Le Bolchévik nº 197 |
Septembre 2011 |
140e anniversaire
Leçons de la Commune de Paris
Nous reproduisons ci-dessous en traduction une présentation au Spartacus Youth Club de New York sur la Commune, légèrement revue pour publication. La présentation a été faite pas S. Williams, membre du comité central de la Spartacist League/U.S.
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Il y a 140 ans, le 18 mars 1871, la classe ouvrière parisienne se soulevait et instaurait son propre Etat, un Etat ouvrier éphémère dans une seule ville. Alors qu’une bonne partie du gouvernement et de l’armée capitalistes s’étaient déjà enfuis de Paris, les ouvriers balayèrent ce qui restait et commencèrent à exercer le pouvoir. Cela ne dura que quelques semaines, jusqu’à fin mai 1871. La Commune fut un avant-goût de ce qu’Engels, dans son introduction de 1891 au livre de Marx la Guerre civile en France, appela la « dictature du prolétariat ». Lénine a attentivement étudié la Commune : il a révisé et publié la deuxième édition russe de la Guerre civile en France. Il a utilisé les leçons de la Commune dans l’Etat et la révolution, écrit peu avant le début de la Révolution d’octobre 1917, et dans la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, écrit après cette révolution. Comme Lénine, nous devons tirer la leçon fondamentale de la Commune : contrairement à la Révolution russe victorieuse, elle n’avait pas de direction à la hauteur de la situation et elle s’est terminée par un massacre.
Origines de la Commune
L’idée de « commune » remonte au Moyen Age. A l’époque féodale, quand les villes se développaient en centres d’échanges, les citadins (artisans, marchands, et la bourgeoisie dont le nombre croissait) cherchaient parfois à obtenir une charte de franchise qui les exonérait des droits féodaux et leur permettait d’avoir une commune, c’est-à-dire une sorte de gouvernement municipal autonome « en commun ». Plus tard, pendant la Révolution bourgeoise française, une « commune » fit son apparition à Paris et servit de base à Maximilien Robespierre, le plus radical des jacobins, en 1792-1793. Elle avait pris le nom de « commune insurrectionnelle ». Elle était favorable au suffrage universel masculin et était basée sur les citoyens armés de Paris. En 1871, les ouvriers prenaient modèle sur ces exemples passés. Dans la Guerre civile en France, Marx écrivait : « C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d’être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d’Etat moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales [ ]. » La nouveauté de la Commune de 1871 tenait à sa nature révolutionnaire prolétarienne.
Pour comprendre les acteurs de la Commune de Paris, nous devons commencer par nous intéresser aux révolutions de 1848 qui l’ont précédée, quand une vague de soulèvements contre la réaction monarchique et féodale avait déferlé sur l’Europe continentale. En France, un monarque du nom de Louis-Philippe d’Orléans gouvernait depuis 1830 en défendant les intérêts des capitalistes financiers et industriels. En février 1848 un soulèvement de masse renversa la monarchie orléaniste et mit au pouvoir un gouvernement provisoire bourgeois dans lequel figuraient quelques représentants des socialistes et des ouvriers. Sous la pression des ouvriers, le gouvernement provisoire mit en place ce qu’on appelait les Ateliers nationaux, qui étaient une forme d’aide sociale pour les chômeurs parisiens. La principale opposition de gauche au gouvernement provisoire était dirigée par Auguste Blanqui, dont les partisans devaient plus tard jouer un rôle dans la Commune. En avril 1848, le gouvernement provisoire organisa des élections à une Assemblée constituante (à laquelle Blanqui était opposé). Une majorité de la population française, la paysannerie réactionnaire, vota pour le « Parti de l’ordre », une coalition de la droite monarchiste soutenue par la bourgeoisie. L’un de ses dirigeants était un certain Adolphe Thiers, qui sera plus tard le boucher de la Commune. En juin 1848, l’Assemblée constituante démocratiquement élue déclara la suppression des Ateliers nationaux, provoquant un soulèvement ouvrier à Paris. Il fut violemment réprimé par l’Assemblée. Des milliers d’ouvriers et d’opprimés furent tués un avant-goût de ce qui adviendra avec la défaite de la Commune.
En France mais aussi dans toute l’Europe, la classe ouvrière s’était affirmée en 1848 comme une force de classe indépendante, et la bourgeoisie avait montré qu’en tant que classe elle était devenue contre-révolutionnaire. Au cours des siècles précédents, pendant les grandes révolutions bourgeoises, la bourgeoisie avait renversé les monarchies féodales. Mais en 1848, elle s’était alliée aux éléments féodaux réactionnaires pour écraser les ouvriers. Initialement, Marx et Engels, avant de participer aux révolutions de 1848, envisageaient la possibilité que le parti prolétarien s’allie avec l’opposition bourgeoise républicaine pendant une révolution démocratique bourgeoise (du moins en France et en Allemagne). Mais en 1850, dans leur célèbre Adresse du comité central à la Ligue des communistes, Marx et Engels, tirant les leçons de 1848, affirmèrent que le parti ouvrier devait agir indépendamment de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie et proclamèrent que pour les ouvriers, « leur cri de guerre doit être : la révolution en permanence ! »
Juste avant 1848, Marx et Engels avaient été pour beaucoup dans la création d’une organisation qui s’appelait la Ligue des communistes, qui était un petit groupe de révolutionnaires communistes avec pour programme le Manifeste du Parti communiste. Mais quelques années après les révolutions de 1848, la Ligue des communistes se désintégra. A l’époque de la Commune, en 1871, Marx et Engels étaient les dirigeants de ce qui s’appelait l’Association internationale des travailleurs, également connue sous le nom de Première Internationale ; elle avait été créée en 1864 et reflétait le renouveau du mouvement ouvrier en Europe après la défaite des révolutions de 1848. Contrairement à l’organisation de cadres qu’était la Ligue des communistes, la Première Internationale était constituée de multiples courants idéologiques, révolutionnaires comme petits-bourgeois. L’idéologie de Pierre-Joseph Proudhon était très influente dans la section française de l’Internationale. Proudhon était un des pères idéologiques de l’anarchisme, une idéologie petite-bourgeoise reflétant les intérêts des petits artisans et non du prolétariat industriel. Les proudhoniens étaient des « mutuellistes », qui rejetaient les grèves ou la participation à la lutte « politique ». Ils pensaient que la société devait se composer de petits propriétaires et luttaient pour des « sociétés de secours mutuel » qui dispenseraient des crédits bon marché ou gratuits, et leur arme était la « lutte économique ». Blanqui (qui n’avait pas adhéré à l’Internationale) était lui aussi très influent dans le mouvement ouvrier français. Pour Engels, c’était un « révolutionnaire de la génération précédente », parce que les origines de son idéologie remontaient aux communistes jacobins radicaux d’après la Révolution française de 1789. Blanqui croyait à la politique conspiratrice, c’est-à-dire organiser une petite minorité dans des cellules secrètes, pour ensuite apparaître au grand jour et tenter de provoquer une révolution par une insurrection armée. En 1839, avec un millier de ses disciples, il tenta de mettre en pratique cette conception, avec le résultat auquel on pouvait s’attendre : lui et un certain nombre de ses partisans se retrouvèrent immédiatement en prison.
