Le Bolchévik nº 199

Mars 2012

 

Egypte : L’armée et les islamistes s’attaquent aux femmes, aux coptes et aux travailleurs

Pour un gouvernement ouvrier et paysan !

14 janvier – A l’approche des élections législatives en Egypte, de grandes manifestations ont eu lieu au mois de novembre sur la place Tahrir au Caire et dans d’autres villes du pays, près d’un an après le renversement du dictateur Hosni Moubarak, pour réclamer la fin du régime militaire. La police et l’armée ont attaqué les manifestants à coups de fouet, de taser et de matraque et en tirant à balles réelles. Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées. Il ne s’agit pour l’instant que du premier tour des élections, mais il est loin d’être certain que le « Conseil suprême des forces armées » (CSFA), qui tient les rênes du pouvoir, ait la moindre intention d’autoriser la formation d’un gouvernement civil. Les élections ont été marquées par le triomphe des islamistes, qui représentent la force d’opposition la mieux organisée. C’est une menace. Les Frères musulmans et les salafistes, qui sont encore plus réactionnaires, ont remporté au total environ 70 % des voix.

Le soulèvement de l’année dernière a provoqué la chute du régime militaire détesté de Moubarak, mais il a été remplacé par une dictature encore plus directe des forces armées. A l’époque, les médias bourgeois et la quasi-totalité de la gauche dans le monde avaient applaudi la « révolution » égyptienne. Depuis qu’il s’est installé au pouvoir, le CSFA a renforcé les pouvoirs policiers de l’Etat capitaliste et réprimé l’agitation sociale. C’est précisément ce contre quoi nous mettions en garde à ce moment-là, face aux illusions largement répandues que « l’armée et le peuple sont unis comme les doigts de la main ».

La répression vise principalement une classe ouvrière rétive. Dans les mois qui ont suivi la destitution de Moubarak, le régime a interdit les grèves et les manifestations. En septembre dernier, le CSFA a étendu le champ d’application de la loi sur l’état d’urgence en interdisant les dégradations de biens publics, les entraves au travail et les blocages de routes par des manifestations. Entre février et septembre, pas moins de 12 000 civils ont été jugés par des tribunaux militaires, soit davantage que pendant les 30 ans de règne de Moubarak. A l’approche du premier anniversaire du déclenchement des grandes manifestations, le régime a reporté l’annonce du verdict dans le procès intenté à Moubarak parce qu’il avait donné l’ordre de tuer des manifestants.

Les conditions de vie oppressives que subissent les habitants de l’Egypte, un pays néocolonial, suscitent une immense colère dans le peuple. Dans un pays où 40 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour, beaucoup de familles consacrent plus de la moitié de leur revenu à l’achat de produits alimentaires. En 2008, les prix des aliments de base ont doublé, ce qui a provoqué des émeutes dans tout le pays. Le régime militaire menace aujourd’hui de réduire massivement les subventions au prix du pain. Le chômage est omniprésent : il touche le quart des jeunes et 60 % de la population rurale. La condition des paysans, qui constituent plus de 30 % de la population égyptienne, n’a guère changé depuis l’époque des pharaons. La malnutrition et l’anémie sont monnaie courante. La plupart des paysans sont des petits exploitants possédant moins de la moitié d’un hectare, des métayers ou des ouvriers agricoles qui vont de ferme en ferme. Un Etat policier maintient la population dans cette effroyable misère. Comme l’expliquait un ouvrier en grève, il n’y a pas de travail, pas d’argent, pas de quoi manger, et ceux qui protestent contre cette situation sont jetés en prison.

Les forces qui étaient à la tête des manifestations du printemps 2011 n’avaient rien à proposer pour améliorer les conditions de vie de la majorité de la population ; au lieu de cela, elles subordonnaient tout à la question de la démocratie électorale et prêchaient le mensonge nationaliste que les Egyptiens de toutes les classes auraient des intérêts communs. Comme nous l’écrivions peu avant la destitution de Moubarak : « Le prolétariat est puissant en Egypte. C’est la seule classe ayant la puissance sociale pour renverser l’ordre capitaliste brutal et décrépit. Il est urgent aujourd’hui qu’il se place à la tête de toutes les masses opprimées » (« Egypte : Un soulèvement de masse conteste la dictature », supplément au Bolchévik n° 194, février 2011).

La classe ouvrière industrielle a abondamment démontré sa puissance sociale et sa combativité, notamment dans l’industrie textile. Le pays continue d’être secoué par des vagues de grèves successives. Les chauffeurs de bus, les ouvriers du textile, les fonctionnaires et d’autres catégories de travailleurs se battent pour défendre leur syndicat et leur salaire. Mais pour que le prolétariat se dégage comme une force indépendante luttant pour le pouvoir, il faudra que sa conscience politique fasse un énorme pas en avant. Il faudra l’arracher aux illusions nationalistes et à la réaction religieuse, et le convaincre qu’il doit défendre tous ceux qui sont opprimés par la société capitaliste. Il faut pour cela une direction révolutionnaire, un parti ouvrier d’avant-garde qui s’oppose à toutes les forces bourgeoises – qu’il s’agisse de l’armée, de l’opposition libérale ou des réactionnaires qui prônent l’islam politique – et lutte pour la révolution prolétarienne.

