Le Bolchévik nº 185 |
Septembre 2008 |
Mai 68 : une situation pré-révolutionnaire trahie par le PCF
Nous publions ci-dessous la première partie d’une présentation, revue pour publication, de Xavier Brunoy, membre du comité central de la LTF, lors de la journée d’études de la LTF du 21 juin à Paris. La deuxième partie sera publiée dans le prochain numéro du Bolchévik.
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En 1998, pour le trentième anniversaire de Mai 68, sous les effets de la campagne sur la « mort du communisme » qui a suivi la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS en 1991-1992, la classe ouvrière avait disparu de tous les commentaires, articles, livres, documentaires, reportages, etc. Mai-Juin 68 était devenu simplement une grande lutte des étudiants pour la liberté des murs, et d’autres acquis sociaux avec elle. Nous écrivions dans le Bolchévik n° 147 (automne 1998) :
« les journaux bourgeois ont présenté Mai 68 comme une espèce de révolution bourgeoise, marquée par la libéralisation des murs. Une telle propagande a un triple objectif : conjurer le spectre de la révolution sociale ; proclamer que le capitalisme est continuellement capable de se “renouveler”, se “démocratiser” ; et porter un regard “indulgent” sur l’“agitation” révolutionnaire maintenant définitivement révolue. »
En 2008, pour le quarantième anniversaire de Mai 68, les effets de la campagne sur la « mort du communisme » se prolongent. La classe ouvrière est présente à nouveau dans les livres, colloques et autres articles, mais elle est présentée comme étant devenue inoffensive, inféodée au système capitaliste et très affaiblie par les délocalisations effectuées dans le cadre de la mondialisation de l’économie. Les ouvrages universitaires parus récemment, comme celui de Xavier Vigna ou les volumineuses collections d’articles édités par Damamme et Pudal ou par Artières et Zancarini-Fournel, pour intéressants qu’ils soient, replacent Mai-Juin 68 dans une période plus longue plus ou moins entre 1962 et 1979 ou 1981, ce qui a pour effet de gommer la singularité absolue de Mai 68.
Nous voulons réaffirmer que Mai-Juin 68 était une situation pré-révolutionnaire dont la classe ouvrière était le moteur central. Avec sa puissance, la classe ouvrière a paralysé le pays et fait trembler la bourgeoisie. Ce qui manquait à la classe ouvrière, c’est un parti révolutionnaire, capable d’arracher les ouvriers à leurs dirigeants traîtres, essentiellement du PC qui dirigeait la CGT, et capable d’élever suffisamment le niveau de conscience de la classe ouvrière pour qu’elle puisse comprendre son rôle historique pour le renversement du capitalisme. La bourgeoisie française a pu finalement se tirer d’affaire relativement facilement du fait de la trahison de la classe ouvrière par le PC. Mai 68 est la dernière situation pré-révolutionnaire en date dans ce pays. Mais il y en aura d’autres ; pour nous qui nous consacrons à préparer notre intervention dans une telle situation afin d’en faire une révolution ouvrière, il est vital d’en revoir les leçons, et c’est l’objet de cette présentation.
Le monde après la Deuxième Guerre mondiale
Pour comprendre comment une explosion sociale d’une telle importance a pu avoir lieu et ce qu’un parti révolutionnaire aurait fait dans cette situation, il est nécessaire de comprendre les différences énormes entre le monde de l’après-Deuxième Guerre mondiale et des années 1960, et le monde d’aujourd’hui. Ces différences sont fondamentalement dues à la contre-révolution en URSS en 1991-1992 et à la campagne sur la soi-disant mort du communisme (à savoir qu’il ne peut y avoir aucune alternative au capitalisme) que les bourgeoisies mènent, avec l’appui de tous les réformistes de par le monde, y compris ceux qui, il n’y a pas si longtemps, et en tout cas en Mai 68, se prétendaient révolutionnaires.
La bureaucratie stalinienne en URSS, à partir du moment où elle avait usurpé le pouvoir politique dans une contre-révolution qui avait commencé en 1924, avait répudié le programme lui-même de l’internationalisme prolétarien qui avait conduit à la victoire de la Révolution bolchévique et que continuait à défendre l’Opposition de gauche de Trotsky. La bureaucratie inventa la « théorie » antimarxiste du « socialisme dans un seul pays », recherchant une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme au nom de laquelle elle trahit les ouvriers et les paysans qui luttaient dans le monde contre les impérialistes.
Mais la victoire de Staline représentait une contre-révolution politique et non sociale. Les formes de propriété créées par la révolution d’Octobre n’avaient pas été détruites et elles restaient des acquis pour les travailleurs du monde. Les trotskystes, tout en menant une lutte incessante contre la bureaucratie stalinienne et tout en cherchant à la chasser par une révolution politique prolétarienne, se sont battus inlassablement pour la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique contre l’impérialisme et la contre-révolution, tout en sachant qu’en fin de compte ce qui serait déterminant c’était d’étendre la dictature du prolétariat aux centres impérialistes par des révolutions ouvrières dans ces pays.
