Le Bolchévik nº 190

Décembre 2009

 

Il faut rompre avec les démocrates - Pour un parti ouvrier ! Pour la révolution ouvrière !

Le déclin du capitalisme américain

Nous reproduisons ci-dessous la présentation, revue pour publication, faite le 12 septembre dernier à Chicago par Ed Clarkson, membre du comité central de la Spartacist League/U.S., section américaine de la Ligue communiste internationale.

Commençons par une évidence : cela va mal. On recense officiellement environ 15 millions de chômeurs. Neuf millions de personnes travaillent à temps partiel. Il faut y ajouter les millions et les millions de personnes qui ont jeté l’éponge ; elles n’apparaissent pas dans les statistiques du chômage parce qu’elles ne sont plus à la recherche d’un emploi, et cela remonte probablement à l’éclatement de la bulle Internet. Des gens perdent leur logement et voient leurs rêves d’une retraite heureuse partir en fumée.

On vient d’apprendre que seulement 60 % des gens qui s’inscrivent à l’université arrivent à terminer leur licence. J’imagine que les autres abandonnent parce qu’ils n’ont pas de fric. Et de façon générale, ceux qui déposent un dossier d’admission à des études supérieures se limitent aux filières professionnelles. Normalement, vous vous inscrivez dans une école ou un institut, pour y suivre une formation professionnelle, et ensuite vous partez chercher un emploi. Sauf qu’il n’y a plus d’emplois, et vous retournez suivre une deuxième formation professionnelle, et ainsi de suite. Tout le monde connaît ce phénomène. Parce que l’éducation ne crée pas d’emplois. Ce sont les investissements capitalistes dans l’économie qui produisent des emplois. Ensuite, plus il y a d’emplois supprimés, plus le système de santé se détériore.

En novembre de l’année dernière, environ 56 % des gens en âge de voter se sont déplacés ; beaucoup espéraient voir la fin du cauchemar des années Bush-Cheney. Les électeurs démocrates avaient tous d’énormes illusions dans Barack Obama, le premier Noir élu à la présidence. Aujourd’hui, on n’en est plus aux premiers 100 jours de sa présidence, mais autour de ses premiers 200 jours. Le problème n’est pas que rien ne s’est passé depuis son arrivée à la Maison Blanche ; c’est malheureusement pire que cela. Deux des décisions majeures de son gouvernement ont été, premièrement, de donner beaucoup d’argent aux banques, ce que les gens ont trouvé scandaleux. Et deuxièmement, avec l’aide précieuse de Gettelfinger, le dirigeant de l’United Auto Workers [le syndicat de l’automobile], de mettre à genoux ce qui était autrefois le syndicat le plus puissant des Etats-Unis. Ce plan de sauvetage de l’automobile a été orchestré depuis la Maison Blanche. Obama avait plus ou moins promis pendant sa campagne électorale que les usines ne fermeraient pas – elles ont fermé et les emplois ont disparu. Plus personne n’en parle.

Les allégements d’hypothèques, on les attend toujours. Les gens continuent à se faire saisir leur logement ; les saisies vont continuer. Les rafles d’immigrés se sont en fait considérablement multipliées en comparaison avec les années Bush. L’occupation de l’Irak continue, le « calendrier » pour un retrait partiel est fondamentalement le même que celui que George Bush avait proposé, aucune différence, et de toutes façons bien malin qui sait ce que ce calendrier signifie. Ceux qui pensent que le retrait des troupes d’Irak aura bien lieu en 2010 devraient y réfléchir à deux fois. Il y a l’escalade de la guerre en Afghanistan, qui aujourd’hui n’enchante pas vraiment la majorité des Américains. Et ensuite il y a l’appareil tortionnaire de l’impérialisme US : le gouvernement ne s’en vante plus, on fait juste les choses plus discrètement. Contrairement à Cheney, ils n’applaudissent pas à chaque fois qu’ils entendent quelqu’un hurler dans une prison – c’est inconvenant.

A la santé du profit

Regardez la « réforme » actuelle du système de santé. Il y aura bientôt dans ce pays 50 millions de gens qui n’ont aucune couverture médicale. Une partie de la bourgeoisie souhaiterait qu’un pourcentage plus élevé de la population soit couvert, parce que c’est embarrassant d’avoir tellement de gens sans couverture médicale. Et plus préoccupant encore pour la bourgeoisie, avec le système de santé américain, on en n’a pas pour son argent. Si on se rappelle que c’est la plus sauvage et la plus arriérée des grandes puissances impérialistes, et que cela l’a toujours été, alors la « réforme » de la santé se déroule de manière typiquement américaine. On explique que la « source de tous les maux », c’est que les gens « consomment » trop de soins médicaux. Comme ils consommaient trop de maisons, quand les banques leur faisaient des prêts, et qu’ils ont accumulé trop de dettes simplement en essayant de survivre, parce que leurs revenus étaient vraiment en train de diminuer.