La Première Internationale comptait aussi dans ses rangs un certain nombre de syndicalistes anglais. En Angleterre, contrairement à ce qui se passait dans le reste de l’Europe, les syndicats étaient un mouvement de masse, mais avec une orientation politique démocratique bourgeoise. L’Internationale incluait aussi plusieurs anciens militants allemands de la Ligue des communistes, et un mélange d’éléments éclectiques, dont un certain nombre d’Italiens et de Polonais. L’anarchiste Mikhaïl Bakounine avait fait alliance avec la Première Internationale en 1868-1869, tout en maintenant en parallèle et secrètement sa propre organisation, l’« Alliance internationale de la démocratie socialiste », ce qui était une source de tensions permanentes avec Marx et Engels. Comme les proudhoniens, les bakouniniens considéraient que la source du changement social était la petite bourgeoisie et non la classe ouvrière. Bakounine croyait que l’Etat bourgeois pouvait simplement être aboli, et il était contre l’idée de dictature du prolétariat, ainsi que contre toute « autorité ». Comme l’écrira plus tard Engels, pour Bakounine « l’autorité l’Etat voilà le grand mal ». Comme Proudhon, Bakounine rejetait la « lutte politique » au profit de la « lutte économique ». Pour en savoir plus sur ces questions, Joseph Seymour a écrit une série d’articles formidables sur les communistes des premières années et les révolutions de 1848, qui ont été publiés dans Young Spartacus (1976-1979) sous le titre « Le marxisme et la tradition communiste jacobine ». On trouvera aussi des détails intéressants sur Proudhon et Bakounine dans la brochure spartaciste Marxisme contre anarchisme.
Paris et le développement industriel
Dans la période qui suivit les insurrections de 1848, le prolétariat industriel s’était développé en Europe occidentale à un rythme rapide, conséquence du développement de l’industrie elle-même : dans les deux décennies qui séparent la défaite de 1848 et la Commune, la production industrielle et le commerce extérieur français avaient doublé. En 1840, il n’existait que quelques chemins de fer hors de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, mais en 1870 il y avait en France près de 20 000 kilomètres de voies ferrées, des milliers de kilomètres de lignes télégraphiques, et la construction navale avait connu un développement considérable. L’or de la « ruée vers l’or » californienne affluait en Europe. Le capital financier s’était développé avec la création en France de banques géantes comme le Crédit lyonnais et le Crédit foncier, qui finançaient l’expansion industrielle et des grands projets immobiliers.
Même si la classe ouvrière parisienne était restée en grande partie de nature artisanale, ou organisée en petits ateliers (c’était une des raisons de l’influence de Proudhon), le développement en France (et dans une mesure limitée à Paris) d’un prolétariat industriel significatif représentait un changement par rapport à l’époque d’avant 1848, quand Marx et Engels pensaient que le prolétariat, particulièrement en France et en Allemagne, avait besoin de davantage de temps pour se développer économiquement en tant que classe. Comme l’écrivait Engels dans son introduction à la Guerre civile en France de Marx, en 1871, « même à Paris, ce centre de l’artisanat d’art, la grande industrie avait [ ] cessé d’être une exception », et Marx « dit très justement » que la guerre civile « devait aboutir finalement au communisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon ».
La croissance de l’industrie s’était accompagnée d’une expansion rapide de la population urbaine. La population parisienne avait plus que doublé entre 1831 et 1872. Pendant les deux décennies précédant la Commune, le préfet de Paris, le baron Haussmann, avait remodelé de fond en comble l’urbanisme parisien. Avant lui, de nombreux quartiers de Paris étaient très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui et ressemblaient davantage à ceux de la plupart des villes médiévales : minuscules ruelles, maisons hétéroclites entassées les unes contre les autres dans le centre-ville, rues mal éclairées qui étaient autant de coupe-gorge crasseux, et la classe ouvrière et les pauvres étaient affligés de toutes sortes de maladies. La classe moyenne « respectable » vivait dans la peur du centre-ville, qui était aussi le centre historique des révoltes contre la classe dirigeante. Haussmann fit raser cette partie de la ville et la remplaça par les « grands boulevards », larges, avec de grands carrefours à angles droits où il serait plus facile de faire manuvrer la troupe et de mater des barricades. Haussmann lui-même écrivait : « C’était l’éventrement du Vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades, par une large voie centrale, perçant, de part en part, ce dédale presque impraticable [ ]. » Les ouvriers furent chassés du centre-ville vers les faubourgs comme les collines de Belleville et de Montmartre, qui devinrent par la suite les bastions de la Commune.
