Le Bolchévik nº 198

Décembre 2011

 

L’économie d’un Etat ouvrier en transition vers le socialisme

Cette présentation a été donnée le 6 août 2005 par Joseph Seymour, membre du comité central de la Spartacist League/U.S., devant les membres du groupe de jeunesse de la SL, le Spartacist Youth Club (SYC), à Oakland en Californie. Elle a été revue et légèrement augmentée, en collaboration avec le camarade Seymour, pour publication dans Workers Vanguard (n° 989, 28 octobre).

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Les pionniers du mouvement socialiste d’avant Marx avaient un objectif fondamental, l’égalité économique ; ils considéraient qu’on pouvait l’obtenir immédiatement et en même temps que c’était le but final désiré. En d’autres termes, ils ne concevaient nullement un niveau de développement économique supérieur, que rendrait possible le renversement révolutionnaire du capitalisme. La Conjuration des Egaux a été la première organisation révolutionnaire communiste. Elle avait vu le jour dans la dernière phase de la Révolution française de la fin du XVIIIe siècle. Elle avait pour programme le communisme de consommation et de distribution. Le gouvernement révolutionnaire devait fournir aux familles nombreuses des logements plus spacieux et, proportionnellement, davantage de nourriture, de vêtements et autres produits de première nécessité.

Une des plus importantes contributions théoriques de Marx a été de changer la perspective du mouvement socialiste en la faisant passer de l’égalité dans le domaine de la consommation à l’élimination complète de la pénurie économique grâce à une élévation progressive du niveau des forces productives. Evidemment, dans une société sans classes, une société communiste, tout le monde pourra avoir équitablement accès aux biens de consommation. Mais il y aura certainement une énorme diversité des modes de vie individuels, auxquels correspondront différents niveaux d’utilisation individuelle de ces biens.

Si je commence ma présentation là-dessus, c’est que nous sommes dans une large mesure rejetés dans l’univers intellectuel du jeune Marx. Si vous faites un sondage parmi 100 étudiants et que vous leur demandez ce que le socialisme signifie pour eux, ils diront en grande majorité que c’est une question d’égalité économique. Ils vous diront que cela veut dire que tout le monde a plus ou moins le même niveau de vie. Rares seront ceux qui répondront que le socialisme a pour objectif d’élever le niveau de production et la productivité du travail à un niveau tel que la répartition des biens de consommation entre les individus ne provoquera plus de conflit social et ne sera même plus une préoccupation sociale.

Mais c’est notre but ultime. Pour l’atteindre, toute une période historique relativement longue sera malheureusement nécessaire une fois que la classe capitaliste aura été expropriée par la révolution socialiste prolétarienne. Dans cette société-là en transition vers le socialisme, la pénurie économique – et donc certaines formes d’inégalité économique – continuera d’exister. Lorsque vous y réfléchissez, c’est forcément vrai au niveau international. Cela prendra des générations au sein d’une économie socialiste planifiée internationalement pour faire en sorte que le niveau de vie des populations de la Chine, de l’Inde et d’autres pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique atteigne celui de ce qu’on appelle les pays industrialisés.

Mais même dans un Etat ouvrier d’une zone économiquement avancée comme en Amérique du Nord ou en Europe, l’inégalité économique persisterait sous certaines formes. Marx en parlait dans sa Critique du programme de Gotha (1875). Les gens auraient encore à passer beaucoup de temps et d’énergie à faire ce que Marx appelait un travail aliéné, c’est-à-dire faire un travail qu’ils ne feraient pas s’ils n’étaient pas payés pour. Certains emplois sont physiquement plus durs, plus salissants, plus ennuyeux, plus désagréables ou, dans certains cas, plus dangereux que d’autres. Ainsi, les mineurs de charbon et les ouvriers du bâtiment seraient mieux payés que les informaticiens qui travaillent dans des bureaux confortables. Des travailleurs possédant des qualifications économiquement utiles obtenues grâce à un long apprentissage, comme par exemple des pilotes d’avion, seraient mieux payés que le personnel de bord et les bagagistes. Ce sont juste les frais généraux de ce que Marx appelait la première phase de la société communiste.