Donc le méchant consommateur est responsable de tout. Ils ont découvert que ce qui s’est passé, c’est qu’un pourcentage significatif de l’endettement par les cartes de crédit était dû aux frais médicaux. Les gens ne « consomment » pas des soins médicaux : « Oh, docteur, je m’intéresse à un pontage coronarien, et à combien sont les greffes de foie aujourd’hui ? » Ce qui se passe, c’est que vous allez chez un docteur parce que vous ne vous sentez pas bien, il vous dit ce dont vous avez besoin, votre assurance donne ou non son accord, et l’hôpital assure ou non les soins. Il n’y a aucune course à la consommation là-dedans. Cela ne dépend pas de vous.

Donc qu’est-ce qu’ils sont en train de concocter en ce moment à Washington ? Obama s’est déjà mis d’accord avec les compagnies d’assurances, avec les docteurs, avec les hôpitaux ; certains secteurs ne seront pas touchés, donc maintenant ils soutiennent tous la « réforme » de la santé. Tous ces gens, qui ont fait des profits gigantesques, sont tout d’un coup favorables à tout cela, parce que cela peut leur amener plusieurs dizaines de millions de gens qui pourront « consommer ». D’un autre côté, les gens ordinaires sont inquiets quand ils entendent qu’il va y avoir toutes ces merveilleuses économies, parce que c’est maintenant le loup qui dirige la bergerie. Ils se doutent de ce qui va se passer (et leurs doutes ne sont pas sans fondement), c’est que les gens qui ont une couverture médicale vont être moins bien couverts. Le gouvernement va réduire le financement de Medicare et de Medicaid [les programmes qui assurent une couverture médicale minimale aux pauvres et aux personnes âgées], réduire les remboursements pour ceux qui ont une couverture médicale « trop généreuse ». On parle d’imposer les prestations « excessives » versées aux familles avec enfants dont les deux parents travaillent. Donc les gens étaient au début plutôt favorables à la réforme de la santé, mais ils se doutent de plus en plus que c’est la classe ouvrière qui va payer l’addition, que les travailleurs vont devoir payer pour les gens qui ne travaillent pas. Dans ce pays, de tels soupçons s’entremêlent toujours avec le racisme anti-Noirs. Cela montre le rôle précieux que joue pour la bourgeoisie l’oppression raciale de la caste que constituent les Noirs dans ce pays. Cette oppression aide la bourgeoisie à diviser les travailleurs selon des lignes de race.

Une fois qu’on a dit cela, il faut prendre conscience que dans la société capitaliste les soins médicaux sont toujours rationnés, qu’ils soient pris en charge par l’Etat ou par des assurances privées. En tant que marxistes, nous ne réclamons pas un « meilleur » plan réformiste, comme un système national d’assurance maladie. Cela serait bien si cela existait, mais ce n’est pas notre solution. Nous sommes pour des soins médicaux gratuits et de qualité pour tous. S’il y avait une révolution socialiste ce soir, demain tous les soins médicaux seraient gratuits. Tous les soins médicaux – l’avortement, tout. Réformer le système de santé, c’est aussi facile que cela. Ce qui est difficile, c’est d’avoir une révolution socialiste.

Le capitalisme américain et la présidence Obama

La Spartacist League/U.S., section de la Ligue communiste internationale, était contre Barack Obama quand il était candidat à la présidence. Nous sommes contre tous les candidats bourgeois. De plus, dans le cas des postes exécutifs – ceux qui gèrent l’ordre capitaliste, les gouverneurs, les maires, les shérifs et le président – nous sommes contre ces postes en tant que tels. Dans le passé, à plusieurs reprises, nous avons présenté des candidats à des postes de maire, par exemple, qui est un poste exécutif, en déclarant expressément que ces candidats n’occuperaient pas le poste s’ils étaient élus. Nous avons depuis révisé notre position, parce que le fait même de se présenter à un poste exécutif apporte avec lui, quoi qu’on puisse dire, l’implication que la réforme est possible dans ce contexte. Donc nous ne nous présentons plus à des postes exécutifs (voir « A bas les postes exécutifs de l’Etat capitaliste ! Principes marxistes et tactiques électorales », Spartacist édition française n° 39, été 2009).