L’armée et les islamistes

En l’absence d’une alternative prolétarienne révolutionnaire qui puisse répondre aux besoins pressants de la masse de la population, les résultats des élections donnent une mesure de l’emprise qu’exerce sur les déshérités la religion politiquement organisée. Les visées réactionnaires des Frères musulmans s’expriment dans leur mot d’ordre « Le Coran est notre constitution ». Les Frères, qui se présentent comme une alternative civile au pouvoir de l’armée, domineraient n’importe quel gouvernement élu aujourd’hui. Leur prétendue « tolérance » envers les chrétiens coptes est démentie par leur longue histoire de terreur organisée contre eux. Leur objectif historique, qui est d’instaurer un Etat islamique, les a souvent conduits à des conflits violents avec le gouvernement égyptien ; cependant, les régimes qui se sont succédé à la tête du pays ont encouragé les islamistes de mille manières et les ont utilisés contre les travailleurs, les militants de gauche, les femmes et les minorités.

L’armée, la police et les islamistes ont agi de concert récemment pour attaquer les femmes et la minorité copte, qui représente environ 10 % de la population. Des militaires en uniforme et des groupes d’islamistes ont attaqué le 9 octobre des manifestants qui s’étaient rassemblés au Caire devant le studio Maspero de la télévision d’Etat pour protester contre les incendies criminels qui avaient visé plusieurs églises coptes. Des nervis en armes, en collusion avec l’armée et la police anti-émeute, sillonnaient les rues à la poursuite des chrétiens, y compris des femmes et des enfants ; ils ont fait plus de 20 morts et des centaines de blessés.

Les femmes étaient déjà prises pour cible peu après la prise du pouvoir par l’armée. Le 8 mars 2011, au Caire, des nervis mobilisés derrière des mots d’ordre comme « le peuple veut que les femmes rentrent à la maison » et « le Coran est notre gouvernement » ont attaqué la manifestation pour la Journée internationale des femmes. Le lendemain, des femmes arrêtées pendant une autre manifestation ont été contraintes de subir un test de « virginité » – un acte d’humiliation délibéré. Les images d’une jeune femme traînée dans la rue et partiellement dénudée par des nervis de l’armée lors d’une manifestation en décembre sont devenues un symbole des humiliations infligées aux femmes. Ceci a valu au régime une petite réprimande de la part de son parrain américain, sous la forme d’une déclaration d’Hillary Clinton pour qui ce genre de comportement « déshonore la révolution ».

L’impasse du réformisme

En décembre dernier, les islamistes ont mené contre le groupe des Socialistes révolutionnaires (SR) une campagne de calomnies qui a été reprise par les forces de sécurité et relayée par une grande partie des médias bourgeois. Les Frères musulmans avaient publié en première page de leur journal un article où ils accusaient les SR de prôner la violence ; de leur côté, les salafistes du Parti Al-Nour accusaient cette organisation d’« anarchie » et d’être financée par la CIA, l’exposant ainsi à la répression. Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière tout entière de défendre les SR et de mettre en échec ce genre d’attaques calomnieuses, qui ont pour but d’envoyer un avertissement à tous les militants de gauche et au mouvement ouvrier dans son ensemble.

Avec leurs camarades d’idées de la tendance internationale fondée par Tony Cliff [représentée en France par le courant « Que faire ? » du NPA d’Olivier Besancenot et Philippe Poutou], les SR ont riposté à cette attaque en organisant une campagne de défense publique. En même temps, ils étaient surpris et déçus que les Frères musulmans se soient joints à cette chasse aux sorcières contre eux : « L’attaque menée contre les Socialistes révolutionnaires par des membres haut placés des Frères a provoqué des réactions d’indignation, parce que les SR avaient joué un rôle absolument central pour défendre les Frères au plus fort de la campagne de Moubarak contre les islamistes » (socialistworker.co.uk, 26 décembre). Dans les grandes manifestations de l’année dernière, les SR considéraient les Frères comme des alliés dans la lutte contre la dictature, allant jusqu’à afficher sur leur site internet une déclaration des Frères agrémentée de leur emblème (deux épées en dessous d’un coran). Même quand les SR sont eux-mêmes pris pour cible, ces suivistes invétérés continuent à chercher à faire alliance avec les forces de la réaction religieuse.

Le gouvernement militaire a promulgué en mars 2011 une loi réglementant la création des partis. Sous prétexte de défendre la laïcité contre les islamistes, cette loi vise les organisations de la classe ouvrière ainsi que celles qui cherchent à représenter les femmes et les minorités opprimées. Elle réaffirme une clause réactionnaire datant de 1977 qui interdit les partis basés sur « une religion, une classe, une secte, une profession ou la géographie », ou formés « selon des critères de genre, de langue, de religion ou de croyance » (« Les principales caractéristiques de la loi sur les partis politiques amendée en 2011 », www.sis.gov.eg).

Comme nous l’écrivions l’année dernière dans une polémique contre les SR et leurs camarades internationaux, nous rejetons le « cadre réformiste où la défaite est assurée : la seule “alternative” pour la classe ouvrière égyptienne serait de capituler soit devant le régime nationaliste bourgeois “laïque” soutenu par l’armée, soit devant l’islam politique. En fait, ce sont là deux manières de préserver la domination de la classe capitaliste, le système qui assure d’immenses richesses à ses maîtres et une misère affreuse aux masses des villes et des campagnes » (« A plat ventre devant les Frères musulmans réactionnaires », Workers Vanguard n° 974, 18 février 2011).