La guerre franco-prussienne
L’événement déclencheur de la Commune de Paris fut la guerre franco-prussienne de 1870. Pendant la plus grande partie du XIXe siècle, l’Allemagne n’était pas un pays unifié. Pendant la Révolution de 1848, Marx et d’autres socialistes avaient combattu pour l’unification de l’Allemagne. Mais quand en 1848 la bourgeoisie allemande fit alliance avec la réaction féodale, ceci eut pour conséquence la survivance de nombreux petits Etats germanophones, dont certains étaient dominés par la noblesse locale, tandis que d’autres étaient sous le contrôle de l’étranger. Le plus puissant des Etats allemands était la Prusse, où régnait la monarchie des Hohenzollern. Au milieu des années 1860, sous le roi Guillaume 1er, un chancelier allemand à poigne du nom d’Otto von Bismarck arriva aux affaires. Bismarck affronta successivement le Danemark et l’Autriche pour le contrôle des provinces germanophones, accélérant ainsi un processus d’unification allemande officialisé par la création en 1867 de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Pour achever l’unification allemande, Bismarck devait défier à l’ouest la domination française : il provoqua Napoléon III et l’incita à déclarer la guerre à la Prusse en menaçant de placer sur le trône d’Espagne un roi issu de la noblesse prussienne (la France aurait alors été encerclée par des régimes favorables à la Prusse).
L’arrivée au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte (le neveu de Napoléon 1er) avait été la conséquence de l’écrasement de l’insurrection du prolétariat français en juin 1848. Il avait été président de l’Assemblée nationale de 1848 à 1851, mais il avait fait un coup d’Etat et dissous l’Assemblée nationale en décembre 1851. Une année plus tard, il proclamait le Second Empire et se couronnait empereur Napoléon III. A propos des deux Napoléon, Marx, dans le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, écrivait ironiquement : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire une deuxième fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »
Le 19 juillet 1870, Napoléon III déclarait la guerre à la Prusse, et la guerre franco-prussienne commençait. Dans une déclaration sur la guerre, rédigée par Marx sous le titre de « Première adresse du Conseil général », l’Internationale se rangeait militairement du côté de l’Allemagne, du point de vue de l’internationalisme révolutionnaire. Marx argumentait qu’il s’agissait d’une guerre défensive et il soutenait l’unification de l’Allemagne tout en étant politiquement opposé à Bismarck et à Napoléon III. Marx lançait aussi une mise en garde : « Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera toujours un désastre. »
Mais en quelques semaines, la Prusse occupait sans difficulté une partie de la France. Un coup décisif avait été porté quand l’armée française fut écrasée lors de la bataille de Sedan, dans l’est de la France, les 1er et 2 septembre 1870 ; plus de 80 000 soldats et officiers furent faits prisonniers, dont Napoléon III. La nouvelle de la défaite et de la capture de Napoléon III provoqua dans toute la France des manifestations ouvrières contre la monarchie napoléonienne, pour la république et contre la capitulation devant les Prussiens. Le matin du 4 septembre, les ouvriers parisiens envahirent le Palais-Bourbon, siège de la Chambre des députés. Les masses chassèrent physiquement les députés et Léon Gambetta, un politicien républicain bourgeois, fut forcé d’annoncer l’abolition de l’Empire de Napoléon III et de proclamer la Troisième République. Les ouvriers conduisirent un certain nombre de députés à l’Hôtel de ville, où un « gouvernement de la Défense nationale » fut formé.
A partir de ce jour, le 4 septembre, le « gouvernement de la Défense nationale » fut tenaillé par « la peur de la classe ouvrière ». Il était « composé en partie d’orléanistes [monarchistes bourgeois] notoires, en partie de républicains bourgeois, sur quelques-uns desquels l’insurrection de juin 1848 a laissé son stigmate indélébile » (Marx, la Guerre civile en France, 1871). Malgré son nom, le groupe des politiciens bourgeois du « gouvernement de la Défense nationale » était peu désireux de combattre les Prussiens ; il voulait principalement mater la révolte ouvrière. Comme devait le déclarer plus tard Jules Favre, à l’époque ministre des Affaires étrangères, le gouvernement de la Défense nationale avait pris le pouvoir pour repousser les forces de l’anarchie et empêcher une révolte honteuse à Paris.
Début septembre, quelques jours après la défaite française à Sedan, la Première Internationale publiait la « Seconde adresse du Conseil général » de Marx, qui saluait la proclamation de la république en France et dénonçait l’invasion du pays par la Prusse. L’Internationale exigeait que l’Alsace et la Lorraine, où est parlé un dialecte allemand mais qui se considéraient depuis longtemps comme françaises, ne soient pas annexées par l’Allemagne. Marx mettait aussi en garde contre le danger d’une insurrection des ouvriers français parce qu’il pensait qu’elle serait prématurée (cependant, quand la Commune fut plus tard proclamée, Marx, Engels et l’Internationale furent les premiers à prendre fait et cause pour elle). Ceci dit, les forces hétérogènes qui composaient l’Internationale n’avaient pas toutes la même attitude : Marx et Engels critiquaient la section française de l’Internationale pour avoir publié une déclaration « chauvine » adressée au « peuple allemand » au nom du « peuple français », c’est-à-dire sur une base nationaliste bourgeoise et non du point de vue de l’internationalisme prolétarien. Cela a continué à être une faiblesse politique des éléments qui devaient plus tard diriger la Commune. Comme le fera remarquer Lénine : combiner « patriotisme et socialisme » fut « l’erreur fatale des socialistes français » ; la bourgeoisie française aurait dû porter « la responsabilité de l’humiliation nationale ! L’affaire du prolétariat est de lutter pour affranchir le travail du joug de la bourgeoisie par le socialisme. »
Le siège de Paris et l’armistice
Après le 4 septembre 1870, les Français continuèrent la guerre contre les Prussiens, mais sous un commandement bourgeois hésitant. Les Prussiens encerclèrent bientôt Paris. La ville fut assiégée et au bout de quelques semaines la famine régnait. En octobre 1870, non seulement les masses ouvrières mais aussi la bourgeoisie avaient déjà dû se résoudre à manger de la viande de cheval. (La classe ouvrière avait commencé à en manger pendant la crise industrielle de 1866). A la mi-novembre, on mangeait des animaux de compagnie, et même des rats et des pigeons voyageurs. L’écrivain Victor Hugo se vit attribuer des morceaux de cerf et d’antilope du zoo. Le combustible de chauffage aussi vint à manquer et les ouvriers et les pauvres de Paris se mirent bientôt à grelotter de froid. Pour couronner le tout, début janvier 1871, les Prussiens bombardaient la ville sans répit.