Il y a une autre source importante d’inégalité économique dans la première phase après la révolution prolétarienne. Un objectif essentiel, et un aspect fondamental, d’une société communiste aboutie est de remplacer la famille nucléaire par des institutions collectives pour l’éducation et la garde des enfants par la société. Mais cette transformation, la plus fondamentale de toutes, nécessitera là encore le travail de plusieurs générations. Pendant toute une période historique, la famille demeurera l’unité sociale de base et donc l’unité économique et financière de base.

Prenez par exemple deux familles qui ont toutes deux un revenu annuel de 70 000 dollars. La première a un enfant et la seconde a trois enfants. La première famille a un niveau de vie un peu plus élevé. La différence ne sera jamais aussi grande que sous le capitalisme. Les soins médicaux seront gratuits. Le logement sera bon marché. L’enseignement sera gratuit et de qualité, de la crèche jusqu’à l’université et au-delà. Mais le revenu ne sera pas simplement proportionnel à la taille de la famille. Encore une fois, Marx mentionnait ceci dans sa Critique du programme de Gotha.

La planification économique par la démocratie ouvrière

Eliminer l’inégalité économique sous toutes ses formes exige que l’on éradique la pénurie économique en élevant progressivement le niveau de production. Pour y parvenir, il faudra prélever une partie de la production sociale totale et l’investir pour développer l’appareil de production avec la technologie la plus moderne.

Mais nous avons là une contradiction. Plus l’Etat ouvrier dépense de ressources à construire de nouvelles usines, à moderniser les usines actuelles, développer et moderniser les infrastructures (c’est-à-dire les réseaux électriques, les systèmes d’adduction d’eau, les autoroutes et les voies ferrées), moins il pourra dépenser pour la consommation familiale et individuelle. Donc il devra faire un choix entre augmenter légèrement le niveau de consommation à court terme et augmenter fortement le niveau de consommation à long terme.

En l’absence d’une révolution socialiste internationale dans les pays capitalistes avancés, ce choix serait particulièrement douloureux et source de conflits au sein d’un Etat ouvrier économiquement arriéré et nationalement isolé. Mais même dans un futur Etat ouvrier aux Etats-Unis ou en Europe occidentale, doté de ressources bien plus importantes, la répartition entre consommation et investissement resterait une question politique épineuse qui risque de polariser de façon importante la classe ouvrière. « Je veux avoir tout ce que je peux et tout de suite, mon pote, pas dans dix ou vingt ans. Qui sait si je serai en vie à ce moment-là. » Vous allez entendre ce genre d’arguments.

Pour que les organes démocratiques du gouvernement ouvrier puissent prendre des décisions rationnelles en ce qui concerne la répartition de la production totale entre la consommation et l’investissement, il faut pouvoir quantifier le rapport entre les deux. Si nous accroissons l’investissement dans la production de 13 à 15 % de la production totale, quelle sera l’augmentation de biens de consommation dans 5 ans, 10 ans ou 15 ans ?

Heureusement pour nous, les questions de ce type ont été discutées et étudiées en profondeur en Union soviétique dans les années 1920. Cela a donné lieu à une riche littérature économique écrite d’un point de vue marxiste dans le cadre du débat et de la lutte fractionnelle à propos de la mise en place d’une économie collectivisée et centralement planifiée. Un économiste soviétique du nom de G.A. Feldman a développé un modèle théorique pour une planification économique à long terme, c’est-à-dire couvrant une période de 20 à 40 ans. A mon avis, l’œuvre de Feldman « A propos de la théorie des taux de croissance du revenu national » est une contribution extrêmement importante à la compréhension marxiste de l’économie de la période de transition. Vous pouvez en trouver la traduction en anglais dans Foundations of Soviet Strategy for Economic Growth [Les fondements de la stratégie soviétique pour la croissance économique] (1964) édité par Nicolas Spulber.

Feldman a adapté à une économie collectivisée et centralement planifiée un modèle développé par Marx bien avant lui, tout en y apportant certaines modifications et additions importantes. Dans le deuxième livre du Capital, Marx développe un modèle théorique de développement de la production sous le capitalisme. Marx divise l’économie en deux secteurs fondamentaux : les biens de consommation et les biens de production (ou d’équipement). Les biens de consommation et les services à la personne sont ceux qui satisfont directement les besoins et les désirs personnels. Une chemise est un bien de consommation. La machine à coudre pour fabriquer la chemise est un bien de production, de même que le métier à tisser le coton avec lequel on produit le tissu de la chemise. Le pain est un bien de consommation. Le four dans lequel on le cuit et la moissonneuse-batteuse qui sert à récolter le blé ou l’avoine dont le pain est composé sont des biens de production.

