Le Bolchévik nº 187

Mars 2009

 

Karl Marx avait raison

Crise économique capitaliste : les patrons font payer la note aux travailleurs

L’article ci-dessous est la traduction, revue et corrigée pour publication et mise à jour, d’une présentation de Joseph Seymour, membre du comité central de notre section américaine, la Spartacist League/U.S., lors d’un plénum du Comité exécutif international de la Ligue communiste internationale qui s’est tenu en 2008. La version anglaise de cet article a été publiée dans Workers Vanguard n° 927 (2 janvier).

* * *

Un banquier hollandais avait un jour décrit en ces termes l’ambiance à la Bourse de Londres : « C’était comme si tous les déments s’étaient échappés en même temps de l’asile de fous. » C’était il y a plus de trois siècles, quand l’éclatement de « la bulle des mers du Sud » provoqua un krach des marchés financiers. Donc les choses n’ont pas vraiment beaucoup changé.

L’effondrement des marchés financiers et la grave récession économique auxquels nous assistons aujourd’hui ont commencé aux Etats-Unis, et les Etats-Unis en sont le centre. Donc je voudrais commencer en situant cette crise dans le cadre historique plus large de plusieurs décennies de déclin du capitalisme américain. Toutefois, il est utile d’aborder tout d’abord la nature de la conscience de classe bourgeoise, et notamment celle de la bourgeoisie américaine. La bourgeoisie n’est pas une classe collectiviste. Tant dans leurs pratiques professionnelles que dans la politique gouvernementale qu’ils préconisent, les capitalistes sont avant tout motivés par leur intérêt particulier immédiat, et non par une vision plus large des intérêts à long terme de leur classe. Certes, les revenus et les richesses de tous les capitalistes individuels proviennent de la masse de la plus-value produite par l’exploitation du travail. Mais dans leurs activités quotidiennes, les capitalistes, et particulièrement les capitalistes financiers, sont principalement guidés par le désir de s’enrichir eux-mêmes, aux dépens d’autres capitalistes.

Je viens de terminer un livre dont le titre est Traders, Guns & Money : Knowns and Unknowns in the Dazzling World of Derivatives [Les traders, les armes et l’argent : ce qu’on sait et ce qu’on ignore du monde fascinant des produits dérivés – 2006] ; c’est écrit par Satyajit Das, un vieux briscard du marché des produits dérivés. C’est très amusant, vraiment très drôle. A un moment, Das travaillait pour une banque d’affaires qui cherchait à inciter un gérant japonais de fonds de pension à devenir leur client :

« La banque le courtisait sans répit et sans succès depuis des années. Il s’avéra que le gérant de fonds avait une faiblesse – un penchant caricatural pour les grandes blondes, avec de longues jambes et les yeux bleus. La banque avait supposé que la femme n’avait pas besoin d’être japonaise.
« Une recherche globale fut entreprise, et le département des ressources humaines (DRH) fit des merveilles. La banque trouva une Scandinave stéréotypée pour couvrir le gérant de fonds. La femme en question – s’il vous plaît, ne riez pas – s’appelait Ulrika. Elle était brillante, plaisante et efficace ; il y avait un seul problème – elle ne connaissait rien aux produits dérivés. Son domaine, c’était les cosmétiques. La banque l’a quand même engagée en se disant, à juste titre, comme la suite devait le montrer, que ce qui intéressait le gérant de fonds, ce n’était pas ses produits dérivés. »

Quand j’ai lu ce livre, en tant que marxiste, ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il n’était absolument pas question de la division du produit social entre salaires et profits, ou plus généralement de plus-value, y compris la rente et l’intérêt. Tout le livre était focalisé sur la division de la plus-value entre capitalistes financiers et non financiers, et entre groupes de capitalistes financiers concurrents. Cela montrait que la plupart des capitalistes s’occupent de se baiser les uns les autres au maximum. Le secteur politiquement décisif de la bourgeoisie ne subordonnera ses propres intérêts immédiats à ce qu’il considère comme les intérêts à long terme plus larges de sa classe que s’il se sent suffisamment menacé, d’en bas par la classe ouvrière ou de l’extérieur par des Etats hostiles. Et quand ce n’est pas le cas, c’est un monde à la Thomas Hobbes, où tout le monde se bat contre tout le monde.

