Le Bolchévik nº 204

Juin 2013

 

Et encore de l’austérité pour les travailleurs

Chypre étranglée par les banquiers impérialistes

Pour des Etats-Unis socialistes d’Europe !

L’article ci-dessous a été écrit par nos camarades du Groupe trotskyste de Grèce, section de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), et d’abord publié en anglais dans Workers Vanguard n° 1022, 19 avril.

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Incapables d’endiguer la crise de la dette qui secoue l’Union européenne (UE) depuis 2010, les maîtres impérialistes de l’UE et leurs comparses du Fonds monétaire international (FMI) ont encore frappé avec un nouveau « plan de sauvetage » des banques. Comme toujours, cela consiste essentiellement en une série d’attaques féroces contre les travailleurs. La cible est cette fois-ci la petite République de Chypre, le mini-Etat chypriote grec qui occupe la partie Sud de cette île divisée. La République de Chypre ayant demandé des fonds pour sauver ses banques en difficulté, la réponse de la « troïka » formée par le FMI, la Banque centrale européenne et l’UE a été d’exiger rien moins que la destruction d’une économie basée sur les activités financières offshore et sur un statut de paradis fiscal. Comme l’expliquait un article du quotidien Cyprus Mail le 23 mars dernier, « la chancelière allemande Angela Merkel a déclaré aux députés qu’elle voulait que Chypre reste dans la zone euro, mais que ce pays devait d’abord accepter le fait qu’il n’a pas d’avenir en tant que centre financier offshore pour citoyens russes ou britanniques fortunés ».

Ce qui a profondément choqué les populations des Etats membres de l’UE, ce n’est pas que le gouvernement chypriote ait prévu de lever des fonds au moyen d’un programme d’austérité du même genre que ceux qui ont déjà été imposés en Grèce, en Irlande et au Portugal – une série de coupes sauvages dans les salaires, les prestations sociales, les emplois, la santé et l’éducation. C’est le fait que parmi les exigences initialement présentées à la République de Chypre figurait l’instauration d’un impôt sur tous les fonds déposés dans ses banques. Cela a provoqué une révolte au parlement, qui a qualifié à juste titre cette mesure de « hold-up sur les banques ». Surtout, cette annonce a fait planer le spectre d’une ruée générale pour retirer l’argent déposé dans les banques en difficulté de la zone euro, ce qui aurait provoqué un effondrement du système bancaire dans des pays comme l’Espagne dont l’économie est beaucoup plus importante. Une ruée de ce genre aux guichets des banques chypriotes n’a été évitée que parce que leurs guichets sont restés fermés pendant deux semaines, et qu’ensuite les sommes que les clients étaient autorisés à retirer et à faire sortir du pays ont été plafonnées. La troïka a depuis accepté de limiter l’impôt aux dépôts supérieurs à 100 000 euros.

Ces événements ont attisé les craintes que l’euro ait cessé d’être une devise stable, ce qui a fait chuter sa valeur face au dollar. La troïka a d’abord tenté de faire croire que c’était le gouvernement chypriote qui était responsable de la proposition d’imposer tous les déposants. Le ministre des Finances néerlandais Jeroen Djisselbloem, président de l’« eurogroupe » des ministres des Finances de la zone euro, a ensuite déclaré à la presse qu’imposer les déposants devrait être à l’avenir le modèle de tous les plans de sauvetage des banques. Ses commentaires ayant provoqué une chute de la Bourse, il a été contraint de se dédire au moins partiellement. Plusieurs responsables de la troïka se sont depuis lors efforcés de calmer le jeu en insistant que Chypre est un « cas unique ».

Le fait qu’un enchaînement d’événements dans un pays qui représente 0,2 % de l’économie de la zone euro puisse faire trembler sur ses bases l’UE tout entière montre la nature profondément instable de cette alliance d’Etats capitalistes concurrents. Une partie de la bourgeoisie, en Europe et dans le reste du monde, a peur que si l’on imposait les mesures qu’on exige de Chypre à l’Italie, à l’Espagne ou à la Slovénie, cela puisse conduire à un effondrement économique général.

