Le Bolchévik nº 185 |
Septembre 2008 |
La lutte pour la libération de Mumia et la campagne anticommuniste pour le « Tibet libre »
Nous reproduisons ci-dessous une lettre reçue par le Comité de défense sociale ainsi que la réponse de celui-ci.
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Le 14 juin 2008
Chers camarades,
Je ne pourrai malheureusement pas être présent le 21 juin pour des raisons professionnelles.
Je tenais aussi à vous faire savoir, fraternellement mais critiquement, que j’ai assez peu apprécié vos banderoles sur le Tibet lors du rassemblement de Front Unique sur Mumia auquel j’ai participé sur la place de l’Hôtel de Ville en avril dernier.
Je connais bien entendu les positions de la LCI sur la Chine et le Tibet et, bien que ne les partageant pas, je trouve qu’elles méritent réflexion et discussion (j’observe d’ailleurs au passage que même des représentants de la gauche institutionnelle, comme Jean-Luc Mélenchon, ancien ministre de Jospin, défend contre son propre parti le PS, des positions qui ne sont pas très éloignées des vôtres à ce propos).
Je tiens donc à vous faire savoir que je considère que dans le cadre de cette manifestation unitaire impulsée à ma connaissance non par la LCI mais par le CDDS, ces banderoles étaient diviseuses et n’avaient pas leur place.
Salutations militantes,
F. L.
P.S. Bien entendu la remarque ci-dessus n’implique de ma part aucun retrait de mon accord total et de mon action à vos côtés pour la défense de la cause de la libération de Mumia.
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Paris, le 30 août 2008
Cher camarade,
Merci pour ton courrier électronique du 14 juin, même si nous regrettons que tu n’aies pas pu assister le 21 juin aux journées d’études de la LTF où le CDDS a fait une présentation sur le cas de Mumia.
En réponse à tes remarques concernant la manifestation pour Mumia du 19 avril à Paris, commençons par le fait qu’elle n’était pas impulsée par le Comité de défense sociale, comme tu l’écris, mais par le Collectif Unitaire National « Ensemble, sauvons Mumia ». Ce collectif dans lequel le PCF a un poids prépondérant est composé de divers groupes réformistes et associations des droits de l’homme.
De plus le rassemblement du 19 avril n’était pas un front unique. Dans la tradition de l’Internationale communiste (Comintern) de Lénine et Trotsky, un front unique signifie une action commune de diverses organisations au cours de laquelle chacune maintient sa propre indépendance politique mais se met d’accord avec les autres pour lutter ensemble en faveur de certaines revendications. Le Comintern avait mis en place cette tactique en 1921 pour lutter pour l’hégémonie politique notamment en Allemagne où la grande masse des ouvriers suivaient encore les sociaux-démocrates du SPD. Le front unique présuppose la pleine liberté pour chacune des organisations d’exprimer ses propres vues, sans quoi le « front unique » ne serait qu’un simple ralliement des communistes au plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire à un programme réformiste de gestion du capitalisme. Comme l’écrivait Trotsky en décembre 1921 dans un article de la Pravda (reproduit dans les Cahiers du mouvement ouvrier n° 37 du premier trimestre de cette année, une revue qui t’est sans nul doute familière) :
« Nous avons rompu avec les réformistes et les centristes pour avoir la liberté de critiquer les trahisons, l’indécision de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier. Tout accord [de front unique] qui limiterait notre liberté de critique et d’agitation serait donc inacceptable pour nous. Nous participons au front unique, mais ne pouvons en aucun cas nous y dissoudre. Nous y opérons comme une division indépendante. »
Evidemment les sociaux-démocrates et autres réformistes cherchent à tout prix à réduire au silence les communistes, y compris par la censure et la violence. Ils n’acceptent généralement de faire des actions ensemble avec les communistes que lorsqu’ils sont soumis à une grande pression de leur propre base qui, face à un danger immédiat, réclame des actions les plus larges possibles pour se défendre ou pour défendre des victimes de la guerre de classe contre la répression capitaliste.
Un tel sentiment n’est aujourd’hui guère répandu dans la classe ouvrière vis-à-vis de Mumia, en partie du fait justement de la politique réformiste de désinformation de l’Humanité, de Lutte Ouvrière et autres journaux de gauche, qui ont mensongèrement donné à penser que Mumia pouvait bientôt être tiré d’affaire, alors qu’en réalité ses possibilités de recours judiciaire ne font que s’amenuiser et qu’il fait face à l’alternative entre une peine de prison à vie incompressible et un nouvel ordre d’exécution. L’horreur de la prison à vie est illustrée par le cas d’Abdelhamid Hakkar (voir l’Humanité, 24 juillet), emprisonné par l’Etat français depuis 1984 soi-disant pour le meurtre d’un policier qu’il nie avoir commis. Hakkar a signé en 2006 un texte avec neuf autres détenus réclamant le rétablissement de la peine de mort, qu’ils préféraient à la « perpétuité réelle » qui les faisait « crever à petit feu ». Nous exigeons la libération immédiate d’Abdelhamid Hakkar !
