Le Bolchévik nº 190

Décembre 2009

 

La tactique du front unique : son usage et ses abus

Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’une présentation de Joseph Seymour, membre du comité central de la Spartacist League/U.S., lors de la 13e Conférence de la SL/U.S. qui s’est tenue cet été. Cette présentation a été publiée dans Workers Vanguard, journal de notre section américaine, n° 941, 28 août.

* * *

La tactique du front unique fut à l’origine développée et soumise à la discussion lors du Troisième Congrès de l’Internationale communiste (Comintern) en juin-juillet 1921. Elle était destinée aux partis de masse, en particulier aux partis communistes de France et d’Allemagne qui venaient de voir le jour. L’objectif de cette tactique était de gagner une partie de la base ouvrière des organisations réformistes de masse dirigées par les sociaux-démocrates, et en France par des syndicalistes conservateurs. La tactique du front unique n’était pas considérée comme applicable par des partis communistes relativement petits, comme ceux de Grande-Bretagne et des Etats-Unis.

Il est donc important de comprendre que l’usage que nous faisons du front unique est une adaptation de cette tactique, telle qu’elle avait été originellement conçue et appliquée. Cette adaptation implique nécessairement de nombreuses différences, dont certaines sont évidentes, d’autres beaucoup moins. Ainsi, la forme caractéristique du front unique originel était une action militaire : une grève, une manifestation de masse contre la politique gouvernementale (avec y compris parfois une grève générale d’une journée) ou des actions défensives contre les fascistes. A l’opposé, la forme caractéristique de nos actions de front unique est une manifestation politique prévue à l’avance. De plus, ces manifestations sont souvent basées sur des mots d’ordre qui ne peuvent de toute évidence pas être mis en application par les petits groupes de propagande de gauche qui y participent, par exemple dans le cas d’une manifestation sur une fac contre l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan. Des actions de ce genre sont en réalité une forme d’agitation, et pas une action de front unique au sens premier du terme.

Dans cette présentation, je vais me concentrer sur la tactique de front unique telle qu’elle a été développée et débattue originellement par Lénine, Trotsky et les autres dirigeants du Comintern des premières années. Cependant, une approche utile pour réfléchir à la possibilité qu’un groupe de propagande marxiste révolutionnaire comme le nôtre puisse mettre en application le front unique a été indiquée il y a 600 ans par Henry Percy, un jeune guerrier féodal anglais, connu également sous le nom de Hotspur. Comme le racontait Shakespeare dans Henry IV, 1e Partie, Hotspur était en train de discuter de la tactique du front unique avec son allié, le vieux chef de clan gallois Owen Glendower. Glendower déclama : « Je peux appeler les esprits des vastes profondeurs. » Ce à quoi Hotspur rétorqua : « Eh bien, je le peux aussi, comme tout un chacun ; mais viendront-ils lorsque vous les appellerez ? » Si les esprits ne viennent pas quand nous les appelons à sortir du marais réformiste, il n’y a pas de front unique.

Agitation et propagande

Je pense que l’une des sources de confusion dans la discussion que nous avons eue sur le front unique est l’imprécision terminologique, ce qui a pour résultat un manque de compréhension mutuelle. Autrement dit, nous utilisons les mêmes termes, mais avec des sens différents. A cet égard, un terme fondamental est « agitation ». La définition marxiste classique de l’agitation a été donnée par le pionnier du marxisme russe Georgi Plekhanov, qui l’a distinguée de la propagande de la façon suivante. La propagande, c’est expliquer beaucoup d’idées complexes à quelques personnes. L’agitation, c’est expliquer quelques idées de base à beaucoup de gens. Pourtant, dans notre tendance, l’agitation est souvent assimilée à un appel à l’action. La différence entre la propagande et l’agitation est ici vue et présentée non pas en termes d’explication d’idées complexes ou d’idées simples, mais plutôt en terme de possibilité immédiate de réaliser ou non ces dernières.

