Le Bolchévik nº 195

Mars 2011

 

Le dictateur détesté Moubarak renversé par un soulèvement de masse

Egypte : L’armée prend le pouvoir pour préserver le régime capitaliste

Pour un parti ouvrier révolutionnaire ! Pour un gouvernement ouvrier et paysan !

14 février – Il a dirigé l’Egypte d’une main de fer pendant près de 30 ans. Mais le 11 février, après 18 jours d’un soulèvement sans précédent couronné par une vague de grèves, le président Hosni Moubarak a finalement été contraint de démissionner et de céder le pouvoir au « Conseil suprême des forces armées ». Plusieurs millions de personnes, de toutes conditions, ont manifesté leur joie sur la place Tahrir (place de la libération) du Caire et dans d’autres villes du pays, célébrant la fin apparente d’une dictature vénale et corrompue qui avait instauré l’état d’urgence, emprisonnait ses opposants ou les faisait disparaître dans ses salles de torture.

Sous l’impact du soulèvement en Tunisie, où les manifestants avaient bravé une répression féroce et renversé la dictature de Zine al-Abidine Ben Ali, l’Egypte a explosé à partir du 25 janvier. Les manifestants ont courageusement résisté à des attaques massives des Forces de sécurité centrales, détestées de tous, qui ont fait au moins 300 morts. Dans tout le pays – depuis la capitale et Alexandrie au nord jusqu’à Assouan au sud, depuis les centres industriels comme Mahalla al-Kobra, Suez et Port Saïd jusqu’aux villes du désert comme Kharga dans le Sahara et al-Arish dans le Sinaï –, les manifestants ont donné libre cours à leur colère contre le régime, prenant pour cible les bâtiments de la police et des forces de sécurité ou ceux appartenant au Parti national démocratique au pouvoir.

Moubarak a été renversé. Mais le pilier central de l’appareil d’Etat capitaliste bonapartiste en Egypte, l’armée, est désormais directement au pouvoir. L’armée a annoncé la dissolution du simulacre de parlement de Moubarak, ainsi que la création d’une commission chargée d’amender la Constitution, laquelle a toujours eu moins de valeur que le papier sur lequel elle était écrite. Comme nous l’expliquions dans notre dernier supplément sur les manifestations en Egypte : « Mais il ne faut pas s’y tromper. Quoi qu’il arrive à Moubarak, une sinistre menace demeure : que la bourgeoisie au pouvoir en Egypte exige une répression militaire brutale pour restaurer et préserver l’“ordre” capitaliste » (supplément au Bolchévik n° 194, février). Des échauffourées ont éclaté entre les manifestants de la place Tahrir et des soldats qui essayaient de les en déloger. Tandis que circule la rumeur que le régime va interdire les grèves, le communiqué n° 5 de l’armée, publié le 14 février, dénonçaient les grèves, disant qu’elles conduisaient à des « résultats négatifs », et ordonnait aux travailleurs de reprendre le travail.

Les opposants bourgeois – qu’il s’agisse de démocrates libéraux comme Mohamed ElBaradei et son Association nationale pour le changement, George Ishak et son mouvement Kefaya, Ayman Nour du parti Ghad ou les Frères musulmans réactionnaires – ont tous soutenu l’armée au nom du rétablissement de la stabilité. Les drapeaux égyptiens omniprésents dans les manifestations, qui ont rassemblé pratiquement toutes les couches de la société à part les strates supérieures de la bourgeoisie, reflètent une conscience nationaliste profondément enracinée. Produit d’une histoire d’assujettissement à l’impérialisme, le nationalisme est depuis longtemps utilisé par la bourgeoisie égyptienne pour dissimuler les divisions de classe entre la mince couche de gens d’une richesse obscène qui est en haut de l’échelle sociale et une classe ouvrière pauvre et brutalement exploitée.