Les trois principaux blocs électoraux – ceux qui repré-sentent les Frères musulmans, les salafistes et les libéraux bourgeois – ont tous attaqué la classe ouvrière pendant la campagne électorale en condamnant explicitement les grèves. Les grèves et les actions de protestation qui se sont multipliées l’année dernière ont donné aux organisations de gauche davantage de possibilités d’agir en public ; mais cette situation a aussi révélé combien les organisations réformistes constituent un obstacle à la lutte pour construire un parti révolutionnaire défendant la cause de la classe ouvrière, des paysans pauvres et de tous les opprimés.

Le Parti ouvrier démocratique (POD), lié aux SR, se présente comme le représentant des intérêts de la classe ouvrière. Avec d’autres organisations et personnalités de gauche comme l’écrivaine féministe Naoual el Saadaoui, le POD a appelé au boycott des élections pour protester contre la brutalité du régime militaire. Son programme ne fait pas référence au socialisme, mais réclame au contraire « l’instauration d’une république parlementaire » (International Socialism, 28 juin 2011). Cela revient simplement à réclamer une forme particulière de gouvernement bourgeois.

En mettant en avant l’appel à une république parlementaire, les réformistes établissent abusivement un lien entre les aspirations démocratiques de la population et la domination de classe de la bourgeoisie égyptienne. En Egypte, où les parlements qui se succèdent servent de paravent à la dictature militaire, l’aspiration profondément ressentie des masses à la démocratie politique, y compris la liberté de la presse et la liberté de réunion, est juste. Mais la satisfaction des besoins vitaux des masses égyptiennes, depuis les droits démocratiques fondamentaux jusqu’à l’émancipation des femmes et l’éradication de la misère abominable des villes et des campagnes, nécessite le renversement du capitalisme et l’instauration d’un gouvernement ouvrier et paysan. Comme le disait le dirigeant bolchévique Lénine :

« Seule la dictature du prolétariat est capable de libérer l’humanité du joug capitaliste, du mensonge, de la fausseté et de l’hypocrisie de la démocratie bourgeoise, démocratie pour les riches, et d’instaurer la démocratie pour les pauvres, c’est-à-dire de mettre pratiquement à la portée des ouvriers et des paysans pauvres les bienfaits de la démocratie, alors que maintenant (même dans la république bourgeoise la plus démocratique) ces bienfaits de la démocratie restent pratiquement inaccessibles à l’immense majorité des travailleurs. »

– « De la “démocratie” et de la dictature » (décembre 1918)

L’impérialisme et le masque des « droits de l’homme »

Les dirigeants impérialistes sont passés maîtres dans l’art de dissimuler leurs sanglants méfaits derrière la rhétorique des « droits de l’homme » et de la « démocratie ». Et les libéraux bourgeois, les soi-disant « organisations non gouvernementales » (ONG) et la gauche réformiste font leur possible pour enjoliver cette image. En Libye, les impérialistes ont effectué les bombardements terroristes qui ont conduit au renversement et à l’assassinat du colonel Mouammar Kadhafi sous une étiquette « humanitaire », avec l’autorisation des Nations Unies. Une bonne partie de la gauche réformiste dans le monde, applaudissant la « révolution arabe » contre les dictatures, s’est mise à la remorque de la campagne impérialiste en acclamant les « rebelles » libyens qui s’étaient faits les auxiliaires empressés de l’agression de l’OTAN. Les SR s’enthousiasmaient pour la « Libye libérée », où « toutes les institutions, y compris les tribunaux, les forces armées, la police et les prisons sont sous contrôle démocratique et populaire » (Centre pour les études socialistes, 4 mars 2011).

Parmi les « rebelles » libyens, on trouvait, entre autres, un assortiment de ralliés en provenance du régime Kadhafi, des monarchistes, des intégristes islamistes, des anciens agents de la CIA et des chefs tribaux. Ils ont fourni un prétexte aux bombardements impérialistes, ont servi de troupes au sol pour les impérialistes et ont commis des pogromes contre les immigrés africains noirs dans les territoires dont ils s’emparaient. La Ligue communiste internationale (LCI) a fait une déclaration, publiée le lendemain du début des bombardements impérialistes, où elle avançait une perspective basée sur l’internationalisme prolétarien. Nous refusions de donner le moindre soutien politique à Kadhafi, mais nous appelions « les travailleurs du monde entier à prendre position pour la défense militaire de la Libye, un pays semi-colonial ». Et nous ajoutions : « De la guerre d’Indochine et la guerre de Corée à l’occupation aujourd’hui de l’Irak et de l’Afghanistan sous la direction des Etats-Unis, les impérialistes “démocratiques” baignent dans le sang de millions et de millions de leurs victimes » (« Défense de la Libye contre l’attaque impérialiste ! », supplément au Bolchévik n° 195, 20 mars 2011).

L’Egypte était et reste l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine, à raison de 1,3 milliard de dollars par an. En même temps, malgré les protestations du CSFA, les impérialistes encouragent aussi des groupes de l’opposition « démocratique », qui servent de paravent humanitaire à leurs opérations et leur permettent d’influencer les mouvements de protestation. Et maintenant que les islamistes ont le vent en poupe après leur victoire électorale, l’administration Obama a organisé des rencontres de haut niveau avec les Frères musulmans afin de créer des liens plus solides avec eux.

