe, et ils luttaient pour les libertés des soldats et pour gagner ces derniers à l’idée révolutionnaire internationaliste que l’ennemi était l’impérialisme américain, et non le FNL. Des soldats dont la Spartacist League soutenait les positions publièrent une lettre d’information, la GI Voice, qui exigeait le retrait immédiat et inconditionnel de toutes les troupes américaines du Vietnam et d’autres pays occupés, la fin du racisme dans les forces armées et l’arrêt du déploiement des GI contre les grèves et les manifestations politiques aux Etats-Unis mêmes. Il y a une recommandation aux conscrits parue dans le tout premier numéro de GI Voice (février 1969) qui donne à réfléchir aujourd’hui dans le cas de Bradley Manning : « Nous disons que, tant que nous sommes dans l’armée, nous devons obéir aux ordres. En même temps, nous restons des citoyens et nous ne renonçons pas à nos droits constitutionnels pour la simple raison que nous portons un uniforme.»
La conscription n’existe plus aujourd’hui, et nous ne nous engageons pas volontairement pour servir l’impérialisme américain. Mais nous sommes conscients que des milliers et des milliers d’hommes et de femmes issus de la classe ouvrière et des minorités atterrissent dans l’armée parce que cette société capitaliste ne leur offre ni une éducation abordable ni un emploi. Les statistiques sur le désespoir des soldats reflètent leur aliénation vis-à-vis de l’armée : le suicide est maintenant la première cause de mortalité parmi les troupes en opération, y compris les troupes au combat.
Jacob George, un ancien combattant de la guerre d’Afghanistan, a discuté à l’extérieur de la cour martiale avec Workers Vanguard sur l’impact qu’a eu sur lui et sur d’autres anciens combattants l’action de Bradley Manning. Il avait lancé avec d’autres anciens combattants venant surtout du Sud des Etats-Unis la campagne ARTTE (un voyage jusqu’au bout) : ils parcourent le pays à vélo pour jouer de la musique bluegrass et folk et pour dénoncer la guerre. Il nous a dit qu’avant, les gens « écoutaient la musique mais n’étaient pas impressionnés plus que cela par le message transmis. Les médias n’étaient pas non plus très disposés à parler de nos manifestations. Quand les rapports d’opération sur la guerre en Afghanistan ont été divulgués en 2010, le discours dans le pays et l’opinion publique sur la guerre en Afghanistan ont changé littéralement du jour au lendemain. Les gens voulaient tout d’un coup savoir ce que nous avions à dire. » Il a ajouté : « J’ai vraiment vu un changement après que Manning avait diffusé ces informations. Cela a aussi contribué à ma guérison, parce que j’ai pu me faire entendre en tant qu’ancien combattant. »
La « démocratie » américaine : dictature de la bourgeoisie
Obama est arrivé au pouvoir avec le soutien ouvert ou tacite de la gauche réformiste. Mais avec ses belles paroles et son double discours sur « la justice » et « la liberté » il renforce l’appareil d’Etat répressif hérité de George W. Bush, et il marque de son sceau la « guerre mondiale contre le terrorisme ». Le gouvernement établit pendant les « petits-déjeuners du mardi » une liste des personnes à éliminer, par assassinat ciblé ou par attaque de drone comme celle où Anwar al-Awlaki, un citoyen américain, a été tué au Yémen en septembre 2011. Et Obama a pratiquement reçu carte blanche pour cela des libéraux pro-Parti démocrate, des élus noirs et des dirigeants syndicaux traîtres.
Obama se place dans la longue lignée des présidents démocrates qui ont mis en lambeaux les libertés individuelles aux Etats-Unis pendant qu’ils intensifiaient les interventions militaires dans le monde. Le « progressiste » Woodrow Wilson un ardent ségrégationniste avait entraîné les Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale. Il avait créé la Société des Nations (le prédécesseur des Nations Unies que le dirigeant bolchévique Lénine qualifiait de « nid de brigands ») ; Wilson avait alors déclaré que la « diplomatie [ ] procédera toujours franchement et ouvertement, à la vue de tous ». Pendant ce temps, son gouvernement jouissait de la plus grande latitude pour appliquer la censure, grâce à la loi sur l’espionnage et la loi anti-sédition qu’il avait fait passer. Il avait aussi signé un décret exigeant des fonctionnaires qu’ils « soutiennent la politique du gouvernement, à la fois par leur conduite et par sympathie ».
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’impérialisme américain était dirigé par Franklin Delano Roosevelt. Celui-ci mit sur pied le concept moderne de confidentialité de l’information gouvernementale, et étendit la définition des installations militaires à toute usine fabriquant dans un but commercial des munitions ou des équipements destinés à l’armée ou à la marine. Il s’ensuivit une intensification de la répression contre les travailleurs des industries de la défense qui étaient en plein essor. Sous le gouvernement Roosevelt, les personnes d’origine japonaise furent qualifiées de « race ennemie », et quiconque correspondait à cette description était envoyé en camp d’internement. Le successeur démocrate de Roosevelt, Harry Truman, lança la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 ; il anéantit la population civile alors qu’il savait que le Japon était prêt à se rendre. Truman établit par le décret 9835 le Programme de loyauté des fonctionnaires fédéraux qui permettait d’enquêter sur eux et éventuellement de les licencier « en cas de doute raisonnable quant à la loyauté de l’intéressé ».
Comme l’a fait remarquer Léon Trotsky, codirigeant de la Révolution russe de 1917 avec Lénine, « l’impérialisme, avec ses sinistres plans de conquête et ses alliances et traités de rapine, a développé au plus haut degré le système de la diplomatie secrète ». Il a fallu une révolution sociale bourgeoise, la Révolution française de 1789, pour établir les Archives nationales, dans le but explicite de permettre à la population de garder un il sur le gouvernement. Quand les ouvriers ont pris le pouvoir en Russie, l’une des premières mesures qu’ils ont prises a été d’ouvrir les archives du gouvernement capitaliste précédent et de faire connaître aux travailleurs du monde entier la vérité cachée derrière les mensonges et les secrets diplomatiques. Il faudra une révolution socialiste prolétarienne aux Etats-Unis pour connaître toute la vérité sur les machinations domestiques et étrangères de l’impérialisme américain, et pour mettre fin à l’exploitation et à l’oppression raciale inhérentes à la domination de la classe capitaliste. La Spartacist League se dédie à la construction du parti ouvrier révolutionnaire marxiste qui est indispensable à la réalisation de cet objectif.
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Contribuez à la défense de Chelsea Manning !
Le Comité de défense sociale (CDDS) vous appelle à contribuer financièrement à la défense de Chelsea Manning. Envoyez un mandat postal avec la mention « Manning defense » à :
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Oakland, CA 94610, USA
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