Le Bolchévik nº 203

Mars 2013

 

Troupes françaises, troupes de la CEDEAO, hors du Mali !

Cet article a été traduit de Workers Vanguard n° 1016, 25 janvier.

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21 janvier – François Hollande a voulu crûment réaffirmer la domination de l’impérialisme français sur ses anciennes colonies en Afrique de l’Ouest en lançant une campagne de bombardements et en déployant quelque 2 000 soldats de l’armée de terre au Mali. Le but de cet assaut, lancé au nom de la « guerre contre le terrorisme » dans le monde, était d’obliger à se replier les forces fondamentalistes islamiques qui, s’étant emparé de la moitié nord du pays, menaçaient de marcher sur la capitale Bamako. Hollande a brutalement ordonné de « les détruire, les faire prisonniers si possible » (le Figaro, 16 janvier). Son ministre de la Défense a déclaré en toute franchise que l’objectif de la mission au Mali était la « reconquête totale ».

Cependant, alors que les batailles continuent de faire rage à l’intérieur et autour de villes clés qui avaient été prises par les fondamentalistes, les critiques de Hollande dans la bourgeoisie française commencent à craindre un embourbement au cas où la France resterait isolée. Au même moment se déroulait une prise d’otages de dizaines de personnes, sur un site d’extraction de gaz naturel en Algérie, par des islamistes se déclarant solidaires des rebelles maliens ; la sécurité algérienne a repris les installations au prix de pertes humaines considérables ; ce n’est là qu’un avant-goût des répercussions futures de l’occupation impérialiste au Mali. Après avoir originalement exprimé des réserves quant à l’intervention au Mali, le gouvernement algérien a salué l’opération, accordant de façon cruciale à l’armée française le droit de survoler son territoire.

Les dirigeants des principales puissances capitalistes se sont empressés de manifester leur solidarité avec l’opération française au Mali. Mais ils ont aussi quelques réticences à contribuer en troupes et en argent. Le Conseil de sécurité de l’ONU a voté à l’unanimité le mois dernier en faveur d’une mission africaine de « maintien de la paix » d’environ 3 300 soldats, et certains pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest ont déjà des centaines de militaires sur place. Mais les impérialistes ont peu d’espoir que ce contingent constitue un gendarme efficace. Quant à Washington, qui s’était initialement distancié de l’opération française, il a envoyé une centaine de « formateurs » militaires dans les pays africains qui fournissent des troupes. Les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne se sont mis d’accord la semaine dernière pour envoyer 450 soldats « non combattants » au Mali, pour soi-disant entraîner les forces armées du pays.

Le gouvernement Obama n’a toujours pas digéré l’assassinat de son ambassadeur en Libye par des forces islamistes qui avaient été armées et financées par les Etats-Unis et leurs alliés dans le cadre de la campagne pour le renversement de Mouammar Kadhafi. Il a exclu d’envoyer l’aviation au Mali. La Maison Blanche fait aussi la sourde oreille devant les demandes d’envoi d’avions-citernes pour ravitailler les avions français, ce que la France considère comme vital pour son opération de rapine impérialiste étant donné les vastes distances qu’il faut parcourir pour traverser l’Afrique du Nord. Washington a cependant proposé de fournir un soutien logistique limité à l’opération française, ce qu’ont fait aussi la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Canada et la Russie.

Dès l’annonce de l’expédition impérialiste française, la Ligue trotskyste de France a publié un tract exigeant le retrait des troupes françaises du Mali et de l’Afrique en général, et appelant à la défense des insurgés contre l’intervention impérialiste (voir en première page). Le tract fait remarquer que la France a de multiples intérêts de haute sécurité dans la région, notamment les mines d’uranium du nord du Niger, exploitées depuis des décennies par le conglomérat spécialiste du nucléaire Areva et ses prédécesseurs.

La bourgeoisie américaine a ses propres intérêts impérialistes en Afrique. Le Congrès a publié l’été dernier un rapport intitulé « Commandement Afrique : Les intérêts stratégiques américains et le rôle de l’armée américaine en Afrique ». Ce rapport souligne « l’importance croissante des ressources naturelles de l’Afrique, en particulier les ressources énergétiques » et il exprime une « préoccupation grandissante face aux activités extrémistes violentes ». Le rapport fait notamment référence à la production pétrolière au Nigeria – le principal exportateur de pétrole d’Afrique et le cinquième fournisseur de pétrole des Etats-Unis – et au potentiel de forage en eau profonde dans le golfe de Guinée.

