Le Bolchévik nº 192 |
Juin 2010 |
Après la mort du fasciste Terre’Blanche
L’oppression des Noirs dans l’Afrique du Sud du néo-apartheid
Pour un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs !
L’article ci-dessous a été écrit par nos camarades de Spartacist South Africa.
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Johannesburg Eugene Terre’Blanche, le dirigeant du mouvement fasciste blanc Afrikaner Weerstandsbeweging (Mouvement de résistance afrikaner AWB), aurait été tué par ses deux employés noirs, dont l’un est âgé de 15 ans. Sa mort a exacerbé les tensions raciales entre Noirs et Blancs à un niveau sans précédent au moins depuis l’assassinat en 1993 de Chris Hani, un dirigeant du Parti communiste sud-africain (SACP). Terre’Blanche a été tué le samedi 3 avril dans sa ferme de Ventersdorp, dans la province du Nord-Ouest, suite à une altercation sur des arriérés de salaires qu’il devait aux deux employés, des salaires n’excédant pas 300 rands (30 euros) par mois. Le plus vieux des deux employés, âgé de 28 ans, affirme qu’ils ont agi en état de légitime défense.
Les racistes afrikaner d’extrême droite, la bourgeoisie majoritairement blanche, ses porte-parole dans les médias bourgeois et les dirigeants de l’Alliance tripartite capitaliste au pouvoir le Congrès national africain (ANC), le SACP et le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU) ont eu des réactions allant de l’indignation et des menaces de représailles à la condamnation du meurtre accompagnée d’éloges posthumes de Terre’Blanche et d’appels au « calme ». (Le gouvernement redoute particulièrement des articles défavorables dans la presse internationale à la veille de la Coupe du monde de football.) C’est pourquoi le président Jacob Zuma est intervenu à la télévision le lendemain de la mort de Terre’Blanche pour déplorer de façon choquante la disparition d’« un dirigeant de cette envergure ». Le SACP, partenaire de Zuma dans le front populaire nationaliste, a repris à son compte les appels au « calme » de Zuma et s’est déclaré « désolé et choqué » par la mort de Terre’Blanche dans un communiqué misérable publié le 5 avril et intitulé « Nos condoléances à la famille Terre’Blanche ».
La majorité des masses noires a au contraire appris la mort de ce partisan de la suprématie blanche avec joie et soulagement, mais aussi avec la crainte de réactions violentes de la part des fermiers racistes et autres Blancs. Contrairement au SACP, qui qualifie d’assassins les ouvriers agricoles inculpés et réclame de « son » gouvernement capitaliste qu’il « agisse promptement » pour les châtier, nous défendons le droit des ouvriers agricoles et des autres travailleurs à l’autodéfense, qui est une question de vie ou de mort vu les agressions racistes régulièrement perpétrées par leurs patrons. Libération des inculpés ! Levée de toutes les inculpations !
Cette bipolarisation raciale montre la faillite complète du projet de « construction de la nation » de l’alliance ANC-SACP-COSATU et elle fait ressortir à quel point les discours de celle-ci sur la « nation arc-en-ciel » et le « non-racialisme » ne sont qu’une sinistre mascarade.
Une toute petite partie de la population blanche majoritairement de langue afrikaner, principalement composée de fermiers, avait rejeté en 1994 l’accord de « partage du pouvoir » entre l’Alliance tripartite dirigée par l’ANC de Nelson Mandela et le gouvernement de la minorité blanche emmené par le Parti national de F.W. De Klerk. Ils avaient opté pour la lutte pour une république réservée aux Blancs où ils pourraient se gouverner eux-mêmes à l’intérieur d’une Afrique du Sud à majorité noire. C’est le programme de l’AWB de Terre’Blanche. Ces fermiers racistes ont refusé non seulement l’accord politique de 1994, mais aussi d’appliquer les lois visant à améliorer les conditions de quasi-esclavage des ouvriers agricoles noirs travaillant dans leurs fermes. Ces travailleurs se voient dénier le droit d’adhérer à un syndicat ou même de voter. Quand ils décèdent, les fermiers refusent d’autoriser leur famille à les enterrer sur les terres où ils ont travaillé toute leur vie, de peur que ces tombes soient utilisées un jour comme argument à l’appui de revendications sur les terres. Les tombes existantes sont souvent délibérément détruites par ces fanatiques racistes. Plus d’un million d’ouvriers agricoles ont été chassés des fermes dans la plus totale impunité depuis l’avènement de l’Afrique du Sud capitaliste de néo-apartheid en 1994.