A l’origine, les documents du Comintern sur le front unique établissaient un lien entre agitation et propagande tout en distinguant clairement ces deux notions de l’implication dans la lutte. La « Thèse sur la tactique » de juillet 1921 déclare ainsi :

« Dès le premier jour de sa fondation, l’Internationale communiste s’est donné pour but, clairement et sans équivoque, non pas de former de petites sectes communistes cherchant à exercer leur influence sur les masses ouvrières uniquement par l’agitation et la propagande, mais de prendre part à la lutte des masses ouvrières, de guider cette lutte dans le sens communiste et de constituer dans le processus du combat de grands partis communistes révolutionnaires. »

Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste (1934)

Ou encore, dans le même document : « Les Partis communistes ne peuvent se développer que dans la lutte. Même les plus petits des partis communistes ne doivent pas se borner à la simple propagande et à l’agitation. »

Je vais m’efforcer d’illustrer cette conception, au niveau de notre organisation, par un exemple hypothétique. Imaginons que des immigrés latino-américains sans papiers travaillant dans les hôtels et restaurants de San Francisco se font arrêter par des agents fédéraux et déporter. Certains de ces immigrés sont membres du syndicat des travailleurs de l’hôtellerie-restauration. Un article de Workers Vanguard sur cet incident se termine par l’affirmation que le mouvement ouvrier doit, de façon générale, s’opposer aux déportations et soutenir les pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés. C’est de l’agitation. Poursuivons, et imaginons que nous avons des sympathisants dans le syndicat des travailleurs de l’hôtellerie-restauration à San Francisco. Ceux-ci estiment que beaucoup de travailleurs dans le syndicat sont scandalisés par les déportations au point d’être prêts à s’engager dans une action de protestation. Nos sympathisants proposent donc dans une réunion syndicale une motion pour une grève de 24 heures contre les déportations et pour les droits des immigrés. C’est un appel à l’action. Nous devons toujours nous servir du terme agitation dans son sens plékhanovien d’origine, en faisant clairement la différence d’une part avec la propagande, d’autre part avec un appel à l’action.

Le front unique au Troisième Congrès

Le Troisième Congrès de l’Internationale communiste, qui s’est tenu au milieu de l’année 1921, a reconnu et examiné la restabilisation temporaire de l’ordre bourgeois en Europe après la vague révolutionnaire de l’immédiat après-guerre. En particulier, les révolutions en Allemagne et en Hongrie, ainsi qu’une révolution naissante en Italie, avaient été défaites par les forces de la réaction bourgeoise soutenues, surtout en Allemagne, par les dirigeants sociaux-démocrates. En 1998, le camarade Reuben Samuels a donné un cours sur le Troisième Congrès, dans lequel il a résumé la situation à laquelle celui-ci était confronté :

« Les défaites de cette période démontrèrent à la fois l’immaturité des partis communistes nouvellement formés et la capacité de la social-démocratie à conserver sa base dans la classe ouvrière organisée des pays industriels avancés – malgré le rôle qu’elle avait joué pendant la Première Guerre mondiale en mobilisant les travailleurs pour le massacre impérialiste, et malgré son rôle d’avant-garde dans les expéditions impérialistes contre l’Union soviétique. »

– « Les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste », Marxist Studies for Cadre Education n° 9 (2003)

Une façon de voir la politique développée et adoptée au Troisième Congrès, avec au centre la tactique du front unique, c’est de considérer qu’elle représentait un stade plus avancé de la construction du parti : on cherchait à gagner le soutien d’une couche de la classe ouvrière moins avancée politiquement. Le thème principal des textes du Comintern sur les tactiques à cette époque, c’est qu’on ne pouvait pas gagner la majorité de la classe ouvrière organisée au mouvement communiste simplement par la propagande et l’agitation, c’est-à-dire sur la base d’idées. Pour y parvenir, les partis communistes devaient faire la preuve de leur capacité à diriger les luttes économiques et politiques quotidiennes, souvent à caractère défensif, pour des revendications partielles.

