Le Bolchévik nº 191

Mars 2010

 

La « mort du communisme » et l’état idéologique du monde postsoviétique - notes critiques

Nous reproduisons ci-dessous un document daté du 14 mars 2009, revu pour publication, de Joseph Seymour, membre du comité central de la Spartacist League/U.S. Il s’agit d’une contribution à une série de discussions et débats précédant la 13e Conférence nationale de la SL/U.S., section américaine de la Ligue communiste internationale (quatrième-internationaliste). Pour un rapport sur la conférence, voir « Les années noires de la période postsoviétique » (Workers Vanguard n° 948, 4 décembre 2009).

* * *

Lors du plénum de notre comité exécutif international (CEI) début 2008, il y a eu une discussion et, je crois, l’apparition de divergences à propos de la signification du terme « mort du communisme », un terme clé pour comprendre l’état politico-idéologique du monde postsoviétique. A ce moment-là j’argumentais que :

« Une question importante dans la discussion sur notre travail en Afrique du Sud et au Mexique […] est de savoir si ces pays ainsi que d’autres (la Chine a été mentionnée, la Grèce) sont des exceptions ou non, et dans quelle mesure, à ce que nous appelons la “régression du niveau de conscience” et l’idéologie de la “mort du communisme”. Mais le concept d’exception implique une norme. Quelle est donc cette norme ? L’immense majorité de nos sections se situent dans les pays capitalistes-impérialistes avancés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord […]. C’est là que nous faisons face, chaque jour, à l’idéologie omniprésente de la “mort du communisme”. Et je pense que ceci a engendré une idée quelque peu déformée des contours et des divisions politiques et idéologiques à travers le monde, qui ont changé radicalement.
« Presque chaque fois que nous utilisons le terme “mort du communisme”, nous le rattachons au triomphalisme bourgeois. Nous ne parlons pas ici du triomphalisme de la bourgeoisie de l’Inde, de l’Egypte ou du Brésil. Nous parlons du triomphalisme de la bourgeoisie impérialiste occidentale, et centralement des Etats-Unis. Mais l’incrédulité quant à la possibilité d’une société communiste internationale future – et c’est là le cœur de la “mort du communisme” – dans les pays du tiers-monde n’est pas et ne peut être confondue avec le triomphalisme et la domination impérialiste américaine. Ce qu’on a à la place, c’est plutôt l’apparition de mouvements politico-idéologiques assez significatifs, disposant d’un ample soutien, qui prétendent s’opposer au triomphalisme impérialiste américain. L’exemple le plus évident de cela est bien sûr le nationalisme populiste en Amérique latine, illustré par Hugo Chávez. Mais on voit aussi le même phénomène, d’une façon très réactionnaire, avec le développement du fondamentalisme islamique anti-occidental au Proche-Orient. Oussama Ben Laden, Hugo Chávez, Tony Blair, Bill Clinton, tous représentent la “mort du communisme” de différentes manières, dans des contextes nationaux différents. »

Au cœur de la « mort du communisme », il y a juste cela : l’incrédulité en la possibilité historique d’une civilisation communiste mondiale, au sens marxiste. C’est un cadre fondamental que partagent en commun des tendances politiques diverses, qui ont souvent une attitude franchement hostile envers l’impérialisme occidental, la démocratie parlementaire, une économie de marché capitaliste et autres questions controversées (par exemple la dégradation de l’environnement) entre la gauche et la droite au sens conventionnel de ces termes.

Pour m’assurer que nous comprenons tous de quoi on parle, je vais brièvement rappeler dans les grandes lignes ce qu’est une société vraiment communiste à l’échelle mondiale. La pénurie économique a été surmontée, conduisant ainsi à l’élimination du travail salarié (« de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »). Le travail aliéné a été remplacé par le travail créatif, scientifique et culturel (Marx a une fois donné la composition musicale comme exemple de ce dernier). L’Etat a dépéri, de sorte que, selon la formule d’Engels, le gouvernement des hommes a été remplacé par l’administration des choses. Toute appartenance à une race, nation ou ethnie a disparu grâce à une procréation interethnique largement répandue et à la mobilité mondiale (« l’Internationale sera le genre humain »). La famille a été remplacée par les institutions collectives qui prennent en charge les travaux domestiques, l’éducation et la socialisation des enfants.