Aujourd’hui, l’expression la plus claire de ce nationalisme est la croyance que l’armée est l’« amie du peuple ». Depuis l’époque du coup d’Etat des « officiers libres » de Gamal Abdel Nasser qui, en 1952, avaient renversé la monarchie et mis fin à l’occupation britannique, l’armée est considérée comme la garante de la souveraineté nationale égyptienne. Dans les faits, l’armée a été la colonne vertébrale des dictatures qui se sont succédé depuis 1952. Cette année-là, elle avait été mobilisée par Nasser pour tirer sur des ouvriers du textile en grève à Kafr Al-Dawwar, près d’Alexandrie. En 1977, elle a été mobilisée par Anouar El-Sadate pour « rétablir l’ordre » après deux jours de soulèvements provoqués par la hausse du prix du pain dans tout le pays. Pas plus tard que la semaine dernière, l’armée a facilité les attaques meurtrières de flics en civil et de mercenaires du régime contre les manifestants qui occupaient la place Tahrir. Bien que prétendant ne pas être opposée aux manifestants anti-Moubarak, l’armée en a arrêté plusieurs centaines, dont beaucoup ont été torturés. A bas l’état d’urgence ! Libération de toutes les victimes de la répression de l’Etat bonapartiste !

Avec la police, les tribunaux et les prisons, l’armée constitue le cœur de l’Etat capitaliste, un appareil destiné à réprimer par la violence la classe ouvrière et les opprimés. La campagne pour « restaurer la stabilité » vise avant tout la classe ouvrière. Pendant les manifestations anti-Moubarak, des dizaines de milliers de travailleurs ont déclenché des grèves, qui ne sont toujours pas terminées aujourd’hui. Parmi ceux-ci figurent environ 6 000 travailleurs employés sur le canal de Suez, par lequel transite 8 % du commerce mondial. Cependant, les pilotes du canal ont continué à travailler, permettant le transit des navires. Des milliers d’ouvriers du textile et de sidérurgistes de la ville industrielle de Suez, où ont eu lieu certaines des manifestations les plus combatives, se sont mis en grève. D’après le Guardian de Londres (28 janvier), les manifestants se sont « emparés des armes entreposées dans un commissariat de police et ont demandé aux policiers qui étaient à l’intérieur de quitter le bâtiment avant de l’incendier ». Les employés des transports publics du Caire sont toujours en grève et, après la chute de Moubarak, les grèves se sont étendues aux sidérurgistes des environs de la capitale, aux postiers, aux ouvriers du textile à Mansoura et ailleurs, ainsi qu’à des milliers d’ouvriers du pétrole et du gaz.

En luttant pour ses revendications économiques – contre les salaires de misère, le travail précaire et les humiliations continuelles de la part des patrons –, la classe ouvrière démontre qu’elle occupe une position toute particulière du fait que c’est elle qui fait tourner l’économie capitaliste. Cette puissance sociale donne à la classe ouvrière la capacité potentielle de prendre la direction de toutes les masses opprimées en lutte contre leur condition misérable. Dans un pays où près de la moitié de la population vit avec moins de deux euros par jour, et où c’est par la répression d’un Etat policier que cette misère est imposée, les aspirations démocratiques sont inextricablement liées avec les luttes des masses contre les conditions économiques qu’elles subissent.

Les droits démocratiques élémentaires, comme l’égalité juridique pour les femmes et la séparation complète de la religion et de l’Etat, la révolution agraire pour donner la terre aux paysans, la fin du chômage et de la misère, toutes ces aspirations élémentaires des masses ne peuvent pas être satisfaites sans le renversement de l’ordre capitaliste bonapartiste. L’instrument indispensable qui permettra à la classe ouvrière de jouer son rôle dirigeant, c’est un parti révolutionnaire prolétarien, parti qui ne peut être construit que dans une lutte implacable contre toutes les forces bourgeoises, que ce soit l’armée, les Frères musulmans ou les libéraux qui prétendent mensongèrement soutenir les luttes des masses. Ce parti devra se faire le « tribun du peuple », selon la formule du dirigeant bolchévique Lénine, en luttant contre l’oppression des femmes, des paysans, des chrétiens coptes, des homosexuels et des minorités ethniques.

La libération des forces productives des chaînes de l’impérialisme et de ses agents économiques et politiques dans la bourgeoisie égyptienne nécessite la conquête du pouvoir par le prolétariat à la tête de tous les opprimés. C’est ce qui avait été accompli pour la première et unique fois en 1917 avec la victoire de la révolution d’Octobre en Russie. Sous la direction du Parti bolchévique, la classe ouvrière avait renversé le pouvoir de la bourgeoisie, et du même coup libéré le pays du joug impérialiste, aboli la propriété privée de la terre et libéré les nations et peuples sans nombre opprimés par l’ancien empire tsariste. La réalisation de ces tâches démocratiques s’était combinée avec l’expropriation des moyens de production par l’Etat ouvrier, ce qui avait jeté les bases du développement d’une économie collectivisée et planifiée.

