Le Bolchévik nº 202 |
Décembre 2012 |
La sanglante histoire du colonialisme français en Syrie et au Liban
Cet article a été traduit par nos soins du journal clandestin des trotskystes grecs pendant la Deuxième Guerre mondiale, Diethnistis (l’Internationaliste) n° 7, 25 novembre 1943. Les trotskystes grecs, qui manifestement avaient quelques racines dans la diaspora grecque de la région, écrivirent cet article pour mettre en garde contre les illusions dans les « Alliés » impérialistes, dont les Britanniques qui menaçaient alors de débarquer en Grèce. Quand ces derniers le firent l’année suivante, ce fut effectivement pour écraser les forces dirigées par les communistes qui avaient alors le pouvoir à portée de main (voir le Bolchévik n° 201). Cet article est une poignante dénonciation des crimes du colonialisme français dans cette région, sur lesquels repose jusqu’à aujourd’hui une chape de plomb en France. Et c’est aussi une vibrante déclaration de solidarité internationaliste avec les peuples coloniaux opprimés du Levant. Pour une perspective prolétarienne révolutionnaire en Syrie, basée sur la théorie trotskyste de la révolution permanente, voir notre article en première page sur la Syrie aujourd’hui.
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Une étincelle dans la poudrière coloniale
La Syrie.
Une histoire écrite avec le sang d’un peuple arabe de quatre millions d’âmes en Asie occidentale. Une histoire profondément gravée dans la mémoire des prolétaires du monde entier avec le glaive tranchant de l’impérialisme français qui, en tant que vainqueur de la dernière guerre, a assumé de la Société des nations [prédécesseur de l’ONU] (« Société des voleurs », disait Lénine de façon caractéristique) la « mission » de civiliser, éduquer et pacifier le pays.
Et cette histoire revit aujourd’hui sous nos yeux.
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Sa position géographique a fait de ce pays la clé de deux routes très importantes : la voie maritime vers Suez et la voie terrestre vers le golfe Persique. Il était donc inévitable qu’elle suscitât prodigieusement l’intérêt de l’impérialisme mondial. La Syrie représentait en 1914-1916, dans les plans stratégiques de l’état-major du Kaiser, le point de départ de la ruée allemande vers Suez. L’état-major allié anglo-français ne s’intéressait pas moins à elle. La diplomatie secrète alliée reconnut à la France le droit de « protectorat » sur la Syrie ; l’impérialisme français s’y était déjà introduit de façon pacifique grâce à l’activité et les écoles de ses missionnaires, grâce à ses entreprises pour des travaux techniques, grâce au contrôle des voies ferrées de Bagdad, etc. Le pays est conquis en 1917-1918 par les armées anglo-françaises, la population affamée et épuisée les accueille avec joie comme « protecteurs » et « libérateurs ». Funeste illusion !
A partir de là commence le grand drame. La Syrie est dépecée. Elle est séparée en zones française et anglaise. Pour éviter les révolutions arabes, les impérialistes anglais divisent en deux leur propre morceau (la Palestine et la Transjordanie). Les impérialistes français suivent peu après la même voie : ils découpent le pays en quatre (Grand Liban, Plaine alaouite, Etat d’Alep, Etat de Damas). Et l’uvre « humaniste » de « civilisation » du peuple syrien est accomplie avec la loi martiale, les mitrailleuses, les chars, les avions, les amendes, la réquisition des animaux domestiques, la confiscation des biens, la prison, la torture et le peloton d’exécution. Les impérialistes français « civilisés » répondent à la résistance du peuple syrien par le fer et par le feu. En 1919 ils incendient deux villes importantes au Grand Liban (Mazraat ech-Chouf), imposent une amende de 50 000 livres-or et emprisonnent les femmes et les enfants à Beit-Eddin. En 1920 ils brûlent et rasent dix villes dans le nord de la Syrie et deux dans le sud ainsi que de nombreux petits villages ; ils saisissent et revendent les meubles et les bêtes des habitants. En 1921 le général Gouraud incendie cinq villes et bombarde 17 villages. En 1922 le tribunal militaire de Damas juge et condamne de nombreux révolutionnaires et en déporte de nombreux autres sur l’île Rouad. A Hama la manifestation populaire de protestation est noyée dans le sang. En 1923 se multiplient les meurtres officiels (par cour martiale) et officieux de druzes révoltés. Le tribunal spécial de Beyrouth prononce de nombreuses condamnations à mort qui sont appliquées par groupes. Deux villages et une ville sont bombardés par des avions et rasés à coups de canon. Les amendes et les réquisitions prennent une dimension gigantesque en 1924.