Cependant, un corollaire de cette position est qu’une minorité de la classe ouvrière, en fait une minorité numériquement importante (les éléments les plus avancés politiquement) peut être gagnée au communisme par la propagande et l’agitation, et en particulier par les attaques polémiques contre les réformistes et les centristes. En 1921, les Partis communistes d’Allemagne, de France et de certains autres pays européens – par exemple la Tchécoslovaquie – avaient réussi à attirer vers eux la plus grande partie de ces travailleurs politiquement avancés. Ils étaient du coup maintenant confrontés à une tâche différente, celle de gagner le soutien d’une couche d’ouvriers qui adhéraient encore aux partis réformistes et aux syndicats qui leur étaient affiliés.

Ces ouvriers savaient assez bien ce que représentaient les communistes en termes de doctrine, de politique et de pratiques. Le problème n’était pas le manque de connaissance de leur part. C’était plutôt que ces ouvriers rejetaient ce que défendaient les communistes. En grande partie, ils adhéraient à l’idéologie démocratique bourgeoise et fondamentalement ils assimilaient démocratie et gouvernement de type parlementaire élu au suffrage universel. Dans bien des cas, ils considéraient les communistes comme des têtes brûlées irresponsables qui allaient conduire les travailleurs qui les suivaient vers des actions aventuristes qui seraient écrasées par l’Etat et les groupes paramilitaires d’extrême droite.

Pourtant, certains de ces ouvriers désiraient collaborer avec les communistes sur la base d’un accord mutuel, et seulement sur cette base. Les « Thèses sur l’unité du front prolétarien » de décembre 1921 décrivent l’état d’esprit de ces ouvriers :

« Les ouvriers qui adhèrent aux vieux partis social-démocrates et qui constituent une fraction importante du prolétariat n’admettent plus les campagnes des calomnies des social-démocrates et des centristes contre l’avant-garde communiste ; bien plus, ils commencent à réclamer une entente avec cette dernière. Cependant ils ne sont pas encore complètement émancipés des croyances réformistes, et nombreux sont ceux qui accordent leur appui aux Internationales socialistes et à celle d’Amsterdam. Sans doute leurs aspirations ne sont-elles pas toujours nettement formulées, mais il est certain qu’elles tendent impérieusement à la création d’un front prolétarien unique, à la formation, par les partis de la IIe Internationale et les syndicats d’Amsterdam alliés aux communistes, d’un bloc puissant contre lequel viendrait se briser l’offensive patronale. »

L’Internationale d’Amsterdam était le groupement des syndicats affiliés à la Deuxième Internationale.

Il y a deux conditions essentielles pour que la tactique du front unique soit efficace. Premièrement, ses objectifs doivent comprendre des questions pour lesquelles des ouvriers d’opinion réformiste se battraient indépendamment de l’offre de collaboration des communistes, par exemple s’opposer à des baisses de salaire. Deuxièmement, le parti communiste doit posséder un poids social et politique suffisant pour avoir une influence appréciable sur l’issue de ces luttes. Trotsky expliquait ainsi dans son article de mars 1922 « Le front unique » :

« Mais là où le parti communiste constitue une grande force politique sans pouvoir jouer encore un rôle décisif, là où il contrôle le quart ou le tiers de l’avant-garde prolétarienne, le problème du front unique se pose dans toute son acuité. »

Cahiers du mouvement ouvrier, n° 37 (2008)

Trotsky faisait la différence entre des partis de ce genre et ceux de taille qualitativement plus petite : « Lorsque le parti communiste ne représente encore qu’une minorité numériquement insignifiante, la question de son attitude à l’égard du front de la lutte de classe n’a pas une importance décisive. » Plus tard dans cette présentation je parlerai des tactiques élaborées par la direction du Comintern pour ces partis, en particulier en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, dont Trotsky disait qu’ils représentaient encore une minorité numériquement insignifiante.