La majorité écrasante des militants qui se disent de gauche et qui ont, disons, plus de 40 ou 50 ans, considèrent que la société future décrite ci-dessus est utopique. La majorité écrasante des militants de gauche plus jeunes, représentés par exemple dans le milieu des « forums sociaux », ignorent en réalité la conception marxiste d’une civilisation communiste mondiale, et ils y sont indifférents. Leurs préoccupations sont défensives et minimalistes : soutenir les droits démocratiques des peuples opprimés (par exemple les Palestiniens), arrêter le démantèlement de l’« Etat-providence » en Europe de l’Ouest, empêcher que l’on dégrade davantage l’environnement (réchauffement planétaire).

Je vais reformuler mon idée en faisant référence à l’Etat et la révolution de Lénine. Quand cette œuvre a été publiée en 1918, et pendant les décennies qui ont suivi, la divergence fondamentale entre les marxistes révolutionnaires et les autres tendances de gauche concernait le sujet abordé dans le chapitre I (« La société de classe et l’Etat »). Lénine dit en guise de conclusion :

« la doctrine de Marx et d’Engels selon laquelle une révolution violente est inéluctable, concerne l’Etat bourgeois. Celui-ci ne peut céder la place à l’Etat prolétarien (à la dictature du prolétariat) par voie d’“extinction”, mais seulement, en règle générale, par une révolution violente » (souligné dans l’original).

Dans le monde postsoviétique, la différence la plus fondamentale entre les autres tendances et nous-mêmes concerne la question traitée dans le chapitre V (« Les bases économiques de l’extinction de l’Etat »). Le passage suivant l’explique brièvement :

« La base économique de l’extinction totale de l’Etat, c’est le communisme arrivé à un si haut degré de développement que toute opposition disparaît entre le travail intellectuel et le travail manuel et que, par conséquent, disparaît l’une des principales sources de l’inégalité sociale contemporaine, source que la seule socialisation des moyens de production, la seule expropriation des capitalistes ne peut en aucune façon tarir d’emblée.
« Cette expropriation rendra possible un essor gigantesque des forces productives. Et voyant comment le capitalisme, dès maintenant, entrave incroyablement cet essor, et combien de progrès l’on pourrait réaliser grâce à la technique moderne déjà acquise, nous sommes en droit d’affirmer, avec une certitude absolue, que l’expropriation des capitalistes entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine » (souligné dans l’original).

La génération postsoviétique de militants de gauche ne peut pas comprendre aisément les idées développées ci-dessus, car elle n’y réfléchit pas.

Le problème n’est pas le triomphalisme impérialiste américain

Même si le fait d’éclaircir la question de la « mort du communisme » ne résoudra pas nos problèmes, l’absence de clarté continuera de les aggraver. Ne pas reconnaître la différence la plus fondamentale entre nous et le reste de la gauche, à savoir que nous ne partageons pas le même but ultime, est un facteur important à la source des problèmes politiques récurrents dans notre parti.

Quand il était encore rédacteur en chef de Workers Vanguard, Jan Norden [maintenant dans l’Internationalist Group centriste] considérait consciemment et constamment la « mort du communisme » comme principalement une expression du triomphalisme idéologique de l’impérialisme américain. D’où son idée que le soulèvement zapatiste des paysans indiens pauvres dans le sud du Mexique en 1997 était une riposte cinglante qui affaiblissait, du moins en Amérique latine, l’effet idéologique de la chute de l’Union soviétique. Depuis la défection de Norden, qui a quitté notre organisation en 1996, il y a une tendance dans notre parti à assimiler sous l’étiquette de la « régression du niveau de conscience » (expression que j’ai créée pendant la bataille contre Norden) l’incrédulité par rapport à la société communiste future, le triomphalisme impérialiste occidental et le réformisme social-démocrate traditionnel. Certains camarades ont argumenté que notre divergence fondamentale avec le reste de la gauche porte sur la possibilité de réformer l’Etat capitaliste, comme si nous en étions encore au temps de Lénine contre Kautsky juste après la révolution d’Octobre.