Pour la révolution permanente !

L’Egypte est un pays à développement inégal et combiné. A côté d’une industrie moderne coexiste une immense paysannerie sans terre sous la férule de propriétaires fonciers brutaux. Le pays possède une mince couche de jeunes bien au fait des avancées technologiques et avec un haut niveau d’éducation, mais aussi un taux d’alphabétisation de seulement 71 % (59 % pour les femmes). Les minarets médiévaux et les bâtiments modernes se disputent le ciel du Caire, tandis que dans les rues de la capitale voitures modernes, troupeaux de chèvres et de moutons et charrettes tirées par des ânes se disputent l’espace urbain. Une pauvreté et une saleté inhumaines côtoient un étalage grotesque de richesses. Face à l’enclave de Zamaleck et à son opulence obscène, de l’autre côté du Nil, il y a le bidonville d’Imbaba où les enfants boivent l’eau des égouts à ciel ouvert et se font parfois manger vivants par les chiens et les rats. La haine populaire contre Moubarak provenait dans une large mesure de l’immense fortune amassée par sa famille, qui pourrait atteindre les 70 milliards de dollars.

Même si elle est elle-même une puissance régionale, l’Egypte n’en reste pas moins une néo-colonie dont la bourgeoisie brutale et meurtrière est attachée – et il ne peut en être autrement – par mille liens à l’impérialisme mondial, qui profite de l’exploitation, de l’oppression et de l’humiliation de ses masses. Des décennies durant, le principal soutien du régime de Moubarak a été l’impérialisme US, pour qui l’Egypte est un pilier pour sa domination du Proche-Orient et de ses ressources pétrolières. L’Egypte est depuis l’époque de Sadate un allié stratégique de l’Etat sioniste d’Israël, et ces dernières années elle a contribué au blocus qui affame les Palestiniens de Gaza, notamment en fermant la frontière avec le Sinaï.

Pendant tout le soulèvement contre Moubarak, l’administration Obama a oscillé entre expressions de soutien à son régime – et en particulier aux « réformes » promises par son vice-président Omar Souleiman, qui a longtemps joué un rôle clé dans le programme de transfert de prisonniers et de torture dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » de Washington – et déclarations critiques de son gouvernement. Les Etats-Unis consacrent chaque année 1,3 milliard de dollars en fournitures militaires à l’armée égyptienne. Après la démission de Moubarak, Obama a déclaré que les Etats-Unis « sont prêts à fournir toute l’assistance nécessaire – et qui leur sera demandée – pour poursuivre une transition crédible vers une démocratie ».

Pour avoir une idée de ce que Washington entend par démocratie, il suffit de regarder, un peu plus à l’est, les cadavres de plus d’un million d’Irakiens qui sont morts suite à l’invasion et l’occupation de 2003, ainsi que la barbarie impérialiste infligée par les forces américaines et de l’OTAN aux peuples d’Afghanistan. Il suffit de regarder les cheikhs, les despotes et les dictateurs qui pullulent au Proche-Orient et qui jouent le rôle d’agents de l’impérialisme US, aux côtés de l’Etat d’Israël. Quand Obama dit vouloir une « transition du pouvoir en bon ordre » en Egypte, il veut dire par là qu’il veut une Egypte « stable » où l’armée remplira son rôle dans la région pour le compte des Etats-Unis.

La libération nationale et sociale authentique nécessite de mobiliser le prolétariat dans une lutte révolutionnaire contre les impérialistes et la bourgeoisie domestique. Une révolution prolétarienne en Egypte aurait un effet électrisant sur les ouvriers et les opprimés d’Afrique du Nord, du Proche-Orient et au-delà. Plus du quart de tous les arabophones du monde vivent en Egypte, un pays de plus de 80 millions d’habitants, qui possède aussi le prolétariat le plus important de la région. Déjà, du Maroc à la Jordanie et au Yémen, tous des Etats clients des Etats-Unis, des manifestations ont éclaté en solidarité avec les masses égyptiennes et en opposition à leurs propres despotes. En Algérie, le 12 février, environ 35 000 flics ont été mobilisés contre une manifestation de 10 000 personnes qui exigeaient la démission d’Abdelaziz Bouteflika, et ils ont arrêté des centaines de personnes.