Washington a dépensé des dizaines de millions de dollars pour renforcer l’armée au Mali et dans les pays voisins dans le but d’empêcher les djihadistes de prendre pied dans la région. Le port de Djibouti, situé dans la Corne de l’Afrique et où sont stationnés plus de 2 000 militaires américains dans le camp Lemonnier, est devenu sous Obama la base de drones Predator la plus active en dehors de la zone de guerre afghane. L’armée américaine a aussi établi depuis 2007 une dizaine de petites bases aériennes en Afrique, depuis lesquelles les forces spéciales lancent des opérations de surveillance. La présence militaire américaine en Afrique a régulièrement augmenté sous Obama ; il y a en moyenne 5 000 soldats présents sur l’ensemble du continent à tout moment et 30 navires patrouillant dans l’océan Indien. Bases et troupes américaines, hors d’Afrique !

Comme le souligne le tract de la LTF, notre défense militaire des insurgés au Mali n’implique pas le moindre soutien politique aux islamistes réactionnaires qui commettent des atrocités comme flagellations et amputations ; ils ont lapidé à mort l’été dernier un couple accusé d’avoir eu une relation extraconjugale. Les fondamentalistes ont détruit à la pioche les mausolées historiques et les sanctuaires soufis de Tombouctou, ce qui rappelle la destruction par les Talibans afghans de deux anciennes statues de Bouddha à Bâmiyân. Ils ont également menacé son exceptionnelle collection de manuscrits. La presse bourgeoise occidentale s’est beaucoup moins étendue sur les massacres, les disparitions et la torture infligés par le régime militaire de Bamako à ceux qu’il considère comme ses ennemis.

La rébellion armée dans le Nord du Mali était initialement dirigée par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), une organisation laïque qui a appelé alternativement à l’indépendance ou à l’autonomie de la région touareg du Mali. Un groupe d’officiers frustré par le fait que la rébellion prenait de l’ampleur a pris le pouvoir à Bamako par un coup d’Etat en mars 2012 ; ils ont suspendu la constitution et lancé une campagne de terreur contre leurs opposants politiques. Profitant du chaos, le MNLA, en alliance avec des forces fondamentalistes islamiques, s’est en quelques jours emparé de toute la partie nord du Mali. Les islamistes se sont très vite retournés contre leurs alliés du MNLA et les ont chassés des villes. Le MNLA, aujourd’hui marginalisé, met en garde contre un danger de génocide si les bombardements aériens français permettaient à l’armée malienne de « traverser la ligne de démarcation » qui sépare le Nord du Mali du Sud. Le MNLA déclare néanmoins qu’il est « prêt à aider » l’intervention française.

La population civile touareg est une cible particulière du régime sanguinaire de Bamako. Les Touaregs, le groupe ethnique dominant dans le Nord du Mali, sont un peuple semi-nomade répandu sur l’ensemble du Sahara, et qui est ethniquement différent à la fois des Arabes, qui constituent la majorité de la population des pays situés au nord du Mali, et des Noirs africains qui vivent dans le Sud du Mali et contrôlent le gouvernement national et l’armée. Quand la rébellion s’est intensifiée dans le Nord il y a un an, l’armée est tombée dans une véritable folie meurtrière, bombardant les populations civiles et arrêtant, torturant et tuant des Touaregs pour le seul « crime » de leur origine ethnique. Il n’est pas surprenant que ces atrocités aient incité les Touaregs servant dans l’armée malienne, dont un certain nombre avait été entraîné par les forces spéciales américaines, à passer du côté des rebelles.

Des maisons et des commerces appartenant à des Touaregs et à d’autres groupes ethniques – y compris des Arabes, dont beaucoup habitent le Nord du pays – ont été attaqués en février 2012 par des gangs à Bamako sous le regard des forces de sécurité. La semaine dernière, alors que l’armée française avançait vers le nord pour affronter les forces islamistes dans la ville de Diabaly, Human Rights Watch a rapporté que des soldats maliens massacraient à nouveau des civils touaregs et arabes à Niono, une ville située sur la route de Diabaly.

L’offensive rebelle qui a éclaté dans le Nord du Mali est une conséquence indirecte de la campagne menée par les impérialistes pour renverser Kadhafi en 2011. Beaucoup de Touaregs maliens travaillaient dans les champs pétrolifères libyens ou s’étaient engagés dans les forces armées de Kadhafi pour échapper aux conditions de vie du Nord-Mali : les régimes maliens successifs ont laissé cette région sans écoles ni hôpitaux ni routes goudronnées, sans parler d’emploi. Selon Oxfam, près de 250 000 enfants meurent chaque année directement ou indirectement de malnutrition dans la région sahélienne au Sud du Sahara.