La fin de l’hégémonie économique américaine de l’après-Deuxième Guerre mondiale

En gardant cela en tête, examinons les grandes lignes de l’histoire de l’économie capitaliste américaine de l’après-guerre. Pendant les deux premières décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, les Etats-Unis dominaient le marché mondial des produits industriels. Ils maintenaient une balance commerciale largement bénéficiaire avec presque tous les autres pays capitalistes. Toutefois, vers le milieu des années 1960, l’Allemagne de l’Ouest et le Japon avaient reconstruit et modernisé leurs économies de telle sorte qu’ils pouvaient concurrencer efficacement les Etats-Unis sur les marchés mondiaux, et aussi sur le marché intérieur américain. Donc les grands flux commerciaux se sont inversés. Les Etats-Unis ont commencé à avoir une balance commerciale déficitaire.

En l’espace de quelques années, ce renversement a détruit le système monétaire international de l’après-guerre, qui avait été établi en 1944 à la conférence de Bretton Woods, dans l’Etat américain du New Hampshire. On appelait cela « l’étalon-or » où le dollar était convertible en or à un taux fixe. Les taux de change respectifs des monnaies des pays capitalistes les plus importants étaient fixés pour de longues périodes et ancrés au dollar. Washington promettait – et le mot important ici c’est « promettait » – que les autres gouvernements pouvaient librement convertir tous les dollars en leur possession en or, au taux de 35 dollars l’once [environ 28 grammes].

Au début des années 1970, ce n’était objectivement plus possible. La quantité de dollars détenus par des banques centrales étrangères dépassait de loin le stock d’or des Etats-Unis, échangeable à 35 dollars l’once. Le gouvernement français de Charles de Gaulle, qui prenait ombrage de la domination internationale des Etats-Unis et aspirait à restaurer la « grandeur » de la France, commença à convertir en or ses avoirs en dollars. Donc en août 1971, le Président américain Richard Nixon ferma la « fenêtre or » en mettant fin à la convertibilité du dollar en une marchandise universelle dotée d’une valeur (travail) intrinsèque. Après quelques conférences internationales inefficaces émergea un non-système de taux de change flottants. Depuis lors, les taux de change des différentes devises sont déterminés par l’état du marché, modifié occasionnellement par des interventions des gouvernements. La raison pour laquelle j’évoque cela, c’est parce que le régime des taux de change flottants a eu deux conséquences à long terme qui sont derrière la crise financière actuelle.

Premièrement, il a créé une forte incertitude, à savoir un risque de perte, pour toutes les transactions financières internationales, en particulier pour les transactions financières à long terme. De ce fait, les taux de change sont devenus une importante sphère de spéculation financière. Une grande partie du livre de Das sur les marchés de produits dérivés est consacrée aux techniques permettant de se protéger des modifications des taux de change entre devises et de spéculer là-dessus.

Deuxièmement, en rompant le lien entre le dollar et l’or, le capitalisme américain, au niveau des entreprises comme à celui du gouvernement, a pu augmenter massivement sa dette extérieure, la seule limite maximale étant la quantité d’actifs libellés en dollars que les gouvernements et les investisseurs étrangers étaient prêts à détenir. Un dollar représente aujourd’hui environ 20 % de ce qu’il valait en 1971. Cet aspect de la crise mondiale actuelle a été récemment souligné par Richard Duncan dans une de ses chroniques du Financial Times de Londres (24 novembre 2008) :

« Quand Richard Nixon a détruit le système monétaire international de Bretton Woods en 1971, en fermant la “fenêtre d’or” au Département du Trésor, il a rompu le dernier lien entre le dollar et l’or. Il s’en est suivi une prolifération incontrôlée d’instruments de crédit de plus en plus fallacieux, libellés dans une monnaie dévaluée. L’exemple le plus flagrant et le plus fatal de cette folie a été le développement du marché non régulé des produits dérivés, qui a atteint un volume de 600 000 milliards de dollars, l’équivalent de près de 100 000 dollars pour chaque habitant de la terre. »

Augmentation du taux d’exploitation

En 1974-1975 s’est produite une récession économique mondiale majeure et très violente. Même si elle n’a pas duré longtemps, elle a eu des conséquences importantes, en particulier aux Etats-Unis. Au sortir de la récession économique, la classe capitaliste américaine a fait un effort concerté pour augmenter le taux d’exploitation du prolétariat – c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et les salaires. Elle a exigé et obtenu de la bureaucratie syndicale de renégocier à la baisse les conventions collectives et d’en exclure les salariés récemment embauchés. Elle a transféré la production du nord-est des Etats-Unis et du Midwest, où les syndicats étaient forts, vers le sud dont ils étaient quasiment absents, et vers les pays à bas salaires d’Amérique latine et d’Asie.