Les gens ont voté pour Obama en espérant que quelque chose de bien allait arriver après les années Bush. Nos opposants dans la gauche, même si la plupart d’entre eux n’ont pas ouvertement appelé à voter pour Obama, ont dit peut-être que ce type allait, d’une façon ou d’une autre, débloquer un peu les choses pour la population. Et bien sûr, tous ceux qui ont lu leurs journaux savaient ce qu’ils voulaient dire.

Si nous n’avons pas voté pour Obama, ce n’est pas parce que l’homme ne nous plaisait pas ; cela n’a rien à voir. C’est parce qu’en tant que communistes, nous savons que l’ordre capitaliste est ce qui cause et perpétue la misère humaine, et que le système de la propriété privée et l’Etat des patrons qui le défend doivent être renversés par une révolution socialiste menée par la classe ouvrière. Il n’y a pas d’autre solution. Notre modèle pour cela, c’est la Révolution bolchévique d’octobre 1917.

Le fait que la gauche réformiste soutienne un politicien capitaliste pour la présidence reflète parfaitement ses illusions. Mais est-il possible, à supposer même qu’il le veuille, que quelqu’un qui occupe ce poste réforme le système capitaliste ? Georgi Plékhanov, à propos de la nature du progrès humain, écrivait dans son livre A propos du rôle de l’individu dans l’histoire :

« Ce qu’il faut aujourd’hui tenir pour la cause première et la plus générale de ce devenir [le devenir historique], c’est l’évolution des forces productives, lesquelles conditionnent les changements successifs dans les rapport sociaux entre les hommes. A côté de cette cause générale opèrent des causes particulières, c’est-à-dire la situation historique dans laquelle se déroule l’évolution des forces productives d’un peuple, et qui est elle-même créée en suprême instance par l’évolution de ces forces chez les autres peuples, ce qui nous ramène à la cause générale. »

Trotsky appelait la situation historique où nous vivons aujourd’hui « l’époque de la décadence impérialiste », et « l’agonie du capitalisme ». Le capitalisme a toujours été accompagné par la misère, mais il a connu une période de progrès. Dans ce pays, cette période a culminé pendant la guerre civile [dite guerre de Sécession], avec la victoire du Nord et la destruction du système esclavagiste, une victoire qui a été en fait une révolution sociale. Au début du XXe siècle, les grandes puissances industrielles, en essayant d’étendre la base de leurs profits et de leur pouvoir, ont commencé à entrer en conflit les unes avec les autres pour le partage de la planète. Sur la scène mondiale, les Etats-Unis ont fait leur entrée dans l’ordre impérialiste en 1898, contre l’empire espagnol en déclin, aux Philippines, à Cuba, etc. (la guerre hispano-américaine), en même temps qu’à l’intérieur ils remettaient les Noirs dans les fers avec l’instauration d’un appareil légal ségrégationniste dans le Sud, le système « Jim Crow ». Bien sûr, aujourd’hui l’appareil légal du « Jim Crow » n’existe plus, mais il se reflète dans toutes les statistiques sociales importantes : santé, espérance de vie, emploi. Bien que ce ne soit pas le thème de cette présentation, l’oppression des Noirs est un trait fondamental du capitalisme américain, que la bourgeoisie utilise pour diviser la classe ouvrière et pour faire en sorte que les Etats-Unis demeurent le seul grand pays qui ne possède même pas un parti ouvrier réformiste. Autrement dit, les ouvriers de ce pays ne considèrent tout simplement pas qu’ils appartiennent à une classe ouvrière.

Obama appartient à la nouvelle classe moyenne noire. Par « nouvelle », je veux dire qu’il y a aujourd’hui une petite couche de Noirs dans des postes exécutifs, dans les conseils d’administration, dans les hautes sphères du système éducatif, en plus des personnalités du sport et du show-business. Et c’est de cette couche sociale qu’Obama est issu. Il fait des sermons paternalistes aux hommes noirs, en les exhortant à se prendre en charge et à commencer à se comporter de manière « responsable », et après cela il prend un demi avec un flic pour expliquer pourquoi les flics doivent être « sensibilisés » quand ils ont affaire à des intellectuels noirs comme Henry Louis Gates Jr [un professeur d’université noir arrêté l’été dernier en bas de chez lui comme un voleur par la police]. Et bien sûr, le flic en question est devenu le héros de tous les policiers des Etats-Unis, qui admirent son manque de sensibilité, parce qu’après tout ce sont les forces de répression chargées de contrôler cette société capitaliste pour le compte de la bourgeoisie. Obama est simultanément celui qui est en train de détruire la vieille classe ouvrière noire, les ouvriers de l’automobile, en transformant un peu plus Detroit en zone sinistrée. C’est le pendant, à l’intérieur du pays, du rôle que joue Obama en tant que commandant en chef de l’impérialisme US.