La période de l’après-Deuxième Guerre mondiale a été marquée par l’émergence d’Etats ouvriers bureaucratiquement déformés dans la plupart des zones d’Europe de l’Est sous occupation soviétique et (comme conséquence de guérillas paysannes dirigées par des staliniens) en Yougoslavie, en Chine, en Corée du Nord et au Nord-Vietnam. Des luttes pour l’indépendance éclataient dans une grande partie du monde colonial. En janvier 1959, Fidel Castro et sa guérilla paysanne petite-bourgeoise, le Mouvement du 26 juillet, renversait la dictature de Batista, soutenue par les Etats-Unis. Devant l’hostilité croissante de l’impérialisme US, le gouvernement Castro fit alliance avec l’Union soviétique et, à partir d’août 1960, nationalisa de larges secteurs de l’économie cubaine, chassa la bourgeoisie et créa un Etat ouvrier déformé. Ce petit pays, à 150 kilomètres des côtes de Floride, a réussi à défier le colosse yankee et à accomplir une transformation sociale qui a été une source d’inspiration pour toute une génération de jeunes radicalisés dans le monde entier.
La Quatrième Internationale, fondée sous la direction de Léon Trotsky en 1938, avait été profondément désorientée par ces renversements du capitalisme sous la direction de forces staliniennes. Michel Pablo, alors dirigeant de la Quatrième Internationale, réagit de façon impressionniste au déclenchement de la guerre froide en 1947-1948 et à l’expansion du stalinisme ; il abandonna la lutte pour construire des partis trotskystes ayant pour but de se mettre à la tête du prolétariat dans la lutte internationale pour la révolution socialiste (voir « Genèse du pablisme », Spartacist édition française n° 3-4, octobre 1974). Pablo abandonna le programme de révolution politique pour chasser les bureaucraties staliniennes en URSS et en Europe de l’Est, en soutenant qu’un processus d’« autoréforme » finirait par éliminer les déformations bureaucratiques dans ces Etats. Affirmant que « le rapport des forces » international devenait défavorable à l’impérialisme, il déclarait que « le processus objectif demeure en dernière analyse le seul facteur déterminant, surpassant tous les obstacles de nature subjective ». Pablo concluait que les partis staliniens et d’autres partis réformistes pouvaient adopter une perspective approximativement révolutionnaire, et que la tâche des trotskystes était d’entrer dans ces partis et de les pousser dans une direction révolutionnaire. La perspective d’« entrisme profond » de Pablo devait conduire à la destruction de la Quatrième Internationale en 1951-1953.
En 1960, en Belgique, le principal lieutenant de Pablo, Ernest Mandel, était devenu l’éminence grise d’un important bureaucrate syndical qui avait une posture de gauche, André Renard ; celui-ci allait trahir la grève générale qui secoua en 1960-1961 un capitalisme belge qui venait de perdre le Congo, sa principale colonie. Pablo lui-même devait ensuite devenir conseiller du gouvernement nationaliste bourgeois du Front de libération nationale (FLN) en Algérie après que ce pays avait arraché son indépendance à la France, en 1962. A ce titre, Pablo participa à la rédaction des décrets sur « l’autogestion » qui intégraient le mouvement ouvrier algérien à l’appareil d’Etat bourgeois, de façon à désamorcer les occupations de masse d’usines et de domaines agricoles qui s’étaient multipliées dans l’Algérie nouvellement indépendante.
La destruction de la Quatrième Internationale par Pablo pava la voie à l’intervention des JCR/PCI (les ancêtres du parti de Besancenot/Krivine) en Mai 68 ; au lieu de se tourner vers la classe ouvrière comme force motrice de la révolution socialiste ils se sont focalisés sur le mouvement étudiant, présenté comme la « nouvelle avant-garde », et dans une moindre mesure ils ont cherché à faire pression sur la bureaucratie du PC/CGT. La destruction de la Quatrième Internationale signifiait qu’il n’y avait pas en France d’organisation révolutionnaire capable d’intervenir dans les événements de Mai 68. Nos camarades aux Etats-Unis avaient été exclus tout juste cinq ans auparavant du SWP américain, qui avait été jusqu’alors le parti trotskyste historique de James P. Cannon (voir à ce sujet l’article sur Cuba en première page de ce numéro), qui avait combattu le révisionnisme pabliste, bien que tardivement et principalement sur son terrain national américain. Nous cherchions à briser notre isolement et avions à l’époque engagé des discussions notamment avec Voix ouvrière en France, sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure.
L’explosion sociale en France de Mai 68 n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’impact de la guerre d’Algérie a été très important car une couche d’étudiants et d’ouvriers est apparue sur la scène, souvent en rupture avec le Parti communiste qui avait refusé l’indépendance de l’Algérie jusqu’à très tard, c’est-à-dire jusqu’à ce que de Gaulle et la bourgeoisie française, comprenant qu’ils avaient perdu cette guerre, soient obligés de reconnaître l’indépendance.
Quand on regarde les « unes » des quotidiens d’avril ou mai 1968, on peut voir qu’elles sont aussi consacrées à la guerre du Vietnam. Juste après l’offensive victorieuse du Têt lancée par le FNL vietnamien, les négociations entre l’impérialisme américain et le FNL commencent à Paris ; il faut rappeler qu’après Dien Biên Phu, le PC vietnamien et Ho Chi Minh ont accepté, apparemment sous la pression conjointe de Moscou et Pékin, de livrer la moitié du Vietnam aux impérialistes, sur la base des théories staliniennes de coexistence pacifique, coexistence que les impérialistes n’ont bien évidemment pas respectée. Le Vietnam était un des principaux fronts de la lutte contre le communisme pour les impérialistes américains, un front qui va prendre de l’ampleur en 1965, avec les bombardements massifs au napalm par exemple. Cela provoque beaucoup d’agitation dans le monde, et en France.