La tactique du front unique était conçue comme une lame à double tranchant. Si les dirigeants réformistes donnaient leur accord à une action de front unique, les communistes pourraient démontrer en pratique qu’ils étaient les dirigeants les plus efficaces et les plus radicaux dans les luttes élémentaires de la classe ouvrière. Ce faisant, ils gagneraient alors chez les ouvriers réformistes une écoute plus attentive à leur programme et à leurs buts plus larges. Si les dirigeants réformistes rejetaient l’offre de front unique, les communistes pourraient dire aux ouvriers qui les suivaient : « Vous voyez, par hostilité envers le communisme, vos dirigeants vous privent d’un allié puissant et déterminé dans vos propres luttes contre les capitalistes et leur appareil d’Etat. » Comme le disait Trotsky, « il est nécessaire que les masses en lutte puissent toujours se convaincre que l’unité d’action a échoué, non pas à cause de notre intransigeance formelle, mais par faute d’une véritable volonté de lutte chez les réformistes ».

L’appel du Comintern de janvier 1922 « Pour un front prolétarien unitaire ! » développe l’argument suivant :

« Aucun ouvrier, qu’il soit communiste, social-démocrate ou syndicaliste, ou même membre d’un syndicat chrétien ou libéral, ne veut voir son salaire davantage diminué. Aucun ne veut travailler plus longtemps, dans le froid et la faim. En conséquence de quoi tous doivent s’unir en un front commun contre l’offensive des employeurs. »

The Communist International, 1919-1943 : Documents (vol. 1, 1919-1922), extraits choisis et révisés par Jane Degras (1956)

Afin de comprendre l’importance capitale des luttes salariales élémentaires pour justifier et mettre en œuvre le front unique, il faut savoir qu’en Allemagne, en France et dans plusieurs autres pays européens de l’époque, le mouvement syndical était divisé selon des lignes de fracture politiques. La plupart de nos sections se trouvent dans des pays où existent des syndicats unitaires qui rassemblent des travailleurs de toutes convictions politiques – Etats-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Allemagne, Australie. Mais nous avons aussi des sections dans des pays – France, Afrique du Sud, Mexique – où les fédérations syndicales, affiliées à différents partis politiques, se font concurrence.

Le front unique en France et en Allemagne

Notre attitude vis-à-vis des organisations politiques de la classe ouvrière est très différente de celle que nous avons envers ses organisations économiques. Un parti politique est constitué d’activistes individuels qui ont choisi de s’associer sur la base d’un programme d’ensemble pour organiser ou réorganiser la société. Nous cherchons à créer un parti révolutionnaire d’avant-garde politiquement homogène. Pour ce faire il est souvent nécessaire de scissionner des partis réformistes et centristes. C’est ainsi que le Parti communiste français a été créé en 1920 par la scission d’une majorité de gauche dans le Parti socialiste réformiste. De la même façon, le Parti communiste allemand, organisation relativement petite qui comptait environ 80 000 militants, se transforma au cours de cette même année en un parti de masse par la scission d’une majorité de gauche dans le Parti social-démocrate indépendant, un parti centriste.

Toutefois, nous préconisons des syndicats industriels et des conseils d’usine regroupant tous les ouvriers qui y sont employés, quelles que soient leurs opinions et appartenances politiques, et quand c’est approprié nous cherchons à les construire. Notre but est de gagner le soutien d’une majorité de la base syndicale pour pouvoir remplacer les bureaucrates syndicaux en place, qu’ils soient réformistes ou (aux Etats-Unis) libéraux de gauche, tout en gardant intactes ces organisations. Mais les bureaucrates en place n’accepteront pas forcément ces règles du jeu, surtout quand ils perdront. C’est ce qui est arrivé en France en 1921.

Avant la Première Guerre mondiale, la Confédération générale du travail (CGT), le principal syndicat français, était un bastion du syndicalisme de gauche ou révolutionnaire. La CGT était fière et jalouse de son indépendance vis-à-vis du Parti socialiste, et lui était largement hostile. Les militants syndicalistes, non sans raison, considéraient ce parti comme une organisation à dominante petite-bourgeoise imprégnée de carriérisme parlementaire et de dilettantisme intellectuel. Pourtant, la distance politique entre la CGT et le Parti socialiste s’était nettement rétrécie pendant les dernières années précédant la guerre, au moment où une nouvelle direction plus à droite, autour de Léon Jouhaux, prenait la tête de la CGT. Lorsque la guerre éclata, Jouhaux et d’autres dirigeants de la CGT se joignirent au Parti socialiste dans ce qu’on a appelé l’« union sacrée » de la défense nationale. Jouhaux lui-même fut nommé à un poste officiel par le gouvernement.