Une formulation classique dans notre presse publique comme dans notre discours interne, c’est que l’effet de la « mort du communisme » est « inégal » dans le monde. Le terme « inégal » implique que l’on peut en mesurer la quantité sur une échelle linéaire : élevée aux USA et en France, beaucoup moins forte au Mexique et en Afrique du Sud. En tant qu’ancien étudiant puis enseignant en économie à l’université, je pense à un graphique pour comparer, par exemple, le produit national brut de différents pays. Mais on ne peut pas comprendre de cette façon l’effet différencié de la « mort du communisme » au niveau international. Nous sommes confrontés à des formes différentes, non à des niveaux différents, d’idéologie postsoviétique.

Prenons la Russie. Lorsque nous expliquons la notion de « mort du communisme », nous utilisons fréquemment comme formulation que l’Union soviétique est considérée au mieux comme une « expérience ratée ». C’est généralement vrai en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. C’est moins vrai dans beaucoup de pays du tiers-monde. Et ce n’est pas vrai du tout en Russie. Bien au contraire. La couche politiquement dominante de la nouvelle classe capitaliste russe, représentée par Vladimir Poutine, considère l’Union soviétique comme l’expérience la plus réussie dans l’histoire, pour ainsi dire, de la construction d’un Etat centré sur la Russie. En 2005, Poutine déclarait que l’effondrement de l’Union soviétique avait été « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » (cité par Edward Lucas, The New Cold War : Putin’s Russia and the Threat to the West [La nouvelle guerre froide : la Russie de Poutine et la menace pour l’Ouest], 2008). J’imagine qu’un sentiment similaire envers l’ex-URSS est fréquent dans la société russe dans son ensemble.

Ces dernières années, le régime de Poutine, et plus généralement l’élite russe, ont cherché à restaurer la réputation historique de Staline en tant que dirigeant principal d’une grande puissance mondiale dominée par la Russie au XXe siècle. L’ambassadeur de la Russie auprès de l’OTAN a une photo de Staline dans son bureau. Une émission de télé populaire, « Le nom de la Russie », classe Staline parmi les cinq plus grands personnages historiques nationaux (Economist, 27 novembre 2008). En 2007, un manuel scolaire officiel, une Histoire moderne de la Russie, 1945-2006 : Manuel pour l’enseignant, compare favorablement Staline à Pierre le Grand : « Staline suivait la logique de Pierre le Grand : demander l’impossible… pour recevoir le maximum possible. » Le livre poursuit :

« Il [Staline] est considéré comme l’un des plus grands dirigeants de l’URSS. Le territoire du pays a atteint les frontières de l’ancien Empire russe (et dans certaines régions les a même dépassées). La victoire a été remportée lors de l’une des plus grandes guerres ; l’industrialisation de l’économie et la révolution culturelle ont été couronnées de succès, ce qui a eu pour résultat non seulement l’éducation de masse, mais aussi le meilleur système éducatif du monde. L’URSS est devenue l’un des pays à la pointe de la science ; le chômage était pratiquement vaincu. »

– cité par Lucas dans The New Cold War

On ne dirait pas la description d’une « expérience ratée ».

D’une certaine façon il nous est plus difficile d’aborder la forme que prend la « mort du communisme » dans la Russie d’aujourd’hui qu’en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. Dans ces pays, l’ex-Union soviétique est encore principalement assimilée au « socialisme », et non à l’« impérialisme russe ». Staline est considéré, et généralement dénigré, comme un disciple de Marx et Engels. En Russie, il est considéré et fréquemment encensé comme le successeur de Pierre le Grand et de Catherine II. Pour beaucoup de Russes, le communisme n’est pas mort, car il n’a de toute façon jamais existé.