Examinons d’un peu plus près l’époque de la décadence impérialiste. Evidemment, dans cette époque de décadence, il y a des périodes de pourrissement et de dévastation, mais il y a aussi des moments où la croissance redémarre. Quand cette « grande récession » se terminera, et cela se produira un jour, on recommencera à embaucher. Est-ce que cela sera aussi bien ? Non. Cela fait longtemps que les emplois ne sont plus aussi bien qu’avant. On perd son emploi, le deuxième emploi est pire, et le troisième encore pire. Et est-ce qu’il y aura autant d’emplois ? Probablement pas. Mais il y aura à un certain moment une reprise des embauches. Donc l’époque de la décadence impérialiste, cela n’est pas le Portrait de Dorian Gray ou la Nuit des morts-vivants, mais plutôt, globalement, que le système social capitaliste apporte plus de souffrances que de bénéfices à l’humanité. Mais les systèmes sociaux ne s’évanouissent pas et ne disparaissent pas comme cela. Contrairement aux organismes biologiques, les organismes sociaux doivent être mis à mort, principalement par les guerres et les révolutions. Par exemple, la plus puissante et la plus riche des puissances impérialistes, les Etats-Unis, a atteint son apogée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, qui s’est déroulée à l’époque de la décadence impérialiste.

Quel a été le prix de cette ascension ? Eh bien, il y a eu près de 100 millions de morts à cause des deux guerres mondiales, l’Europe et une grande partie de l’Asie ravagées, la barbarie d’Hiroshima et Nagasaki, où au fond des gens sans défense ont été incinérés par des armes nucléaires. Depuis leur ascension au lendemain de la guerre, les Etats-Unis ont été impliqués pratiquement chaque année dans des guerres ou des interventions militaires. Au moins dix autres millions de cadavres ont été ajoutés aux cimetières créés par la Première et la Deuxième guerres mondiales, bien sûr pour la cause de l’expansion de la « démocratie », qui est véritablement une version améliorée du « fardeau de l’homme blanc ».

L’histoire a amplement prouvé depuis ces deux guerres mondiales que la classe ouvrière n’avait aucun camp à choisir dans ces guerres entre grandes puissances capitalistes, pas même dans ce qu’on a appelé la « guerre héroïque contre le fascisme ». Il y avait seulement un camp qu’il fallait défendre pendant la Deuxième Guerre mondiale : l’Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré soviétique. Mais plusieurs dizaines d’années plus tard, en 1991-1992, l’Union soviétique a succombé à la contre-révolution capitaliste, et c’était une défaite historique. La situation aujourd’hui montre une véritable régression historique. C’est une vision erronée du marxisme de dire qu’il affirmerait que les sociétés vont toujours de l’avant. Non, malheureusement, de grandes défaites sont possibles. Ce que nous voyons aujourd’hui en Russie et en Europe de l’Est, c’est l’impact de la destruction par le système social inférieur et réactionnaire qu’est le capitalisme, d’un système social qui, malgré l’incurie de la bureaucratie stalinienne, portait en lui les racines du progrès social – c’est-à-dire le renversement de la domination capitaliste et l’instauration des prémisses de formes ouvrières de production. Nous nous sommes battus contre les contre-révolutions capitalistes en Europe de l’Est et en URSS, de 1989 à 1992, et aujourd’hui nous défendons les pays qui restent où le capitalisme a été renversé, comme la Chine, le Vietnam, la Corée du Nord et Cuba. En même temps, nous luttons pour des révolutions politiques prolétariennes pour chasser les bureaucraties staliniennes. Au niveau mondial, l’impact le plus important de la chute de l’Union soviétique a été celui sur la conscience, en particulier celle des éléments avancés de la classe ouvrière, qui n’ont plus tendance à considérer le socialisme, même dans sa variante réformiste, comme une chose pour laquelle cela vaut le coup de lutter. C’est un immense recul.

La récession, la dépression et le « New Deal » de Roosevelt

Il se trouve que j’ai grandi pendant les années fastes de l’impérialisme américain. Malheureusement, j’ai perdu aujourd’hui le droit de dire aux gens, en ma qualité de vieux de la vieille, « de mon temps, j’en bavais plus que vous ». Ce n’est tout simplement plus vrai. Et au cours des 30 ou 40 dernières années, marquées par un déclin économique considérable, nous avons assisté au grignotage du niveau de vie des gens ordinaires, avec des moments de spoliation accélérée (par exemple la « fin des programmes sociaux » orchestrée par Bill Clinton), et à la montée des attaques contre les droits (la « guerre contre la drogue », la « guerre contre le terrorisme ») ; un pourcentage significatif de la population noire est aujourd’hui « logée » dans des prisons. De façon générale, la vie des gens n’est pas rose.