Pendant cette période, à l’automne-hiver 1870-1871, eurent lieu d’autres révoltes d’éléments ouvriers, et le gouvernement bourgeois fit quelques timides tentatives d’attaques contre les Prussiens. Le 31 octobre 1870, arriva de province la nouvelle que la deuxième armée française avait été battue à Metz, et Thiers arriva à Paris pour négocier un armistice avec Bismarck. Mais les ouvriers français étaient opposés à un armistice, et le 31 octobre, ils se révoltèrent dans plusieurs villes. Lors du soulèvement parisien, les dirigeants les plus radicaux, dont Blanqui, prirent en otage des membres du « gouvernement de la Défense nationale ». Les socialistes firent promettre au gouvernement d’organiser des élections pour une Commune, mais il s’agissait là d’une promesse fallacieuse. Il l’avait faite uniquement pour apaiser la colère populaire et gagner le temps nécessaire à ses troupes pour surprendre et désarmer les ouvriers qui avaient pris en otage le « gouvernement de la Défense nationale ». Après l’échec du soulèvement, et alors que le siège de Paris se poursuivait, le gouvernement commença à négocier en secret avec les Prussiens.
Finalement, fin janvier 1871, la majorité de la population française était à bout de forces. Le 28 janvier, Jules Favre, membre du « gouvernement de la Défense nationale » se rendit à Versailles pour négocier un armistice avec les Prussiens. Les termes de cet armistice étaient draconiens : le paiement à la Prusse d’une indemnité de 200 millions de francs, dont le premier versement devait avoir lieu dans les deux semaines ; reddition immédiate de la plupart des forts entourant Paris ; remise des armes et des munitions de l’armée (mais pas de la Garde nationale) ; annexion de l’Alsace et de la Lorraine par l’Allemagne ; et tenue des élections pour une Assemblée nationale.
Les élections à l’Assemblée nationale eurent lieu le 8 février 1871. Celle-ci était dominée par des monarchistes élus par les paysans conservateurs des campagnes. (L’Assemblée et ses partisans étaient appelés les « ruraux » par les ouvriers insurgés des villes). Adolphe Thiers, qui en 1848 était un dirigeant du « Parti de l’ordre » qui avait massacré les ouvriers, fut nommé chef du gouvernement par cette Assemblée nationale réactionnaire. Comme les Prussiens étaient toujours à Versailles, l’Assemblée nationale siégeait à Bordeaux. Un mois plus tard, le 1er mars, les Prussiens défilèrent symboliquement sur les Champs-Elysées, mais ils se retirèrent peu après de Versailles, tout en continuant à occuper la région à l’est de Paris et le nord de la France, en gage du paiement des réparations de guerre qui leur étaient dues.
La Garde nationale
Je voudrais m’arrêter un peu sur la Garde nationale. La Garde nationale de Paris était une force distincte de l’armée française. L’existence de la Garde nationale remonte au tout début de la Révolution française de 1789, quand elle s’était constituée comme une milice citoyenne bourgeoise. Elle avait été abolie pendant la brève restauration de la monarchie des Bourbons et rétablie en 1830. Par la suite, la composition de classe et la taille de la Garde nationale avaient fluctué en fonction des circonstances politiques. Pendant la Révolution de 1848, par exemple, elle s’était transformée, passant d’une petite force bourgeoise conservatrice à une milice de 250 000 hommes, dans laquelle les bataillons composés de pauvres et d’ouvriers formaient une écrasante majorité. Après la défaite de 1848, elle redevint une petite milice bourgeoise. A la proclamation de la Troisième République, le 4 septembre 1870, la police parisienne s’était enfuie, et la Garde nationale était devenue la principale force armée qui restait à Paris. Et donc, pendant le siège prussien de l’hiver 1870-1871, les ouvriers parisiens de la Garde nationale étaient armés parce qu’il n’y avait pas d’autre force pour repousser les Prussiens. Les effectifs de la Garde nationale augmentèrent à nouveau, atteignant 300 000 hommes. Pendant le siège, toutes les ressources disponibles dans Paris furent mobilisées pour fabriquer des munitions, et les ouvriers, grâce à une souscription ouverte par Victor Hugo, donnèrent de l’argent pour fabriquer des canons.
Fin janvier 1871, après la signature de l’armistice avec les Prussiens, la bourgeoisie française ne disposait plus que de 15 000 soldats loyaux les autres étaient prisonniers de Bismarck. Parallèlement, il y avait dans la Garde nationale parisienne 300 000 ouvriers en armes, dont une proportion non négligeable de rouges. Thiers devait désarmer les ouvriers parisiens pour obtenir des banquiers français l’argent nécessaire à effectuer le premier versement aux Prussiens prévu par l’armistice. Comme il l’expliquera plus tard, « les gens d’affaires allaient répétant partout : “Vous ne ferez jamais d’opérations financières, si vous n’en finissez pas avec tous ces scélérats, si vous ne leur enlevez pas les canons”. »
Les ouvriers de la Garde nationale avaient immédiatement commencé à s’organiser en opposition à l’armistice de janvier 1871. Les bataillons de la Garde nationale commencèrent à créer des comités électoraux sur une plate-forme républicaine de gauche pour les élections du 8 février. Quand les monarchistes remportèrent les élections à l’Assemblée nationale, la Garde nationale appela à de nouveaux meetings et continua pendant environ un mois, de début février à début mars, à organiser les ouvriers parisiens. Thiers nomma un officier connu pour sa brutalité « général » de la Garde nationale. Opposés à ce choix, plusieurs dirigeants de la Garde nationale (affiliés à la Première Internationale) se révoltèrent le 3 mars 1871, nommèrent une direction provisoire de la Garde nationale et appelèrent à des élections à un comité central. Comme l’écrivait Marx, le soulèvement de Paris « ne date pas du 18 mars, bien qu’il ait remporté ce jour-là sa première victoire sur la conspiration ; il date du 31 janvier, du jour même de la capitulation ».