Déjà avant que la gravité de la crise économique mondiale actuelle ne devienne évidente à l’automne 2008, le triomphalisme du « libre marché » ne représentait plus un courant important dans l’opinion bourgeoise, même aux Etats-Unis. Aujourd’hui, des porte-parole en vue et respectés du capital financier américain, comme Paul Volcker, ancien directeur de la Réserve fédérale, prévoient une récession mondiale profonde et prolongée. La comparaison avec la dépression des années 1930 est devenue une banalité. Le maire conservateur de Londres faisait remarquer que lire le Financial Times de Londres ces jours-ci, c’est comme passer son temps avec une secte millénariste suicidaire. Pourtant, aucun courant de l’opinion bourgeoise ne s’inquiète de la perspective imminente de révolutions socialistes où que ce soit, ou de la résurgence de partis communistes de masse se réclamant de la tradition marxiste-léniniste.

Sur la fin et les moyens : un rappel historique

Dans le chapitre V de l’Etat et la révolution, dans la section sur « La phase supérieure de la société communiste », Lénine écrivait :

« Du point de vue bourgeois, il est aisé de traiter un semblable régime social de “pure utopie”, et de railler les socialistes qui promettent à chaque citoyen le droit de recevoir de la société, sans aucun contrôle de son travail, autant qu’il voudra de truffes, d’automobiles, de pianos, etc. C’est à des railleries de cette nature que se bornent aujourd’hui encore la plupart des “savants” bourgeois, qui révèlent ainsi leur ignorance et leur mentalité de défenseurs intéressés du capitalisme. »

Par le terme « savants bourgeois », Lénine désignait les intellectuels qui de leur propre aveu soutenaient le système économique capitaliste et lui trouvaient des justifications. Il ne rangeait pas dans cette catégorie les porte-parole idéologiques de la Deuxième Internationale (socialiste) comme Karl Kautsky, qui se considérait comme un marxiste orthodoxe.

Une question différente est de savoir si en 1917-1918 les dirigeants de la droite des partis sociaux-démocrates de masse (comme Friedrich Ebert en Allemagne, Albert Thomas en France, Emile Vandervelde en Belgique) croyaient ou non subjectivement à une société socialiste future. Il est très probable que non. Mais ils n’ont pas non plus répudié publiquement le but traditionnel du mouvement socialiste en le qualifiant de projet utopique.

Au début de la Révolution allemande de novembre 1918, le Parti social-démocrate indépendant, une organisation centriste, présenta une série de conditions (revendications) pour un gouvernement de coalition avec le Parti social-démocrate (SPD), sur la base des conseils d’ouvriers et de soldats qui existaient alors. La première était : « L’Allemagne doit être une république socialiste. » Ce à quoi la direction du SPD répondit : « Cette revendication est le but de notre propre politique. Cependant, le peuple doit en décider à travers l’Assemblée constituante » (cité dans The German Revolution and the Debate on Soviet Power : Documents, 1918-1919 : Preparing the Founding Congress [La Révolution allemande et le débat sur le pouvoir soviétique : Documents, 1918-1919 : En préparation du Congrès de fondation], textes rassemblés par John Riddell, 1986). Quand ils s’attaquaient à la Révolution bolchévique et à l’Internationale communiste naissante, les dirigeants sociaux-démocrates condamnaient principalement la dictature du prolétariat comme une violation de la démocratie, qu’ils assimilaient à un type de gouvernement parlementaire élu au suffrage universel.