La chute de Kadhafi, et les pogroms racistes perpétrés par les rebelles soutenus par les impérialistes en Libye, ont fait que ces Touaregs maliens sont retournés chez eux, avec leur savoir-faire militaire et parfois avec des armes lourdes. Une bonne partie des armes destinées aux rebelles du Nord-Mali ont été acheminées par des islamistes réactionnaires qui avaient fait partie des forces anti-Kadhafi soutenues par les impérialistes.

L’invasion impérialiste va inévitablement aggraver les tensions interethniques déjà intenses dans la région. Un article d’Afua Hirsch, correspondante pour l’Afrique de l’Ouest du Guardian de Londres (6 juillet 2012), soulignait ces tensions : elle rapportait que dans un camp de réfugiés touaregs au Burkina Faso le personnel noir des ONG refusait de travailler avec les Touaregs à la peau plus claire parce qu’ils « se sentaient insultés par la réputation qu’ont les Touaregs d’avoir réduit en esclavage des Noirs africains ». Elle faisait remarquer que cette histoire « reste présente dans le système de castes touareg : les “Bella”, les membres de la tribu à la peau foncée qui avaient été esclaves par le passé, sont encore au bas de l’échelle ». De leur côté, bon nombre de Touaregs maliens affirment qu’ils ont fui leur pays non seulement à cause des atrocités commises par l’armée mais aussi parce que les milices bella « s’attaquent également à tous ceux qui ont la peau claire ».

Ces tensions interethniques et la discrimination raciale sont toujours aussi virulentes aujourd’hui : c’est là l’héritage du colonialisme français qui les a renforcées ainsi que d’autres aspects réactionnaires des sociétés qu’il a conquises. Après avoir soumis la région touareg dans ce qu’on appelait à la fin du XIXe siècle le Soudan français, les colonialistes établirent un système basé sur la discrimination raciale qui opposait les Touaregs et les Noirs africains. Appliquant la tactique de « diviser pour régner », le gouvernement français encouragea la traditionnelle suprématie des Touaregs sur les Noirs africains. Si les colonialistes français mirent fin dans une large mesure au commerce des esclaves dans les premières décennies de l’occupation coloniale, ils firent en sorte que les esclaves noirs restent soumis à leurs maîtres touaregs longtemps après. Le système français de travaux forcés et de service militaire obligatoire était basé sur des critères raciaux, et l’élite touareg en était exemptée.

De la manière dont ils ont tracé les frontières territoriales, les Français ont aussi attisé les rivalités entre les Touaregs et les Noirs africains – et les nationalistes algériens. Dans les années 1950, on découvrit que la région du Sahara était riche en ressources minières ; les colonialistes français envisagèrent alors la création d’une nouvelle colonie contrôlée par la France, à dominance touareg et arabe, et limitant le Mali bientôt indépendant à la partie Sud à majorité noire. La France abandonna cette proposition et le Mali indépendant vit le jour, une poudrière de tensions ethniques entre Touaregs et Noirs africains, ces derniers dirigeant le premier gouvernement postcolonial. Ces tensions menèrent directement à la première rébellion touareg de 1963 et à la répression brutale de celle-ci par l’armée malienne.

On ne pourra pas en finir dans le cadre du capitalisme avec les massacres interethniques et l’extrême pauvreté dans cette région. Tout comme la Révolution d’octobre de 1917 en Russie ouvrit la voie au changement révolutionnaire dans les régions arriérées d’Asie centrale, l’émancipation des masses du Sahel et d’autres régions d’Afrique, dont le développement a été si effroyablement retardé, doit être liée à la lutte internationale de la classe ouvrière pour la révolution socialiste. Une révolution prolétarienne en Afrique du Sud, en Egypte, ou dans d’autres pays d’Afrique qui ont connu un développement industriel significatif, impulserait une transformation sociale jusque dans les régions les plus arriérées du continent. Une telle perspective doit comprendre la lutte pour la révolution socialiste en France et dans d’autres centres impérialistes, où les travailleurs immigrés du Mali ou d’ailleurs pourront faire le lien avec les luttes des masses appauvries d’Afrique. Ce qu’il faut, c’est former des partis trotskystes d’avant-garde dévoués à la lutte pour de nouvelles révolutions d’Octobre.