Il y a de nombreuses mobilisations en faveur du peuple vietnamien organisées par le PC, les pseudo-trotskystes, les maoïstes. Il est intéressant de noter que les pablistes du PCI et de la JCR à l’époque donnaient un soutien politique au PC vietnamien (en défilant aux cris de Ho Chi Minh par exemple). Quant à la direction du PCF, elle détournait le soutien internationaliste des ouvriers français derrière la politique de De Gaulle. En revendiquant la « Paix au Vietnam » ils faisaient en effet écho à de Gaulle. Celui-ci manuvrait à ce moment pour préserver l’influence de l’impérialisme français dans l’ancien monde colonial. Lors de son discours de Phnom Penh en septembre 1966, il avait ainsi dénoncé « l’appareil guerrier américain » et s’était prononcé pour un accord ayant « pour objet d’établir et de garantir la neutralité des peuples de l’Indochine et leur droit de disposer d’eux-mêmes tels qu’ils sont effectivement, en laissant à chacun d’eux la responsabilité entière de ses affaires ». La bureaucratie soviétique voyait en de Gaulle à l’époque un allié favorable à la coexistence pacifique (pendant que la bureaucratie chinoise voyait en lui un anti-impérialiste !) et le préférait aux sociaux-démocrates français pro-atlantistes.
Début 1968, c’est aussi le « printemps de Prague » en Tchécoslovaquie. La bureaucratie stalinienne se fissure dans ce pays, et l’aile « réformatrice » de la bureaucratie dirigée par Alexander Dubcvek promet à la population, qui cherche à en finir avec le carcan bureaucratique, un « socialisme à visage humain ». C’est une situation qui pouvait ouvrir la voie à une révolution politique. C’est précisément parce que la voie à la révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie parasitaire et mettre en place un Etat ouvrier sain pouvait s’ouvrir que la bureaucratie du Kremlin allait intervenir à Prague en août 1968, provoquant une nouvelle fissure dans les partis staliniens pro-Moscou avec un impact sur les classes ouvrières du monde entier.
A la fin des années 1960 et au début des années 1970, en partie sous l’influence de la guerre du Vietnam et de l’agitation interne qui secouait les Etats-Unis, notamment la lutte de libération des Noirs, une série de situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires se sont présentées en Europe en France en mai 1968, en Italie en 1969, au Portugal en 1974-1975. Ces situations étaient les meilleures occasions de révolution prolétarienne qui se soient présentées dans les pays capitalistes avancés depuis la période qui a immédiatement suivi la Deuxième Guerre mondiale, et elles ont démenti les théories anti-ouvrières, basées notamment sur les écrits de Herbert Marcuse, qui avaient été populaires dans la période précédant 1968. Ces théories affirmaient que la classe ouvrière s’était embourgeoisée, et qu’elle ne pouvait plus jouer le rôle historique de force motrice de la révolution.
Mais les partis communistes pro-Moscou et la social-démocratie ont réussi à sauver l’ordre bourgeois mis à mal dans ces pays. C’est là que le rôle contre-révolutionnaire des partis réformistes occidentaux, dont les partis staliniens, a démesurément contribué à la destruction ultérieure de l’Union soviétique. La restabilisation de l’ordre bourgeois dans les Etats impérialistes occidentaux au milieu des années 1970 a été rapidement suivie par l’offensive de la deuxième guerre froide dirigée par les impérialistes contre le bloc soviétique.
Certes le climat idéologique de la « mort du communisme » affecte aujourd’hui la conscience du prolétariat, mais dans beaucoup de pays du monde, des combats de classe acharnés constituent une base objective pour la régénération du marxisme en tant que théorie du socialisme scientifique et de la révolution prolétarienne. Ce n’est pas le communisme, mais sa parodie, le stalinisme, qui s’est montré sans issue.
Mai 68 : « Une grosse grève » ou une situation pré-révolutionnaire ?
En France, après la grande grève des mineurs de 1963, l’année 1967 a vu beaucoup de luttes ouvrières annonciatrices de l’explosion de Mai-Juin 68. L’étincelle est venue des étudiants. Il y avait une véritable radicalisation dans ce milieu. L’agitation portait aussi bien sur des questions de société que sur des questions internationales comme la guerre du Vietnam. Face à l’agitation grandissante, début mai, dans les universités, en particulier parisiennes, le pouvoir gaulliste se lance dans la répression, qui va aller en empirant, jusqu’à la « nuit des barricades », le 10 mai, où les forces de police se déchaînent, envoyant plusieurs centaines d’étudiants à l’hôpital. En réponse les syndicats CFDT, CGT, FO, SNESup et les organisations étudiantes appellent à une grève générale le 13 mai, jour du dixième anniversaire du coup d’Etat militaire et de la prise du pouvoir par de Gaulle. Par centaines de milliers, les ouvriers, les jeunes, les employés défilent dans les rues de Paris avec des mots d’ordre comme « Bon anniversaire mon général » et « 10 ans ça suffit ». A la suite de cette grève générale d’un jour, la classe ouvrière va se jeter dans la bataille.
Commencée le 14 mai à l’usine Sud-Aviation de Nantes Bouguenais, puis le lendemain à l’usine de Renault Cléon, c’est tout Renault qui part en grève. A ce moment encore, Renault avait un rôle déterminant en France, le dicton étant « quand Renault éternue, la France s’enrhume », et le mouvement s’étend à toutes les grandes usines de la métallurgie puis se répand dans toutes les usines du pays et les transports publics (SNCF, RATP, etc.) Les autres secteurs sont rapidement impactés, les banques, les assurances, etc., la Poste, l’enseignement (écoles, lycées, facs), les grands magasins, etc.