Accuser les pays de l’Europe du Sud et les oligarques russes d’être responsables de la crise de l’UE est une façon commode d’esquiver les responsabilités de la bourgeoisie allemande et des autres bourgeoisies impérialistes, dont les banques ont inondé de prêts les économies aujourd’hui en difficulté et sont menacées d’insolvabilité si leurs débiteurs ne paient pas. Alors même que renflouer les banques de la République de Chypre ne représenterait pour elle que de la petite monnaie, la bourgeoisie allemande a de toute évidence décidé de profiter de l’occasion pour envoyer haut et fort le message suivant : elle ne paiera plus pour renflouer des pays au bord de la faillite. Avec des élections législatives à l’automne prochain, une posture intransigeante envers les nations endettées est électoralement payante à la fois pour la coalition CDU/SPD de la chancelière Angela Merkel et pour ses opposants, les réformistes du SPD et le parti petit-bourgeois des Verts.

Domination impérialiste et rivalités nationales

L’histoire récente de Chypre est faite d’asservissement à des puissances impérialistes rapaces et de rivalités entre la Grèce et la Turquie capitalistes pour le contrôle de l’île. Chypre a subi pendant plus de 80 ans une domination coloniale britannique sanglante qui a laissé en héritage une division intercommunautaire profonde et violente entre les populations chypriote turque et chypriote grecque. En 1974, la junte militaire grecque soutenue par les Etats-Unis tenta d’annexer Chypre en y fomentant un coup d’Etat d’officiers d’extrême droite, ce qui provoqua une invasion de l’île par l’armée turque. Les communautés chypriote turque et chypriote grecque furent alors séparées de force et l’île fut divisée en deux Etats – la République turque de Chypre du Nord et la République de Chypre au Sud.

Du fait de sa position stratégique en Méditerranée orientale, l’île est depuis longtemps à la jonction des intérêts de plusieurs grandes et moins grandes puissances. Chypre reste occupée aujourd’hui encore par des troupes grecques au Sud, des troupes turques au Nord, des troupes de l’ONU dans une « zone tampon » et des troupes britanniques sur deux bases militaires. Le Groupe trotskyste de Grèce s’oppose de façon intransigeante au nationalisme grec et au chauvinisme anti-Turcs constamment attisé par la bourgeoisie grecque à propos de Chypre, et il exige en conséquence le retrait immédiat de toutes les troupes grecques de Chypre. Nous exigeons également le retrait immédiat de tous les soldats turcs, britanniques et de l’ONU et la fermeture de leurs bases.

La République de Chypre, qui a une population de moins d’un million d’habitants, a construit son économie après la partition de l’île sur les activités bancaires et le tourisme. C’est dans le contexte de négociations pour la réunification de l’île menées sous l’égide de l’ONU que la République de Chypre a été admise dans l’UE en 2004 et a adopté l’euro en 2008. Beaucoup de Chypriotes grecs voyaient dans l’adhésion à l’UE un atout décisif face à la Turquie et aux Chypriotes turcs dans ces négociations de réunification. Mais moins de cinq ans après l’adoption de l’euro, les principales banques de la République de Chypre sont menacées de faillite à cause de la crise financière qui secoue l’UE. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que des milliers de personnes en République de Chypre soient descendues dans la rue aux cris de « Dehors la troïka ! » et que deux Chypriotes grecs sur trois souhaitent sortir de la zone euro.

Après avoir cherché en vain des financements alternatifs du côté de la Russie, la bourgeoisie de la République de Chypre a fini par se soumettre aux exigences revues et corrigées de l’UE. Le gouvernement de droite de Nicos Anastasiades et de son parti du Rassemblement démocratique a présenté le nouvel accord comme une amélioration considérable par rapport à l’extorsion exigée au début. Les créanciers ont depuis doublé leurs exigences : ils veulent 13 milliards d’euros pour que la République puisse bénéficier d’un plan de sauvetage de 10 milliards d’euros.

En attendant, les travailleurs et les pauvres se voient infliger des mesures d’austérité brutale tandis que pour les retraités et une partie de la nombreuse petite bourgeoisie ce sera la ruine. Parmi les couches particulièrement vulnérables de la population figurent les travailleurs immigrés – on en recensait en 2011 environ 100 000, originaires d’Europe de l’Est, d’Asie ou du Proche-Orient. Les congénères chypriotes des fascistes grecs d’Aube dorée désignent les immigrés comme bouc émissaire, et les agressions violentes à leur encontre se multiplient. L’Independent de Londres fait ainsi état d’« un cocktail Molotov jeté contre une maison près de Limassol ; une Bulgare agressée chez elle ; un autre incendie criminel dans les locaux du parti kurde ». Ces agressions soulignent à quel point il est nécessaire que le mouvement ouvrier lutte pour les pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés et exige l’arrêt des expulsions.