Depuis la chute de Moubarak, les Etats-Unis ont versé plus de 40 millions de dollars à des groupes égyptiens de « défense des droits de l’homme ». La Grande-Bretagne a annoncé en décembre dernier qu’elle se préparait à doubler le montant des subsides versés à des ONG au Proche-Orient. Parmi les principaux bailleurs de fonds des ONG au niveau international figurent les Nations Unies, qui elles-mêmes avaient été créées pour donner un vernis humanitaire aux exactions de l’impérialisme, et notamment de l’impérialisme américain. Les ONG soutenues et financées par les impérialistes sont tout sauf indépendantes de leurs sponsors bourgeois.

Le régime militaire égyptien a montré le 29 décembre dernier jusqu’où allait sa tolérance envers les activités politiques, mêmes quand celles-ci sont soutenues par ses propres parrains impérialistes : il a ordonné une descente de police dans les locaux de 17 ONG. Parmi celles-ci figuraient la fondation Konrad Adenauer, liée au Parti chrétien-démocrate de la chancelière allemande Angela Merkel, ainsi que la Freedom House, une officine notoire de la CIA. Le Département d’Etat américain ayant fait part de sa « vive préoccupation » et menacé de couper l’aide militaire, le régime a promis de restituer tous les documents saisis et d’autoriser les ONG à reprendre une activité normale.

Un article sur le « printemps arabe » publié le 14 avril 2011 dans le New York Times expliquait que « les campagnes des Etats-Unis pour favoriser la démocratie ont joué dans le déclenchement des manifestations un rôle plus important qu’on ne le soupçonnait, plusieurs dirigeants de premier plan du mouvement ayant été formés par les Américains ». Un des canaux par lesquels s’exerce cette influence est le « Centre pour l’action et les stratégies non violentes appliquées » (CANVAS), qui enseigne aux militants « pour la démocratie » comment renverser les régimes qui sont dans le collimateur des impérialistes, du Zimbabwe au Venezuela en passant par l’Iran. En Egypte, le rôle d’organisations comme CANVAS est de canaliser les protestations de masse dans une direction acceptable pour les impérialistes.

Le CANVAS affiche des objectifs on ne peut plus vagues ; il affirme qu’il n’est financé par aucun gouvernement et que « nos objectifs sont éducatifs, et non politiques » (www.canvasopedia.org). Mais l’histoire de cette organisation en dit long sur les buts qu’elle poursuit. CANVAS a été fondé par Slobodan Djinovic, le patron de la plus importante compagnie privée d’Internet et de téléphone de Serbie, et par Srdja Popovic, un ancien député. Tous les deux étaient des dirigeants du groupe étudiant d’opposition serbe Otpor, qui était financé par des officines impérialistes comme le National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie), une organisation-paravent de la CIA, et par l’Agence américaine pour le développement international, un autre faux nez de la CIA. Otpor était à l’avant-garde des manifestations qui avaient provoqué la chute du président serbe Slobodan Milosevic à l’automne 2000. Ces manifestations n’étaient que la continuation par d’autres moyens de la campagne de bombardements de 1999 menée par l’OTAN contre la Serbie au nom des « droits de l’homme », au prétexte de défendre les Albanais du Kosovo. Le « Mouvement de la jeunesse du 6 avril », encensé par les médias bourgeois pour son rôle dans la « révolution » égyptienne, a un logo directement inspiré de celui d’Otpor et utilise pour former ses militants le matériel pédagogique produit par CANVAS.

Le Mouvement du 6 avril fait partie de la Coalition de la jeunesse révolutionnaire (RYC), un bloc qui s’est créé pendant l’hiver 2010-2011 et qui affirmait parler au nom des manifestants de la place Tahrir. La RYC inclut aussi des représentants des Frères musulmans et des partisans de l’opposant « démocrate » Mohamed ElBaradei. L’International Socialist Organization, le groupe américain anciennement affilié à la tendance internationale dirigée par Tony Cliff, les présentait comme « les jeunes révolutionnaires d’Egypte ». Le Mouvement du 6 avril et la RYC demandent tous les deux que le CSFA cède le pouvoir à un « gouvernement de salut national » dirigé par ElBaradei, qui a annoncé le 14 janvier qu’il se retirait de la course à la présidentielle en déclarant que l’armée n’allait pas céder le pouvoir à un gouvernement élu. ElBaradei a déjà rendu de bons et loyaux services aux impérialistes : quand il était à la tête de l’agence de sécurité nucléaire des Nations Unies, il a dirigé la campagne pour enquêter sur les prétendues « armes de destruction massive » en Irak qui a précédé l’invasion américaine de 2003.

Pour des syndicats indépendants de l’Etat capitaliste !

Le prolétariat égyptien a mené des luttes importantes pendant la décennie qui a précédé la chute de Moubarak ; plus de deux millions de travailleurs ont participé à plus de 3 000 grèves, sit-in et autres actions. Ces luttes défiaient la direction corrompue de la Fédération des syndicats égyptiens (ETUF), contrôlée par l’Etat et seule organisation syndicale légalement reconnue. Le prédécesseur de l’ETUF avait été fondé par le colonel Gamal Abdel Nasser en 1957. Pendant plus de 20 ans, il était d’usage que son président occupe également le poste de ministre du Travail. Les dirigeants de l’ETUF, véritables lieutenants de la dictature égyptienne au sein du mouvement syndical, refusaient d’approuver les appels à la grève, sabotaient les luttes des travailleurs et mouchardaient les militants, les livrant à la répression.