Mais quelqu’un pourrait demander : « Avec tout ce pourrissement, pourquoi sommes-nous moins mal lotis aujourd’hui que pendant la grande dépression des années 1930 ? » – ce qui est vrai, il faut le dire franchement. Je voudrais reprendre l’histoire depuis le début. Depuis Lincoln, on avait vu défiler à la présidence une succession de médiocrités. Qu’ont laissé Calvin Coolidge, Chester Alan Arthur, Grover Cleveland, Woodrow Wilson ? Aucun d’eux n’a rien fait, parce qu’ils agissaient dans les limites étroites du système, et la présidence n’a jamais été utilisée, et ne le sera jamais, pour remettre en cause ces limites. Une personnalité pourrait faire exception : Franklin D. Roosevelt. Roosevelt était perçu par la droite comme une sorte d’hybride entre Lénine et Satan, et par les libéraux bourgeois comme celui qui a vraiment démontré que le capitalisme peut être décent. A cause des similitudes entre la grande dépression des années 1930 et aujourd’hui, et aussi parce que Roosevelt est devenu une sorte d’icône, il est utile d’examiner cette question. Je vais m’efforcer de réfuter cette vision.

Il y a deux grandes différences entre le monde d’aujourd’hui et celui de l’époque de la grande dépression : premièrement, la Révolution d’octobre 1917 était alors un phare pour la classe ouvrière ; et deuxièmement, les Etats-Unis étaient à cette époque un pays industriel en développement, le plus puissant du monde. Ce n’est plus le cas. Ce sont là des différences importantes.

Comparons un peu, si vous le voulez bien, Obama et Roosevelt. Il y a des similitudes : leur première décision à tous les deux a été de conforter les banques, même s’ils ont utilisé pour cela des mécanismes différents. Roosevelt s’est pour l’essentiel contenté de fermer les banques en difficulté. Obama les a inondées de liquidités. Le résultat net a été le même : les banques ont empoché l’argent et n’ont rien fait avec. Pourquoi ? Parce que ce qui importe pour les capitalistes, c’est de pouvoir réaliser un profit, et tant que ce n’est pas le cas, l’argent reste où il est. Peu importe la quantité d’argent qu’Obama fait sortir des planches à billets. Et l’autre similitude, c’est que les grandes banques ont mangé les petites, les plus stables ont mangé les plus faibles. C’est ce qui est arrivé les deux fois.

Pendant le « premier New Deal », Roosevelt a fait passer le NRA, le National Industrial Recovery Act [loi sur la reprise industrielle], qui visait principalement à encourager la « coopération » entre les ouvriers et le management, vous pouvez imaginer ce que cela signifiait, et cela n’a pas créé beaucoup d’emplois. On peut dire la même chose de la Tennessee Valley Authority, et de ce qui est devenu plus tard le Civilian Conservation Corps – une infime quantité d’emplois ont été créés. Ce qu’a surtout fait le NRA a été de jeter les bases de la formation de syndicats-maison à la solde des patrons. Cela n’enchantait pas particulièrement la classe ouvrière ; donc les ouvriers, dans leur immense majorité, les ont désertés, parce qu’un syndicat-maison ne sert pas à grand-chose quand vous voulez lutter contre la direction de la maison.

Examinons maintenant ce qu’on a appelé le « deuxième New Deal » – c’est-à-dire celui de 1935. La Works Progress Administration [administration des travaux publics] a embauché davantage de monde, mais cela ne représentait toujours qu’un faible pourcentage des chômeurs, quelques millions de personnes tout de même. On a créé une forme de sécurité sociale, et à partir de là on a mis en place des indemnités chômage, une sorte d’allocation familiale, etc. Et ensuite, pour remplacer le NRA, qui avait été déclaré inconstitutionnel par la Cour suprême en 1935, il y a eu un truc qui s’appelait le National Labor Relations Act [loi sur les relations entre salariés et employeurs], également connu sous le nom de loi Wagner, qui a été adopté plus tard en 1935. C’était censé autoriser les ouvriers à s’organiser – s’ils se conduisaient bien et respectaient la législation du système capitaliste.