Il est ici utile de jeter un œil sur Moscou sous Lénine, un recueil de souvenirs écrit à la fin des années 1940 et au début des années 1950 par Alfred Rosmer, collègue et ami de Trotsky. Rosmer avait été anarchiste puis intellectuel syndicaliste révolutionnaire en France, avant d’adhérer à l’Internationale communiste nouvellement créée. Dans ce livre, Rosmer raconte la réaction initiale des sociaux-démocrates « orthodoxes » comme Kautsky et Jean Longuet et des anarchistes à l’Etat et la révolution de Lénine :

« C’était un livre extraordinaire et son destin était singulier : Lénine, marxiste et social-démocrate, était honni par les théoriciens des partis socialistes qui se réclamaient du marxisme : “Ce n’est pas du marxisme !” s’écriaient-ils, c’est un mélange d’anarchisme, de blanquisme - du “blanquisme à la sauce tartare”, écrivait l’un d’eux pour faire un mot d’esprit. Par contre, ce blanquisme et sa sauce étaient pour les révolutionnaires situés hors du marxisme orthodoxe, syndicalistes et anarchistes, une agréable révélation. Jamais pareil langage ne sortait de la bouche des marxistes qu’ils connaissaient. »

Louis-Auguste Blanqui (1805-1881) fut le dernier représentant majeur de la tradition communiste jacobine née avec la Conspiration des Egaux de Babeuf, à la fin de la Révolution française. La conception babouviste du communisme (développée dans une société pré-industrielle) était plutôt un communisme de distribution et de consommation que de production, pour mettre fin à la pénurie économique. Pourtant, en traitant Lénine de « blanquiste », Kautsky, Longuet et autres ne faisaient pas référence à cet aspect de la vision communiste jacobine. Quand ils parlaient du « blanquisme » de Lénine, ils voulaient dire le renversement de l’Etat capitaliste par une insurrection organisée et dirigée par un parti d’avant-garde révolutionnaire.

Comme le faisait remarquer Rosmer, l’Etat et la révolution fut bien accueilli par beaucoup d’anarchistes et de syndicalistes, dont certains pensaient que Lénine s’éloignait du marxisme pour se rapprocher de leur propre camp politique. Toutefois, certains anarchistes plus au fait en matière de doctrine comprenaient que si Lénine était d’accord avec eux sur la nécessité d’une insurrection pour renverser l’Etat bourgeois, il continuait de défendre, en le soulignant même, le programme marxiste de dictature du prolétariat en tant que transition vers une société pleinement communiste. A cet égard, Rosmer cite Erich Mühsam, anarchiste allemand emprisonné, qui écrivait en 1919 :

« Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l’accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base […]. Plus d’obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncer à l’attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l’opinion de Marx. »

Pour Mühsam, le « désaccord » entre Bakounine et Marx par rapport à la dictature du prolétariat concernait les moyens de parvenir au but commun : une société sans classe, égalitaire et sans Etat.

Nous savons tous que dans une polémique politique les idées et positions contre lesquelles personne n’argumente sont à leur manière aussi importantes que celles contre lesquelles on argumente. On n’argumente pas contre des positions que son adversaire ne défend pas, en particulier lorsqu’il y a un terrain d’entente. Par exemple, quand nous polémiquons contre les libéraux petits-bourgeois noirs et les militants de gauche aux Etats-Unis, nous ne cherchons pas à réfuter l’idée fausse avancée par certains racistes de droite que les Noirs sont « inférieurs » aux Blancs. En 1918-1920, Lénine et Trotsky écrivirent chacun une longue polémique contre Kautsky. Nulle part dans la Révolution prolétarienne et le Renégat Kautsky ou dans Terrorisme et communisme ils n’argumentent contre la position qu’une société communiste au sens marxiste est utopique, car Kautsky ne défendait pas cette position.