Depuis la chute de Moubarak, plusieurs syndicats ont fait leur apparition. D’après l’historien Joel Beinin, « certains syndicats indépendants – comme le syndicat des chauffeurs et des ouvriers de maintenance des bus de la Régie des transports du Caire et le syndicat des employés de la RETA [Administration des impôts fonciers] – ont un nombre respectable de militants et sont reconnus comme représentatifs par la grande majorité des salariés dont ils défendent potentiellement les intérêts. D’autres n’ont que cinquante ou cent membres dans des usines qui emploient des centaines ou des milliers d’ouvriers » (« Qu’ont gagné les travailleurs avec la révolution égyptienne ? », Foreign Policy, 20 juillet 2011). La Fédération égyptienne des syndicats indépendants (EFITU), fondée en janvier 2011, bénéficie du soutien des dirigeants de la fédération syndicale américaine AFL-CIO et du TUC (confédération syndicale) britannique, des bureaucrates syndicaux qui sont les agents de leur propre classe dirigeante impérialiste ; elle est aussi soutenue par des « socialistes » réformistes.

Bien que l’EFITU ne soit pas directement contrôlée par l’Etat égyptien, elle n’est pas politiquement indépendante de la bourgeoisie. Beinin rapporte, pour s’en féliciter, qu’avec d’autres organisations elle a engagé une action en justice pour demander au régime militaire la dissolution de l’ETUF et la confiscation de ses biens, ce que l’armée a fait. C’était inviter directement l’Etat des patrons à s’attaquer non seulement aux syndicats de l’ETUF mais plus largement au mouvement ouvrier, ce qui ne pouvait que servir à resserrer les liens entre le mouvement syndical et l’Etat. Le développement d’une nouvelle direction dans les syndicats, fidèle aux principes et à la perspective de la lutte de classe, et qui luttera pour des syndicats industriels puissants, indépendants de l’Etat capitaliste, est un aspect crucial de la lutte pour construire le parti ouvrier révolutionnaire, un parti plus nécessaire que jamais.

La faillite du nationalisme nourrit la réaction religieuse

Issu d’une histoire d’asservissement par l’impérialisme, le nationalisme égyptien est utilisé depuis longtemps par la classe dirigeante capitaliste de ce pays pour dissimuler la division de classes entre une minuscule oligarchie à la richesse insolente et une classe ouvrière qui subit la misère et une exploitation féroce. Au lieu de lutter pour arracher la classe ouvrière à ces illusions, les organisations de gauche, y compris les SR, les renforcent. Le regard tourné vers les années 1950-1960, quand Nasser, un nationaliste de gauche à poigne, jouissait d’une influence considérable dans tout le Proche-Orient, les SR proclament que « la révolution doit restaurer l’indépendance et la dignité de l’Egypte ainsi que son leadership dans la région » (voir « Egypte : l’armée prend le pouvoir pour préserver le régime capitaliste », le Bolchévik n° 195, mars 2011).

Le régime bourgeois de Nasser, dont la gauche égyptienne a aujourd’hui encore une vision idéalisée, est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire dans une période marquée par des manifestations et des grandes grèves après la Deuxième Guerre mondiale. En 1952, une partie de l’armée menée par le colonel Nasser renversa la monarchie du roi Farouk ; peu après, les troupes britanniques quittèrent le pays. Nasser acquit une réputation internationale « anti-impérialiste », notamment avec la nationalisation du canal de Suez. Mais l’Egypte demeurait un pays pauvre, subordonné au bout du compte à l’impérialisme.

Nasser réussit à stabiliser la domination de la classe capitaliste, en partie grâce à des concessions comme une redistribution partielle des terres, l’augmentation des salaires et un meilleur accès à la santé et à l’éducation, mais aussi et principalement par une répression brutale. Pour consolider son pouvoir, il réprima les communistes, qui furent emprisonnés, torturés et assassinés. Mais alors même qu’il se faisait réprimer, le Parti communiste stalinien poursuivit sa politique de soutien à Nasser, une politique de collaboration de classes, et en 1965 il se liquida dans son Union socialiste arabe. L’Union soviétique fournissait une aide économique et militaire au régime de Nasser, ce qui donnait à celui-ci une certaine indépendance vis-à-vis des impérialistes ; c’est une situation qui ne serait plus possible aujourd’hui.

La faillite tant du nationalisme laïque que du stalinisme, deux forces qui exerçaient jadis une influence dominante parmi les pauvres et les opprimés de la région, a nourri la montée spectaculaire de l’islam politique. Les islamistes, généreusement financés par l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe, même quand ils étaient officiellement interdits, ont construit une base de masse notamment en faisant la charité et en offrant des services sociaux aux masses, à qui l’Etat bourgeois n’avait rien d’autre à offrir qu’une misère noire et la répression policière. La journaliste américaine Mary Anne Weaver décrit en ces termes son expérience dans le bidonville d’Imbaba au Caire :

« Les islamistes, sous la direction des Frères, avaient construit ici leur propre système d’aide et de prestations sociales, qui concurrence celui de l’Etat. Les mosquées “populaires” contrôlées par la Gama’a [extrémiste islamiste] avaient créé des centres de santé et des écoles bon marché, des crèches et des fabriques de meubles pour donner du travail aux chômeurs, et ils distribuaient aux pauvres de la viande au prix de gros. Malgré un programme ambitieux d’aide sociale de 10 millions de dollars lancé par le gouvernement fin 1994, les institutions islamistes demeurent généralement bien plus efficaces et nettement supérieures aux services gouvernementaux délabrés. »

– A Portrait of Egypt (1999)