Même si la Turquie n’est pas concernée par le plan de sauvetage et si elle est relativement parlant en bonne santé financière, des milliers de travailleurs originaires de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), un territoire beaucoup plus pauvre que le Sud, sont venus travailler au Sud ces dernières années ; eux aussi subissent les effets de cette crise économique. Les impérialistes ne sont pas en reste pour affamer les travailleurs en RTCN, et depuis longtemps : son gouvernement, qui n’est reconnu que par la Turquie, subit depuis des dizaines d’années des restrictions internationales au commerce et au droit de ses habitants à voyager. Ceci inclut notamment un embargo commercial imposé depuis 30 ans par l’UE et ses prédécesseurs, et qui n’a été assoupli qu’en 2004, quand une forte majorité de Chypriotes turcs ont voté en faveur d’un référendum de l’ONU pour la réunification. (Ce plan a été rejeté à une écrasante majorité par les habitants du Sud.) Cela montre que le chantage impérialiste est une pratique ancienne dans les deux moitiés de l’île.

Pour une Europe ouvrière !

Ce nouvel épisode de pillage d’un petit pays dépendant confirme une fois de plus que l’UE est un bloc commercial impérialiste dominé par les capitalistes allemands et français. Ce bloc s’emploie à accroître l’exploitation de la classe ouvrière en Europe tout en essayant de tirer son épingle du jeu face à ses rivaux impérialistes américains et japonais. La dégradation des conditions de vie des travailleurs en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Irlande montre que tout le baratin sur la « convergence » européenne ne consiste aucunement à élever les pays les plus pauvres au niveau des nations les plus riches, mais au contraire à créer des « marchés du travail flexibles », c’est-à-dire une main-d’œuvre sous-payée et sans aucune protection. Témoin la Grèce, où les coûts salariaux ont chuté de 20 % ces trois dernières années, et où le taux officiel du chômage est aujourd’hui de plus de 27 %.

La Ligue communiste internationale (LCI) s’est toujours opposée à l’UE et à ses prédécesseurs. La seule solution pour les travailleurs, c’est de mettre fin par la révolution socialiste au cycle expansion-récession du capitalisme – pour l’expropriation de l’industrie et des banques capitalistes, et pour une économie planifiée internationale qui transcendera les limites réactionnaires de l’Etat-nation bourgeois. Nous disons : A bas l’UE ! Pour des Etats-Unis socialistes d’Europe !

La LCI a dit dès le début que l’euro serait un instrument de l’UE impérialiste, et nous étions opposés à son introduction. L’impérialisme allemand a réalisé d’énormes profits grâce à la réduction des salaires des travailleurs allemands et à l’introduction de l’euro qui lui permet d’exporter à bas prix ses produits industriels dans toute la zone euro. Mais les pays les plus faibles de la zone euro, qui ont des déficits de leur balance commerciale et ont beaucoup emprunté, sont privés du mécanisme capitaliste habituel consistant à dévaluer leur monnaie pour rendre leur économie plus compétitive. En réalité, l’euro n’a jamais été viable. Une monnaie commune nécessite un Etat commun. Les intérêts économiques de plus en plus divergents des différents pays membres menacent de faire exploser la zone euro et l’UE ; l’euro n’existera alors plus que dans les albums des collectionneurs de pièces de monnaie.

Les racines de cette crise sont à chercher dans le casino géant de la spéculation et de l’escroquerie financière qui fait partie intégrante de la domination du capital financier international. Dans son livre de 1916 l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine expliquait déjà que « le développement du capitalisme en est arrivé à un point où la production marchande, bien que continuant de “régner” et d’être considérée comme la base de toute l’économie, se trouve en fait ébranlée, et où le gros des bénéfices va aux “génies” des machinations financières ». Les banques de la République de Chypre ont perdu des milliards parce qu’elles avaient parié à tort qu’investir dans des bons du Trésor grecs à haut rendement allait être rentable. Les maîtres impérialistes de l’UE qui ont accordé à ces banques des crédits à bon marché pour acheter ces bons du Trésor ont ensuite forcé les détenteurs de ces créances à accepter une « coupe » de 75 % pour empêcher un défaut de paiement de la Grèce. Et maintenant les impérialistes réclament leur livre de chair, principalement celle des travailleurs.