Après la guerre, la CGT se polarisa, avec d’un côté une aile droite réformiste déclarée autour de Jouhaux, et de l’autre une aile gauche amorphe constituée de militants pro-bolchéviks, de syndicalistes à l’ancienne et d’anarchistes. Voyant la possibilité grandissante de se retrouver perdant face à la gauche, le groupe de Jouhaux scissionna l’organisation à la fin 1921. La fédération syndicale droitière conserva l’ancien nom, et comptait environ 250 000 membres. L’organisation de gauche, nommée CGT-unitaire (CGTU), était dirigée par un bloc instable de communistes inexpérimentés, de syndicalistes et d’anarchistes, et revendiquait 350 000 membres. Donc pour être efficaces, les luttes ouvrières pour les salaires, pour les conditions de travail et contre les licenciements devaient passer par l’action unitaire entre d’une part les communistes et leurs alliés de gauche dans la CGTU, et d’autre part les réformistes de la CGT.

La situation en Allemagne était plus compliquée, car la division politique entre communistes et réformistes se superposait avec les différentes formes d’organisations économiques de la classe ouvrière. Les sociaux-démocrates conservaient le contrôle du principal syndicat, l’Allgemeine Deutsche Gewerkschaftsbund (ADGB). Il s’agissait littéralement d’un syndicat de métiers, basé sur le type de profession et non sur des unités économiques industrielles ou autres. Par exemple, le syndicat des mécaniciens regroupait des mécaniciens de différentes usines, mais n’incluait pas les ouvriers non mécaniciens de ces usines. Le Parti communiste chercha à faire un travail dans l’ADGB, mais l’appareil social-démocrate réussit par des méthodes bureaucratiques à empêcher les communistes dans le syndicat d’avoir des postes de responsabilité correspondant à leur influence à la base.

Toutefois, l’agitation révolutionnaire de 1918-1919 provoqua l’essor d’une autre forme d’organisation ouvrière, les conseils d’usine. Ceux-ci regroupaient tous les ouvriers d’une même entreprise, et ils étaient plus représentatifs de la base que les syndicats. Les délégués à ces conseils devaient être salariés de l’entreprise, ce qui excluait les permanents syndicaux. Fin 1922, le Parti communiste avait gagné suffisamment d’autorité pour pouvoir organiser un congrès national réunissant plusieurs milliers de conseils d’usine. La tactique de front unique impliquait par conséquent souvent des appels à une action conjointe des conseils d’usine dirigés par les communistes et des syndicats dominés par les sociaux-démocrates.

Un bon exemple de la façon dont la tactique de front unique s’est déroulée dans la réalité, même s’il s’agit d’un exemple par la négative, est une grève des cheminots début 1922. Les chemins de fer allemands étaient nationalisés. Dans le cadre d’un programme d’austérité budgétaire, le gouvernement annonça que 20 000 cheminots seraient licenciés. Cela provoqua la grève d’un syndicat de cheminots indépendant, c’est-à-dire non affilié à l’ADGB. Le gouvernement, avec à sa tête le président social-démocrate Friedrich Ebert, déclara cette grève illégale. En réaction, le Parti communiste publia un appel à toutes les organisations ouvrières défendant le droit de grève, et il mobilisa ses propres forces en soutien aux cheminots. Quand les directions du Parti social-démocrate et de l’ADGB refusèrent de soutenir la grève, la direction du syndicat des cheminots ordonna à ses membres de reprendre le travail. Toutefois, les principes et l’activité des communistes augmentèrent leur autorité politique dans un secteur stratégique de la classe ouvrière, tout en discréditant les sociaux-démocrates.