Cette offensive anti-ouvrière, qui a commencé sous le Président démocrate de droite Jimmy Carter, s’est intensifiée sous Ronald Reagan, un Président républicain encore plus à droite. Elle a été symbolisée par l’écrasement de la grève du syndicat des aiguilleurs du ciel, PATCO, en 1981, et par les attaques antisyndicales pendant la grève des bus Greyhound et d’autres grèves. A l’époque, nous insistions que le mouvement syndical devait combattre l’offensive capitaliste, notamment dans notre article « Le mouvement syndical doit utiliser les grands moyens pour gagner » (Workers Vanguard n° 349, 2 mars 1984). Ce que nous disions alors, à savoir que le mouvement syndical ne peut pas accepter les règles édictées par les patrons, reste valable pour le mouvement ouvrier américain aujourd’hui.

Je veux souligner ici un aspect de l’offensive anti-ouvrière de la première moitié des années 1980 qui n’était pas d’une si grande évidence à l’époque. L’influence grandissante du monétarisme et de la « déréglementation » financière comme doctrine et comme politique, dans l’Amérique de Reagan, et aussi dans la Grande-Bretagne de Thatcher, était en partie basée sur l’affaiblissement du mouvement ouvrier, et conditionnée par lui. En Grande-Bretagne, le basculement à droite décisif de l’équilibre des forces de classes fut la défaite de la grève des mineurs de 1984-1985. La camarade McDonald faisait récemment remarquer dans sa note sur l’impact de la crise économique en Grande-Bretagne qu’en 1986 le gouvernement Thatcher avait « dérégulé » la City de Londres. Comme on dit, ce n’est pas un hasard si l’envolée du capital financier spéculatif en Grande-Bretagne s’est produite juste après la défaite de la grève des mineurs.

Aux Etats-Unis, dans les années 1980, que les libéraux appellent souvent « la décennie de la cupidité », il s’est produit une redistribution massive des revenus en faveur des plus riches, combinée avec une augmentation massive de l’endettement américain vis-à-vis de l’étranger. L’administration Reagan a baissé les impôts pour les riches, en même temps qu’elle augmentait fortement les dépenses militaires pendant l’escalade de la deuxième guerre froide contre l’Union soviétique. Pour financer les déficits budgétaires importants qui en résultèrent, une forte proportion des bons du Trésor nouvellement émis furent vendus à l’étranger, principalement aux Japonais. En l’espace de deux ou trois ans, les Etats-Unis cessèrent d’être le premier pays créancier du monde pour devenir le premier pays débiteur.

La redistribution des revenus en faveur des plus riches et l’augmentation de la dette extérieure américaine étaient indissolublement liées à la désindustrialisation de l’Amérique. Des régions entières du Midwest devinrent la « ceinture de rouille » (rust belt). Au milieu des années 1960, les activités manufacturières représentaient 27 % du produit intérieur brut américain, et employaient 24 % de la population active. Au début des années 2000, le poids du secteur manufacturier était tombé à 14 % de la production totale, et il employait seulement 11 % de la population active.

Globalement, le salaire horaire moyen des ouvriers d’exécution a atteint son point culminant au début des années 1970. Pendant la plus grande partie des trois décennies et demie qui ont suivi, le salaire horaire réel a été inférieur au niveau atteint alors. C’est seulement occasionnellement et brièvement, par exemple pendant la dernière phase du boom économique des années 1990, que le salaire horaire réellement perçu (impôts et charges sociales déduits) a approché ou dépassé le niveau du début des années 1970. Les familles ouvrières qui ont vu leurs revenus augmenter au cours des dernières décennies sont celles où le mari et la femme travaillent à plein temps, font beaucoup d’heures supplémen-taires et même ont deux boulots, quand ils peuvent en trouver.

Cependant, au début des années 2000, cette manière extensive d’augmenter les revenus familiaux était pour l’essentiel épuisée. En même temps, les travailleurs étaient confrontés à une hausse massive de plusieurs dépenses de base – logement (à l’achat comme à la location), soins médicaux et frais d’inscription à l’université pour leurs enfants. Donc ils ont eu recours de plus en plus à l’endettement. A la veille de la crise actuelle, début 2007, la dette moyenne des ménages était de 30 % supérieure à leur revenu disponible annuel. C’était possible principalement parce que les familles empruntaient en hypothéquant leur maison, en « profitant », si l’on peut dire, de la bulle immobilière qui était alors en train d’enfler.