Hypocrisie bourgeoise et plans réformistes

Les impérialistes ont récemment ajouté un nouveau thème à la campagne de propagande qu’ils mènent pour masquer leurs responsabilités dans la crise chypriote : les millionnaires russes ont été ajoutés à la liste des méchants, à côté des Européens du Sud « paresseux » et des immigrés. En réalité, les super-riches, au nombre desquels figurent les bandits qui ont pillé la propriété étatisée en Russie au lendemain de la destruction de l’URSS en 1991-1992, ont retiré leur argent de Chypre avant que les portes des banques ne se referment. Derrière les reportages à sensation sur les oligarques russes qui mettaient leur « argent sale » à l’abri à Chypre, on est frappé par l’hypocrisie éhontée des bourgeoisies européennes qui ont depuis longtemps leurs habitudes dans des paradis fiscaux offshore comme (entre autres) la Suisse, le Luxembourg et les îles Vierges britanniques. Une « fuite » récente a révélé que les banques allemandes utilisaient les paradis fiscaux (quelle surprise !) et que rien moins que 36 compagnies maritimes allemandes avaient leur siège à Chypre. Un autre scandale a éclaté en France, à propos de comptes en banque offshore détenus par des responsables politiques [l’affaire Cahuzac].

En Grèce, on fait des blagues sur les annonces des politiciens bourgeois qui promettent de mettre fin à l’évasion fiscale et sur la « liste Lagarde » de détenteurs de comptes en Suisse (du nom de la directrice du FMI Christine Lagarde). Ce genre de discours ne sert qu’à détourner l’attention du vrai mécanisme qui pressure les travailleurs : l’exploitation capitaliste. Les travailleurs n’ont pas le pouvoir d’imposer aux riches un système fiscal « juste », contrairement à ce que proposent les bonimenteurs de gauche pro-UE comme la coalition Syriza en Grèce ; mais la classe ouvrière peut bloquer le flot des profits en se mettant en grève, refusant ainsi de fournir son travail. Cependant, des bouffées de colère épisodiques ne suffiront pas à résoudre la crise économique actuelle.

Il y a urgence à mobiliser la puissance sociale de la classe ouvrière dans une lutte pour du travail pour tous, pour une réduction du temps de travail sans perte de salaire, pour l’ouverture des livres de compte des capitalistes et de leurs banques (afin de démasquer leurs tripotages et leurs escroqueries). La nécessité urgente commande que les banques, les usines et les mines, qui sont la propriété des capitalistes, soient confisquées sans compensation et placées sous le contrôle des travailleurs. C’est seulement en luttant pour des revendications transitoires de ce type, aboutissant au renversement de l’Etat bourgeois et à son remplacement par une dictature prolétarienne que la classe ouvrière (en Europe et dans le monde entier) pourra prendre la tête de tous ceux que le capitalisme met au rebut et leur offrir une issue à la crise.

Mobiliser la puissance de la classe ouvrière pour une lutte de ce type est hors de question pour les dirigeants traîtres procapitalistes des fédérations syndicales grecques, la Confédération générale des travailleurs de Grèce (GSEE, secteur privé) et la Confédération de la fonction publique (ADEDY). Les travailleurs grecs ont abondamment démontré qu’ils voulaient se battre, mais les bureaucraties de la GSEE et de l’ADEDY refusent de remettre en cause l’ordre capitaliste. Ce faisant, ils contribuent à condamner les travailleurs à une misère croissante. De plus, lutter efficacement contre la crise économique requiert une perspective internationaliste qui permette d’unir les travailleurs de différentes nations dans un combat commun contre les exploiteurs capitalistes. Mais les dirigeants syndicaux traîtres et les organisations comme Syriza voudraient faire croire qu’il est possible de réformer le système du profit capitaliste pour le mettre au service des travailleurs et des pauvres. C’est ce que fait explicitement Syriza en soutenant l’UE et en cherchant à faire croire qu’il pourrait y avoir une « Europe sociale » sous le capitalisme.

L’expérience de la République de Chypre montre qu’un gouvernement capitaliste, même de gauche, est subordonné à ses maîtres impérialistes. Les « communistes » réformistes du Parti progressiste des travailleurs (AKEL), qui a été au pouvoir de 2008 jusqu’en février dernier, portent la responsabilité de la mise en œuvre des premiers plans d’austérité dictés par la troïka. Quand l’AKEL a commencé aux yeux des impérialistes à traîner les pieds sur les mesures les plus dures, les impérialistes ont soutenu ouvertement le candidat de la droite Anastasiades – Merkel est venue en janvier à Chypre pour faire campagne à ses côtés ! Après avoir aidé à mener les attaques contre sa propre base, l’AKEL, considéré comme incapable de résoudre la crise économique, a été éjecté du pouvoir par les électeurs qui ont voté en masse pour Anastasiades.