Feldman a développé le modèle de Marx pour l’appliquer à un Etat ouvrier en divisant le secteur des biens de production en deux sous-secteurs fondamentaux. Il y a les biens de production qui servent à fabriquer des biens de consommation et il y a les biens de production qui servent à fabriquer d’autres biens de production. Une machine à coudre est un exemple du premier secteur. Les machines-outils comme les tours qui servent à fabriquer des machines, y compris des machines à coudre, appartiennent au second secteur. Beaucoup de biens de production ne sont pas dédiés à une technologie spécifique ; ils peuvent être utilisés pour développer le secteur des biens de consommation ou pour augmenter la capacité du secteur des biens de production. Une aciérie peut servir à fabriquer des automobiles ou du matériel de construction. Une bétonnière ou un engin de terrassement peut servir à construire des immeubles d’habitation ou des usines. Une centrale hydroélectrique peut fournir l’électricité nécessaire au fonctionnement d’appareils ménagers tout comme à celui des chaînes d’assemblage d’une usine.

Ainsi, il y a deux facteurs fondamentaux qui déterminent le taux de croissance de la production totale de biens de production et celui de la production d’articles de consommation. Le premier est la répartition de la production totale entre le secteur des biens de consommation et celui des biens de production. Le second est la répartition au sein du secteur des biens de production entre ceux destinés à produire les biens de consommation et ceux destinés à produire d’autres biens de production.

Prenez deux économies socialistes qui toutes deux augmentent de 25 % la production totale dans le secteur des biens de production. Dans la première, 75 % de cet investissement dans les biens de production est destiné à développer la production du secteur des biens de consommation et, dans la seconde, 50 %. Dans la première économie, la consommation va augmenter plus vite au début du plan économique mais plus lentement par la suite. Dans la seconde, c’est exactement le contraire. En ajustant les proportions, il est possible de développer une série de plans économiques alternatifs, depuis ceux qui développent au maximum la consommation à court terme jusqu’à ceux qui accroissent au maximum les ressources productives (et par conséquent la consommation) à long terme.

L’autorité en charge de la planification soumettrait une série de, disons, six plans alternatifs pour débat et décision à l’organe le plus élevé d’un gouvernement ouvrier, c’est-à-dire l’assemblée centrale des conseils ouvriers. Cela va probablement donner lieu à controverse. Des délégués vont argumenter : « Nos ouvriers et nos pauvres viennent juste d’accomplir une révolution. Ils attendent et exigent une amélioration importante et spectaculaire de leur niveau de vie, pas seulement des promesses d’amélioration importante dans 15 ou 20 ans. Nous voulons le plan A. » D’autres délégués diront : « Voyons plus loin que le bout de notre nez. Notre objectif est de développer la capacité de production et le rendement du travail. Le plan C est le mieux adapté. Bien sûr, au tout début, la consommation va augmenter plus lentement qu’elle ne l’aurait fait autrement, mais nous pensons que c’est le prix que nous voulons payer. »

Une fois que le taux de croissance à long terme de la production totale ainsi que de celle des moyens de production et celle des articles de consommation est établi, il est alors possible d’élaborer un plan économique détaillé pour les différentes périodes à venir – un an, deux ans, cinq ans. Disons qu’un plan est approuvé par l’assemblée centrale des conseils ouvriers. D’après ce plan, dans cinq ans, le revenu par habitant sera équivalent à 60 000 dollars. En s’appuyant sur les habitudes des consommateurs et les enquêtes de consommation, et après avoir consulté les coopératives de consommateurs, on peut prévoir plus ou moins précisément le modèle de base qui correspond à ce niveau de revenu. Par exemple, une estimation de 15 000 dollars pour le logement, 10 000 dollars pour la nourriture, 10 000 dollars pour la voiture et autres moyens de transport, etc.

Il y a un autre élément crucial de la planification économique dans un Etat ouvrier, particulièrement dans les pays les plus développés comme les Etats-Unis, l’Allemagne ou le Japon : il faut investir une partie de la production totale pour approvisionner en ressources essentielles, en argent et savoir-faire technologique les pays sous-développés afin de les aider à élever qualitativement le niveau de leur production pour progresser sur la voie du socialisme.