Avançons jusqu’à la fin des années 1930, lorsque le mouvement communiste international avait été complètement stalinisé. Intéressons-nous au jeune Maxime Rodinson, intellectuel juif français qui plus tard allait devenir un universitaire de gauche écrivant sur le Proche-Orient et la société islamique. Dans un essai de 1981, « Autocritique », il se rappelait ainsi l’état d’esprit qui l’avait poussé à rejoindre le Parti communiste français en 1937 (il allait le quitter en 1958) :

« Il y eut, il y a encore, dans l’adhésion au communisme, un engagement à une lutte qui devrait permettre à l’humanité d’accomplir un saut essentiel et éminemment bénéfique : en terminer avec un ordre qui produit en permanence la misère et le crime, qui asservit et condamne à une vie atroce ou à la mort sans phrases des millions de gens chaque jour dans le monde. Il s’agit de créer une humanité libérée où chacun pourra s’épanouir dans le plein développement de ses meilleures virtualités, où le faisceau des libres volontés déterminera l’administration des choses et le minimum de règles indispensables pour harmoniser les relations des êtres humains. »

Peuple juif ou problème juif ? (1981)

En tant qu’intellectuel, Rodinson pouvait expliquer les objectifs libérateurs du marxisme mieux que les millions de jeunes ouvriers qui ont adhéré aux partis communistes de France, d’Italie, d’Inde, du Vietnam et d’ailleurs pendant l’époque stalinienne. Néanmoins, beaucoup de ces travailleurs – et certainement pas tous – étaient aussi motivés par une vision future de libération sociale dans tous les domaines. Ils ne considéraient pas seulement les partis communistes comme des instruments politiques pour défendre et favoriser leurs intérêts économiques et autres (par exemple nationaux) à l’intérieur du système capitaliste-impérialiste existant.

En général, les ouvriers avancés et les intellectuels de gauche qui soutenaient les partis sociaux-démocrates de masse ne partageaient pas la conception marxiste d’une société authentiquement communiste. Mais ils aspiraient aussi à une société radicalement différente et meilleure que celle qu’ils connaissaient. En 1961, Ralph Miliband, un intellectuel britannique social-démocrate de gauche, publia un livre sévèrement critique du Parti travailliste intitulé Parliamentary Socialism: a Study of the Politics of Labour [Le socialisme parlementaire : Etude sur la politique travailliste]. Le livre parut juste après que les dirigeants de l’aile droite eurent essayé, sans succès, de supprimer la Clause IV des statuts travaillistes de 1918. La Clause IV était généralement considérée comme le programme maximum du travaillisme : « D’assurer aux travailleurs manuels et intellectuels le fruit intégral de leur industrie et la distribution la plus équitable possible de celle-ci, sur la base de la propriété commune des moyens de production, de distribution et d’échange. » Décrivant la bataille autour de la Clause IV en 1959-1960, Miliband écrivait : « Face à la résistance violente [de la base ouvrière du parti] qu’elle rencontra, la proposition dut être abandonnée. » Dans les années 1980, personne n’aurait plus utilisé l’expression « socialisme parlementaire » pour résumer le programme ou même la doctrine officielle du Parti travailliste britannique. Et en 1995, la Clause IV fut supprimée du programme officiel du parti lors d’une conférence spéciale, malgré l’opposition de certains des plus gros syndicats.

Du début au milieu des années 1960, il y eut une radicalisation à gauche parmi la jeunesse, les étudiants et certains intellectuels plus âgés aux Etats-Unis. L’une des expressions institutionnelles de cela était la Conférence annuelle des universitaires socialistes à New York. En 1966, les organisateurs de cette conférence invitèrent l’historien marxiste Isaac Deutscher pour qu’il y fasse une présentation sur « l’homme socialiste ». A cette époque, le caractère culturel et psychologique d’une société vraiment socialiste, et comment les gens penseraient et se conduiraient, était une question qui intéressait beaucoup les jeunes intellectuels de gauche, non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde entier. Par exemple, au début des années 1960, Che Guevara écrivait sur la possibilité d’éliminer le travail aliéné dans une Cuba « socialiste ». Pour une analyse rétrospective des conceptions de Guevara sur cette question, voir « Le stalinisme et l’“égalitarisme radical” : une analyse posthume », Spartacist [édition anglaise] n° 25 (été 1978). Dans sa présentation « de l’homme socialiste », Deutscher abordait de nombreuses questions auxquelles ne pense pas du tout la génération postsoviétique de militants de gauche.