Mais parallèlement mûrit en Syrie le soulèvement national. Le peuple se bat héroïquement pour l’amnistie générale, le retrait des armées alliées du Liban, de la Syrie et de la Palestine, la reconnaissance du droit à l’indépendance et à la libre disposition, l’unification sous un gouvernement national civil et parlementaire et une fédération avec les autres Etats arabes. Le soulèvement culmine en 1920-1921. Mais ses braises brûlent encore dans les années qui suivent. Pour la période « de calme » entre 1922 et 1925 la justice impérialiste compte 6 000 soldats français tués en Syrie. A ce moment-là le Cartel des gauches (qui gouvernait la France pour le compte du capital financier) envoie le général Sarrail comme haut-commissaire pour étouffer la révolution syrienne. Et ce bourreau portant le glaive ordonne en 1925 le bombardement à la mitrailleuse et par l’aviation de Damas, le centre religieux des populations syriennes. Mais la destruction de la ville « sainte » eut l’effet inverse de ce qu’il escomptait : elle rassembla le peuple dans un puissant front anti-impérialiste pour la libération nationale de la Syrie. Une guerre brutale et sanglante éclata entre les bourreaux impérialistes et leurs esclaves coloniaux. La révolution, dont le cur était la tribu insoumise des druzes, s’embrasa impétueusement en août 1925 dans le djebel druze. Elle s’étendit rapidement à tout le pays. Elle eut des succès. Elle fut noyée dans le sang. Mais, malgré des hauts et des bas, elle ne s’éteignit jamais complètement. L’impérialisme français utilisa tous les moyens pour s’en rendre maître : la cravache brutale de Sarrail, les promesses fallacieuses du « souple » de Jouvenel, les tergiversations et mises en scènes pseudo-pacifiques de la SDN, les mini-concessions, etc. Mais surtout il fit entendre l’armement supérieur que lui donnait sa grande « civilisation » technique : l’écho sec du canon, le mugissement du char et du train blindé. Cette guerre dura de nombreux mois et le sang des esclaves coula à flots. Mais la domination de l’impérialisme français s’exerçait sur un volcan dont les éruptions se font entendre de temps à autre dans le monde entier.
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Novembre 1943 : la loi martiale règne sur le Liban. Le pouvoir français arrête les membres du gouvernement libanais, nomme un gouvernement à lui, mitraille les manifestations populaires dans toute la Syrie. Grève générale. Protestations dans tout le monde arabe. Encore une fois l’impérialisme français, par l’intermédiaire de la clique militaire de De Gaulle [dont les troupes contrôlaient depuis 1941 la Syrie et le Liban], donne la vieille réponse bien connue et bruyante des mitrailleuses et des chars. L’ordre impérialiste est imposé une nouvelle fois sur le cadavre des esclaves. Mais cette fois-ci c’est aussi le parti stalinien français qui trempe les mains de façon indélébile dans le sang du peuple syrien innocent. Il soutient le comité gouvernemental [gaulliste] de l’impérialisme français en Afrique du Nord, et il y participe.
Le comité de la France « libre » à Alger l’a déclaré sans ambiguïté : « La France demeure le mandataire désigné pour le Liban avec tous les droits et devoirs afférents tant qu’il n’a pas été mis fin officiellement à sa mission. Le gouvernement libanais a fait comme si l’indépendance du Liban était un fait accompli » Avec cette déclaration (et plus encore avec le tir nourri des armes impérialistes contre le peuple syrien) s’effondre avec fracas tout l’édifice impérialiste bâti sur l’illusion de l’impérialisme « démocratique » à propos de l’autodétermination des peuples (Charte de l’Atlantique, lettre du roi d’Angleterre sur la liberté du Liban et de la Syrie, déclaration correspondante du général français Catroux). La libération des peuples coloniaux se fera non pas du fait du bon vouloir des bourreaux impérialistes mais en dépit de leur volonté et contre celle-ci, grâce à une lutte anti-impérialiste ininterrompue de ces peuples pour leur libération nationale et avec le renfort du prolétariat révolutionnaire d’Europe et du monde. Cette vieille conclusion communiste se vérifie une nouvelle fois ces jours-ci avec les derniers événements en Syrie.
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Le plomb brûlant a peut-être fait taire provisoirement la résistance du peuple syrien face à la violence impérialiste. Mais bien vite cet Antée colonial [Antée : géant de la mythologie grecque qui reprenait des forces chaque fois qu’il touchait terre] se relèvera, vengeur, terrible face à son boucher impérialiste découragé. Un peu plus loin, dans les Indes opulentes avec leur innombrable population si affamée et opprimée, un autre foyer de soulèvement national se prépare à éclater dans les pieds de l’impérialisme britannique. La situation est similaire dans les colonies d’Afrique du Nord aussi, dont les peuples ont si durement souffert dans l’enfer de cette guerre impérialiste. Les fondations coloniales de l’impérialisme anglo-saxon sont partout dangereusement ébranlées.
L’étincelle du soulèvement syrien de novembre, qui ne s’est pas encore éteinte, indique que s’ouvre une nouvelle période pour les mouvements anti-impérialistes et pour les soulèvements des peuples coloniaux dans la guerre mondiale actuelle.
La Quatrième Internationale, parti mondial de la révolution socialiste, envoie au peuple héroïque et opprimé de la Syrie semi-coloniale ses saluts prolétariens depuis la rive opposée de l’Europe du Sud-Est. Elle a la conviction que la victoire couronnera dans cette guerre le soulèvement révolutionnaire du prolétariat européen et les mouvements anti-impérialistes alliés des peuples coloniaux du monde.