Boom de l’Internet et bulle immobilière

Pour comprendre la bulle immobilière de la première moitié des années 2000, nous devons revenir un peu en arrière et nous intéresser à ce qu’on a appelé le boom de l’Internet, dans la deuxième moitié des années 1990. C’est un cycle classique boom-récession, tel que décrit par Marx dans le Capital. Une frénésie d’investissements, principalement dans de nouvelles technologies – en l’occurrence l’informatique, les applications Internet et les télécommunications – a augmenté ce que Marx appelait la composition organique du capital. C’est la valeur des moyens de production (le temps de travail qui y est incorporé) nécessaires à employer le travail vivant. Dans la théorie économique bourgeoise, on appelle cela le capital par salarié. Une augmentation de la composition organique du capital fait baisser le taux de profit. Même si la productivité augmente et que les salaires stagnent, une augmentation du profit par ouvrier ne compense pas l’augmentation du capital par ouvrier.

Cette dynamique était clairement à l’œuvre dans les années 1990 pendant la bulle du secteur des télécommunications, un des piliers de la « nouvelle économie » ou de la « révolution de l’informatique ». Le rendement du capital investi dans les sociétés de télécommunications a chuté inexorablement, passant de 12,5 % en 1996 à 8,5 % en 2000. A l’époque, un analyste de Wall Street, Blake Bath, décrivait à sa manière la loi de la baisse tendancielle du taux de profit appliquée aux télécommunications. « Il semble que ce secteur est fortement surcapitalisé », expliquait-il. « Les dépenses ont augmenté à un rythme absurde relativement aux revenus et aux profits générés par ces dépenses » (Business Week, 25 septembre 2000). Ou comme l’explique Marx dans le livre III du Capital : « La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même » (souligné dans l’original).

En 2000-2001, la bulle Internet a éclaté, provoquant une récession. Afin d’atténuer l’impact de la récession économique, Alan Greenspan, le directeur de la Réserve fédérale (la banque centrale des Etats-Unis) a inondé les marchés financiers de liquidités. En 2003, la Fed a abaissé le taux d’intérêt qu’elle fait payer aux banques sur les prêts à court terme, qui est passé de 6,5 % à 1 % – à l’époque, c’était le taux le plus bas depuis un demi-siècle. Pendant la plus grande partie de cette période, ce qu’on appelle le taux des fonds fédéraux était inférieur au taux d’inflation. En fait, le gouvernement offrait gratuitement de l’argent aux financiers de Wall Street. Fin 2004, l’Economist de Londres tirait la sonnette d’alarme en écrivant que « la politique d’argent facile [de l’Amérique] a débordé de ses frontières » et « s’est engouffrée dans les prix des actions et de l’immobilier dans le monde entier, faisant ainsi gonfler une série de bulles sur les prix des actifs ».

Au cœur de la crise actuelle, il y a une catégorie d’instruments financiers appelés produits dérivés. Les actifs financiers traditionnels, primaires – les actions et les obligations – constituent, juridiquement parlant, des créances sur des marchandises, c’est-à-dire des biens et des services dans lesquels sont incorporés à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange, en tant que produits du travail. Les produits dérivés sont basés sur les actifs primaires, ou liés d’une façon ou d’une autre à ceux-ci. Une forme typique et importante de produit dérivé est le « credit default swap » [CDS, dérivé de crédit]. Formellement, et j’insiste sur « formellement », c’est une espèce de police d’assurance contre le risque qu’une entreprise n’honore pas une créance. Mais vous pouvez acheter un CDS sans posséder la créance en question. Dans ce cas, c’est une forme de spéculation sur le fait que l’entreprise ne va pas honorer ses obligations. Imaginez que 20 personnes détiennent une assurance-incendie sur le même bâtiment, et que 19 d’entre elles ne sont pas propriétaires du bâtiment. Eh bien, bienvenue dans le monde des produits dérivés. De plus, vous pouvez aussi spéculer sur les évolutions du prix d’un CDS en utilisant ce qu’on appelle des calls ou des puts [options d’achat ou de vente à terme à un prix convenu d’avance].