Des secteurs rarement en grève comme ces milliers d’entreprises industrielles dans lesquelles il n’y a pas de syndicats (parce que les patrons les interdisent ou qu’elles sont trop petites) se retrouvent pour la première fois occupées par leurs ouvriers et ouvrières. Dès le 21 mai, c’est-à-dire en une semaine depuis la grève générale du 13 mai, il y a plusieurs millions de grévistes, le chiffre communément utilisé étant de dix millions de grévistes.
Cela signifie que le pays est complètement paralysé par la grève qui est générale. On parle toujours des usines emblématiques qui avaient une grosse influence au niveau politique (Renault Billancourt, Renault Cléon, Renault Flins, Citroën Javel, Peugeot Sochaux, etc.), mais la grève était massive et totale parce que toutes les usines étaient arrêtées. Il faut comprendre que la France de 1968 est une France beaucoup plus industrialisée qu’aujourd’hui. La part des ouvriers dans la population active est de l’ordre de 37 %, en grosse partie dans l’industrie. La politique de décentralisation industrielle menée à la fin des années 1950 et au début des années 1960 a fait que le maillage industriel est important. L’industrie n’est plus concentrée dans la région parisienne, dans le Nord ou à Lyon, mais vous trouvez des usines avec plusieurs centaines voire plus d’un millier d’ouvriers ou d’ouvrières dans de toutes petites villes, voire des villages, en province.
Nous disons que c’était là une situation pré-révolutionnaire. Alors déjà, qu’est-ce qu’une situation révolutionnaire ? Lénine disait, dans la Faillite de la IIe Internationale (1915) :
« Pour un marxiste, il est hors de doute que la révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute situation révolutionnaire n’aboutit pas à la révolution. Quels sont, d’une façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici : 1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du “sommet”, crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que “la base ne veuille plus” vivre comme auparavant, mais il importe encore que “le sommet ne le puisse plus”. 2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes “pacifiques”, mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le “sommet” lui-même, vers une action historique indépendante. »
Sur le premier point, quelques exemples le montrent facilement :
Edouard Balladur (qui était à l’époque un jeune conseiller du Premier ministre Pompidou) raconte que quand les ministres téléphonent aux préfets pour évacuer les usines, ces derniers répondent qu’ils ne peuvent pas.
La CGT 76 (du département de la Seine-Maritime qui comprend Rouen et Le Havre) a publié une brochure sur Mai-Juin 68 dans le département qui fourmille de détails très intéressants. Ainsi, corroborant ce que Balladur raconte, elle publie le pouvoir que le sous-préfet de Dieppe donne à la CGT, à la demande de celle-ci, pour gérer la distribution d’essence.
Quand le général de Boissieu (aide de camp de De Gaulle) essaie de joindre Massu en Allemagne, la standardiste lui explique qu’elle doit demander l’autorisation au comité de grève pour passer cet appel à l’étranger.
On mentionne généralement Nantes comme le seul exemple de ville gérée par un comité de grève. Mais les recherches publiées récemment, qui se sont penchées sur Mai-Juin 68 dans les villes de province, révèlent au grand jour que la gestion par des comités de grève de la vie quotidienne était le fait de millions d’ouvriers. Dans beaucoup de grandes agglomérations (en fait dans les villes ouvrières) on retrouve un comité de grève pour la ville ou l’agglomération qui prend en charge le ravitaillement, les gardes d’enfant, la distribution de l’essence ; par ailleurs, la CGT assure la distribution de l’électricité ou de l’eau, le ramassage des ordures, etc., toutes choses à la charge de l’Etat central en temps normal.
Ceci montre combien le pouvoir central vacille. « Le sommet n’en peut plus » apparemment, et la rapidité de l’extension de la grève, sans que les directions syndicales aient appelé à ce mouvement, montre aussi que « la base n’en peut plus ».
Mais Mai-Juin 68 ne s’est finalement pas transformé d’une situation pré-révolutionnaire en une situation révolutionnaire parce que l’action indépendante de la classe ouvrière ne s’est pas développée, essentiellement parce qu’il manquait un parti révolutionnaire capable d’arracher la classe ouvrière à ses directions, dont le PCF qui dirigeait la CGT. Les comités de grève existaient dans toutes les usines occupées. Ainsi, la brochure CGT 76 que j’ai mentionnée tout à l’heure reproduit une directive du bureau de l’Union locale CGT de Dieppe demandant à chaque usine occupée de « constituer, si ce n’est déjà fait, un Comité de grève avec les camarades responsables. » Ces comités n’étaient au mieux que des intersyndicales, ils n’étaient pas (ou très rarement) élus par les ouvriers et ne demandaient que rarement leur avis aux ouvriers. C’étaient des structures qui avaient un pouvoir très important, mais qui étaient entre les mains des bureaucrates syndicaux.
La préoccupation centrale du PCF : constituer un front populaire pour canaliser le mouvement et le ligoter
Ce qui commence à se poser avec une telle grève et ce qui se passe dans le pays, c’est la question du pouvoir. Le PC en est très conscient, et dès le début. Mais il est hors de question pour lui que la classe ouvrière chasse la bourgeoisie et prenne le pouvoir. Pour canaliser le mouvement et se protéger, le PC se bat pour qu’une alliance gouvernementale entre le PC et la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste, un bloc des sociaux-démocrates de la SFIO parti socialiste avec divers petits partis bourgeois) se mette en place, ce que nous appelons un gouvernement de front populaire et que le PC appelait à cette époque-là un « Gouvernement populaire ».