Pour le marché comme base de calcul et non la concurrence sur la base du marché

Une fois qu’on a établi le schéma de base prévu pour les produits finis, il devient alors possible de déterminer la quantité de matières premières et de produits intermédiaires nécessaires. Combien faut-il d’acier, d’aluminium et autres métaux ? Combien de plastique, de tissu en coton et en synthétique, de ciment, de caoutchouc et ainsi de suite ?

En fait, la technique et les informations pour répondre à ces questions existent déjà. Il y a des modèles théoriques et des études empiriques pour établir la relation entre la production de matières premières et celle de produits intermédiaires qu’il faut pour obtenir un éventail donné de produits finis. Cela s’appelle l’analyse entrées-sorties. Il est remarquable que Wassily Leontiev, celui qui a établi la théorie de l’analyse entrées-sorties et qui a fait les premières recherches dessus, avait été étudiant à l’université de Leningrad au milieu des années 1920. Donc il est clair que s’il a développé l’analyse entrées-sorties, c’était sous l’influence des discussions et des débats enrichissants qui avaient lieu parmi les économistes et autres intellectuels soviétiques sur la façon dont devait fonctionner en pratique une économie collectivisée et centralement planifiée.

Au début des années 1930, Trotsky critiquait énormément l’aventurisme économique destructeur et le dirigisme bureaucratique du régime de Staline. Au milieu d’un article qui s’en prenait à ceux-ci, Trotsky fit une sorte de déclaration de principes généraux : « Seule l’interaction des trois éléments suivants, planification d’Etat, marché et démocratie soviétique, permettra de diriger correctement l’économie de l’époque de transition » (« L’économie soviétique en danger », octobre 1932). Ceci vaut aussi bien pour l’Etat ouvrier américain à venir que pour l’Union soviétique d’alors. En 1932, l’Union soviétique était un Etat ouvrier dégénéré dirigé par une bureaucratie stalinienne parasitaire et conservatrice et l’on peut présumer que ce ne serait pas le cas d’un Etat ouvrier issu d’une révolution prolétarienne aux Etats-Unis.

J’ai principalement abordé jusqu’à présent les aspects de la planification étatique. J’ai introduit la question de la démocratie ouvrière principalement en termes de qui décide en dernier ressort des paramètres fondamentaux de croissance économique. Mais je n’ai pas encore parlé du rôle du marché. C’est une question compliquée. Là où le marché est important et, à certains égards, dominant, c’est lorsqu’il faut décider en quelle proportion il faut produire les différents biens de consommation.

Il existe littéralement des dizaines de milliers de modèles, de styles et de tailles de vêtements. J’en ai fait la douloureuse expérience il y a quelques semaines quand j’ai aidé ma fille à déménager dans un nouvel appartement avec son petit ami. Je vous jure qu’elle a au moins 80 paires de chaussures, toutes de styles différents. Il y a des milliers de modèles différents d’appareils ménagers, d’ustensiles et de meubles. Même dans une économie collectivisée, il y aura des dizaines de sortes et de modèles de voitures. Tout le monde ne voudra pas conduire le même genre de voiture. Et donc cela ne tient pas debout d’imposer un plan détaillé, même à court terme, pour la production des biens de consommation. La production devra être constamment ajustée à la structure changeante de la demande.

Cependant, coordonner rapidement et efficacement l’offre et la demande au sein d’une économie collectivisée n’exige pas une concurrence des entreprises d’Etat les unes avec les autres. Dans des Etats ouvriers à direction stalinienne comme l’ex-Union soviétique ou la Chine aujourd’hui, les termes « socialisme de marché » et « réformes de marché » signifient soumettre les entreprises à la concurrence des unes avec les autres. Les directeurs d’usine ont le pouvoir de décider ce qui va être produit et en quelle quantité et ils reçoivent l’ordre de vendre leurs produits au prix le plus élevé possible sur le marché, que ce soit aux consommateurs ou à d’autres entreprises. L’objectif déclaré est de maximiser la rentabilité de l’entreprise et, d’habitude, le revenu des directeurs et aussi celui des ouvriers sont liés à la rentabilité (ou à l’inverse aux pertes). Nous sommes contre ce système parce qu’il reproduit une bonne partie des inégalités et des aspects irrationnels du système de marché capitaliste.