Début mars, les élections au Comité central de la Garde nationale furent annoncées par des affiches rouge vif placardées dans tout Paris, qui demandaient aux citoyens de s’organiser dans leur quartier et dans leur arrondissement. En réponse à la campagne de la Garde nationale, l’Assemblée nationale réactionnaire prétendit que Paris était livré à l’incendie et au pillage. Les Prussiens ayant quitté Versailles, le gouvernement français quitta Bordeaux et s’installa dans cette ville plutôt qu’à Paris par peur des masses plébéiennes. L’Assemblée décréta également des mesures de représailles contre les ouvriers et la petite bourgeoisie des villes. Elle supprima l’indemnité versée aux gardes nationaux, qui était une des rares ressources de la plupart des Parisiens. L’Assemblée apporta aussi son soutien aux propriétaires qui exigeaient le paiement de tous les arriérés de loyer depuis le début du siège, une mesure qui concernait une grande partie de la population. Elle exigea aussi le règlement avec intérêt de tous les impayés dans un délai de quatre mois, ce qui touchait en particulier la petite bourgeoisie des boutiquiers.
Ces mesures provoquèrent l’indignation générale, mais l’étincelle de l’insurrection ouvrière de Paris se produisit au petit matin du 18 mars 1871. Thiers, qui manquait de soldats, avait envoyé discrètement à Paris des bataillons de l’armée pour voler les canons de la Garde nationale. Détail symptomatique du manque d’organisation consciente qui régnait au sein de la Garde nationale, les canons n’étaient pas gardés. A l’aube, lorsque des crémières virent l’armée en train d’essayer d’emporter un des canons, payés avec le propre argent des ouvriers, elles alertèrent la Garde nationale et s’interposèrent physiquement, en reprochant aux soldats d’agir contre la République. Les gardes nationaux commencèrent à affluer et fraternisèrent avec les simples soldats, les gagnant à leur cause. Quand le général Lecomte, qui les commandait, donna l’ordre de tirer sur la population désarmée, les soldats refusèrent d’obéir ; le général et un autre officier furent arrêtés par les soldats et la Garde nationale. Très vite, partout dans Paris, l’armée désobéit aux ordres et fraternisa avec les masses parisiennes. Plus tard dans la journée, Clément Thomas, un politicien bourgeois qui avait soutenu la brutale répression du soulèvement ouvrier de juin 1848, fut reconnu dans la rue. Le général Lecomte et lui furent alignés contre un mur et fusillés par les insurgés.
Après le soulèvement du 18 mars et la mutinerie de l’armée, le gouverneur de Paris s’enfuit à Versailles, et le Comité central de la Garde nationale commença à exercer le pouvoir et à décréter immédiatement des mesures favorables aux masses laborieuses. Le 21 mars, il suspendit la vente des objets déposés en gages les prêts sur gages avaient été un des rares moyens de survie des Parisiens pauvres pendant le siège. Il abrogea plusieurs mesures réactionnaires de l’Assemblée nationale, notamment en accordant des délais supplémentaires aux débiteurs et en interdisant les expulsions pour non-paiement de loyer. Même s’il avait le pouvoir entre les mains, le Comité central de la Garde nationale commença à proposer des élections pour une commune, dans l’illusion qu’il serait possible de négocier avec les maires d’arrondissement bourgeois, qui tous soutenaient Thiers. Au bout de quelques jours, les maires bourgeois et leurs partisans s’enfuirent à Versailles pour y rejoindre l’Assemblée nationale.
La Commune et la dictature du prolétariat
C’est ainsi que le Comité central de la Garde nationale se retrouva à la tête de Paris, avec entre ses mains tout l’appareil matériel du pouvoir. Il était, selon la formule de Trotsky, un Conseil de Députés des ouvriers armés et de la petite bourgeoisie. Mais le Comité central de la Garde nationale ne se considérait pas lui-même comme une autorité révolutionnaire centrale. Marx argumentait qu’étant donné que la bourgeoisie venait juste de s’enfuir, était désorganisée, et n’avait pas beaucoup de soldats, le Comité central, au lieu d’appeler à des élections pour une commune, aurait dû « marcher tout de suite sur Versailles », mais que « par scrupules de conscience, on laissa passer le moment opportun ». Autrement dit, au lieu d’anéantir ses ennemis, le Comité central chercha à prendre sur eux un ascendant moral et laissa les Versaillais tranquilles. Cela a ainsi permis à ces derniers de se ressaisir et de préparer l’écrasement ultérieur de la Commune.
D’autres villes françaises avaient déjà connu au moins un soulèvement depuis septembre 1870. Après le 18 mars, des communes s’étaient créées à Lyon, à Saint-Etienne et au Creusot, un centre de l’industrie lourde. Cependant, le Comité central, et plus tard le conseil de la Commune, étaient attachés aux idées anarchisantes de « fédération » et d’« autonomie », et comme devait l’expliquer Trotsky, ils s’efforçaient de « remplacer la révolution prolétarienne, qui se développait, par une réforme petite-bourgeoise : l’autonomie communale. La vraie tâche révolutionnaire consistait à assurer au prolétariat le Pouvoir dans tout le pays. Paris en devait servir de base [ ]. Et, pour atteindre ce but, il fallait, sans perdre de temps, vaincre Versailles et envoyer par toute la France des agitateurs, des organisateurs, de la force armée ».
Mais malgré ces faiblesses, la Commune de Paris représentait le noyau d’un Etat ouvrier. Selon la formule de Marx et Engels, la classe ouvrière ne pouvait pas « se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte », elle devait briser ce qui restait de l’Etat bourgeois et le remplacer par sa propre dictature de classe, la « dictature du prolétariat ». Et c’est précisément ce qui s’est passé. Le 28 mars, deux jours après que la Garde nationale avait organisé les élections pour la Commune, le nouveau conseil de la Commune, le gouvernement du Paris prolétarien, se réunit. Son premier décret fut la suppression de l’armée permanente et son remplacement par le peuple en armes. Il transforma aussi la bureaucratie d’Etat en diminuant les salaires et en rendant tous les responsables révocables à tout moment. Jean-Baptiste Millière, un proudhonien de gauche membre de la Commune, la décrit en ces termes : « La Commune n’est pas une Assemblée Constituante, elle est un conseil de guerre. Elle ne doit avoir qu’un but : la victoire ; qu’une arme : la force ; qu’une loi : celle du salut public ». (cité par Trotsky dans Terrorisme et communisme, 1920). Dans le Manifeste du Parti communiste déjà, Marx et Engels affirmaient que les ouvriers devaient avoir leur Etat, c’est-à-dire le prolétariat « organisé en classe dominante ». Après l’expérience de 1848, ils avaient acquis la conviction qu’il fallait briser la machine d’Etat bourgeoise, mais par quoi la remplacer demeurait abstrait. C’est en prenant la Commune comme modèle qu’ils arrivèrent à une conception claire de ce à quoi ressemblerait la « dictature du prolétariat ».