A Gaza, des milliers de manifestants sont descendus dans la rue après la démission de Moubarak, brandissant des drapeaux palestiniens et égyptiens dans l’espoir qu’un nouveau régime égyptien soulagerait la situation de famine qu’ils subissent. Avant le 11 février, tant le Hamas que l’Autorité palestinienne au pouvoir en Cisjordanie avaient essayé d’étouffer toute manifestation en solidarité avec le peuple égyptien. Une révolution socialiste en Egypte ouvrirait une perspective de libération nationale et sociale pour les masses palestiniennes opprimées ; et en tendant la main de la solidarité ouvrière au prolétariat de langue hébraïque d’Israël, elle jetterait les bases pour briser de l’intérieur l’Etat-garnison sioniste d’Israël par la révolution ouvrière arabe/hébraïque.

De façon cruciale, une révolution prolétarienne en Egypte se trouverait immédiatement dans l’obligation de s’étendre aux pays capitalistes avancés d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, ce qui jetterait les bases pour éliminer la pénurie en instaurant une économie socialiste planifiée internationale. Comme l’expliquait dans la Révolution permanente (1930) Léon Trotsky, qui avait dirigé aux côtés de Lénine la Révolution russe :

« La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l’inaugurer. La construction socialiste n’est concevable que sur la base de la lutte de classe à l’échelle nationale et internationale. […]
« La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. »

Rompez avec le nationalisme bourgeois !

La situation actuelle en Egypte offre aux marxistes une occasion extraordinaire pour avancer une série de revendications transitoires faisant le lien entre les luttes actuelles de la classe ouvrière et des opprimés et la conquête du pouvoir par le prolétariat. Pourtant, pratiquement toute la gauche internationale n’offre que des louanges vides de contenu de ce qu’ils appellent la « révolution égyptienne ». De façon typique à cet égard, le Workers World Party [WWP] américain, au moment où l’armée prenait le contrôle du pays le 11 février, titrait « Le WWP se réjouit avec le peuple égyptien ».

En Egypte, le groupe Revolutionary Socialists (RS), inspiré par le Socialist Workers Party britannique de feu Tony Cliff (dont les partisans en France se trouvent aujourd’hui dans le Nouveau parti anticapitaliste, où ils publient la revue Que faire ?), a publié le 1er février une déclaration appelant les ouvriers égyptiens à « utiliser votre puissance et la victoire sera nôtre ! » Mais il ne s’agissait pas en l’occurrence d’appeler la classe ouvrière à combattre pour le pouvoir. Au contraire, RS dissout la puissance de la classe ouvrière dans une revendication dénuée de contenu de classe, « tout le pouvoir au peuple », et dans l’appel à une « révolution populaire ». RS proclame « A bas le système ! », mais identifie ce système au régime de Moubarak et non à l’ordre capitaliste. Le mot « socialisme » ne figure même pas dans cette déclaration. Tout comme on n’y trouve pas le moindre indice de quelque opposition que ce soit aux démocrates bourgeois libéraux comme ElBaradei, aux Frères musulmans réactionnaires ou au nationalisme omniprésent qui sert à enchaîner les exploités et les opprimés à la bourgeoisie égyptienne. En fait, RS caresse dans le sens du poil le nationalisme égyptien le plus grossier quand il déclare que « la révolution doit restaurer l’indépendance et la dignité de l’Egypte, ainsi que son leadership dans la région ».

Devant l’omniprésence des illusions dans l’armée, RS déplore que « cette armée n’est plus l’armée du peuple ». L’armée des régimes capitalistes de Nasser, Sadate et Moubarak n’a jamais été « l’armée du peuple ». Aujourd’hui ces réformistes vont jusqu’à faire la promotion de la police haïe, en se réjouissant dans leur déclaration du 13 février que « la vague de révolution sociale s’élargit chaque jour, avec de nouvelles catégories qui se joignent aux manifestations, comme les policiers, les moukhabarat [les membres de la police politique] et les agents de police » ! Les illusions de RS dans la sollicitude de l’Etat capitaliste sont si profondes qu’ils ouvrent les bras aux tueurs, violeurs et tortionnaires du régime, les mêmes forces qui terrorisent la population depuis si longtemps, qui ont assassiné plus de 300 manifestants ces dernières semaines, et qui ont contribué à organiser l’attaque du 2 février contre la place Tahrir.