Les actes de Syriza parlent bien davantage que ses rodomontades occasionnelles sur une riposte internationale à la politique de la troïka : ils ont récemment créé un « front social et politique commun pour soutenir Chypre » avec les « Grecs indépendants », un parti ultra-nationaliste et anti-immigrés. Ces populistes de la droite dure opposés à la troïka veulent que les capitalistes grecs exploitent et oppriment les travailleurs sans l’ingérence des puissances étrangères ; il est clair qu’ils n’ont aucun intérêt à se solidariser avec les travailleurs chypriotes, parmi lesquels figurent des immigrés et des Chypriotes turcs. Ce front a pour objectif d’exciter le nationalisme grec et non de défendre Chypre contre la troïka comme il le prétend. Ce genre de nationalisme, et particulièrement le chauvinisme anti-Turcs, a servi maintes et maintes fois à dévoyer la lutte de classe contre les exploiteurs capitalistes grecs. C’est ce qu’on a bien vu en 1974 quand la junte militaire grecque a fomenté un coup d’Etat à Chypre pour essayer de consolider son propre régime en difficulté en ralliant les « vrais Grecs » derrière le drapeau national.

La bourgeoisie grecque continue à se présenter comme la protectrice de Chypre contre la Turquie, sa rivale capitaliste plus puissante. On l’a vu avec les récents échanges au vitriol sur la question de la réunification de l’île. Les gisements de gaz naturel situés au large des côtes sud de Chypre constituent une autre pomme de discorde. Le gouvernement de la République de Chypre revendique la souveraineté exclusive sur ces gisements (et l’UE a pris soin de soutenir ces revendications dans le mémorandum qui régit le dernier plan de sauvetage) tandis que le gouvernement de la RTCN réclame une exploitation conjointe du gaz – une revendication que la Turquie a appuyée en envoyant des navires de guerre et des avions de combat dans la zone contestée fin 2011, au moment où on y procédait à des forages exploratoires. Plus récemment, la troïka a exigé que la République de Chypre commence immédiatement des forages dans la zone contestée – il semblerait que ces banquiers impérialistes cupides ne se laissent pas dissuader par la perspective de déclencher une guerre.

Le nationalisme grec : un poison pour la classe ouvrière

Les Britanniques maintenaient leur domination coloniale sur Chypre par une répression sanglante. Ils se servaient également de l’existence d’une minorité turque pour mettre en œuvre la vieille stratégie de « diviser pour régner » en accordant un certain nombre de privilèges à l’un des peuples mais pas à l’autre, de manière à les empêcher de lutter ensemble contre leurs oppresseurs coloniaux. De ce fait, la guérilla de droite qui commença dans les années 1950 contre la domination coloniale britannique à Chypre et pour l’union avec la Grèce faisait preuve d’un chauvinisme virulent contre les Chypriotes turcs. On se contentera ici de rappeler qu’elle était dirigée par un collaborateur fasciste pendant la Deuxième Guerre mondiale, le colonel Grivas, et par le chef de l’Eglise orthodoxe grecque à Chypre, monseigneur Makarios. Chypre obtint l’indépendance en 1960, sous la « garantie » de la Grande-Bretagne, de la Turquie et de la Grèce. Mais le premier gouvernement de l’après-indépendance ne tarda pas à se disloquer et l’île bascula en 1963-1964 dans la guerre civile. Après plusieurs années de terrorisme et de contre-terrorisme dirigés contre les communautés chypriote grecque et chypriote turque, une force de « maintien de la paix » de l’ONU débarqua en 1964 pour aider l’armée britannique à faire la police contre la population.