Pour rendre hommage à ma fille, je vais donner l’exemple de l’industrie de la chaussure fonctionnant dans les conditions du « socialisme de marché » dans un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé tel que la Chine. Prenons deux usines de chaussures – nous les appellerons A et B – et toutes les deux produisent des paires de chaussures de ville standard pour hommes (que personne dans cette salle n’a probablement jamais portées ni n’a l’intention de porter). Disons que l’usine A est relativement neuve et donc ses machines sont beaucoup plus avancées sur le plan technologique que celles de l’usine B. Par conséquent, l’usine A peut produire les mêmes paires de chaussures en utilisant 25 % en moins de temps de travail que l’usine B.

Le prix du marché pour une paire de chaussures est égal au coût moyen de production dans toute l’industrie. L’usine A produit en dessous du coût moyen et donc en tire un joli profit. Ses directeurs s’octroient une bonne paye et des primes, et ses ouvriers obtiennent aussi des augmentations de salaire significatives car elle est rentable. De l’autre côté, l’usine B, qui fabrique la même chose, perd continuellement de l’argent parce que ses coûts sont au-dessus de la moyenne du secteur et des prix en cours sur le marché. Si le gouvernement ne se met pas à subventionner cette usine, certains ouvriers seront licenciés ou l’ensemble des ouvriers vont devoir accepter des réductions de salaires et de leurs avantages sociaux, tout comme sous le capitalisme, bien qu’ils n’y soient pour rien.

Nous sommes contre la concurrence des entreprises d’Etat les unes avec les autres. Nous sommes pour utiliser le marché comme base de calcul mais pas pour la concurrence sur la base du marché. Nous sommes pour ce qu’on pourrait appeler un système de marché à direction centralisée dans le domaine des articles de consommation. Comment cela fonctionnerait-il ? Revenons encore à mon exemple de l’industrie de la chaussure. On aurait un organisme central de distribution coordonnant la production de plusieurs usines de chaussures. Il fournirait les chaussures aux commerces de détail et aux coopératives de consommateurs. Vous pouvez même les acheter par Internet.

Disons que, du fait d’une erreur de calcul ou d’une fluctuation de la demande, il y a trop de chaussures de ville et pas assez de chaussures de sport (chaussures de course, de randonnée, de basket, notamment celles qui sont approuvées par Michael Jordan). Donc, que se passe-t-il avec ce système ? Les directeurs de l’organisme de distribution téléphonent à quelques usines et disent : « Bon, réduisez la production de chaussures de ville, augmentez la production de chaussures de sport. Si vous avez besoin de machines spéciales qui vous font défaut, si vos ouvriers ont besoin d’un recyclage professionnel, pas de problème. Nous vous le fournirons. » C’est tout. L’argument fondamental, c’est que la direction reste centralisée mais qu’elle utilise le marché comme base de calcul afin d’ajuster l’offre à la demande dans ce secteur particulier.

Syndicalisme ou gouvernement ouvrier

Quelle est maintenant la différence entre notre programme marxiste et le programme syndicaliste en ce qui concerne l’organisation de l’économie après la révolution ? Avant la Révolution bolchévique de 1917, le syndicalisme révolutionnaire représentait, à gauche, la principale alternative au marxisme. Certains des premiers dirigeants du mouvement communiste qui devinrent par la suite des partisans de l’Opposition de gauche trotskyste ne commencèrent pas comme marxistes mais comme syndicalistes révolutionnaires : James P. Cannon aux Etats-Unis, Alfred Rosmer en France, Andrés Nin en Espagne.

L’essentiel du programme syndicaliste pour la réorganisation postcapitaliste de l’économie, c’est que les ouvriers doivent avoir tout le pouvoir de décision au sein d’entreprises autonomes ou, au moins, dans certains secteurs de l’économie. Aucun pouvoir gouvernemental ne serait placé au-dessus de celui des syndicats industriels. On peut dire que le syndicalisme est une version industrielle ou prolétarienne de l’anarchisme. Un intellectuel anarchiste britannique, George Woodcock, en a donné une description dans les années 1940 :

« Le syndicat, d’un autre côté, repose sur l’organisation des ouvriers par industrie sur le lieu de travail. Les ouvriers de chaque usine, entrepôt ou ferme constituent une unité autonome qui dirige ses propres affaires et qui prend toutes les décisions relatives au travail à faire. Ces unités sont organisées sur une base fédérale en associations industrielles afin de coordonner l’action des ouvriers de chaque industrie. L’organisation fédérale n’exerce aucun pouvoir sur les ouvriers dans aucun secteur industriel et ne peut pas imposer son veto à une mesure comme le fait l’exécutif d’un syndicat. »

– George Woodcock, Railways and Society [Les chemins de fer et la société] (1943), cité dans son Anarchist Reader [Anthologie de l’anarchisme] (1977)

En d’autres termes, le programme anarchiste bakouninien classique d’une fédération de communes autonomes est ici remplacé par une fédération d’entités économiques autonomes, industrielles ou autres.