Aujourd’hui, les islamistes essaient encore une fois de s’établir au sein de la classe ouvrière organisée, où ils n’ont jamais eu beaucoup d’influence. En 1946 ils bénéficiaient d’une certaine audience auprès d’une partie des ouvriers de l’industrie, mais ils servirent à briser les grèves. Les Frères musulmans s’opposèrent aux grandes grèves dans l’usine textile de Shubra al-Khayama, à propos desquelles leur journal colporta un flot de calomnies anticommunistes et antisémites. En janvier de cette année-là, quand les dirigeants de la grève furent arrêtés en pleine grève, les Frères les dénoncèrent en prétendant qu’ils étaient « membres de cellules communistes dirigées par des Juifs ». En juin, pendant une grève dans cette même usine, les Frères « transmirent à la police le nom et l’adresse des membres du comité de grève » (Joel Beinin et Zachary Lockman, Workers on the Nile [Ouvriers sur le Nil], 1998).

Les cliffistes et l’islam : donner des verges pour se faire battre

Les SR et leurs camarades d’idées du Socialist Workers Party (SWP) britannique [courant représenté en France par la tendance « Que Faire ? » du NPA] font tout pour renforcer les illusions dans les Frères musulmans ; ils les présentent comme des alliés potentiels de la classe ouvrière dans la lutte contre l’impérialisme et l’oppression capitaliste. Hossam El-Hamalawy, un porte-parole des SR, a publié un article intitulé « Camarades et Frères » dans la revue Middle East Report (printemps 2007) où il se félicitait que son organisation « a cherché à développer une étroite coordination » avec les Frères, dont il louait « l’esprit fraternel ». L’année dernière, le cliffiste égyptien Sameh Naguib déplorait dans un article de la Socialist Review du SWP (« Les islamistes et la révolution égyptienne », juin 2011) « l’hystérie » dans la gauche et chez les libéraux concernant la montée du mouvement islamiste. Il allait jusqu’à dénoncer ceux qui « se laissent entraîner dans des discussions sur l’article 2 de la Constitution qui proclame que l’islam est “la religion de l’Etat […] et la loi islamique la source principale de la législation” ».

Bien longtemps avant cela, Chris Harman, un dirigeant du SWP, s’était efforcé dans son article « Le prophète et le prolétariat », publié par Socialisme international (1995), de présenter l’islam politique sous un jour favorable au motif que celui-ci cherchait « à transformer la société, non à la conserver en l’état », et que ces mouvements « ont repris à leur compte des slogans anti-impérialistes et ont entrepris des actions anti-impérialistes qui ont considérablement gêné de très importants intérêts capitalistes nationaux et internationaux ». C’est la même ligne criminelle qu’avait adoptée la plus grande partie de la gauche dans le monde en soutenant les forces rassemblées derrière l’ayatollah Khomeiny à la fin des années 1970, lors du soulèvement contre le régime sanguinaire du chah d’Iran soutenu par les Etats-Unis. Le résultat : la décapitation de la classe ouvrière combative de ce pays avec le massacre des communistes et autres militants de gauche, le renforcement de l’esclavage des femmes, la répression sanglante des minorités nationales, ethniques et religieuses par le nouveau régime islamique.

Le SWP peut toujours écrire des monceaux d’inepties sur « l’attitude anti-impérialiste » des Frères musulmans : les islamistes, y compris les Frères, ont toujours été un instrument consentant des impérialistes contre les communistes, les nationalistes modernisateurs et les libéraux laïques. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’impérialisme américain avait favorisé et financé les Frères musulmans dans le cadre de sa campagne de guerre froide contre le communisme. C’était un exemple de la politique formulée en 1950 par John Foster Dulles, qui allait devenir le Secrétaire d’Etat [ministre des Affaires étrangères] du président Eisenhower : « Les religions de l’Orient sont profondément enracinées et ont beaucoup de précieuses valeurs. Leurs fondements spirituels ne peuvent pas être réconciliés avec l’athéisme et le matérialisme communistes. Ceci crée un lien commun entre nous, et notre tâche est de le trouver et de le développer. »

S’aligner derrière les forces de la réaction islamique, c’est une longue histoire avec la tendance cliffiste, à commencer par son enthousiasme pour les moudjahidin, les « combattants de la foi » antisoviétiques en Afghanistan dans les années 1980. Les impérialistes ont abondamment alimenté en armes et en argent ces terroristes islamistes ; c’était la plus importante opération de toute l’histoire de la CIA. Les Frères musulmans ont fourni une proportion considérable de moudjahidin ; le djihad contre le gouvernement nationaliste prosoviétique modernisateur avait été déclenché en réaction à l’introduction par ce régime de réformes comme l’abaissement du prix de l’épousée. Dans cette guerre, la première dans l’histoire moderne où le statut des femmes était une question centrale, l’Armée rouge soviétique affrontait des intégristes islamiques qui jetaient du vitriol au visage des femmes dévoilées et tuaient les institutrices qui apprenaient à lire aux petites filles.

Nous disions alors : salut à l’Armée rouge en Afghanistan ! Sa présence ouvrait la possibilité d’étendre les acquis de la Révolution russe de 1917 à l’Afghanistan, de la même façon que les parties de l’Asie centrale soviétique qui avaient été incorporées au sein de l’Union soviétique avaient progressé de plusieurs siècles en comparaison des rapports sociaux moyenâgeux qui prévalaient en Afghanistan. La bureaucratie stalinienne de Moscou a commis une trahison avec le retrait des troupes soviétiques en 1988-1989, abandonnant le pays à l’arriération et à des conflits intérieurs sanglants. Le retrait soviétique d’Afghanistan a été le précurseur de l’effondrement de l’Union soviétique elle-même.