Comme nous le détaillons dans notre « Lettre ouverte à tous ceux qui luttent pour la libération de Mumia » (reproduite dans le Bolchévik n° 184), que nous joignons à cette lettre, nous avons néanmoins proposé au Collectif « Ensemble, sauvons Mumia » de faire du rassemblement du 19 avril une action de front unique, basée sur les mots d’ordre : « Mumia Abu-Jamal est innocent ! Libération immédiate de Mumia ! Abolition de la peine de mort raciste ! » Avant le rassemblement nous avions pris contact avec un certain nombre de militants syndicaux qui ne partageaient ni l’enthousiasme pour la « justice » capitaliste des représentants du Collectif Unitaire, ni notre vision marxiste du monde. Afin de mobiliser ces syndicalistes sans qu’ils se sentent obligés de se plier à notre ligne ni à celle des réformistes du Collectif, nous avons insisté sur la nécessité d’un front unique où chacun pourrait exprimer sa propre vision de la mobilisation pour Mumia ainsi que ses propres conceptions politiques.
Les représentants du Collectif ont catégoriquement refusé nos propositions. Au lieu de cela ils ont diffusé un appel à la manifestation qui était un bloc politique sur la base de la confiance dans les tribunaux bourgeois : cet appel considérait le jugement du 27 mars à l’encontre de Mumia comme un « succès », et demandait un nouveau procès pour Mumia.
Nous avons bien sûr refusé de nous joindre à un tel appel « unitaire ». Nous avons construit notre propre cortège lutte de classe avec les mots d’ordre que nous avions proposés, y ajoutant « Il n’y a pas de justice dans les tribunaux capitalistes ! » et « Mobilisons la puissance du mouvement ouvrier pour des actions de protestations de masse ! » Bien entendu la Ligue trotskyste, dont le Comité de défense sociale partage les conceptions politiques, avait toute sa place dans ce cortège lutte de classe, y compris notamment avec des panneaux dénonçant la campagne impérialiste pour le « Tibet libre » soutenue par la CIA, l’UMP, le PS et la LCR, et appelant à la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier déformé chinois contre l’impérialisme et la contre-révolution interne.
Le jour du rassemblement, le Collectif a tout simplement refusé de nous laisser prendre la parole, alors que le tiers environ des manifestants étaient avec notre cortège multiethnique et multiracial. Bien entendu nous ne nous sommes pas tus, et nos mots d’ordre militants ont résonné sur la place de l’Hôtel de Ville. Nous avons aussi défendu contre un provocateur anticommuniste un panneau de la LTF s’opposant à la campagne impérialiste contre la Chine à propos du Tibet, et de même nous avons tenu bon face à quelques staliniens qu’enrageaient les panneaux (« diviseurs » selon eux) du CDDS en défense du militant nationaliste corse Yvan Colonna, victime de la vindicte chauvine de l’Etat français, et en défense des jeunes de banlieue en butte à la terreur raciste quotidienne. A lire ta lettre et la conception du « front unique » qu’elle exprime, nous sommes dubitatifs si à ton avis (comme à d’autres ce jour-là) ces mots d’ordre « diviseurs » sur les nationalistes corses et les jeunes de banlieue avaient leur place dans ce rassemblement ce jour-là ? Est-ce que nous aurions aussi dû censurer ces mots d’ordre pour devenir « présentables » aux yeux du PCF et de la LCR qui eux-mêmes veulent se montrer « présentables » aux yeux de la bourgeoisie ?
Mais venons-en au cur du sujet : oui, nous sommes pour la défense militaire inconditionnelle de la Chine contre toute attaque impérialiste et contre la contre-révolution capitaliste interne. Et il était d’autant plus important d’insister là-dessus que le Collectif Unitaire cherche par tous les moyens à s’attirer les bonnes grâces des anticommunistes en essayant de placer la lutte pour Mumia dans le cadre d’une campagne internationale contre la peine de mort, qui vise avant tout la Chine. Le troisième congrès mondial contre la peine de mort qui s’était tenu à Paris en février 2007 (et auquel des gens comme les dirigeants impérialistes Chirac et Angela Merkel, ainsi que le pape, avaient adressé des messages) avait déjà promis de mettre la Chine au centre de leur campagne à l’occasion des Jeux Olympiques de 2008 et de l’exposition universelle de Shanghai de 2010. Dès le 2 avril de cette année, lors du premier rassemblement pour Mumia organisé par le Collectif après la décision du troisième circuit de la cour d’appel fédérale américaine à l’encontre de Mumia, le représentant du Collectif, Jacky Hortaut, avait consacré une partie significative de son discours à la peine de mort en Chine. On était alors en pleine hystérie pour le « Tibet libre », à quelques jours du passage remarqué de la flamme olympique à Paris.