Donc il faut poser la question : ceci reflète-t-il le fait que l’administration de Roosevelt – le comité exécutif de la classe dirigeante capitaliste – avait désormais un cœur ? Non, elle faisait semblant d’avoir un cœur, et il y a une différence. Ce qui a réellement arraché ces concessions à la bourgeoisie, ce sont des grandes grèves de 1934, à Toledo [dans l’automobile], sur la côte Ouest (les dockers), et la grève des camionneurs à Minneapolis. A ce moment-là, des ouvriers combatifs avaient commencé à organiser les chômeurs comme une partie intégrante du mouvement syndical. Juste pour vous montrer la forte ambivalence de Roosevelt même en ce qui concerne les petites réformes qu’il avait introduites, en 1935 il a augmenté le nombre de gens employés par le gouvernement dans le cadre de la Works Progress Administration, et il l’a ensuite diminué fortement en 1937, parce qu’il pensait qu’il y avait une reprise, et cela a déclenché une deuxième récession. La grande dépression est en fait constituée de deux récessions – 1929-1933 et 1937-1938.

Maintenant, pour ce qui est des pouvoirs du National Labor Relations Board [NLRB – dont l’équivalent français serait l’Inspection du travail], les employeurs ont fait comme si le NLRB n’existait pas, parce qu’ils pensaient qu’il serait lui aussi invalidé par la Cour suprême. Les ouvriers avaient eux aussi tendance à faire comme s’il n’existait pas, ce qui était une bonne chose. Autrement dit, ce qui est arrivé ensuite, c’est une vague de grèves. Pour vous donner une idée de son ampleur ; en 1934, il y a eu 1 800 grèves ; en 1935, 2 000 ; en 1936, 2 100 ; en 1937, au début de la deuxième récession, il y en avait 4 700 ; en 1938, 2 700 ; en 1939, 2 600. Personne n’allait frapper à la porte du NLRB pour demander « s’il vous plaît ». Les gars étaient dans la rue à se cogner avec les flics et les patrons, et certains d’entre eux en sont morts.

La grande grève avec occupation de Flint a eu lieu en 1936-1937. Quelqu’un se rappelle une intervention du NLRB dans cette grève ? Non, il n’y en a pas eu. Le NLRB aurait pu essayer, mais en tant que tel il n’a eu aucune influence. Soit dit en passant, la vague de grèves qui avait débuté en 1935 a eu pour résultat de multiplier par deux les effectifs du mouvement syndical en l’espace de cinq ans. Donc c’était tout à fait considérable. Cependant, ces ouvriers ont été trahis, notamment par le Parti communiste stalinien, pour le compte du Parti démocrate et au service de Roosevelt pour l’entrée en guerre.

Aujourd’hui, on parle beaucoup du keynésianisme. Roosevelt n’était pas keynésien. C’était un partisan de l’équilibre budgétaire. Pendant la grande dépression, les dépenses publiques ont connu une certaine augmentation accompagnée de hausses d’impôts. Autrement dit, le gouvernement finançait ses dépenses, contrairement à Obama qui fait juste fonctionner la planche à billets, et advienne que pourra. Pour le keynésianisme, la réponse est censée être de mettre de l’argent entre les mains des consommateurs. On crée des déficits. Ce n’est qu’en 1939 que le gouvernement a commencé à prendre la voie du déficit, et la raison n’a rien à voir avec l’économie, c’était pour fabriquer des armements. Un gouvernement capitaliste a besoin du keynésianisme pour faire la guerre, s’il n’a pas un trésor de guerre bien garni, ou s’il ne veut pas se pointer sur le champ de bataille sans fusils, sans avions et sans chars d’assaut. Donc en fait le keynésianisme n’a joué aucun rôle et n’a jamais joué aucun rôle dans des situations du genre de la grande dépression. Bien sûr, ce qui a permis de sortir de la dépression, comme nous le savons tous, cela a été la Deuxième Guerre mondiale : résorption automatique du chômage, puisque la moitié de la population active a été envoyée pour tuer et se faire tuer sur le champ de bataille.

Ceci étant dit, Obama n’a même pas fait le genre de trucs minables qu’avait fait Roosevelt, à part renflouer les banques. En plus, à ma connaissance, on ne parle pas de faire quoi que ce soit. Mais Obama n’est pas aiguillonné par la lutte de classes, comme Roosevelt l’était. D’un autre côté, nous connaissons les limites à l’intérieur desquelles le système capitaliste opère.

Avec l’entrée dans la Deuxième Guerre mondiale, les salaires ont été gelés et le droit de grève supprimé, avec la totale complicité de la bureaucratie syndicale qui soutenait le plan de guerre du gouvernement. Pendant toute la guerre, les gens ont travaillé avec les salaires de l’époque de la dépression, ce qui a provoqué une gigantesque vague de grèves à la fin de la guerre, en 1946. La politique d’Obama, dans la mesure où il paraît en avoir une, ressemble davantage à celle de l’économiste de droite Milton Friedman. Elle est essentiellement monétariste : maintenir à un niveau très bas le taux d’intérêt de la banque centrale, à 0 %. Le Japon, à partir du milieu des années 1990, a maintenu le taux d’intérêt de sa banque centrale à 0 %. Cela n’a pas stimulé l’économie, parce que, une fois de plus, pour le capitalisme il faut faire des profits. S’il n’y a pas de profits, il tourne au ralenti. S’il y a beaucoup de profits à empocher, il tourne à toute vitesse et crée les bases de la prochaine crise.