Un gouvernement de front populaire est un gouvernement regroupant des partis ouvriers-bourgeois comme le PC ou la SFIO avec des partis bourgeois. En 1968 le Parti radical-socialiste et la Convention des institutions républicaines de Mitterrand sont dans la FGDS avec la SFIO la FGDS est donc elle-même déjà une formation de front populaire. Cette alliance des partis ouvriers-bourgeois, c’est-à-dire des partis dont la direction et le programme sont procapitalistes alors que l’histoire et la base de ces partis sont liées à la classe ouvrière, permet à ces partis de masquer leurs contradictions et de se cacher derrière leurs alliés bourgeois pour trahir les aspirations des ouvriers. Ainsi, en 1936, quand le PC appelle à casser la grève (le fameux « il faut savoir terminer une grève » de Thorez), il le fait sous prétexte de ne pas effrayer ses alliés du Parti radical.
Le front populaire est depuis plus d’un siècle, sous une forme ou une autre (avec le PCF à partir de 1935), un instrument clé de la bourgeoisie pour essayer de coopter les luttes de classe et les luttes sociales dans ce pays ; il représente le principal obstacle à une mobilisation indépendante de la part de la classe ouvrière. Dès qu’il y a des luttes, les réformistes cherchent à canaliser le mécontentement vers une nouvelle alliance gouvernementale « de gauche » avec des forces bourgeoises, qui inévitablement poignardera les travailleurs, les pauvres et les minorités. Le front populaire n’est toutefois pas le seul mécanisme permettant de contenir la lutte de classe ouvrière ; pour préserver sa domination de classe, la bourgeoisie « démocratique » n’hésitera pas à recourir à des versions plus à droite de la démocratie parlementaire, au bonapartisme ou même au fascisme. Et c’est ce qu’on avait vu en France dix ans plus tôt, avec le coup d’Etat de De Gaulle en 1958, en pleine guerre d’Algérie, qui avait conduit à l’instauration d’un régime bonapartiste. En Mai 68 aussi, de Gaulle avait envisagé d’utiliser l’armée contre la grève générale, comme nous le verrons plus loin. Comme l’écrivait Trostsky :
« Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un “sauveur” couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion. »
Empêcher l’explosion, c’est aussi le but du front populaire. C’est dès la fin de la guerre d’Algérie, bien avant que les événements de 1968 ne se développent, que le PCF et la direction de la CGT n’ont de cesse d’essayer de construire une telle coalition bourgeoise avec la SFIO et les différents partis bourgeois anti-gaullistes existants. En 1965, le PC va jusqu’à ne pas présenter de candidat aux élections présidentielles (alors qu’il est hégémonique dans la « gauche »), pour soutenir directement le candidat Mitterrand, alors membre d’une organisation bourgeoise, la CIR.
En 1967, aux élections législatives, le PC, la SFIO, les radicaux, la CIR, se présentent séparément et ils améliorent les résultats par rapport à 1965. Certains staliniens, ajoutant les autres députés bourgeois anti-gaullistes, en concluent que la gauche n’a été battue que d’une courte tête pour être majoritaire au Parlement ! Il faut signaler que le PC (qui a 73 députés, alors que tous les autres partis « de gauche » en ont 121) n’a que trois députés de moins que la SFIO, c’est dire sa puissance à l’époque, et combien le PC est incontournable.
Dès que le PC sent la pression monter au début des événements de Mai-Juin 68, il presse ses partenaires potentiels de construire cette alliance de front populaire. Le 10 mai, avant la nuit des barricades, la direction du PC rencontre la FGDS pour proposer une telle alliance sur la base d’un programme commun de gestion du capitalisme, leur « gouvernement populaire ». Sans résultat, il n’y a aucun accord. Le 19 mai, alors que le mouvement s’est déjà bien développé, la CGT et le PC sortent une déclaration expliquant que « la puissance du mouvement populaire appelle la conclusion urgente d’un accord des formations de gauche sur un programme commun de gouvernement d’un contenu social avancé, garantissant les droits des syndicats et la satisfaction des revendications essentielles des travailleurs ». Et il y aura encore de telles rencontres entre le PC et ses partenaires potentiels le 20 mai, le 22 mai, le 28 mai et même le 30 mai, toujours avec le même objectif.
La construction d’un « gouvernement populaire » devient un leitmotiv de la propagande du PC, y compris au niveau des entreprises, que ce soit le fait de Georges Séguy (le secrétaire général de la CGT) le 20 mai devant les 25 000 ouvriers de Renault Billancourt ou que ce soit le fait de simples militants dans les usines. Ainsi, la brochure CGT 76 publie le manuscrit d’une intervention d’un militant PC-CGT devant l’usine Alpine à Dieppe qui explique qu’il faut une « société démocratique sur la base d’un programme commun » passé « entre toutes les forces de gauche ». Et on peut multiplier les exemples.
Cette question de collaboration de classes et de front populaire était un point clé à soulever pour un parti révolutionnaire en mai-juin 1968. En Russie en 1917 le Parti bolchévique s’est opposé catégoriquement au gouvernement provisoire capitaliste, qui comprenait des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires (SR) avec dix ministres capitalistes. Les bolchéviks ont conquis la direction de la classe ouvrière en montrant aux ouvriers, influencés par les menchéviks et les SR à qui ces ouvriers avaient donné la direction des soviets, qu’il y avait contradiction entre les prétentions au socialisme de leurs dirigeants et leur alliance avec des capitalistes. En mai 1968 au contraire la recherche permanente d’une alliance avec des partis bourgeois (la FGDS en premier) par les staliniens était la meilleure preuve que le PC ne voulait pas donner un but révolutionnaire à la grève, que les comités de grève ne devaient pas avoir un rôle de remise en marche de la société au profit des classes laborieuses, ce qui amènerait à un affrontement avec la bourgeoisie.