La classe ouvrière doit diriger

Les jeunes Egyptiens qui ont déclenché la « révolution du 25 janvier » ont été salués par tout le monde, de l’opposition bourgeoise aux médias d’Etat qui jusqu’à la chute de Moubarak les avaient traités d’agents de l’étranger. Un bon nombre de ces jeunes, appartenant principalement à la petite bourgeoisie, étaient mus non seulement par leur propre mécontentement, mais aussi et surtout par l’agitation du prolétariat égyptien, qui depuis une dizaine d’années a engagé une vague de luttes impliquant plus de deux millions de travailleurs, qui ont participé dans plus de 3 000 grèves, sit-in et autres actions. Ces actions ont été menées contre la volonté de la direction corrompue de la Fédération générale des syndicats, créée par Nasser en 1957 comme un appendice de l’Etat.

Au fond, la petite bourgeoisie – une classe intermédiaire composée de multiples couches aux intérêts disparates – est incapable d’avancer une perspective indépendante cohérente, et elle finit toujours par tomber sous l’emprise de l’une des deux principales classes de la société capitaliste : la bourgeoisie ou le prolétariat. Parmi ces jeunes combatifs, qui ont fait preuve d’un courage incroyable en s’attaquant au régime de Moubarak, ceux qui sont déterminés à se battre pour la cause des opprimés doivent être gagnés au programme internationaliste révolutionnaire du trotskysme. Des individus comme cela joueront un rôle crucial pour forger un parti révolutionnaire qui, tout comme le Parti bolchévique de Lénine, sera fondé en combinant ouvriers politiquement avancés et intellectuels déclassés.

Opposés à une perspective révolutionnaire prolétarienne, les réformistes du Secrétariat unifié (SU) présentent la démocratie bourgeoise comme le couronnement de la lutte. Dans un article publié sur Internet en janvier 2011 et intitulé « Tunisie, Egypte : les révolutions en marche », le SU revendique « l’ouverture d’un processus d’élections libres pour une Assemblée constituante », revendication qu’il présente comme faisant partie d’un « programme d’un gouvernement démocratique qui serait au service des travailleurs et de la population ».

Il n’y aura pas de gouvernement qui « serait au service des travailleurs et de la population » sans le renversement de la bourgeoisie. Comme Lénine l’écrivait en décembre 1917 dans ses « Thèses sur l’Assemblée constituante » : « Toute tentative, directe ou indirecte, de considérer l’Assemblée constituante d’un point de vue juridique, purement formel, dans le cadre de la démocratie bourgeoise habituelle, sans tenir compte de la lutte de classe et de la guerre civile, équivaut à trahir la cause du prolétariat et à se rallier au point de vue de la bourgeoisie. » Nous sommes pour que les ouvriers et les paysans chassent les gouvernements nommés par en haut. Nous exigeons la fin de l’interdiction des partis politiques, et nous appelons à une assemblée constituante révolutionnaire sur la base du suffrage universel. La réalisation de cette revendication requiert une insurrection populaire pour renverser le régime militaire. En même temps, les marxistes doivent lutter pour des organisations de masse de la classe ouvrière, organes embryonnaires du pouvoir d’Etat prolétarien.

Notre objectif est de rallier les opprimés et les déshérités au camp de la classe ouvrière, en opposant sa puissance sociale et son leadership à toutes les tendances de la bourgeoisie nationale égyptienne, et en luttant pour arracher les masses aux illusions dans la démocratie bourgeoise. Dans les grèves menées depuis une dizaine d’années et pendant le soulèvement actuel, les ouvriers ont formé des comités de grève et d’autres organes de coordination de leurs actions. Ces organes de lutte mettent directement au premier plan la nécessité de syndicats indépendants de l’Etat capitaliste et de toutes les forces bourgeoises. Il existe aujourd’hui une base palpable pour mettre en avant la perspective de construire des organisations larges de la classe ouvrière. Ceci inclut des comités de grève communs, rassemblant des travailleurs des différentes usines en grève ; des milices ouvrières de défense, organisées indépendamment de l’armée, pour se défendre contre les nervis et les briseurs de grève à la solde du régime ; des comités populaires basés sur la classe ouvrière pour prendre en charge la distribution de produits alimentaires et de première nécessité face aux pénuries et à la corruption du marché noir.