A l’époque, la principale force politique était l’AKEL qui comptait parmi ses militants et ses dirigeants des Chypriotes grecs et des Chypriotes turcs. C’était intolérable pour les réactionnaires des deux camps. Dervis Ali Kavazoglou, membre du comité central et Chypriote turc, fut assassiné en 1965 par des nationalistes turcs d’extrême droite tandis qu’un certain nombre de dirigeants et de militants chypriotes grecs étaient victimes d’attentats perpétrés par des forces d’extrême droite grecques et turques. La fédération syndicale dirigée par l’AKEL contrôlait la moitié des travailleurs organisés dans des syndicats et elle avait dans le passé dirigé des luttes communes des travailleurs chypriotes grecs et turcs contre le pouvoir colonial britannique. Mais au lieu de lutter pour une perspective d’unité ouvrière interethnique, indépendamment de tous les représentants du nationalisme bourgeois et petit-bourgeois, l’AKEL finit par se rallier à l’archevêque conservateur et président Makarios. Makarios avait refusé d’interdire les communistes malgré la demande des Etats-Unis (cela aurait été extrêmement impopulaire sur l’île) et il était allé chercher du côté de l’Union soviétique un soutien diplomatique contre les machinations impérialistes ; du coup, les staliniens du monde entier le présentaient abusivement comme un homme de gauche.

En réponse au coup d’Etat de 1974 contre Makarios eut lieu à Londres la première manifestation réunissant Chypriotes grecs et Chypriotes turcs contre la junte grecque. Ceci montrait qu’à ce moment historique il existait une base pour mener bataille sur un axe de classe. Mais la réaction de l’AKEL fut de jurer à Makarios une fidélité indéfectible. Après l’invasion de Chypre par la Turquie, les marxistes avaient le devoir d’adopter une position de défaitisme révolutionnaire des deux côtés, c’est-à-dire d’opposition à la fois aux forces militaires turques et grecques. L’AKEL soutint au contraire les forces contrôlées par la junte qui venaient d’emprisonner et de torturer des milliers de ses militants et de dresser des listes de personnes à exécuter ! Finalement, la défaite des forces grecques à Chypre conduisit rapidement à la chute de la junte en Grèce même.

Les événements de 1974 eurent des conséquences tragiques à Chypre. Dans notre article « Le fiasco chypriote fait tomber la junte grecque » (Workers Vanguard n° 50, 2 août 1974), nous notions que les communautés grecque et turque « demeurent profondément hostiles, et bien davantage intégrées dans la vie sociale de leur pays respectif que dans une quelconque Chypre binationale ». Nous ajoutions :

« Aucune des solutions envisageables dans la situation socio-économique actuelle ne peut réussir à satisfaire les aspirations à la fois de la majorité et de la minorité. L’enosis (union avec la Grèce), la “double enosis” (partition entre la Grèce et la Turquie), la cession d’une partie de la Thrace à la Turquie en échange de l’incorporation de Chypre dans le territoire grec, et même le maintien sous une forme ou une autre d’une Chypre indépendante et fédérée impliqueraient tous des transferts forcés de populations dévastateurs, et contiendraient les germes de futures guerres intercommunautaires et nationales. »

En fin de compte, environ un tiers de la population chypriote fut chassée de chez elle. Des territoires grec et turc distincts furent consolidés, avec des milliers de morts et de blessés des deux côtés. La politique stalinienne front-populiste d’alliance avec des forces bourgeoises pour la « défense de notre patrie » suivie par l’AKEL contribua à paver la voie à la résurgence des antagonismes nationaux et des violences intercommunautaires.

Comme nous l’écrivions en 2004 dans « Fondation du Groupe trotskyste de Grèce » (Spartacist édition française n° 37, été 2006), « Nous luttons pour une solution prolétarienne à la question nationale, qui nécessite forcément le renversement révolutionnaire des bourgeoisies nationalistes à Nicosie/Lefkosa, Athènes et Ankara. » Quant à l’AKEL et à la plus grande partie de la gauche grecque, ils parlent uniquement des « occupants » turcs à Chypre. Sans révolution prolétarienne en Turquie, en Grèce et au-delà, les travailleurs de Chypre seront toujours sous la domination des impérialistes et des puissances capitalistes régionales.

Loin d’une telle perspective révolutionnaire internationaliste, l’AKEL et le Parti communiste de Grèce (KKE) demandent la mise en œuvre de résolutions des Nations Unies pour résoudre le « problème chypriote ». L’ONU est un nid de brigands impérialistes et de leurs victimes ; des millions de personnes ont été massacrées ou affamées avec l’ONU servant de feuille de vigne « démocratique » – depuis l’invasion américaine de la Corée en 1950 jusqu’aux sanctions meurtrières imposées à l’époque de la première guerre contre l’Irak en 1990. La direction du KKE peut bien occasionnellement mettre en garde contre les illusions dans l’ONU, elle encourage précisément des illusions de ce genre quand elle déclare que la question chypriote « doit être résolue dans le cadre des décisions d’une Assemblée générale de l’ONU » (« Chypre et le nouvel ordre mondial », Rizospastis, 31 janvier 2003).