Bien que déformée par le pouvoir parasitaire d’une caste bureaucratique, l’Union soviétique représentait la dictature de la classe ouvrière. Quand l’URSS a été détruite par la contre-révolution capitaliste, en 1991-1992, le SWP a applaudi en claironnant que « le communisme s’est écroulé », et en ajoutant que « c’est un fait qui doit réjouir tous les socialistes » (Socialist Worker [Grande-Bretagne], 31 août 1991). La fin de l’Union soviétique, une grave défaite pour les travailleurs et les opprimés du monde entier, s’est traduite par un monde plus dangereux, où l’impérialisme américain a les mains libres et où les forces de la réaction religieuse et sociale ont gagné en vigueur.

La révolution permanente

La Révolution bolchévique fut un événement majeur du XXe siècle. La classe ouvrière conquit le pouvoir d’Etat ; entraînant derrière elle les minorités nationales et tous les opprimés dans la lutte pour renverser la bourgeoisie, elle balaya du même coup l’autocratie tsariste et l’Eglise d’Etat. Elle instaura la dictature du prolétariat, libérant ainsi les travailleurs de l’exploitation capitaliste. La Révolution russe confirmait la théorie de la révolution permanente que Léon Trotsky avait formulée en 1904-1906. La Russie, malgré son arriération économique et sociale, faisait selon Trotsky déjà partie d’une économie capitaliste mondiale qui était mûre pour une transformation socialiste ; il fallait pour cela la révolution prolétarienne non seulement dans des pays arriérés comme la Russie mais surtout dans les Etats capitalistes avancés. Il était possible que les travailleurs de Russie, qui étaient peu nombreux mais concentrés de façon stratégique dans la grande industrie, arrivent au pouvoir avant que le pays ait connu une période prolongée de développement capitaliste. De plus, il était nécessaire que les travailleurs de Russie arrivent au pouvoir si l’on voulait libérer le pays du joug de son passé féodal.

Trotsky écrivait en 1929 dans la Révolution permanente :

« Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. […]
« La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. »

Dans ce même ouvrage, Trotsky insistait que « la révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. »

Dans nos articles d’il y a un an sur les soulèvements en Tunisie et en Egypte, nous avancions le mot d’ordre d’une assemblée constituante révolutionnaire, en même temps qu’une série de revendications démocratiques, tout en mettant l’accent sur la nécessité pour la classe ouvrière de créer des comités d’usine et autres organes de double pouvoir. Après discussion, la LCI a rejeté comme contraire à nos principes le mot d’ordre d’une assemblée constituante, qui ne peut pas être autre chose qu’une forme d’Etat bourgeois. Comme nous l’expliquons dans notre article « Les élections tunisiennes débouchent sur un gouvernement clérical “de coalition” » (le Bolchévik n° 198, décembre 2011) : « Pour nous la bourgeoisie a un caractère réactionnaire, que ce soit dans les pays semi-coloniaux ou dans les pays capitalistes avancés ; cela veut dire qu’il ne peut pas y avoir de parlement bourgeois révolutionnaire. L’appel à une assemblée constituante est de ce fait en contradiction avec la révolution permanente. »

La révolution permanente offre le seul programme permettant de résoudre les questions fondamentales qui se posent aujourd’hui en Egypte et dans tout le Proche-Orient. La région est marquée par une misère affreuse, un asservissement obscurantiste des femmes, la dépossession du peuple palestinien par Israël et l’oppression de nombreuses autres minorités nationales et religieuses par les régimes nationalistes arabes ou islamistes. Cet héritage fait d’arriération sociale et d’oppression est renforcé par la domination qu’exercent les puissances impérialistes, dont la principale préoccupation est le contrôle de leur approvisionnement en pétrole. L’Egypte est le pays arabe le plus peuplé et l’endroit où passe le canal de Suez, qui a une importance stratégique ; elle est gouvernée par une bourgeoisie vénale qui est l’instrument consentant de l’impérialisme américain et, depuis 1979, un fidèle allié d’Israël. Ces dernières années, la bourgeoisie égyptienne a participé au blocus qui affame les Palestiniens de Gaza, notamment en fermant la frontière avec le Sinaï.

Aujourd’hui, près de 60 ans après le retrait des dernières troupes coloniales britanniques, l’Egypte croule sous une dette extérieure de près de 35 milliards de dollars. 24 milliards de dollars d’intérêts sur la dette ont été extorqués à ce pays ces dix dernières années, tandis que le montant de la dette augmentait de 15 %. Avec les « plans d’ajustement structurels » imposés par le Fonds monétaire international, le contrôle étatique de l’industrie qui remontait à l’époque de Nasser a été progressivement démantelé et les usines ont été vendues à prix d’ami à des acolytes de Moubarak et à des investisseurs étrangers. En même temps, l’armée conserve un patrimoine considérable, dont l’étendue est néanmoins gardée secrète. Le journaliste Joshua Hammer écrit à ce sujet : « L’armée contrôle tout un labyrinthe d’entreprises qui fabriquent tout et n’importe quoi, matériel médical, ordinateurs portables, téléviseurs, mais elle contrôle aussi beaucoup de biens immobiliers […] son emprise s’étend ainsi sur peut-être 40 % de l’économie égyptienne » (New York Review of Books, 18 août 2011).