L’émergence d’organisations de ce type, avec comme point culminant des conseils ouvriers, posera la question de quelle classe dirige la société. Les conseils ouvriers serviront de pivot autour duquel des millions de travailleurs s’uniront dans leur lutte contre les exploiteurs, et, comme les soviets qui se sont formés pendant la Révolution russe, seront des organes de double pouvoir, en concurrence avec la bourgeoisie pour le pouvoir. C’est seulement quand la classe ouvrière s’affirme comme prétendant sérieux au pouvoir que la base de conscrits de l’armée, majoritairement issus de la classe ouvrière et de la paysannerie, peut être scissionnée du corps des officiers bourgeois et ralliée au camp du prolétariat.

Pour la libération des femmes par la révolution socialiste !

Les revendications avancées dans les manifestations en Egypte avaient un caractère essentiellement laïque et démocratique, mais la télévision a montré à plusieurs reprises des séances de prière – non seulement musulmanes, mais aussi une séance de prière copte sur la place Tahrir le dimanche 6 février, pendant la « journée des martyrs ». La religion est omniprésente en Egypte et elle est promue par les islamistes, l’Eglise copte et le gouvernement, dont la politique peut se résumer ainsi : si le peuple n’a rien à manger, qu’il mange de la religion. Cette forte religiosité constitue un véritable boulet pour les femmes, dont la condition n’a fait qu’empirer depuis plusieurs décennies. Une organisation socialiste qui ne se battrait pas pour la libération des femmes en Egypte ne serait qu’une bande d’imposteurs et un obstacle à la libération du genre humain.

Parmi les femmes qui ont manifesté place Tahrir et ailleurs en Egypte, beaucoup portaient le voile. Plus de 80 % des Egyptiennes portent le voile – non parce que c’est la loi qui l’impose mais du fait du poids d’une norme sociale imposée par l’obscurantisme –, souvent à la consternation de leurs mères qui s’étaient battues des années plus tôt pour s’en débarrasser.

L’oppression des femmes est au cœur de la société égyptienne. De même que l’omniprésence de la religion, elle s’enracine dans l’arriération du pays, qui est elle-même renforcée par le joug impérialiste. La loi égyptienne codifie cette oppression. La Constitution déclare que « L’Etat garantit la coordination entre les devoirs de la femme envers sa famille et son travail dans la société », et que « la source principale de la législation est la jurisprudence islamique (charia) ». La polygamie est légale ainsi que la répudiation (qui stipule qu’un homme peut divorcer d’avec son épouse en prononçant simplement la formule « Je te répudie »). L’avortement est illégal, à de très rares exceptions près, et de par la loi la femme est subordonnée à son père ou son mari. La loi égyptienne traite l’adultère d’un homme et d’une femme de façons totalement différentes, celui commis par la femme étant considéré comme beaucoup plus grave.

Bien qu’illégale, l’excision est très largement répandue, chez les musulmans comme chez les chrétiens. D’après les Nations Unies, 96 % des femmes âgées de 15 à 49 ans ont subi des mutilations sexuelles génitales. Les « meurtres d’honneur » sont aussi très courants chez les musulmans et les chrétiens, même s’il est impossible de trouver des statistiques à ce sujet, étant donné que ces meurtres soit ne sont pas déclarés, soit ils le sont comme des « suicides ». Un bref coup d’œil à la télévision et sur les films égyptiens montre que ce genre de pratiques barbares sont considérées comme des traditions éminemment précieuses et respectables. La loi égyptienne prévoit, en cas de meurtre, des circonstances atténuantes qui autorisent les juges à prononcer des peines réduites pour les hommes qui tuent des femmes quand il s’agit de « crimes passionnels ».