Je veux dire quelques mots sur ce qu’est la « dictature du prolétariat ». La Commune avait donné un aperçu de l’avenir, mais c’est seulement en octobre 1917, sous la direction des bolchéviks, qu’une révolution ouvrière complètement aboutie vit le jour quand ouvriers et soldats organisés en conseils (analogues à la Commune elle-même) et dirigés par le Parti bolchévique renversèrent la classe capitaliste et instaurèrent l’Etat ouvrier soviétique, la formation sociale la plus avancée de toute l’histoire de l’humanité. Les révisionnistes de tous poils déforment la signification de la « dictature du prolétariat » pour dépeindre la Commune comme une paisible démocratie bourgeoise, et rejettent ainsi les leçons fondamentales de la Commune et de la Révolution bolchévique. Le premier porte-parole de ce révisionnisme fut Karl Kautsky, un dirigeant du SPD allemand et de la Deuxième Internationale qui abandonna la base de l’internationalisme marxiste pour soutenir sa propre classe dirigeante pendant la Première Guerre mondiale. Plus récemment, un autre révisionniste, Daniel Bensaïd, dirigeant aujourd’hui décédé du Secrétariat unifié, a recyclé (sans le citer) un certain nombre d’arguments de Kautsky dans un article reproduit dans Tout est à nous ! La Revue, publiée par le Nouveau parti anticapitaliste (NPA).
Pour paraphraser Kautsky, celui-ci argumentait que contrairement à la Révolution bolchévique, à laquelle il était opposé et qu’il considérait comme un « putsch », « la Commune de Paris a été la dictature du prolétariat ; or, elle a été élue au suffrage universel, c’est-à-dire sans que la bourgeoisie ait été privée de ses droits électoraux, c’est à dire “démocratiquement” » (Lénine, la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky). De même, Bensaïd argumentait que la « forme » de la « dictature du prolétariat » dans la Commune restait « celle du suffrage universel » (Tout est à Nous ! La Revue, n° 19, mars). Autrement dit, ils s’efforcent tous les deux de réduire la « dictature du prolétariat » de la Commune à une question de « démocratie » et de « suffrage universel » en général. En tant que marxistes, nous savons qu’il n’existe pas de « démocratie » sans contenu de classe. Tout en défendant le maximum de démocratie sous le capitalisme, nous sommes conscients que le « suffrage universel » est une forme de démocratie bourgeoise, c’est-à-dire une forme de la domination de la classe capitaliste. Lénine et Trotsky, dans leurs ouvrages de référence en réponse à Kautsky (la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky et Terrorisme et communisme), faisaient remarquer que la bourgeoisie s’était déjà enfuie de Paris à l’époque des élections pour la Commune, et que bien qu’il y ait eu des élections sur la base du suffrage universel, celles-ci reflétaient fondamentalement un vote de classe, celui du prolétariat. Ce qui définissait la « dictature du prolétariat » de la Commune, c’était la suppression de l’armée permanente bourgeoise et son remplacement par les ouvriers en armes.
Peindre la Commune sous les couleurs de la démocratie bourgeoise, c’est faire l’apologie du capitalisme et escamoter les leçons marxistes essentielles de la Commune. Considéré à l’échelle nationale, le « suffrage universel » ne représentait pas les intérêts de la classe ouvrière. L’Assemblée nationale réactionnaire, amenée au pouvoir le 8 février, avait été élue sur la base du « suffrage universel », et elle a cherché à écraser la Commune qui avait renversé la domination de classe bourgeoise. En fait, à l’époque de la Commune, certains soi-disant « socialistes » ont soutenu la démocratie bourgeoise contre les ouvriers. Parmi eux figurait Louis Blanc, une figure historique qui s’est opposée aux communards parce que ceux-ci s’étaient « insurgés contre l’Assemblée la plus librement élue ». Les véritables prédécesseurs de Kautsky et de Bensaïd sont les « socialistes » bourgeois de ce genre et non pas les communards.
Les membres de la Commune, et ce que la Commune a accompli
Un des principaux problèmes de la Commune, une fois arrivée au pouvoir, fut l’influence petite-bourgeoise et anarchoïde au sein de sa direction, avec comme conséquence que les différents éléments de la Commune étaient réticents envers le centralisme et « l’autorité ». Comme l’explique Trotsky, la Commune fourmillait de « socialistes bourgeois ». Et Marx regrettait que « la Commune me semble perdre trop de temps avec des bagatelles et des querelles personnelles. On voit qu’il y a encore d’autres influences que celles des ouvriers. » Toutefois, la Commune, s’étant emparée du pouvoir d’Etat, était poussée par cette logique à appliquer des mesures conformes aux intérêts des ouvriers et de la petite bourgeoisie, parfois en contradiction avec les programmes dont ses participants se réclamaient.
Qui étaient les représentants élus au conseil de la Commune ? Il y avait là des personnalités très diverses, qui oscillaient entre un Charles Delescluze, radical bourgeois jacobin et une quarantaine de membres de la Première Internationale, dont la plupart étaient influencés par Proudhon, et dans une bien moindre mesure par Mikhaïl Bakounine. (La principale contribution de Bakounine en 1870-1871 fut de tenter de diriger un soulèvement à Lyon fin septembre 1870 : il y proclama l’abolition de l’Etat bourgeois, après quoi l’Etat ne tarda pas à écraser son soulèvement). Il y avait aussi à la Commune un certain nombre de partisans de Blanqui, ainsi que d’autres éléments hétéroclites comme Félix Pyat, aventurier petit-bourgeois et calomniateur de Marx, que l’Internationale avait publiquement désavoué en 1870.