Au final, le PC a trahi la grève de mai-juin 1968 pour des miettes. Mais pendant tous les événements son objectif était que la grève de millions de grévistes débouche sur la démission de De Gaulle et son remplacement par un gouvernement bourgeois de front populaire. Etant donné leur puissance dans la classe ouvrière, il était inconcevable pour ses dirigeants que le PC et la CGT n’aient pas des places dans ce gouvernement correspondant à cette puissance. C’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas un portefeuille ministériel symbolique dans un gouvernement pro-OTAN dirigé par les sociaux-démocrates, mais une présence significative. C’est l’anticommunisme virulent et pro-atlantiste de la SFIO et de certains de ces partis bourgeois qui a finalement empêché la conclusion d’un accord de ce type.
Pendant que le PC, qui se prétendait « révolutionnaire », mettait en avant son front-populisme et trahissait la grève générale, l’« extrême gauche » de l’époque flirtait déjà avec le front-populisme. Mais aujourd’hui nos opposants sont devenus des réformistes tellement éhontés qu’ils s’y vautrent maintenant sans aucune vergogne. Il y a ainsi le soutien récent de LO, du PC et de la LCR pour Ségolène Royal du PS lors des élections présidentielles, où elle se présentait avec les chevènementistes et les radicaux de gauche bourgeois, ou encore, lors des élections municipales cette année, la participation directe de LO à des listes de front populaire (la LCR s’est plainte de l’ostracisme du PS au deuxième tour des élections, alors qu’elle demandait la fusion des listes).
Nous aurions refusé aussi de voter pour Royal aux présidentielles, ou pour les listes communes PS-PC-LO, même si elles s’étaient présentées sans partenaires bourgeois formels : un aspect dominant de leur programme était de chercher à faire concurrence à la droite sur le renforcement des mesures sécuritaires racistes, et, dans le cas de Royal, elle cherchait à en faire plus que Sarkozy en agitant le sabre contre l’Iran et la Chine. Il peut y avoir des occasions, notamment dans un contexte de lutte de classes et de luttes sociales acharnées, où les réformistes se présentent seuls dans des élections bourgeoises, et dans ces conditions les communistes peuvent chercher à utiliser différentes tactiques pour exploiter et mettre à nu leurs contradictions devant leur base. Par exemple en 1980 nous avions un temps envisagé de donner un soutien critique au PCF à un moment où l’Union de la gauche était rompue, et où le PCF refusait de condamner ouvertement l’intervention soviétique en Afghanistan face à une campagne hystérique de guerre froide contre l’URSS. Mais avec un front populaire les sociaux démocrates indiquent clairement, en choisissant des partenaires bourgeois, qu’ils ont l’intention de gouverner avec les capitalistes contre les travailleurs. A ce moment-là il n’y a pas de contradiction à exploiter entre une plate-forme socialiste ici inexistante des directions réformistes, et leur véritable pratique procapitaliste.
L’opposition des trotskystes à de telles coalitions est implacable, et leur devoir est de mettre la classe ouvrière en garde contre le danger qu’elles représentent.
Grenelle et Charléty
Fin mai 1968, la paralysie du pays est telle que la bourgeoisie décide d’ouvrir rapidement des négociations, à Grenelle. Comme le dit Séguy dans une interview pour l’édition spéciale de l’Humanité de 2008 sur Mai 68, « Dans les dix premières minutes de la rencontre de Grenelle, nous avons réussi à faire augmenter le SMIC de 35 %, et de 55 % le salaire minimum des ouvriers agricoles. » Séguy confirme ce que Trotsky dit dans Encore une fois, où va la France ? (mars 1935) : « La thèse marxiste générale : les réformes sociales ne sont que les sous-produits de la lutte révolutionnaire, prend à l’époque du déclin capitaliste l’importance la plus immédiate et la plus brûlante. Les capitalistes ne peuvent céder aux ouvriers quelque chose que s’ils sont menacés du danger de perdre tout. » Malgré des concessions que Séguy juge de façon très abusive « énormes », la CGT ne signe pas le constat de négociations et appelle à poursuivre la grève. Pour plusieurs raisons.
Le PC était parfaitement au courant que la classe ouvrière n’était pas prête à reprendre le travail aussi facilement et pour si peu, car le PC et la CGT sont présents dans la plupart des usines occupées. Un détail pour montrer combien les staliniens connaissent leur boulot : dès le premier jour de l’occupation de Billancourt, le PC a envoyé un membre du bureau politique (Claude Poperen) s’installer dans l’usine, pour sentir en permanence le pouls de la classe ouvrière de la première usine de France. Et le PC et la CGT ont beaucoup d’expérience Benoît Frachon, qui est négociateur à Grenelle, était déjà négociateur à Matignon en 1936. Ils savent comment « terminer une grève », comme ils l’ont fait en 1936. Sans une perspective d’un nouveau gouvernement de front populaire pour chercher à canaliser la combativité ouvrière et ses espoirs de changement, le PC paierait très cher un appel à la reprise en échange de concessions aussi minimales.