Naoual el Saadaoui, une militante socialiste et féministe égyptienne courageuse, a écrit de nombreux ouvrages sur l’oppression des femmes au Proche-Orient. Dans la Face cachée d’Eve, qu’elle a écrit en 1980 et qui est devenu un classique, elle décrit l’obsession profondément enracinée de « l’honneur » :

« La société arabe considère encore que cette mince membrane qui protège l’ouverture des parties génitales externes est la partie la plus précieuse et la plus importante du corps d’une fille. Et elle possède plus de valeur qu’un de ses yeux ou un bras, ou un membre inférieur. Une famille arabe ne va pas porter autant le deuil pour la perte d’un œil chez une fille qu’elle ne le fera si elle perd sa virginité. En fait, si une fille perd sa vie, cela serait considéré moins une catastrophe que si elle perdait son hymen. »

En même temps, les femmes sont une composante déterminante de la classe ouvrière, au sein de laquelle elles ont joué le rôle de dirigeantes au cours des grèves de la dernière décennie, particulièrement dans l’industrie textile. Celle qui éclata en 2006 dans les filatures de Mahalla al-Kobra fut l’une des plus impressionnantes d’entre elles. Plus de 20 000 ouvrières et ouvriers y participèrent, et ce sont les femmes qui dirigèrent la grève en débrayant alors que les hommes continuaient à travailler. Se rassemblant aux portes de l’usine, elles commencèrent à scander « Où sont les hommes ? Les femmes sont là ! » L’effet souhaité fut immédiat : les hommes débrayèrent à leur tour, déclenchant une des grèves les plus importantes que le pays ait connues depuis des années.

Les Egyptiennes sont peut-être les esclaves des esclaves, mais elles sont aussi une composante vitale de cette même classe qui jettera les bases matérielles pour leur émancipation en brisant les chaînes de l’arriération sociale et de l’obscurantisme religieux par la révolution socialiste. Comme le faisait remarquer Trotsky en 1924 dans son discours « Le communisme et les femmes en Orient » : « Et il n’y aura pas de meilleur communiste en Orient, pas de meilleur combattant pour les idées de la révolution et pour les idées du communisme que l’ouvrière qui a été éveillée. »

La banqueroute du nationalisme égyptien

La bourgeoisie égyptienne joue depuis longtemps sur le fait que, contrairement au reste de l’Afrique du Nord et au Proche-Orient, les frontières actuelles du pays correspondent à celles de l’ancienne Egypte. Ceci est censé prouver que la nation égyptienne remonte à l’aube de la civilisation. En réalité, le nationalisme égyptien est le résultat de l’œuvre modernisatrice accomplie au début du XIXe siècle par le sultan ottoman d’origine albanaise Mehmet Ali, qui a fondé les premières écoles laïques, créé la première armée nationale et jeté les bases qui ont permis l’émergence d’une bourgeoisie autochtone. Cependant, l’Egypte est restée sous la coupe des puissances coloniales européennes.

On peut se faire une idée de l’emprise qu’exerce la mythologie du nationalisme égyptien quand on voit l’adulation dont fait l’objet le régime du nationaliste de gauche à poigne qu’était le colonel Nasser, y compris de la part de beaucoup de militants de gauche. Cette foi populaire dans l’armée s’explique fondamentalement par le fait que le régime de Nasser représentait la première fois où les Egyptiens ont gouverné eux-mêmes l’Egypte depuis la conquête du pays par les Perses en 526 avant l’ère chrétienne. Depuis la conquête du pouvoir par Nasser en 1952, tous les dirigeants égyptiens sont issus de l’armée.

L’armée égyptienne est aussi la seule armée arabe qui ait mis une gifle à l’armée israélienne, pendant la guerre israélo-arabe de 1973 (après avoir subi une humiliante défaite en 1967). Sur le thème que l’armée n’est « plus l’armée du peuple », RS écrit dans sa déclaration du 1er février que « cette armée n’est plus celle qui avait vaincu l’ennemi sioniste en octobre 1973 ». (La guerre s’est en fait terminée sans vainqueur ni vaincu.) En réalité, la guerre de 1973, comme celles de 1967 et 1948, n’était rien de plus qu’un conflit entre deux puissances régionales défendant leurs intérêts respectifs, et dans lequel le prolétariat n’avait aucun camp à défendre. Par contre, la classe ouvrière internationale avait le devoir de défendre militairement l’Egypte contre l’agression impérialiste pendant la guerre de 1956, déclenchée suite à la nationalisation du canal de Suez par Nasser.