Le front unique et la période postsoviétique

Il est évident que l’utilisation de la tactique du front unique dans les luttes élémentaires quotidiennes des travailleurs contre le capital, telle que pratiquée par les partis communistes européens des premières années, n’est pas applicable pour nous aujourd’hui, et il en sera encore ainsi demain. Toutefois, il y a d’autres différences importantes, beaucoup moins évidentes. L’une d’elles est le rôle de la liberté de critique, ou plus précisément de la critique elle-même. Dans son article de 1922, Trotsky présentait la liberté de critique comme une condition négative du front unique, autrement dit une chose à laquelle les communistes ne renoncent pas :

« Nous avons rompu avec les réformistes et les centristes pour avoir la liberté de critiquer les trahisons, l’indécision de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. Tout accord qui limiterait notre liberté de critique et d’agitation serait donc inacceptable pour nous. »

Rappelons-le, nous parlons ici de partis communistes de masse qui avaient les moyens de faire connaître leurs critiques des organisations réformistes aux militants et sympathisants de celles-ci. Le Parti communiste allemand, au début des années 1920, possédait des dizaines de quotidiens, qui étaient lus par des centaines de milliers d’ouvriers, y compris par une partie des militants et sympathisants de la social-démocratie. Les Partis communistes allemand, français et d’autres pays européens avaient des députés au parlement et des élus dans les conseils municipaux. Ils avaient des responsables syndicaux et des élus dans les comités d’usine. Dans pratiquement chaque usine en Allemagne, en France et dans certains autres pays – comme l’Italie et la Tchécoslovaquie –, les ouvriers communistes discutaient continuellement politique avec leurs collègues sociaux-démocrates, syndicalistes ou anarchistes. On ne manquait pas de confrontations et de débats politiques entre les communistes et les autres tendances du mouvement ouvrier.

La SL/U.S. est confrontée à une situation très différente vis-à-vis de nos opposants réformistes nettement plus grands : l’International Socialist Organization (ISO) social-démocrate, le Workers World Party et le Party for Socialism and Liberation staliniens, et le Revolutionary Communist Party maoïste-stalinien. Les dirigeants et les cadres de ces organisations ne veulent pas engager le combat politique avec nous, et ne ressentent aucun besoin de le faire. Au contraire. Ils cherchent à isoler des « sparts » leurs militants et contacts plus novices et plus jeunes. L’ISO, par exemple, nous exclut de ses débats publics. En réaction, il y a une tendance à se servir du front unique pour contourner le refus de nos opposants d’engager le débat politique. On peut discuter de l’efficacité de cette tactique utilisée dans ce but.

Mais ce qui est indiscutable, c’est que cela n’était pas l’objectif premier de la tactique du front unique. Son but n’était pas de créer une arène supplémentaire pour débattre avec les réformistes sur la doctrine et le programme, mais de croiser le fer avec eux à un niveau tout à fait différent. Ainsi, les « Thèses sur le front unique » de 1921 affirment :

« Les partis communistes de tous les pays, après s’être assuré la liberté organisationnelle d’influencer idéologiquement les masses travailleuses, s’efforcent maintenant dans tous les cas de parvenir à une unité d’action pratique aussi large et complète que possible de ces masses » [traduit de l’allemand par nos soins].

Je vais conclure en discutant les tactiques élaborées par le Comintern pour les partis communistes, plus petits, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, pour qui le front unique n’était pas réalisable car ils n’avaient pas un poids suffisant pour être à l’initiative d’actions ouvrières de masse et les organiser. En même temps, ce n’étaient pas non plus des groupes de propagande. Au début des années 1920, les PC britannique et américain regroupaient des milliers de militants ouvriers expérimentés, et ils avaient à leur tête des dirigeants ouvriers connus et respectés, comme Tom Mann en Grande-Bretagne et William Z. Foster aux Etats-Unis.

Dans le cas des Partis britannique et américain, Lénine joua un rôle central dans l’élaboration de tactiques appropriées. L’axe de base de la tactique du front unique, c’est l’offre faite par les communistes de mener une lutte unitaire avec les organisations réformistes, y compris leur direction actuelle. En Grande-Bretagne, cela s’exprimait sous la forme d’un soutien critique électoral au Parti travailliste, et aussi par la proposition communiste d’adhérer à celui-ci. Dans cette situation, les communistes agiraient ouvertement comme une fraction organisée, basée sur un programme révolutionnaire. En même temps, en tant que membres du Parti travailliste, ils aideraient à le construire, par exemple en recrutant des ouvriers politiquement plus arriérés qui soutenaient les libéraux ou les conservateurs.