Un collaborateur de Marx dans l’Internationale joua un rôle important. Léo Frankel, joaillier de métier, était à la Commune et y défendit les réformes les plus progressistes qui furent instaurées concernant la classe ouvrière. Il réclama l’abolition du travail de nuit pour les boulangers, et demanda que les ateliers qui n’étaient pas en activité soient placés sous le contrôle des coopératives ouvrières et des syndicats. Il argumenta que la Commune ne devait pas accepter de passer des marchés avec les entrepreneurs les moins-disants qui faisaient pression à la baisse sur les salaires, mais qu’elle devait traiter uniquement avec des coopératives ouvrières. Il ne fut pas suivi sur ce point, mais la Commune accepta d’instaurer un salaire minimum.
Le conseil de la Commune comptait une dizaine de partisans de Blanqui. Mais le 17 mars, juste avant sa tentative pour dérober les canons de la Commune, Thiers avait préventivement fait arrêter Blanqui (qui était alors âgé), afin d’empêcher les ouvriers parisiens de se rassembler derrière lui. Les blanquistes étaient des conspirateurs. Leur position était bien résumée par un des dirigeants blanquistes de la Commune, Raoul Rigault : « Avec Blanqui, nous obtiendrons tout, sans Blanqui, rien. » Et ils passèrent le plus clair de la révolution à chercher à le récupérer. Les historiens bourgeois continuent à attaquer la Commune de façon haineuse et hystérique (ceci afin de faire passer les ouvriers pour des bandits sanguinaires) pour ce qui était une mesure parfaitement défendable, à savoir l’arrestation d’un certain nombre d’otages, dont l’archevêque de Paris Georges Darboy, qu’ils espéraient échanger contre Blanqui. (Plus tard, pendant que les Versaillais écrasaient la Commune, Darboy et plusieurs dizaines d’autres otages furent fusillés.) En fait, c’est Thiers qui a cherché à transformer l’archevêque en martyr de la cause contre-révolutionnaire ; Darboy lui-même avait plaidé auprès de Versailles pour que l’échange ait lieu, et écrivit : « Il est acquis que Versailles ne veut ni d’échange ni de conciliation ».
Parmi les autres réformes réalisées par la Commune, citons : la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’expropriation des biens de l’Eglise, et l’enseignement public gratuit. La Commune appliqua également ce qui correspondait à un programme de « pleins droits de citoyenneté pour les immigrés » comptant parmi ses éminents membres un certain nombre d’étrangers, dont les Polonais Jaroslaw Dombrowski et Walery Wroblewski qui faisaient partie de ses cadres militaires les plus compétents, et Léo Frankel, que je viens de mentionner, qui était né en Hongrie et avait travaillé avec le mouvement ouvrier allemand. Les femmes jouèrent aussi un rôle important dans la Commune. L’« Union des femmes pour la défense de Paris et l’aide aux blessés » fut fondée par Elisabeth Dmitrieff, qui connaissait Marx et ses filles et qui avait été envoyée à Paris par Marx. Avec l’appui de Frankel, son Union confectionnait des vêtements pour la Garde nationale, afin d’engager les femmes et les maintenir aux côtés de la révolution. Louise Michel, peut-être la femme la plus célèbre de la Commune, organisa un service d’ambulancières qui soignaient les blessés jusque sous les balles, et qui permit aux communards blessés d’échapper aux religieuses hostiles qui dirigeaient à l’époque les hôpitaux.
Pour Marx, une des plus graves erreurs de la Commune fut de ne pas prendre le contrôle des banques. Le 20 mars, le Comité central de la Garde nationale, à court d’argent, alla trouver les Rothschild pour qu’ils lui ouvrent un crédit à leur banque ; ils « prêtèrent » au nouveau gouvernement ouvrier parisien un million de francs. Toutefois, la Banque de France disposait de plusieurs milliards de francs, des lingots d’or, des bons du Trésor et des titres en tous genres. Sans les banques, tous les capitalistes auraient été mis à genoux devant la Commune. Lissagaray, un des meilleurs historiens de la Commune, qui travailla plus tard avec Marx à Londres, écrivait à ce sujet : « Depuis le 19 Mars, les régents de la Banque vivaient comme les condamnés à mort, attendant chaque matin l’exécution de leur caisse. De la déménager à Versailles, on n’y pouvait songer. Il aurait fallu soixante ou quatre vingt voitures et un corps d’armée. » Les proudhoniens de la Commune, prosternés devant la sacro-sainte propriété privée, ne voulaient pas toucher à la Banque de France.
Ceci étant dit, comme je l’ai indiqué, certains aspects de la politique de la Commune étaient en contradiction directe avec le programme dont se réclamaient certains de ses membres. Quand elle organisait la grande industrie et la production à grande échelle, la Commune s’engageait dans la voie de la socialisation, en opposition directe avec le programme proudhonien favorable à la petite propriété privée. Les blanquistes croyaient aux méthodes conspiratrices et voulaient construire une organisation secrète, pourtant dans la réalité leurs déclarations pendant la Commune appelaient à une fédération libre de communes, une grande organisation nationale.
L’acte le plus symbolique de la Commune, qui a souvent suscité l’ire des historiens bourgeois, fut peut-être la destruction de la colonne Vendôme. Dans une atmosphère de liesse, on vendit au public des tickets pour assister au spectacle de l’abattage de ce monument aux conquêtes militaires de Napoléon 1er. Le 16 mai, la Commune la détruisit en symbole de son opposition au militarisme bourgeois. Le peintre Gustave Courbet était parmi les plus célèbres partisans de son déboulonnage. Un autre symbole durable dont l’origine remonte à la Commune est l’Internationale, l’hymne du mouvement ouvrier international, écrit après la défaite de la Commune par le poète-ouvrier Eugène Pottier, qui avait lui aussi siégé au conseil de la Commune. Comme l’écrira plus tard Lénine, la Commune avait été une « fête des opprimés », et d’ailleurs, le 21 mai, beaucoup de communards s’étaient rassemblés pour un concert en plein air sous le chaud soleil printanier, quand les Versaillais commencèrent à se faufiler dans Paris pour entamer leurs massacres systématiques.