En ce qui concerne Israël, il ne fait aucun doute que l’Etat sioniste est l’ennemi mortel des masses palestiniennes, et nous exigeons le retrait immédiat de tous les soldats et colons israéliens des territoires occupés. Mais les bourgeoisies arabes, qui ont sur les mains le sang de dizaines de milliers de Palestiniens, sont tout autant leurs ennemis. La libération sociale et nationale des Palestiniens nécessite non seulement de balayer l’Etat sioniste, mais aussi de renverser la bourgeoisie arabe au pouvoir en Jordanie, où les Palestiniens constituent la moitié de la population, et dans les autres pays de la région. Nous savons qu’il ne sera pas facile d’arracher le prolétariat de langue hébraïque à l’emprise du sionisme. Mais toute conception d’Israël qui rejette la perspective d’une révolution ouvrière arabo-hébraïque condamne les masses palestiniennes à l’oppression nationale.

Le soutien au nationalisme arabe a mené à des défaites sanglantes pour le mouvement ouvrier dans tout le Proche-Orient, surtout en Egypte où Nasser a pu compter sur le soutien des staliniens égyptiens pour arriver au pouvoir. Une fois qu’il y fut parvenu, Nasser se tourna vers les Etats-Unis, mais ses avances furent repoussées ; il alla ensuite chercher un soutien politique, militaire et financier du côté de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique. Dans le même temps, pour consolider son pouvoir, il réprimait les communistes, les jetait en prison, les torturait et les assassinait. Mais malgré cela, le Parti communiste continua à soutenir Nasser, et finit par se liquider dans son parti, l’Union socialiste arabe, en 1965.

Derrière cette misérable capitulation, il y avait le dogme de la « révolution par étapes », qui repousse la révolution socialiste aux calendes grecques, tandis que pendant la première « étape démocratique » le prolétariat doit se subordonner à une bourgeoisie soi-disant « anti-impérialiste ». L’histoire a montré que la « deuxième étape » consiste dans l’assassinat des communistes et le massacre des ouvriers. En Irak, en Iran et ailleurs, des millions d’ouvriers qui faisaient confiance aux partis communistes ont été trahis par leurs dirigeants traîtres staliniens. En Egypte, on a présenté cette trahison comme un soutien au « socialisme arabe » de Nasser.

En fait, le « socialisme arabe » était un mythe qui correspondait à du capitalisme agrémenté d’importants investissements d’Etat. Il était conçu pour réprimer le prolétariat qui avait mené d’importantes luttes après la Deuxième Guerre mondiale, y compris contre l’occupation britannique. Cette déclaration de Nasser résume parfaitement le rôle qu’il assignait au prolétariat : « Les ouvriers ne revendiquent pas ; nous donnons. » En échange de la passivité du prolétariat, Nasser a mis en place un certain nombre de réformes, augmenté les salaires et fait baisser le chômage. Mais, au bout du compte, les investissements d’Etat se sont taris, et il n’y a plus eu grand-chose à « donner ».

Après l’arrivée au pouvoir de Sadate en 1970, les communistes cherchèrent à se réorganiser. Sadate réagit en leur opposant les Frères musulmans, qui réussirent à les écraser. Il expulsa aussi les conseillers soviétiques (après avoir utilisé les armes soviétiques pour combattre Israël pendant la guerre de 1973), et instaura une politique de libéralisation économique dite de la « porte ouverte », avec réduction des subventions aux produits alimentaires et de première nécessité, comme réponse à la stagnation économique. Cette politique fut renforcée et systématisée par Moubarak, avec son programme néolibéral de privatisations massives. Contrairement aux illusions largement répandues, Moubarak ne représentait pas une rupture avec le nassérisme, mais au contraire sa continuation. Sous Nasser, Sadate et Moubarak, l’Egypte est restée soumise au marché mondial impérialiste et à ses diktats. La vraie différence entre Nasser et Moubarak tient au fait que, alors que le premier était un dirigeant bonapartiste authentiquement populaire, le dernier était largement méprisé.

Pour que le prolétariat puissant et combatif de l’Egypte se mette à la tête des opprimés et lutte pour son propre pouvoir, il doit être arraché à ses illusions nationalistes. Aujourd’hui, il est urgent de construire un parti ouvrier, section d’une Quatrième Internationale trotskyste reforgée, qui luttera pour une Egypte ouvrière, partie intégrante d’une fédération socialiste du Proche-Orient.

Traduit de Workers Vanguard n° 974, 18 février