Encore sur Huntington contre Fukuyama

Au début, mes réflexions sur la « mort du communisme » et la situation idéologique du monde postsoviétique se sont surtout développées lors de discussions informelles avec Norden entre 1991 et 1996, lorsqu’il a quitté notre organisation. Comme je l’ai noté plus tôt, Norden pensait que la « mort du communisme » était principalement une expression du triomphalisme impérialiste américain. Et donc il a souvent associé ce terme à la formule du « nouvel ordre mondial » que George Bush avait proclamé à l’époque de la guerre du Golfe de 1991 contre l’Irak. Norden croyait que si la majorité de la direction de notre tendance reconnaissait que le caractère de la période postsoviétique était marqué par une régression historique du niveau de conscience politique de la classe ouvrière au niveau mondial, c’était une capitulation devant les pressions du triomphalisme impérialiste américain.

Dans sa façon d’aborder cette question, Norden était influencé par les positions d’un intellectuel de droite (alors néoconservateur) américain, Francis Fukuyama, qui déclara que l’effondrement du bloc soviétique marquait la « fin de l’histoire ». Une version ultra-simplifiée de la thèse de Fukuyama sur la « fin de l’histoire » s’est largement répandue dans ce que l’on peut appeler le public américain instruit, le genre de personnes qui s’abonnent à la New York Review of Books et lisent à l’occasion Foreign Affairs. Je ne sais pas si Norden a vraiment lu Fukuyama. Je l’ai fait, et j’ai aussi lu ceux des idéologues bourgeois américains de centre-droit, dont Samuel P. Huntington et Zbigniew Brzezinski, qui étaient fortement en désaccord avec Fukuyama et sa vision idyllique du monde postsoviétique. Je reviens sur ce débat parce qu’il est utile pour comprendre le rapport entre la « mort du communisme » et les différents courants de l’idéologie bourgeoise postsoviétique, particulièrement (mais pas seulement) dans les pays capitalistes occidentaux.

Fukuyama a repris l’expression et le concept de « fin de l’histoire » du philosophe allemand Georg Hegel. Hegel avait utilisé cette expression pour décrire les conséquences historiques mondiales de la bataille d’Iéna, en 1806, lors de laquelle l’armée de la France napoléonienne avait vaincu le royaume de Prusse. Par la suite les Français occupèrent et gouvernèrent l’ouest et le sud de l’Allemagne. Hegel faisait partie des quelques intellectuels allemands en vue qui soutenaient et collaboraient avec le régime de Napoléon, qu’il considérait comme historiquement progressiste.

Le concept hégélien de la « fin de l’histoire » avait une composante négative et une composante positive. La composante négative était que l’idéologie dominante dans l’Europe féodale en déclin – la monarchie absolue sanctifiée et soutenue par les Eglises chrétiennes – avait perdu sa capacité à façonner le cours futur de l’histoire. La composante positive était que les principes libérateurs de la Révolution française tels que Hegel les concevait (représentés pour lui par Napoléon) étaient devenus hégémoniques dans le domaine des idées, et qu’à la longue un nouvel ordre socio-politique serait établi dans toute l’Europe, en conformité avec le nouveau zeitgeist (esprit du temps).

De la même manière, la version de Fukuyama de la « fin de l’histoire » avait des composantes négative et positive. La composante négative était, bien sûr, la « mort du communisme » :

« Même si le pouvoir communiste persiste dans le monde, il a cessé de refléter une idée dynamique et attirante. Ceux qui s’appellent encore “communistes” eux-mêmes se trouvent maintenant mener des combats d’arrière-garde pour conserver quelque chose de leur ancien pouvoir et leurs anciennes positions. Les communistes se retrouvent à présent dans la situation peu agréable d’avoir à défendre un ordre social vieilli et réactionnaire, depuis longtemps dépassé, comme ces monarchistes arriérés qui ont réussi à survivre au XXe siècle. »

la Fin de l’histoire et le dernier homme (1992)

Fukuyama exprimait ici un argument commun à toutes les idéologies bourgeoises postsoviétiques.