Nous sommes par principe opposés à l’institution de la peine de mort, dans l’Etat ouvrier bureaucratiquement déformé chinois comme dans les Etats capitalistes. La Chine exécute plus de personnes chaque année que tout le reste du monde pris ensemble. C’est un aspect du caractère bonapartiste du pouvoir politique de la bureaucratie. Il est important de noter qu’après le début de révolution politique prolétarienne qui avait été écrasé en juin 1989, c’est des ouvriers, pas des étudiants, qui ont été exécutés pour leurs actions contre le pouvoir politique de la bureaucratie. Mais nous refusons de mêler notre drapeau aux anticommunistes qui prennent prétexte de la peine de mort en Chine pour alimenter la contre-révolution capitaliste. Le mouvement pour le « Tibet libre » est de notoriété publique une cause chère à la CIA depuis des dizaines d’années pour essayer de dépecer la Chine et y restaurer le capitalisme. Ces mobilisations anticommunistes servent à enchaîner les travailleurs au char de leur propre bourgeoisie et c’est pourquoi il faut s’y opposer.
Nous luttons pour défendre l’Etat ouvrier et les formes de propriété collectivisées sur lesquelles il repose contre les tentatives de l’impérialisme et des capitalistes chinois de renverser cet Etat pour y rétablir l’exploitation capitaliste sans entraves. Nous sommes pour une révolution politique prolétarienne en Chine pour renverser la bureaucratie stalinienne de Pékin, où les ouvriers instaureront un régime basé sur la démocratie ouvrière et l’internationalisme révolutionnaire. Le renversement de la caste bonapartiste stalinienne aura bien sûr de profondes conséquences sociales (y compris l’abolition de l’institution de la peine de mort), mais en soi il restera confiné dans les limites d’une révolution politique, ce ne sera pas une révolution sociale. Le mode de production basé sur la prédominance de la propriété collectivisée ne changera pas. Une prémisse fondamentale d’une telle révolution politique doit être la défense de l’Etat ouvrier. Nous pensons que le rétablissement du capitalisme non seulement amènerait un flot de misère pour les travailleurs de Chine (y compris du Tibet), mais il encouragerait aussi les impérialistes à réprimer les travailleurs dans le monde entier, y compris les prisonniers de la guerre de classe actuels comme Mumia.
En ce qui concerne Jean-Luc Mélenchon, membre du Parti socialiste français, nous n’avons strictement rien à voir avec ses positions concernant la Chine et le Tibet. Ceci dit il se trouve que, dans son article paru dans l’Humanité le 12 avril, Mélenchon a à juste titre parlé du « régime moyenâgeux des moines tibétains et de leur roi en exil » et dénoncé « l’extravagante qualité de dieu vivant et le pouvoir politique absolu sur le peuple tibétain » du dalaï-lama. Il rappelle que l’intervention chinoise de 1959 au Tibet « a été une réponse à l’insurrection des moines contre l’abolition du servage et des droits et codes féodaux » qui « donnaient aux maîtres des monastères droit de vie et de mort sur leurs serfs ». Il rappelle que les événements de Lhassa au printemps dernier ont commencé par des pogroms antichinois et que la présence de Robert Ménard (le président de Reporters sans frontières et auteur de spectaculaires provocations anticommunistes contre la tournée internationale de la flamme olympique) dans cette campagne antichinoise « est à elle seule la signature des inspirateurs néoconservateurs américains de cette opération ».
Tout cela ne devrait même pas susciter un froncement de sourcil tant ce sont des évidences pour qui refuse de marcher au pas de la campagne impérialiste pour le « Tibet libre ». En réalité voici ce qui anime Mélenchon, et ce qui nous différencie de lui. D’abord, l’engouement pour ce dirigeant clérical bouddhiste pourrait, aux yeux de Mélanchon, mettre en danger le consensus « laïc » en France, c’est-à-dire l’unité raciste contre les jeunes femmes musulmanes voilées à laquelle adhèrent les sarkozystes, Mélenchon et son PS, Lutte ouvrière, ainsi qu’une bonne partie du PCF et de la LCR. Deuxièmement, en rappelant que la Chine est considérée comme « fréquentable pour acheter des centrales nucléaires » (aux Français d’Areva), Mélenchon se faisait dès le 12 avril l’écho des préoccupations d’une partie des capitalistes français qui sont mal positionnés pour pénétrer en Chine par rapport à leurs rivaux plus compétitifs d’Allemagne, du Japon et des USA, et qui voyaient le dommage que la campagne française contre l’Etat ouvrier déformé chinois apporterait à leurs intérêts dans ce pays.