Désorganisation et défaite sanglante
Les initiatives militaires de la Commune furent contrariées par le fait qu’elle était dépourvue d’une direction militaire compétente, et aussi par la rivalité continuelle avec la Garde nationale, qui n’avait abandonné à la Commune qu’une partie de ses pouvoirs. Il n’y eut jamais de commandement unifié des forces armées. Les communards n’avaient pas immédiatement marché contre Thiers à Versailles en mars ; celui-ci et les forces de la contre-révolution commencèrent alors à se regrouper. A partir de début avril 1871, les Versaillais bombardèrent Paris en permanence et, après avoir conclu un accord avec Bismarck, ils obtinrent de lui la libération de 60 000 soldats français prisonniers, qui vinrent s’ajouter aux troupes loyalistes qui encerclaient Paris. Après une série de sorties très mal conduites contre les Versaillais, entre début avril et début mai, la situation bascula le 9 mai quand les communards perdirent le fort d’Issy, une position clé entre Paris et Versailles. Après Issy, le fort de Vanves tomba à son tour. Finalement, le 22 mai, un traître ayant informé les troupes versaillaises que la Porte de Saint-Cloud était sans défense, celles-ci commencèrent à s’infiltrer dans Paris.
Au cours des semaines précédentes, l’armée de la Commune s’était retrouvée totalement désorganisée. Elle n’avait pratiquement pas de commandement effectif ni de discipline, et face au bombardement sans répit par les Versaillais, des voix de plus en plus nombreuses s’élevaient pour réclamer une direction forte, centralisée et dictatoriale. Le 1er mai, un certain nombre de communards, s’inspirant de la vieille Révolution française bourgeoise à l’époque des jacobins, avaient constitué une succession de « comités de salut public ». La Commune se divisa entre une majorité et une minorité où figuraient plusieurs partisans de l’Internationale. Trotsky a fait remarquer que la création du Comité de salut public avait été dictée par la nécessité d’une « terreur rouge », et décrit les différentes mesures prises pour tenter de défendre la Commune. Mais il note aussi que « la réalité en était paralysée par l’esprit de conciliation informe des éléments dirigeants de la Commune, par leur désir de concilier par des phrases creuses la bourgeoisie avec le fait accompli, par leurs oscillations entre la fiction de la démocratie et la réalité de la dictature ». Finalement, fin mai, au fur et à mesure qu’un quartier après l’autre tombait aux mains des Versaillais, la Commune se désintégra totalement. Delescluze, le vieux jacobin malade qui avait été élu chef du dernier « comité de salut public », alla participer aux combats sur une barricade où il fut tué.
Après l’entrée des Versaillais à Paris, les communards se battirent désespérément. Mais la Commune fut écrasée rue par rue. Hommes, femmes et enfants furent massacrés sans distinction. Les derniers combats eurent lieu dans les quartiers ouvriers sur les hauteurs de Belleville et Ménilmontant. C’est au mur des Fédérés, au cimetière du Père Lachaise, que 200 communards qui avaient combattu jusqu’au bout furent alignés et exécutés. Aujourd’hui, nous continuons à nous rassembler en ce lieu pour rendre hommage à nos camarades disparus. Des dizaines de milliers de communards, plus de 30 000 personnes, furent massacrés par les Versaillais pendant cette dernière semaine de mai. Dans une prison, tellement de gens furent exécutés que le sang coulait dans les caniveaux.
Beaucoup de ceux qui n’avaient pas trouvé la mort pendant le massacre initial connurent un sort pire encore. Certains furent emmenés à Versailles sous les insultes et les crachats, parqués en plein air ou dans des geôles où ils moururent de faim, de soif, de choléra ou de gangrène. D’autres furent entassés sur des barges transformées en prisons où ils étaient ligotés et enfermés dans d’étroites cellules. Certains furent condamnés à la déportation en Nouvelle-Calédonie, une colonie désolée située dans l’océan Pacifique, à l’est de l’Australie, où ils souffrirent de malnutrition, de malaria et d’épuisement dans des bagnes, si toutefois ils avaient survécu au voyage dans des cages à fond de cale. Acte particulièrement vicieux et revanchard, le peintre Courbet, fut tenu pour responsable de la démolition de la colonne Vendôme et condamné en guise de représailles à verser plusieurs centaines de milliers de francs pour sa reconstruction. Pour éviter la ruine, il fut contraint de peindre sans répit, mais l’argent qu’il recevait pour chaque tableau vendu allait directement à l’Etat. Finalement, il s’enfuit en Suisse où il mourut dans la misère en 1877. Pour marquer le triomphe de la réaction, en haut de Montmartre, une des collines où les communards avaient livré combat, on érigea une énorme église blanche ; cette basilique, symbole de la bourgeoisie française contre-révolutionnaire et du triomphe de la religion, est aujourd’hui encore visible à des kilomètres à la ronde.
La Commune et la Révolution bolchévique, la « dictature du prolétariat », sont présentées dans l’histoire bourgeoise comme brutales et sanguinaires. Mais la véritable cruauté de la classe bourgeoise au pouvoir est montrée par la manière dont elle a traité les communards après la défaite de la Commune. Elle montre aussi combien les bolchéviks avaient raison, et l’importance d’avoir une direction révolutionnaire qui se bat pour gagner.
Pour revenir à la Première Internationale, après la défaite de la Commune le livre de Marx la Guerre civile en France eut un grand retentissement, et les divergences s’aggravèrent entre ses différents courants politiques (et notamment avec Bakounine) pour savoir qui était le mieux fondé à se réclamer de la Commune. En 1872, la Première Internationale s’était déjà en pratique désintégrée. Dans une lettre adressée à Friedrich Sorge en 1874, Engels écrivait qu’il avait bon espoir que la prochaine internationale « sera directement communiste et que ce sont justement nos principes qu’elle arborera ». Mais ce ne fut pas l’internationale suivante, la Deuxième, qui devait brandir ouvertement l’étendard du communisme, mais la Troisième Internationale de Lénine, proclamée en 1919 et le produit de la victoire de la Révolution bolchévique de 1917. De la Commune à la Révolution russe, c’est là notre continuité, le précurseur de la Quatrième Internationale trotskyste.