Le point fondamental, c’est qu’on a empilé des produits dérivés les uns sur les autres. Pour quantifier cela : en 2005, si on ajoutait les valeurs nominales de tous les produits dérivés du monde, au prix du marché, cela représentait trois fois la valeur de tous les actifs sous-jacents sur lesquels elles étaient censées être basées. Pour comprendre l’extrême gravité de la crise financière actuelle, il faut apprécier le volume énorme de ce que Marx appelait le « capital fictif » engendré depuis quelques dizaines d’années. Au début des années 1980, si on additionnait la valeur nominale, au prix du marché, de toutes les actions et obligations, et aussi des obligations d’Etat, cela représentait environ la production annuelle globale des biens et des services, ce que les économistes bourgeois appellent le produit intérieur brut. En 2005, le Fonds monétaire international avait calculé que si on effectuait la même opération, la valeur des seuls actifs sous-jacents représentait près de quatre fois le produit intérieur brut global. Et si on y ajoutait les produits dérivés, le montant total du risque dans le système financier était encore multiplié.

Charles R. Morris, un journaliste financier critique, décrit comment cet Everest de « richesses » de papier a été concocté :

« Comment l’effet de levier a-t-il pu jouer à ce point ? Dans la catégorie d’instruments dont nous venons de parler, il y a relativement peu de “noms”, ou de sociétés sous-jacentes, qui font l’objet de transactions, quelques centaines tout au plus. Et un nombre relativement limité d’institutions, essentiellement les banques d’envergure mondiale, les banques d’affaires, les fonds spéculatifs (hedge funds), effectuent le gros des transactions. En fait, elles ont construit un énorme château de cartes de dettes, instable, en se vendant et revendant entre elles et en empochant les profits au passage. C’est la définition d’une escroquerie pyramidale. Tant qu’un régime d’argent bon marché empêchait les faillites, le château de cartes pouvait vaciller, mais restait debout. Mais de petites perturbations n’importe où dans la structure peuvent le faire s’écrouler, et les grondements sismiques déjà en évidence laissent présager de très fortes perturbations » (souligné dans l’original).

The Trillion Dollar Meltdown : Easy Money, High Rollers, and the Great Credit Crash (La faillite aux millions de milliards de dollars : l’argent facile, la haute finance et le grand krach du crédit – 2008)

L’écroulement du château de cartes entraîne inexorablement la baisse du prix de tous les actifs financiers, à l’exception des obligations d’Etat des pays développés. Et même celles-ci pourraient bien suivre le mouvement.

Impact sur l’Europe de l’Ouest et le Japon

La crise financière a considérablement exacerbé les tensions interimpérialistes et les conflits d’intérêts dans une Union européenne (UE) de plus en plus désunie. Les différents plans de sauvetage nationaux ont intensifié la concurrence financière intra-UE. Le capital-argent spéculatif à court terme afflue dans les pays – par exemple, initialement, l’Irlande – où la politique du gouvernement rend apparemment la situation des banques et autres institutions financières plus sûre. Et ensuite il en sort quand d’autres gouvernements offrent des plans de sauvetage qui apparaissent plus attractifs.

Nous voyons aussi se creuser un fossé entre les deux pays qui constituent le noyau de l’UE et de la zone euro, l’Allemagne et la France. Le vaniteux président français Nicolas Sarkozy, dont le hasard a fait qu’il occupait la « présidence » tournante de l’UE pendant le deuxième semestre 2008, s’est présenté comme le sauveur du capitalisme mondial. Il a proposé différents plans ambitieux de régulation financière et de « relance » économique, tant au niveau de l’UE qu’au niveau international. Il va sans dire qu’en prenant ainsi ces attitudes, Sarkozy ne s’est pas rendu populaire auprès des dirigeants des Etats impérialistes non français.

En particulier, la classe dirigeante allemande, représentée par le gouvernement de coalition entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates, a fait capoter sans ménagement les différents plans de Sarkozy. Pas de geld allemand, a-t-elle proclamé, pour les dépenses extravagantes et l’incurie économique de ses « partenaires » européens. Plus généralement, le pouvoir en place à Berlin a insisté qu’il appartient aux autres pays – comprendre : les Etats-Unis – de réparer leurs économies d’une manière qui profitera aussi à l’Allemagne. Comme l’explique le ministre des Finances allemand, Michael Glos : « Nous pouvons seulement espérer que les mesures prises par d’autres pays […] aideront notre économie exportatrice » (Financial Times, 1er décembre 2008). Tu peux toujours rêver, Herr Minister !