Parmi les atrocités infligées aux ouvriers agricoles, on peut citer : se faire tirer dessus parce qu’on a été « confondu » avec des chiens, des babouins ou des phacochères, être traîné derrière un 4x4 sur une route goudronnée jusqu’à l’arrachement de morceaux de chair, être jeté vivant dans une fosse aux lions ; la liste est sans fin. La semaine qui a suivi la mort de Terre’Blanche, sept ouvriers agricoles noirs ont eu en représailles le crâne fracassé à coups de barre de fer par leur employeur, simplement parce qu’ils étaient noirs. Non loin de Ventersdorp, une jeune femme noire a été sauvagement violée toujours en représailles par son employeur, Henning Buys. Celui-ci a été libéré contre une caution de 1 000 rands seulement, et sans que la police locale ait prélevé un échantillon de sang. Les ouvriers agricoles noirs vivent toujours l’enfer des rapports de type esclavagiste que continuent à leur imposer leur employeur, 16 ans après la naissance de la « nouvelle » Afrique du Sud.
La réaction des Noirs et des Blancs a montré que le pays est marqué par des divisions raciales tellement profondes que même la mort d’un dirigeant d’une organisation raciste blanche marginale comme l’AWB peut faire craindre une guerre raciale imminente. Les dirigeants de l’AWB et d’autres organisations blanches ont accusé Julius Malema, le dirigeant de l’organisation de jeunesse de l’ANC, d’avoir attisé les tensions raciales en chantant un vieil hymne sur la lutte anti-apartheid dont un couplet proclame « tuons le Boer » [« Boer » signifie « fermier » en afrikaans. Ce mot désigne aussi les Afrikaners en général.] Les dirigeants du SACP tout comme l’ANC ont condamné le meurtre de Terre’Blanche, parlant de crime malgré ce qu’ils savent de la condition des ouvriers agricoles, qu’ils n’ont mentionnée que subsidiairement. Ces deux organisations ont reproché à Terre’Blanche de s’être opposé à la démocratie et à la réconciliation. Elles considèrent donc que leur priorité est de défendre le capitalisme de néo-apartheid qu’elles contribuent à administrer et qui perpétue la misère des masses noires.
C’est cette misère inchangée des masses noires et l’accumulation explosive de la colère au bas de l’échelle sociale qui explique la polarisation raciale, quoi que puisse chanter Malema. Les démagogues nationalistes comme Malema exploitent effectivement cette situation au profit de leurs propres privilèges et de leur carrière de politiciens nationalistes bourgeois. En fait, quand les nationalistes scandent des slogans comme « tuons le Boer » ce sont les ouvriers agricoles qui en sont les victimes : ils sont immédiatement soumis aux représailles de leurs employeurs « boers ». En outre, ceux qui risquent le plus de pâtir du « nationalisme étroit » de Malema et consorts, ce sont les immigrés originaires d’autres pays d’Afrique.
Si les rapports sociaux sont intenables dans les fermes, c’est notamment dû à l’échec du programme de redistribution des terres décrété par le gouvernement bourgeois ANC-SACP-COSATU, qui suppose un accord mutuel entre vendeur et acheteur. Moins de 6 % des terres ont été rendues à des Noirs, tandis que la minorité blanche, qui représente moins de 10 % de la population, possède plus de 70 % des terrains construits et des terres arables du pays. La plupart des organisations nationalistes noires réclament que soient octroyées davantage de terres à des petits fermiers noirs. C’est logique, car ces organisations sont dédiées à la défense des rapports de propriété capitalistes. Ce programme aboutirait à morceler de grandes fermes commerciales mécanisées en parcelles plus petites et moins productives ; nous sommes au contraire pour l’expropriation des grandes fermes détenues par des Blancs et pour leur transformation en fermes collectives et en fermes d’Etat, dans le cadre du pouvoir ouvrier. Les ouvriers agricoles ont un rôle crucial à jouer pour atteindre cet objectif, indissolublement lié à la révolution socialiste qui aura à sa tête le prolétariat principalement concentré dans les villes. Pour remédier à la pénurie de logements et aux problèmes qui lui sont liés, nous sommes pour l’expropriation sans compensation de tous les terrains privés dans les villes et pour la construction de quartiers résidentiels racialement intégrés, dans le cadre d’un programme massif de travaux publics.