« Les ouvriers n’ont pas de patrie »

Le KKE a une grande influence dans la classe ouvrière, mais il ne l’utilise pas pour combattre le nationalisme grec et le chauvinisme anti-Turcs en luttant pour le pouvoir des travailleurs. Il enseigne au contraire aux ouvriers qu’ils doivent avaler ce poison. Les « Thèses du comité central du Parti communiste de Grèce » rédigées pour le congrès d’avril 2013 déclarent que « la lutte pour la défense des frontières, les droits souverains de la Grèce fait partie intégrante, du point de vue de la classe ouvrière et des couches populaires, de la lutte pour le renversement du pouvoir du capital ». Aleka Papariga, à l’époque secrétaire générale du KKE, avait précisé explicitement contre qui il fallait défendre les frontières de la Grèce dans un discours publié par Rizospastis (31 mars) : « Bien sûr que nous défendrons notre territoire. Et pourquoi donc la lutte pour le pouvoir ne signifierait-elle pas aussi la lutte pour les frontières, etc. ? Est-ce que nous allons alors donner la Grèce aux Turcs ? » Et d’évoquer ensuite l’éventualité que l’Albanie, la Bulgarie, la Turquie et ce qu’elle appelait l’« Ancienne république yougoslave de Macédoine » (c’est-à-dire la Macédoine) puissent attaquer la Grèce.

Pour la direction du KKE, colporter ce genre de démagogie nationaliste va de pair avec prêcher l’absurde dogme stalinien que le socialisme pourrait être construit dans un seul pays, même aussi petit et dépourvu de ressources naturelles que la Grèce. Le nationalisme des dirigeants du KKE ne peut que rebuter les ouvriers qui se considèrent révolutionnaires dans les pays frontaliers de la Grèce ; il enchaîne en même temps les ouvriers grecs aux intérêts de l’Etat bourgeois qui est le principal garant de leur exploitation et de leur oppression. Pour réfuter ce mensonge, il suffit de citer ces quelques mots de Lénine écrits pendant le carnage interimpérialiste de la Première Guerre mondiale :

« Or, à propos de cette époque, des tâches du prolétariat dans la lutte pour l’abolition, non pas de la féodalité, mais du capitalisme, le Manifeste communiste déclare nettement et sans ambiguïté : “Les ouvriers n’ont pas de patrie.” […] Le mouvement socialiste ne peut pas vaincre dans l’ancien cadre de la patrie. Il crée des formes nouvelles, supérieures, de la société humaine, où les besoins légitimes et les aspirations progressistes des masses laborieuses de toutes les nationalités seront, pour la première fois, satisfaits dans l’unité internationale, les frontières nationales actuelles étant abolies. Aux efforts de la bourgeoisie contemporaine qui cherche à diviser et à désunir les ouvriers en alléguant hypocritement la “défense de la patrie”, les ouvriers conscients répondront par des efforts renouvelés en vue d’unir les travailleurs des différentes nations dans la lutte pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie de toutes les nations. »

– « La situation et les tâches de l’Internationale socialiste », novembre 1914

Le groupe trotskyste de Grèce s’est donné pour tâche de forger un parti révolutionnaire qui, selon la formule de Lénine, luttera pour unir les travailleurs des différentes nations dans la lutte pour renverser la bourgeoisie de toutes les nations. C’est pourquoi, avec la LCI tout entière, nous luttons contre l’oppression des minorités nationales en Grèce, comme les Valaques, les Pomaques, les Turcs et les Albanais ; c’est pourquoi nous revendiquons le droit à l’autodétermination pour les Macédoniens, et nous nous opposons à l’oppression du peuple kurde par les gouvernements turc, syrien, irakien et iranien. Nous appelons à une fédération socialiste des Balkans, le seul cadre dans lequel les questions nationales sans nombre qui se posent dans cette région pourront être résolues équitablement. La classe ouvrière a besoin d’une direction révolutionnaire qui soit internationaliste non seulement en paroles mais aussi en actes, armée d’un programme qui lui permettra de débarrasser la planète du capitalisme et de toutes les divisions nationales qu’il engendre.