Une autre raison pour refuser de signer le protocole d’accord ce sont les manuvres front-populistes qui se développent rapidement contre le PCF au sein du reste de la gauche ; le PC cherchait à utiliser les négociations comme moyen de pression pour bien faire comprendre à ses partenaires putatifs qu’il serait incontournable pour trouver une « solution » à la grève dans l’intérêt de la bourgeoisie.
L’intervention TV de De Gaulle le 24 mai a fait un gros flop : il appelait à un référendum sur une question secondaire, autrement dit il tentait un nouveau plébiscite bonapartiste comme auparavant ; et ça a fait flop, parce que tout le monde comprenait que ce référendum serait boycotté et/ou conduirait au départ de De Gaulle. La question du pouvoir commence à se poser de plus en plus clairement. Le préfet de Paris de l’époque, Grimaud, raconte dans son livre que certains, dans l’entourage de De Gaulle, soulèvent la question de son remplacement. La bourgeoisie et les politiciens voient le pouvoir vaciller, cherchent des réponses parlementaires et institutionnelles, et accélèrent les manuvres. Pendant les négociations de Grenelle, qui se déroulent du 25 au 27 mai au matin, la gauche non communiste (SFIO, CFDT, PSU, UNEF, Radicaux, etc.) avec le soutien enthousiaste des pseudo-révolutionnaires (pablistes, VO et lambertistes), vont organiser le rassemblement de Charléty auquel le PC n’est pas convié. Il y aura dans ce rassemblement, qui se tient le 27 mai, des dizaines de milliers de personnes. Pierre Mendès France n’y prend pas la parole, mais sa présence est notable et notée, une partie de la foule scandant son nom à son apparition. (Mendès France était un politicien bourgeois du Parti radical, devenu dirigeant du Parti socialiste unifié, un parti social-démocrate de gauche ; Mendès France était populaire en 1968 à cause de sa réputation d’opposant à la guerre d’Algérie.) Dans la foulée, le 28 mai au matin, Mitterrand fait une conférence de presse, dans laquelle il se présente comme candidat à la présidence qu’il considère « vacante » , tout en ouvrant la porte à Mendès France pour le poste de Premier ministre.
La manuvre de Charléty rend furieux le PCF et la CGT, car ils comprennent bien ce qui se trame, la volonté des sociaux-démocrates anticommunistes et pro-américains d’avoir leur propre solution front-populiste sans eux. Le PC n’a aucune volonté d’être le dindon de la farce. Pour bien faire comprendre qu’ils sont incontournables, PC et CGT appellent à des manifestations de la classe ouvrière pour le 29 mai. Politiquement, les bureaucrates du PC et de la CGT tiennent leur base qui acceptait à ce moment leur perspective d’un « gouvernement populaire » (encore qu’ils avaient probablement une interprétation différente de ce que cela voulait dire, notamment du fait que la CGT s’était engagée à y prendre part). La première page de l’Humanité du 29, pour les manifestations, titre « L’exigence des travailleurs : Gouvernement populaire et d’union démocratique à participation communiste ! », ce qui a le mérite d’être clair.
Les manifestations du 29 mai seront parmi les plus grosses manifestations de Mai-Juin 68. Elles ont donc un double objectif : essayer de faire vaciller un peu plus le pouvoir gaulliste (pour que de Gaulle démissionne) et convaincre la gauche que sa réponse ne peut être que parlementaire mais pas sans le PCF. Séguy dit en 1972 : « Alors que le pouvoir nous paraissait chancelant, nous voulions vraiment et très sincèrement relancer l’unité. Mais, là encore, notre proposition ne rencontre qu’une dérobade générale de la part de ceux à qui elle s’adresse. » En effet, dans l’après-midi du 28 mai, la rencontre entre la FGDS et le PCF, après la conférence de presse de Mitterrand, ne donne rien. Lors de cette rencontre, Waldeck-Rochet, secrétaire général du PCF, demande « Y aura-t-il des ministres communistes? », ce à quoi Mitterrand répond « Au moins un » : on peut imaginer la tête de Waldeck-Rochet.
Qu’auraient dû faire les révolutionnaires dans cette période ?
En mai 1968 nous n’avions pas d’organisation en France. Mais nos camarades américains ont écrit dans Spartacist (édition anglaise n° 12), à l’automne 1968, un article sur les événements français de Mai qui a remarquablement surmonté l’épreuve du temps. Nous l’avons publié en français dans notre brochure de 1988 sur Mai 68. Dans cette brochure nous avons rétrospectivement mis en avant le mot d’ordre pendant le mois de mai d’un gouvernement du PC et des syndicats basé sur les comités de grève. Il faut se rappeler qu’à l’époque les travailleurs manifestaient sous le mot d’ordre du PC pour un « gouvernement populaire », qu’ils comprenaient encore largement dans un cadre parlementaire. D’appeler à un gouvernement PC-syndicats aurait été une manière de transcender ce cadre parlementaire, car comment la CGT, comment des comités de grève peuvent-ils participer à un gouvernement parlementaire ? Cela aurait été une puissante perspective à opposer aux plans de front populaire du PC, pour dresser la base du PC contre sa direction en expliquant que les dirigeants du PC manoeuvraient pour une alliance avec la bourgeoisie au lieu de faire des comités de grève des organes de pouvoir prolétarien. Les trotskystes français avaient mis en avant un mot d’ordre similaire en 1946, pour un gouvernement PC-SFIO-CGT, dans une situation terriblement instable où le PC faisait partie d’un gouvernement de front populaire.