La presse financière américaine n’a pas prêté suffisamment attention au Japon, qui est un acteur important dans l’économie mondiale. Le Japon est la deuxième économie du monde. Et ce qui est encore plus important, c’est la plus grande nation créancière du monde. Bien que la Chine ait récemment supplanté le Japon comme plus gros détenteur d’obligations d’Etat américain, le Japon détient un volume bien plus élevé de la dette privée émise par les entreprises du monde entier.

En 1989-1990, une bulle immobilière et boursière a éclaté au Japon, et ceci a provoqué une décennie de stagnation, ce qu’on a appelé plus tard la « décennie perdue ». Les autorités monétaires ont ramené de fait les taux d’intérêt à zéro, afin de stimuler les investissements. En fin de compte, cette politique a marché, mais pas de la manière dont les autorités gouvernementales l’avaient voulu. L’énorme stock de capacités industrielles excédentaires et de « prêts bancaires non performants » a découragé les investissements au Japon même. Donc les financiers japonais et les investisseurs du monde entier ont emprunté de l’argent bon marché au Japon et l’ont ensuite investi dans d’autres pays, où pour une raison ou une autre la rentabilité était plus élevée. Dans la presse financière, on appelait cela le « yen carry trade » [marché du portage du yen].

Le yen carry trade est maintenant en train de se mettre à fonctionner en sens inverse. Autrement dit, les investisseurs vendent leurs actifs dans le monde entier, à des prix qui s’effondrent, afin de rembourser les prêts contractés auprès des banques et d’autres institutions japonaises. Mais c’est devenu un processus autodestructeur. Parce qu’au fur et à mesure que cet argent afflue au Japon, il pousse le yen relativement à la hausse par rapport aux monnaies de presque tous les pays dans lesquels les débiteurs ont investi. Donc cela augmente le fardeau réel des dettes qui leur restent à rembourser. Imaginez que vous essayez de vider une grande baignoire, et qu’à chaque fois que vous retirez un seau d’eau, un seau et demi reflue dans la baignoire via une canalisation souterraine. Eh bien, c’est fondamentalement la situation à laquelle sont aujourd’hui confrontés les investisseurs étrangers, et aussi japonais, qui ont profité depuis plus de dix ans du yen carry trade.

En même temps, l’appréciation du yen pousse à la hausse les prix des produits japonais sur les marchés mondiaux, à un moment où la demande globale diminue. Le cœur du capitalisme industriel japonais est touché de plein fouet. Toyota prévoit que son activité automobiles/poids lourds sera déficitaire sur l’année fiscale en cours, pour la première fois depuis 70 ans. Sony a annoncé le licenciement de 5 % des employés de sa division électronique, et la fermeture de peut-être six usines, dans le monde entier.

La crise mondiale ébranle l’économie « socialiste de marché » de la Chine

Qu’en est-il de la Chine – dont nous savons que ce n’est pas un pays capitaliste, mais un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé ? Pendant la crise financière asiatique de 1997-1998 en Extrême-Orient, la Chine avait efficacement compensé l’impact de la crise en augmentant de façon substantielle ses investissements dans la construction d’usines et les infrastructures. Et le régime stalinien de Pékin essaie aujourd’hui de recommencer cette politique. Début novembre, il a annoncé un important plan de soutien (équivalent à 585 milliards de dollars) centré sur le développement des infrastructures – chemins de fer, routes, aéroports, ports et autres. Cependant, on a appris par la suite que le montant réel était très inférieur à celui initialement annoncé. Seul un quart des fonds sera versé par le gouvernement central ; les trois quarts restants sont censés venir des autorités locales et des banques d’Etat. Mais ces institutions ont des ressources financières beaucoup plus limitées. Stephen Green, un économiste de la Standard Chartered Bank de Shanghaï, écrit à ce propos : « Avec des revenus en baisse, il est difficile de voir comment les autorités locales, les banques et les entreprises pourront réunir les 4 000 milliards de renminbi [yuans] » (Financial Times, 15-16 novembre 2008).

Le camarade Markin et moi avons discuté l’impact de la crise mondiale sur la Chine. Et nous pensons tous les deux que cette fois-ci, contrairement à la fin des années 1990, l’économie chinoise, fondamentalement, ne va pas s’en sortir sans dommages. Pour commencer, ce n’est pas une récession économique régionale, mais mondiale. Et elle est centrée sur les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest. Tout indique qu’elle va être très grave, et plutôt longue. Une des conséquences est que cela augmente la probabilité d’un protectionnisme anti-chinois aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest.