Et troisièmement, d’après Mélenchon, cette campagne va causer « un raidissement du sentiment national de tous les Chinois », autrement dit un ralliement de la population derrière la bureaucratie de Pékin. Ceci retarderait d’autant sa différenciation puis sa fracturation et finalement son effondrement menant à la contre-révolution capitaliste, ce qui est l’objectif du social-démocrate Mélenchon concernant la Chine. Nous nous opposons au nationalisme chinois d’un tout autre point de vue : il fait partie de l’idéologie stalinienne de la « construction du socialisme dans un seul pays », avec pour corollaire la coexistence pacifique avec l’impérialisme à l’extérieur, au nom de laquelle la bureaucratie stalinienne chinoise a trahi nombre de luttes révolutionnaires, notamment en Indonésie en 1965. Le nationalisme, soutenu par l’impérialisme, a été une force motrice de la contre-révolution capitaliste il y a quinze-vingt ans, notamment dans les Balkans et dans le Caucase, et en Russie même où les « patriotes », précurseurs de la « coalition rouge-brune », représentaient la montée du nationalisme grand-russe.
La défense de l’Etat ouvrier déformé chinois nécessite un programme basé sur l’internationalisme prolétarien révolutionnaire. Evidemment un tel programme, qui est mis en avant seulement par la Ligue communiste internationale, ne constitue en aucun cas une condition de notre part pour des actions communes pour la libération de Mumia ou pour une multitude d’autres causes ou contre des attaques visant notre classe et que tout le mouvement ouvrier doit combattre. Mais nous contestons aux sociaux-démocrates, quelle que soit leur variété (ex-staliniens partisans du PCF ou autres) le droit de censurer nos mots d’ordre dans l’espoir d’intéresser le maire de Paris Delanoë, grand ami du dalaï-lama, à la cause de Mumia.
On ne fera pas plier les tribunaux en nourrissant l’illusion que les mêmes tribunaux qui ont condamné Mumia et qui refusent depuis 25 ans d’examiner les preuves de son innocence pourraient soudainement lui accorder un nouveau procès qui soit enfin équitable. Le 22 juillet les juges du troisième circuit de la cour d’appel ont une nouvelle fois rejeté une requête des avocats de Mumia. Ils ont refusé cette fois-ci de reconsidérer devant l’ensemble de la cour la décision prise le 27 mars par trois juges du troisième circuit (à deux contre un) ; celle-ci réaffirmait la culpabilité de Mumia et elle signifie pour lui soit la prison à vie sans possibilité de remise de peine, soit le rétablissement de sa condamnation à mort. Ce qu’il faut, c’est lutter pour mobiliser la classe ouvrière et derrière elle tous les opprimés. Les tribunaux ne risquent de plier que face à une mobilisation grandissante dans la rue, avec derrière elle le poids stratégique de la classe ouvrière.
Est-ce que la lutte pour la libération de Mumia irait de l’avant de quelque manière que ce soit si on lui sacrifiait la cause de la libération d’autres opprimés victimes de l’Etat capitaliste, notamment ceux opprimés par l’Etat capitaliste français ? Avancerait-elle d’un seul pas si plus largement on lui sacrifiait celle de la défense d’un Etat ouvrier déformé contre des réactionnaires moyenâgeux qui sont des agents pro-impérialistes de la restauration du capitalisme en Chine ? C’est tout le contraire. Au lieu d’élargir l’esprit des travailleurs en leur donnant une compréhension plus globale de comment fonctionne le système capitaliste d’exploitation et d’oppression, on diviserait et atomiserait davantage la lutte en allant un jour manifester pour Mumia et en séparant sa cause de la lutte plus large pour d’autres opprimés et contre ce système capitaliste dans son ensemble. Pour nous au contraire la lutte pour la libération de Mumia fait partie intégrante de notre perspective révolutionnaire prolétarienne. Dans cette lutte, nous cherchons à faire progresser parmi les travailleurs et les opprimés la compréhension que pour en finir une bonne fois pour toutes non seulement avec la peine de mort raciste, mais avec tout le système d’oppression raciste qui est inhérent au système capitaliste, il est nécessaire de renverser ce système par une révolution socialiste prolétarienne.
Salutations fraternelles,
Myriam Benoît, pour le CDDS