Ce sont les conclusions positives qu’il avait tirées de l’effondrement du bloc de l’Est qui étaient l’axe central de sa thèse sur la « fin de l’histoire ». Il soutenait que les valeurs socioculturelles et les institutions politiques et économiques correspondantes du monde capitaliste occidental pouvaient l’emporter à l’échelle mondiale :

« C’est dans le cadre de ce décor que le caractère mondial de la révolution libérale actuelle prend une importance significative. Cela constitue en effet un témoignage supplémentaire qu’un processus fondamental est à l’œuvre, qui impose un schéma d’évolution commun à toutes les sociétés humaines, en bref, quelque chose comme une Histoire universelle de l’humanité dans le sens de la démocratie libérale. […]
« Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale ne notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’Histoire elle-même puisse être à sa fin » (souligné dans l’original).

L’idée de Fukuyama d’une « révolution libérale » universellement triomphante a été violemment critiquée par certains intellectuels en vue, porte-parole de l’impérialisme américain. Son principal adversaire était Samuel P. Huntington, qui opposait à la « fin de l’histoire » de Fukuyama sa propre thèse sur le « choc des civilisations ». Se référant spécifiquement à Fukuyama, il fit ce commentaire méprisant : « L’euphorie qui a suivi la fin de la guerre froide a engendré l’illusion d’une “harmonie” » (le Choc des civilisations, 1996). Il est certain que Huntington était d’accord avec Fukuyama qu’il n’y aurait plus jamais d’Etats puissants ou d’organisation politique internationale ayant un soutien de masse et prétendant représenter une alternative universelle, comme le communisme, au capitalisme de type occidental et à la « démocratie ». Mais il soutenait que beaucoup de pays dans le monde – en particulier la Russie, l’Orient islamique et la Chine – seraient dominés par des gouvernements anti-occidentaux et par des mouvements politiques basés sur des valeurs et traditions nationales et religio-culturelles :

« Dans ce monde nouveau les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles. […]
« L’Occident est et restera des années encore à venir la civilisation la plus puissante. Cependant, sa puissance relative par rapport aux autres civilisations décline. Tandis qu’il essaie de réaffirmer ses valeurs et de défendre ses intérêts, les sociétés non occidentales sont confrontées à un choix. Certaines tentent d’imiter l’Occident. D’autres, confucéennes ou musulmanes, s’efforcent d’étendre leur puissance militaire et économique pour résister à l’Occident et trouver un équilibre avec lui. L’axe central de la politique mondiale d’après la guerre froide est ainsi l’interaction entre, d’une part, la puissance et la culture de l’Occident, et, d’autre part, la puissance et la culture des civilisations non occidentales. »

Le débat Huntington/Fukuyama souligne que nous devons faire la différence entre la croyance en la « mort du communisme », omniprésente et encore actuelle, et le triomphalisme limité et de courte durée de l’impérialisme américain juste après la chute de l’Union soviétique.

En guise de brève conclusion

La question très importante à laquelle nous sommes confrontés peut être formulée de la manière suivante : est-il possible qu’un soulèvement spontané contre un gouvernement de droite, impliquant une partie substantielle de la classe ouvrière, puisse mener à une situation pré-révolutionnaire et même révolutionnaire (c’est-à-dire avec des organes de double pouvoir), alors que la majorité des ouvriers et autres travailleurs n’aspirent pas au socialisme ? Je pense que la réponse est oui. Si nous n’avons pas fait l’expérience d’un tel phénomène, nous ne devons pas l’exclure. Pour l’instant, notre tâche première est de propager la vision marxiste du monde, avec l’objectif de recruter un nombre relativement petit d’intellectuels de gauche et d’ouvriers avancés. Pour paraphraser John Maynard Keynes : quand les faits changeront, nos perspectives changeront aussi.

– Traduit de Workers Vanguard n° 949, 1er janvier