Les problèmes de la pauvreté à laquelle est confrontée la majorité de la population noire d’Afrique du Sud vont au-delà des régions agricoles ; l’Afrique du Sud est une des sociétés les plus inégales du monde, davantage encore que le Brésil. Ces problèmes s’expriment actuellement dans les protestations contre l’état désastreux des services publics dans les townships, qui se répandent comme des feux de paille dans tout le pays. En réponse à la frustration des masses devant la non-satisfaction de besoins humains fondamentaux comme l’électricité, l’eau courante, des logements, des routes, etc., l’Etat déchaîne la violence des flics, qui tirent des balles en caoutchouc et arrêtent des manifestants par dizaines.
Les jeunes issus d’un milieu pauvre sont exclus des études supérieures par le manque d’argent. Dans les provinces de Gauteng et du Nord-Ouest, des milliers de membres du Syndicat national des mineurs sont actuellement en grève contre des menaces de suppressions d’emplois, et pour récupérer au moins deux mois d’arriérés de salaires. Ces ouvriers sont employés par Aurora, une société minière issue de l’« ouverture du pouvoir économique aux Noirs » [black economic empowerment], et dirigée par des parents de l’ex-président Nelson Mandela et de l’actuel président Jacob Zuma. Ces exploiteurs noirs ont aussi essayé d’acheter des mines au Zimbabwe. Donc il est clair que l’élite dirigeante de l’Alliance tripartite a un intérêt direct à la perpétuation de la surexploitation des travailleurs noirs, que la « nouvelle » Afrique du Sud partage avec le régime d’apartheid qui l’a précédée.
Dans un article publié dans le journal City Press (11 avril), Andile Mngxitama, l’un des représentants du Mouvement de la conscience noire (BCM), une organisation nationaliste, résume bien la réalité de l’oppression des Noirs dans la « nouvelle » Afrique du Sud, telle qu’elle s’est révélée à la lumière de la mort de Terre’Blanche :
« Ventersdorp est l’Afrique du Sud [ ]. Cette dorpie [petite ville] décrit très bien l’histoire de la négligence criminelle dont le gouvernement ANC a fait preuve depuis 16 ans à l’égard des masses noires. Allez voir par vous-mêmes ce que ressentent les habitants noirs. Ils sont tendus et ils ont peur, un symbole fort de l’impuissance noire, parce que le parti au pouvoir a fait un pacte avec le diable. »
Mais les conclusions de Mngxitama montrent que la variante du nationalisme défendue par le BCM est tout aussi banqueroutière que celle de l’ANC, car il colporte l’illusion que les problèmes auxquels la majorité opprimée est confrontée pourront être résolus en faisant pression sur l’ANC : « Il [l’ANC] doit tout simplement utiliser son pouvoir politique pour changer les choses. Le problème n’est pas les racistes blancs, mais le refus de l’ANC d’utiliser son mandat politique pour en finir avec le racisme. » Ce n’est pas surprenant : Mngxitama fait couler beaucoup d’encre dans ses articles publiés dans la presse bourgeoise pour dire aux Noirs qu’ils sont opprimés, ce qu’ils savaient déjà, et la seule chose qu’il propose de faire pour remédier à cette oppression, c’est que les Noirs abandonnent leur « mentalité » d’opprimés.
Nous, Spartacist South Africa, section de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste), demeurons fermement convaincus que l’émancipation économique et sociale de la majorité noire ne pourra être obtenue qu’avec une révolution socialiste prolétarienne et la création d’un gouvernement ouvrier centré sur les Noirs, qui sera un maillon de la chaîne de la révolution socialiste mondiale. C’est l’application de la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky aux conditions particulières de l’Afrique du Sud, et une leçon cruciale de l’événement historique qu’a été la Révolution russe d’octobre 1917.
Traduit de Workers Vanguard n° 958, 7 mai 2010