Aux Etats-Unis, les seules organisations ouvrières de masse étaient (et sont toujours) les syndicats. Et donc les communistes exigent que les syndicats créent un parti politique qui s’oppose aux démocrates et aux républicains, et auquel les communistes participeraient. Je ne vais pas aborder ici le fait que beaucoup de communistes américains, peut-être la plupart d’entre eux, ont interprété cette tactique comme un appel et un engagement à créer un nouveau parti réformiste similaire au Parti travailliste britannique. Cette question est sans rapport avec le but de cette présentation. Ce qui compte, c’est de comprendre que le soutien appuyé à un parti basé sur les syndicats était l’analogue, aux Etats-Unis, de la tactique de front unique.

Au début des années 1970, nous avons eu une discussion interne approfondie sur la question du parti des travailleurs. L’essence et les conclusions de ce débat ont été synthétisées par Jim Robertson dans sa présentation de 1972 « Discussion sur la question du parti des travailleurs » ; celle-ci a été reproduite dans la brochure spartaciste Sur le front unique (janvier 1996). Robertson expliquait :

« Lors du dernier débat à New York, j’ai passé tout mon temps sur les décisions des Troisième et Quatrième Congrès. Je vais faire autrement cette fois, et je vais simplement signaler que le mot d’ordre de parti des travailleurs est la version actuelle, aux Etats-Unis, de la question du front unique. Il se pose en l’absence d’expression politique de masse du réformisme ou du stalinisme aux Etats-Unis. Au lieu de cela, étant donné l’organisation de syndicats industriels avec une bureaucratie profondément loyale au capitalisme, c’est vers ceux-ci que sont centrés, sur la question du parti des travailleurs, le problème de l’unité prolétarienne et le processus menant par la lutte au triomphe du communisme. »

Jim insistait aussi qu’un vrai mouvement vers un parti des travailleurs, ou même un sentiment largement partagé en sa faveur, ne pourrait être créé que par un niveau de lutte de classe qualitativement supérieur à celui qui existait à cette époque, et même dans celle des grandes grèves qui ont permis la construction des syndicats industriels de masse dans les années 1930. Sans une telle poussée convulsive de lutte de classe, notre position en faveur d’un parti basé sur les syndicats, opposé aux démocrates, est un aspect subordonné à notre propagande plus fondamentale en faveur de la dictature du prolétariat (qui s’exprime par la formule « gouvernement ouvrier »).

Cette façon d’aborder la question du parti des travailleurs est, je pense, en général appropriée pour la SL/U.S. dans la période actuelle. On a beaucoup discuté de savoir si nous avons une perspective ou non. Je crois que nous avons une perspective, mais pas dans le sens où le terme est utilisé. Je pense que notre perspective devrait être de produire davantage de propagande, de meilleure qualité, au sens plékhanovien, qui est d’expliquer beaucoup d’idées complexes à un petit nombre de personnes. Finissons-en avec les combines pour devenir riches rapidement. Quand, à l’avenir, des occasions de percée organisationnelle se présenteront, nous le saurons tous. Sans aucun doute, ces occasions créeront à la fois des problèmes objectifs et des divergences internes, et peut-être des batailles, mais ce n’est pas ce qui s’est passé dans notre tendance depuis la chute de l’Union soviétique.

Ce qui s’est passé, je pense, c’est une tendance de fond, subjective, à vouloir réaliser des percées organisationnelles afin de prouver (surtout à nous-mêmes) que nous ne sommes pas historiquement hors sujet, puisque le reste du monde pense que nous le sommes. Nous avons un rôle historique à jouer, mais nous ne sommes pas obligés de le prouver ni ne sommes en mesure de le faire aujourd’hui en faisant une percée organisationnelle importante ou par d’autres formes de succès publics. C’est simplement la réalité objective.