Nous allons voir, et nous voyons en fait déjà, les aspects négatifs et la rigidité de ce que les staliniens chinois appellent une économie « socialiste de marché ». Il y a en Chine des dizaines de milliers d’usines, employant des dizaines de millions d’ouvriers, qui appartiennent à des entrepreneurs locaux, à des capitalistes chinois expatriés à Hongkong et à Taïwan et à des sociétés étrangères, et qui produisent des marchandises spécifiquement destinées aux pays capitalistes avancés, des marchandises comme des jouets, des lecteurs CD et des GPS pour automobiles. Ces usines ne peuvent pas rapidement et facilement se mettre à produire, par exemple, des appareils électroménagers pour les ouvriers et les paysans chinois. Et cela resterait vrai même si l’Armée populaire de libération envoyait ses hélicoptères au-dessus des quartiers ouvriers et des villages pour larguer des liasses de billets de banques sur la population.

De plus, le régime de Pékin a encouragé sa version locale de la bulle immobilière et d’un boom de la construction de logements. Les petits-bourgeois des villes, nombreux et de plus en plus riches – les nouveaux riches chinois – ont emprunté de l’argent pour acheter, construire et agrandir des maisons, pas seulement pour y habiter mais comme investissement financier. Ils s’attendaient à ce que le prix du marché de ces biens continue à augmenter indéfiniment. Eh bien, la bulle immobilière a maintenant éclaté. Dans un quartier chic de Pékin, les prix des appartements neufs ont chuté de 40 % entre février et octobre 2008. L’Economist de Londres (25 octobre) écrivait : « Le marché du logement réserve des chocs déplaisants aux nouvelles classes moyennes chinoises. » Bien sûr, le sort des nouveaux riches chinois ne nous inquiète pas. Ce qui, par contre, nous inquiète beaucoup, c’est l’effet de l’effondrement de la bulle de l’immobilier sur notre classe : le prolétariat. Cela a eu un effet négatif sur le secteur du bâtiment, qui emploie principalement des travailleurs migrants, des hommes originaires des campagnes.

En fin de compte, la Chine, contrairement à presque tous les pays capitalistes, n’entrera pas en récession. Mais il est probable qu’elle connaîtra une forte diminution de son taux de croissance, qui au cours des dernières décennies était autour de 10 % par an. De ce fait, il y aura une forte augmentation du nombre de chômeurs dans les villes, à la fois des ouvriers licenciés dans le secteur privé, et des paysans venus en ville pour chercher du travail mais qui n’en trouveront pas. Fin novembre, selon les chiffres officiels, dix millions de travailleurs migrants avaient été licenciés dans les villes chinoises. Et cette détresse économique produira une montée de l’agitation sociale. On a déjà assisté à des manifestations d’ouvriers d’usine licenciés en colère dans le delta de la Rivière des Perles, la principale région d’industrie légère produisant pour les marchés des pays développés. Ce que nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir, c’est si la montée de l’agitation ouvrière déstabilisera ou non la situation politique. C’est hors de portée de nos connaissances actuelles.

La résurrection du keynésianisme

Que va-t-il probablement arriver ? Tout indique que la récession économique mondiale sera exceptionnellement grave et prolongée, et qu’elle sera particulièrement sévère aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Au niveau idéologique, et dans une moindre mesure au niveau politique, nous allons assister, et nous assistons déjà, à un déplacement de la droite vers la gauche du spectre politique bourgeois : des politiques fiscales basées sur une hausse des déficits publics, des nationalisations partielles des banques et autres institutions financières, des tentatives d’extension et de renforcement de la réglementation des transactions financières, et ainsi de suite.

Le camarade Robertson, avec d’autres, a fait remarquer que le monétarisme, en tant que doctrine, est complètement discrédité, et que le keynésianisme est à nouveau à la mode. J’ai lu plus de références élogieuses à John Maynard Keynes dans la presse financière anglophone ces dernières six semaines que pendant les dix dernières années. La camarade Blythe a noté un mythe libéral américain : ce serait le New Deal de Franklin Roosevelt, basé sur la doctrine de Keynes, qui aurait sorti les Etats-Unis de la grande dépression des années 1930. Non, ce qui a sorti les Etats-Unis de la dépression, c’est l’expansion des « travaux publics » pendant la Deuxième Guerre mondiale, les « travaux publics » en question étant des chars d’assaut, des avions de chasse, des porte-avions et la bombe atomique.