Aujourd’hui, l’argent donné aux consommateurs ne circule pas ; les dépenses de consommation continuent à diminuer, parce que les gens perdent leur emploi. Ceux qui ont de l’argent s’attendent à perdre leur emploi, et donc ils ne s’en séparent pas comme cela. Ou ils s’attendent à perdre leur couverture médicale, ou à perdre leur maison – et leurs craintes ne sont pas sans fondement.

Donc, notre sort est-il matériellement plus enviable aujourd’hui que pendant la dépression ? Je dirais oui, mais pourquoi ? Parce que la Sécurité sociale existe, parce que l’assurance chômage existe, parce que les bons alimentaires existent – aujourd’hui, toutes ces choses qui sont des sous-produits des luttes sociales des années 1930 existent. Elles n’ont commencé à exister que vers la fin de la grande dépression, et encore. On peut imaginer que les secteurs les plus enragés de la bourgeoisie pourraient les abolir, mais ce n’est pas politiquement réaliste. S’ils faisaient cela, les vieux militants étudiants des années 1960 manifesteraient devant la Maison Blanche avec des guillotines. On ne peut pas juste enlever d’un seul coup aux gens tout ce qu’ils ont. Mais les anciens militants, malheureusement, ne sont pas une force sociale suffisante.

Pour la révolution ouvrière

J’ai essayé d’argumenter que le mythe Roosevelt n’est précisément qu’un mythe. Un certain nombre d’événements clés qui se sont produits pendant qu’il était au pouvoir ont été, vraiment, une perte pour l’humanité. La victoire des Etats-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale, leur domination du monde, c’est une perte pour l’humanité, un coup terrible. Et en particulier, en ce qui concerne ce qu’on voit comme des acquis, Roosevelt en tant que tel n’y était pour rien, si ce n’est qu’il a réagi pour tenter d’acheter et de désamorcer la lutte de classe, qui s’était sérieusement déclenchée à cette époque.

Ce que j’ai essayé de montrer, c’est que les réformes sont les sous-produits des luttes sociales, que ces réformes sont constamment rognées et menacées par la bureaucratie syndicale qui, parce qu’elle fait allégeance aux capitalistes, est prête à faire des concessions importantes. Dans le cas du syndicat de l’automobile, jadis très puissant, il n’est pas encore mort, mais il apparaît assez moribond. La bureaucratie syndicale, les lieutenants ouvriers du capital, travaille à contenir et/ou parfois simultanément à trahir la lutte de classe. Dans ce pays, cela s’exprime politiquement par ses liens avec le Parti démocrate, dont elle est une composante significative. Je pense que dans une convention démocrate typique, 25-30 % des délégués sont des syndicalistes. Le Parti démocrate n’est pas un parti ouvrier, c’est un parti bourgeois. Mais il faut reconnaître que les échelons supérieurs du mouvement syndical sont en grande partie intégrés dans ce parti, au détriment des syndicats.

J’ai aussi essayé de démontrer que la seule issue pour l’humanité, c’est de détruire le capitalisme par une révolution sociale ouvrière. Il convient de rappeler, en ce qui concerne par exemple la couverture médicale, que seuls les pays qui avaient renversé la domination capitaliste – Cuba, l’Union soviétique et la plus grande partie de l’Europe de l’Est – offraient des soins médicaux gratuits. Ce n’était pas très raffiné, mais c’était accessible à tout le monde. (Bien qu’à Cuba on fasse des choses assez sophistiquées, et c’était aussi le cas en Union soviétique.) Et parce que c’était accessible à tout le monde, on envoyait juste les gens chez le docteur et on les soignait.