La question de transformer les comités de grève dirigés par les bureaucrates en de véritables embryons de pouvoir ouvrier était clé pour un parti révolutionnaire en mai-juin 1968. C’était mettre au cur la question de l’Etat, de comment il n’est pas neutre, mais au service de la classe bourgeoise. L’Etat capitaliste, c’est la police, l’armée, les matons et les juges, chargés de protéger la petite minorité qui détient les moyens de production face à l’immense majorité de ceux qui n’ont rien sinon leur force de travail à vendre, les prolétaires et tous les opprimés. La tâche principale du gouvernement qui administre l’Etat, que ce soit au niveau national ou municipal, est de mettre en uvre ce pouvoir pour maintenir l’ordre capitaliste.
Alors que Séguy reconnaît implicitement que ce sont la CGT et le PC qui contrôlent et qui décident de ce qui va marcher et de ce qui ne va pas marcher dans l’économie du pays, il fait tout pour que les ouvriers se tournent vers l’Etat bourgeois. Le PC tourne les comités d’aide aux grévistes dont j’ai parlé plus haut, qui organisent le ravitaillement, vers les mairies (souvent des mairies PC, mais pas toujours) et les place sous leur autorité, c’est-à-dire sous l’autorité de l’Etat capitaliste. Les mairies sont des unités de l’Etat bourgeois. Le maire est le représentant de l’Etat bourgeois le plus proche de la population : il est sous l’autorité du préfet, lui-même représentant de l’Etat central dans le département. D’où notre position de refuser de nous présenter comme candidats à des postes exécutifs comme celui de maire ou de président de la République. Nous voulons que la classe ouvrière apprenne que son objectif final doit être la destruction de l’Etat bourgeois, pas sa gestion.
En se tournant vers l’Etat bourgeois, le PC entraîne les pires illusions de la classe ouvrière. C’est un programme clairement réformiste, de confiance dans l’Etat bourgeois, qui dit explicitement aux ouvriers que le PC ne veut pas qu’ils s’organisent pour gérer la société eux-mêmes.
40 ans après, LO et la LCR toutes deux professent maintenant les mêmes illusions réformistes que le PC en 1968 sur le fait que l’Etat bourgeois peut être au service de la classe ouvrière. Là où le PC pense que cela peut se faire avec un Parlement avec beaucoup de députés PC, LO et LCR veulent utiliser la pression des masses pour faire de l’Etat bourgeois un instrument au service des travailleurs, envoyant ainsi à la poubelle une des principales leçons que Marx et Engels avaient tirées de l’expérience des révolutions de 1848 : on ne peut pas utiliser la machine de l’Etat bourgeois, la classe ouvrière doit la briser.
Les comités de grève
Les trotskystes se seraient battus pour des comités de grève élus, alors qu’ils étaient en général désignés par les bureaucrates ; ils auraient appelé à ce que les comités de grève gèrent eux-mêmes les questions de ravitaillement, ou à la remise en marche de secteurs d’activité que les staliniens voulaient remettre à l’Etat bourgeois. En faisant le lien avec la tentative des staliniens de faire un accord avec des partis et des politiciens bourgeois, ils auraient pu exploiter les contradictions existantes dans le PC et la CGT, entre la base et le sommet, pour montrer aux ouvriers qui cherchent à lutter pour le socialisme que l’objectif de leur direction n’est pas le socialisme, mais la gestion du capitalisme. C’était donc une bataille politique opposant la perspective des révolutionnaires cherchant à montrer que la classe ouvrière a la puissance de faire tourner la société pour ses propres besoins et qu’il faut détruire l’Etat bourgeois pour cela, à celle des réformistes qui au fond respectent l’ordre capitaliste, la propriété privée et l’Etat bourgeois.
Des comités de grève, des conseils ouvriers ou des soviets ne sont pas révolutionnaires en tant que tels. Ce sont seulement potentiellement des organes de double pouvoir. Seule une direction révolutionnaire donne un caractère révolutionnaire à ces organes de pouvoir de la classe ouvrière. Sous la direction du PC, ces comités se tournent vers l’Etat bourgeois, les mairies. Des révolutionnaires seraient intervenus pour qu’ils se centralisent, s’appuient sur la classe ouvrière elle-même et non pas sur des organes de pouvoir bourgeois comme les municipalités. Ils auraient cherché à préparer les travailleurs politiquement, par tous les moyens, pour qu’ils comprennent la nécessité d’agir indépendamment de toutes les forces de la bourgeoisie, pour qu’ils organisent des milices ouvrières pour défendre leurs positions, et qu’ils se préparent à la prise du pouvoir et la destruction de l’Etat capitaliste.
On peut mieux comprendre ce point si l’on regarde la situation à la fin du mois de juillet 1917 en Russie, alors que la direction des soviets (les menchéviks et les SR) mettait les bolchéviks en prison. Lénine, qui avait lui-même fui en Finlande pour ne pas être arrêté, envisageait que les ouvriers devraient utiliser de nouveaux organes pour aller vers la prise du pouvoir car il considérait que les soviets dirigés par les menchéviks et les SR tendaient à se transformer en simple extension du pouvoir bourgeois.
Cette lutte des révolutionnaires devait se faire sur la base d’un programme transitoire, amenant les ouvriers à prendre conscience que pour faire tourner la société pour ses propres besoins, il fallait qu’ils se préparent à renverser l’Etat bourgeois. Trotsky explique dans le Programme de transition :
« Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »
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