Nous avons écrit sur le keynésianisme dans le passé, mais malheureusement dans un passé plutôt lointain, relativement à l’histoire de notre tendance. Je recommande en particulier trois documents. Au début des années 1960, Shane Mage, un des fondateurs de notre tendance, a écrit une thèse de doctorat intitulée « La “loi de la baisse tendancielle du taux de profit” : sa place dans le système théorique de Marx et sa pertinence pour l’économie des Etats-Unis » (Columbia University, 1963). Je signale en passant que son directeur de thèse était Alexander Ehrlich, l’auteur de The Soviet Industrialization Debate 1924-28 [Le débat soviétique sur l’industrialisation, 1924-1928]. Le travail de Mage contient un chapitre qui explique la différence entre les conceptions de Marx et de Keynes sur la cause fondamentale des récessions économiques. Pendant la récession mondiale de 1974-1975, j’avais écrit un article intitulé « Marx contre Keynes » (Workers Vanguard n° 64, 14 mars 1975), qui était en partie théorique et en partie empirique. Et en 1997-1998, Workers Vanguard a publié un article en cinq parties sous le titre général « Wall Street et la guerre contre le mouvement syndical ». La troisième partie, « Le New Deal des années 1930 et le réformisme syndical » (Workers Vanguard n° 679, 28 novembre 1997) contient une analyse de Keynes, au niveau théorique, ainsi qu’une analyse empirique des Etats-Unis pendant les années 1930, de la politique réelle du New Deal et des évolutions économiques pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Je voudrais conclure avec quelques aspects de la situation actuelle qui sont très différents des années 1930. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, la situation actuelle est très différente en ce que le volume énorme de la valeur nominale des dettes officiellement contractées et qui ne peuvent pas être remboursées excède de loin, par de grands multiples, les ressources financières des gouvernements capitalistes. La Grande-Bretagne et l’Italie ont déjà rencontré des difficultés pour financer l’augmentation des déficits budgétaires provoquée par leurs différents plans de sauvetage. Le Financial Times (1er décembre 2008) citait ainsi Roger Brown, un analyste financier de la banque suisse UBS, qui déclarait :

« Les gouvernements rencontrent déjà des problèmes, ce qui est de mauvais augure si tôt après les recapitalisations [des banques] et les besoins de financement supplémentaires qui ont été annoncés.
« Nous devons nous demander s’il y aura suffisamment d’investisseurs pour acheter les obligations, ou à tout le moins si cela ne va pas faire grimper substantiellement les rendements pour les attirer. »

Donc tous ces plans de sauvetage peuvent au mieux éponger une petite proportion des pertes.

Le deuxième aspect est que les Etats-Unis entrent dans cette grave récession encombrés par une énorme dette, dont la plus grande partie est détenue par les gouvernements et les investisseurs d’Extrême-Orient. Et cela limite de façon assez drastique les possibilités de dépenses qui augmenteraient le déficit. Dans la première annonce qu’il a faite après son élection, Barack Obama a cherché à refroidir, et non à encourager, les espoirs que les Etats-Unis retrouveraient bientôt la « prospérité » : « Je l’ai dit auparavant, et je le répète encore une fois : nous sortir de l’ornière où nous nous trouvons ne sera ni rapide ni facile. » Ainsi parlait le nouveau chef de l’exécutif du pays capitaliste le plus puissant du monde.

Donc quelle est la solution ? C’est, comme nous le savons, à la fois simple et radical. La classe ouvrière doit arracher le contrôle des ressources productives de la société – les usines, les systèmes de transport, les centrales électriques – des mains des capitalistes, et, en mettant en place une économie planifiée, utiliser ces ressources dans l’intérêt de la classe ouvrière et de la société tout entière. Mais pour faire cela, il faut un parti politique qui représente les intérêts de la classe ouvrière contre la classe capitaliste. Aux Etats-Unis, ce parti devra aussi défendre les droits et les intérêts des minorités noire et latino-américaine opprimées, les droits des immigrés et de toutes les autres couches opprimées de la société. Pour construire ce parti, les travailleurs devront rompre, en particulier, avec le Parti démocrate – c’est-à-dire avec le parti du capitalisme américain le plus libéral, ou du moins celui qui a le discours le plus libéral. Il est aussi nécessaire de chasser la bureaucratie syndicale procapitaliste en place et de la remplacer par une direction qui se battra pour défendre les intérêts des travailleurs et, là encore, de tous les opprimés. Et c’est seulement quand ce sera fait qu’il sera possible d’appliquer un principe de base, le pouvoir aux travailleurs.