De nos jours, que ce soit aux Etats-Unis ou ailleurs, nous ne rencontrons à ma connaissance nulle part des tendances syndicalistes importantes et nous ne sommes nulle part en concurrence avec de telles tendances. Donc, pourquoi est-ce que je veux parler du syndicalisme ? J’ai deux raisons. La première, c’est que, s’il y a un regain important de luttes ouvrières aux Etats-Unis, beaucoup de jeunes de gauche radicaux qui se situent actuellement autour du milieu anarchiste deviendront ouvriéristes. Faites-moi confiance là-dessus, j’ai vécu cela. Par conséquent, ils seront partisans d’une sorte de programme syndicaliste, c’est-à-dire un amalgame d’anarchisme et d’ouvriérisme.

L’autre raison, c’est la Chine. Lorsque la situation politique va s’ouvrir en Chine, et cela va arriver, je pense que les idées syndicalistes, et même des tendances syndicalistes, peuvent gagner la sympathie de certains ouvriers chinois. Les ouvriers chinois ont déjà fait l’expérience de fortes doses de capitalisme et, d’après les témoignages qu’on peut en avoir, ils n’aiment pas cela. En même temps, il se peut que beaucoup d’ouvriers chinois identifient le marxisme-léninisme et la planification centralisée au dirigisme bureaucratique, sans parler de la corruption. Et donc, quand il y aura une ouverture, certains ouvriers ainsi que des intellectuels de gauche chinois pourront se dire : « Débarrassons-nous des capitalistes et des bureaucrates du PCC et les ouvriers vont prendre les choses en main et diriger eux-mêmes les usines, les chantiers de construction, les mines de charbon et les chemins de fer. »

Il n’a jamais existé et il n’existera jamais d’économie organisée selon les principes syndicalistes, tout comme il n’a jamais existé et il n’existera jamais de société organisée selon les principes anarchistes. Mais si nous rencontrons un militant de gauche sérieux qui défend un programme syndicaliste, il ne suffit pas de dire qu’un tel programme ne pourra jamais se réaliser. Nous voulons aussi le convaincre que, même si c’était possible, si on l’appliquait en pratique cela irait à l’encontre des intérêts des ouvriers et de la société dans son ensemble.

Le problème avec le syndicalisme ressemble beaucoup à celui qu’il y a avec le « socialisme de marché ». Un programme syndicaliste reproduirait obligatoirement beaucoup des inégalités et des aspects irrationnels du capitalisme. Si les unités économiques sont vraiment indépendantes les unes des autres, elles ne peuvent entrer en interaction que selon les règles du marché déterminées par la modification constante de l’offre et de la demande. Inévitablement, cela signifie que certains ouvriers doivent se retrouver au chômage ou subir des pertes de revenu quand le marché se retourne contre eux.

Au risque de passer pour un fétichiste de la chaussure, laissez-moi reprendre l’industrie de la chaussure. (Vous vous apercevez à quel point porter des cartons de chaussures dans les escaliers pendant 15 jours m’a ramolli le cerveau !) Cette fois-ci, nous allons l’examiner d’après le modèle d’une économie syndicaliste. L’industrie de la chaussure est organisée dans un seul syndicat industriel autonome. Ce dernier tire ses revenus de la vente de chaussures aux particuliers et aux magasins. De son côté, il achète du cuir, du caoutchouc, du plastique et autres matériaux à d’autres syndicats autonomes.

Imaginons qu’il y ait un surplus de cuir. On a produit plus de cuir qu’il n’en faut au syndicat de l’industrie de la chaussure en fonction du volume actuel de sa production et de la demande des consommateurs. Les directeurs du syndicat de la chaussure disent à leurs homologues de l’industrie du cuir : « Nous n’avons besoin que de 80 % de votre cuir, nous n’allons pas en acheter plus car il ne nous en faut pas davantage. » Alors, que va-t-il se passer ? Ces entreprises sont autonomes les unes par rapport aux autres. Certains ouvriers de l’industrie du cuir vont devoir être mis au chômage ou, à défaut, ils vont devoir accepter une réduction de leur salaire et de leurs avantages sociaux car le secteur a des revenus en baisse.