Certaines personnes demandent ce qui va se passer sous le socialisme. Eh bien, évidemment, certains problèmes sont plus complexes que d’autres, comme restaurer la base industrielle de cette économie, ce qui nécessitera pas mal de réflexion et de planification. Mais je vous promets que dans un Etat ouvrier américain, le problème du logement, comme la crise du système de santé, seraient rapidement réglés. Peut-on nier qu’il y ait dans ce pays des logements utilisables, des immeubles de bureaux vacants, etc. ? Et il est possible, à court terme, de fournir un emploi à tout le monde simplement en diminuant le nombre d’heures travaillées. C’est ce que suggère le Programme de transition écrit par Trotsky en 1938 : une manière pour les révolutionnaires d’avancer des revendications, inaccessibles dans leur entièreté sous le capitalisme, ce qui permet d’amener à la conclusion que ce qu’il faut, c’est une solution révolutionnaire. Il y a la revendication de l’échelle mobile des salaires et des heures de travail ; de la nationalisation sans compensation des banques ; de la nationalisation des grandes entreprises, là encore sans compensation ; la création de groupes de défense ouvriers. Je voudrais citer le Programme de transition :

« L’orientation des masses est déterminée, d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pourrissant ; d’autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le facteur décisif est, bien entendu, le premier : les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques. »

Donc pourquoi est-ce que nous n’allons pas simplement demander à Barack Obama de nationaliser les banques sans compensation ? Eh bien, on se ferait probablement arrêter pour utilisation de substances illicites, et non sans raison. Je voudrais citer Trotsky sur comment il faut utiliser ce genre de programme : « La différence entre ces revendications et le mot d’ordre réformiste bien vague de “nationalisation” consiste en ce que : 1) Nous repoussons le rachat ; 2) Nous prévenons les masses contre les charlatans du Front populaire qui, proposant la nationalisation en paroles, restent en fait les agents du capital ; 3) Nous appelons les masses à ne compter que sur leur propre force révolutionnaire ; 4) Nous relions le problème de l’expropriation à celui du pouvoir des ouvriers et des paysans. » (Les petits paysans étaient à cette époque un élément significatif dans la société américaine, ce qui n’est plus le cas.)

Ce que font souvent nos réformistes, c’est d’avancer une revendication qui leur semble réalisable, comme d’appeler à des nationalisations. Le problème, dans ce contexte, c’est le fait de supplier. A qui est-ce que vous le demandez ? Est-ce que vous pensez réellement que les dirigeants impérialistes américains vont vraiment concéder ce genre de réformes ? Bien sûr, les réformistes le pensent, parce qu’ils pensent que ce système peut être réformé.

Il y a des luttes de classe dans le monde, en fait, mais assez peu aux Etats-Unis, et cela est ainsi depuis plusieurs dizaines d’années. Mais comme le faisait remarquer Friedrich Engels, l’ordre capitaliste est un système qui, d’un côté, organise la production de façon socialisée, mais où le produit de cette production socialement organisée, d’un autre côté, est approprié de façon anarchique par la bourgeoisie. Il y a ceux qui travaillent et ceux qui possèdent les produits de ce travail. Ce système est intrinsèquement instable, mais pas de manière prévisible. Si vous me demandez « Quand y aura-t-il des luttes de classe ? », je devrai répondre « Je ne sais pas ». Il n’y a pas non plus de recette pour déclencher la lutte de classe dont nous, les marxistes, savons qu’elle arrivera. Mais les conditions mêmes qui minent la classe ouvrière, les conditions mêmes qui démoralisent les travailleurs et les dressent les uns contre les autres dans la lutte pour la survie – c’est-à-dire le mode de production capitaliste –, ces mêmes conditions poussent aussi la classe ouvrière vers l’unité dans la bataille contre ses exploiteurs. Aussi longtemps que le capitalisme existera, il engendrera les conditions qui provoquent la lutte de classe.

Donc que faut-il faire aujourd’hui ? Eh bien, ce qu’il nous faut, c’est un bouleversement social du type de celui dont j’ai parlé. Mais cela n’arrivera pas si l’on ne forge pas un parti révolutionnaire trotskyste. Et il faudra que des ouvriers avec une conscience de classe chassent les bureaucrates traîtres de leurs positions de pouvoir dans les syndicats. Donc ce qu’il faut faire aujourd’hui, c’est de commencer à regrouper ceux qui sont déterminés à créer un parti ouvrier révolutionnaire. Ce n’est pas le cas de nos opposants réformistes. Nous sommes les seuls dans la gauche à posséder cette détermination. Pour cette raison, nous gênons les réformistes, parce que nous affirmons qu’ils sont contre la révolution socialiste, et parce que nous montrons comment, de multiples manières, ils trahissent et sabotent les luttes de la classe ouvrière, comment ils colportent des illusions dans le capitalisme. Donc nous cherchons des gens qui voudront, un jour, apporter cette petite brochure, le Programme de transition, dans leur usine, dans leur atelier, et contribuer à mobiliser la classe ouvrière pour qu’elle accomplisse sa tâche historique, renverser cet ordre capitaliste complètement sauvage.

Traduit de Workers Vanguard n° 945, 23 octobre