Les « réformes » néo-libérales qui ont conduit la Banque mondiale à déclarer que l’agriculture égyptienne était devenue en 2001 un « secteur totalement privatisé » ont considérablement aggravé la misère de la population rurale. Depuis le milieu des années 1990, les fermages annuels ont bondi de l’équivalent de dix dollars par hectare jusqu’à 150, l’équivalent de trois mois de revenus. Environ cinq millions de familles paysannes ont été réduites à la misère après avoir été chassées de leur terre parce qu’elles n’arrivaient plus à payer le fermage, ou du fait de confiscations de terres ordonnées par l’Etat. Les paysans dépossédés se retrouvent dans les bidonvilles et les taudis des grandes villes, où ils constituent un terreau fertile pour les réactionnaires islamiques. La résistance à la « réforme » agraire se poursuit au fil des ans : les paysans manifestent, bloquent les grandes routes, incendient les demeures de propriétaires fonciers et attaquent les locaux du gouvernement. Celui-ci réplique par une répression féroce : la police et des bandes armées s’en prennent aux paysans, saisisssent les récoltes et occupent les terres par la force.

La fin de la protection légale des exploitants agricoles a permis à des entreprises étrangères d’acquérir d’immenses quantités de terres. Depuis 20 ans, les exportations agricoles ont été multipliées par dix, à mesure que les productions destinées à la consommation locale sont remplacées par des cultures d’exportation plus rémunératrices destinées au marché européen. L’Egypte, qui produisait autrefois assez de denrées alimentaires pour nourrir sa population, est aujourd’hui le premier importateur mondial de blé, ce qui laisse les couches les plus démunies de la population à la merci du marché mondial, dominé par l’agrobusiness américain.

Dans ce pays, plus de 90 % des femmes, qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes, subissent des mutilations génitales ; des tribunaux basés sur la loi islamique arbitrent les conflits familiaux, et les « crimes d’honneur » sont monnaie courante. La question de la libération des femmes ne peut pas être séparée de la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière tout entière. Les femmes travailleuses représentent une composante vitale du prolétariat égyptien. Elles jouent un rôle particulièrement important dans les grèves qui secouent l’Egypte depuis dix ans, notamment dans l’industrie textile. Gagnées à un programme révolutionnaire, elles auront un rôle dirigeant à jouer pour briser les chaînes de l’arriération sociale et de l’obscurantisme religieux. Comme le soulignait Trotsky dans son discours « Perspectives et tâches en Orient », prononcé en 1924, « il n’y aura pas de meilleur communiste en Orient, pas de meilleur combattant pour les idées de la révolution et pour les idées du communisme que l’ouvrière qui a été éveillée ».

Pour l’internationalisme prolétarien !

La libération des masses égyptiennes nécessite de renverser non seulement l’armée mais aussi les capitalistes, les propriétaires fonciers, le clergé islamique et les impérialistes qui tirent profit de la terrible oppression de la population de ce pays. La classe ouvrière possède la puissance sociale nécessaire, mais il faut que son niveau de conscience fasse un saut : d’une classe en soi, qui lutte pour améliorer son sort dans le cadre du capitalisme, elle doit devenir une classe pour soi, qui réalise son potentiel historique en se plaçant à la tête de tous les opprimés pour mener une lutte révolutionnaire contre le système capitaliste. Dans cette perspective, il est indispensable de mobiliser la classe ouvrière des centres impérialistes pour qu’elle renverse ses « propres » exploiteurs. La crise économique capitaliste qui ravage les conditions d’existence des travailleurs, de l’Afrique du Nord à l’Europe, à l’Amérique du Nord et au Japon en passant par le Proche-Orient, ne fait que rendre plus criante la nécessité d’une perspective à la fois révolutionnaire, prolétarienne et internationaliste.

En Egypte, la lutte du prolétariat doit être étroitement liée à la défense des nombreuses couches opprimées de la société, ce qui inclut les femmes, la jeunesse, les chrétiens coptes mais aussi les Bédouins, les Nubiens et autres groupes minoritaires. Un gouvernement ouvrier et paysan exproprierait la classe capitaliste, propriétaires fonciers compris, et instaurerait une économie collectivisée et planifiée. Une économie planifiée à l’échelle internationale ouvrirait la voie au développement de l’industrie au niveau le plus élevé, ce qui donnerait un emploi aux masses urbaines déshéritées et permettrait d’appliquer les technologies les plus avancées à l’agriculture.

La lutte contre la domination impérialiste et les régimes oppresseurs des cheikhs, des rois, des colonels, des ayatollahs, des nationalistes et des sionistes dans toute la région ne peut pas avoir d’issue favorable sous le capitalisme. On ne pourra pas en finir avec l’oppression ethnique et nationale, conquérir l’émancipation des femmes, mettre fin à l’exploitation de la classe ouvrière sans une profonde révolution prolétarienne qui ouvrira la voie à l’instauration d’une fédération socialiste du Proche-Orient, et ce combat fera partie intégrante de la lutte pour la révolution socialiste mondiale. Pour gagner la classe ouvrière à cette perspective, il faut construire un parti d’avant-garde léniniste ; il sera forgé dans la lutte contre les « socialistes » réformistes et autres forces qui travaillent à subordonner la classe ouvrière à l’impérialisme, aux nationalistes et aux réactionnaires islamistes. Forger de tels partis est la tâche que s’est fixée la Ligue communiste internationale.

Traduit de Workers Vanguard n° 994, 20 janvier