Pour le contrôle de la production par la démocratie ouvrière

Même si ceux qui défendent le syndicalisme pensent qu’ils sont farouchement anticapitalistes, leur programme reproduirait dans les faits beaucoup des inégalités et des aspects irrationnels du capitalisme, malgré toutes les bonnes intentions. Nous sommes contre le programme syndicaliste de l’autogestion ouvrière des entreprises. Mais nous sommes en faveur de la participation démocratique maximale des travailleurs dans les décisions à prendre au niveau de l’usine, du chantier de construction, de l’entrepôt, du supermarché ou de l’aéroport. Le chapitre sur l’Union soviétique du Programme de transition écrit en 1938 déclare : « Les comités d'usine doivent reprendre le droit de contrôle sur la production. » Voilà notre programme non seulement dans le passé mais aussi pour l’avenir.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? En quoi est-ce différent du programme syndicaliste d’autogestion ouvrière ? Ce que nous entendons par contrôle ouvrier dans une économie socialisée, c’est que les représentants démocratiquement élus des ouvriers auront officiellement une voix consultative dans toute décision économique concernant l’entreprise ainsi qu’aux niveaux plus élevés. Disons que le Ministère de l’Industrie responsable de l’aéronautique propose de dépenser quelques centaines de millions de dollars pour la rénovation d’une vieille usine en remplaçant ses machines obsolètes par des équipements plus modernes. Les directeurs, les ingénieurs et les techniciens vont se réunir avec le comité d’usine élu et ils vont ensemble mettre au point un plan pour rénover l’entreprise. Ce plan sera présenté au Ministère de l’Industrie. Il ne sera pas simplement imposé d’en haut sans que les ouvriers aient leur mot à dire.

Il y a un autre domaine important où les comités d’usine élus joueraient un rôle important, y compris en remplaçant même une intervention directe de l’encadrement, c’est le maintien de la discipline dans le travail. Comment faire avec un perpétuel tir-au-flanc ou un ouvrier si incompétent qu’il perturbe la production et peut-être même met en danger d’autres ouvriers ? Comment faire avec un ouvrier qui abuse des congés maladie, qui se met en maladie simplement parce qu’il veut se prendre une journée pour aller à la pêche ? Il est bien préférable que ceux qui traitent ce genre de problème soient des représentants directs des ouvriers qui sont politiquement plus conscients et plus responsables socialement.

Au fond, une économie collectivisée et centralement planifiée n’est en rien incompatible avec une participation très complète et active des ouvriers aux niveaux les plus fondamentaux de l’économie, ni avec l’élection des délégués dans les soviets.

Mais, à l’opposé des systèmes d’« autogestion ouvrière », le contrôle ouvrier au sein d’une économie socialiste ne donne pas le pouvoir aux comités d’usine individuels d’avoir le dernier mot concernant l’ampleur ou la composition des investissements, étant donné que des groupes particuliers d’ouvriers ne peuvent prétendre s’arroger sans limite le budget de l’Etat, c’est-à-dire le surplus social collectif. Avant de distribuer sa part à chaque ouvrier, il faut déduire de la production sociale totale les ressources pour le remplacement et l’extension des moyens de production, les dépenses pour les personnes âgées et les handicapés, pour l’éducation et pour la santé, etc. Comme l’a fait remarquer Marx : « Ce qui est enlevé au producteur, en tant qu'individu, il le retrouve directement ou indirectement, en tant que membre de la société. »

Comme le disait Isaac Deutscher dans son discours « De l’Homme Socialiste » (1966) :

« Nous ne soutenons pas que le socialisme puisse résoudre tous les problèmes de la race humaine. Nous luttons tout d’abord contre les problèmes qui sont créés par l’homme et que l’homme peut résoudre. Trotsky parlait ainsi des trois tragédies dont souffrait l’humanité : la faim, le sexe et la mort. La faim est l’adversaire dont le marxisme et le mouvement ouvrier moderne relèvent le défi […]. Oui, le sexe et la mort poursuivront encore l’Homme Socialiste ; mais nous sommes convaincus qu’il sera mieux équipé que nous pour leur faire face. »