Le Bolchévik nº 185

Septembre 2008

 

Bruits de bottes américains contre la Russie

Duel de grandes puissances en Géorgie

Travailleurs russes, travailleurs géorgiens : l'ennemi principal est dans votre propre pays !

Bases américaines, hors d’Europe de l’Est, d’Asie centrale et du Proche-Orient ! Troupes françaises, hors de Géorgie, des Balkans, du Liban et d’Afghanistan !

26 août – Dans la nuit du 7 août, le gouvernement géorgien de Mikheïl Saakachvili ordonnait à son armée, équipée et entraînée par les Etats-Unis, d’envahir l’Ossétie du Sud, une petite province ethniquement distincte qui avait de facto fait sécession d’avec la Géorgie il y a plus de quinze ans pour se placer sous la protection de la Russie. Le lendemain, la Russie contre-attaquait, et ses troupes pénétraient jusque dans le centre de la Géorgie, parvenant à moins de cinquante kilomètres de la capitale Tbilissi ; ce faisant, elle montrait sa détermination à restaurer sa position de puissance dominante dans la région. Les forces russes se sont maintenant retirées le long d’un périmètre de sécurité autour de l’Ossétie du Sud, et ont affirmé leur intention de maintenir une présence permanente dans la province en tant que « forces de maintien de la paix ».

Le conflit entre la Russie et la Géorgie, cette dernière soutenue par les Etats-Unis, n’est que pure politique de rapport de force, et ce des deux côtés. Notre position est par conséquent le défaitisme révolutionnaire : l’intérêt de classe des travailleurs de Géorgie et de Russie, c’est de lutter pour renverser leurs classes dirigeantes capitalistes respectives par la révolution socialiste. L’ennemi principal est dans son propre pays !

Le conflit en Géorgie n’est absolument pas similaire aux invasions russes en Tchétchénie, en 1994 puis fin 1999, après plusieurs années d’indépendance tchétchène de fait. Dans les deux guerres tchétchènes, les impérialistes n’étaient pas intervenus militairement, et le conflit était centré sur la défense des droits nationaux du peuple tchétchène contre les efforts meurtriers des Russes pour réaffirmer leur domination sur cette province. Nous avions appelé à la défense militaire des forces tchétchènes et à défendre l’indépendance de la Tchétchénie. Nous nous étions prononcés sans hésitation pour la défaite de l’invasion russe en Tchétchénie (voir « Indépendance de la Tchétchénie ! Retrait immédiat des troupes russes ! », Workers Vanguard n° 840, 21 janvier 2005).

La situation actuelle du gouvernement géorgien vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine est très différente. Saakachvili a été formé à son rôle de fantoche de l’impérialisme US au moins depuis 1999, quand il a participé à un « programme de formation au leadership » du Département d’Etat à Washington. Il est arrivé au pouvoir en 2004 au cours de l’une des « révolutions » de couleur que les Etats-Unis ont financées et organisées afin de contrer l’influence russe dans la région et de mettre en place des régimes proaméricains dociles. Washington exerce une vigoureuse pression sur ses alliés d’Europe de l’Ouest pour qu’ils acceptent la Géorgie (et l’Ukraine) comme membres à part entière de l’OTAN ; et Tbilissi est la seule grande ville au monde qui est reliée à son aéroport international par une autoroute qui porte le nom du président américain George W. Bush ! L’armée de Saakachvili a été mise en place et entraînée par les Etats-Unis et leurs alliés israéliens. Et la Géorgie, avec une population de moins de cinq millions d’habitants, a envoyé en Irak un contingent de 2 000 soldats – le troisième en nombre après les Américains et les Britanniques – qui a été rapatrié par des avions américains après la contre-attaque russe.

Le New York Times du 13 août titrait que la Géorgie avait reçu « des messages ambigus des Etats-Unis » concernant ses projets d’invasion de l’Ossétie du Sud. Mais cette affirmation était démentie par une photo publiée dans le même numéro du New York Times. On y voyait cinq laquais régionaux des Etats-Unis, en provenance de Pologne, d’Ukraine et des pays baltes, Lettonie, Estonie et Lituanie – longtemps présentées comme les « nations captives » de « l’empire soviétique » par les impérialistes américains – venus à Tbilissi en visite orchestrée pour afficher leur solidarité avec Saakachvili quatre jours après la contre-attaque russe. Le 9 août, Stars and Stripes, le journal de l’armée américaine, révélait que des manœuvres militaires de l’OTAN, auxquelles participaient un millier de soldats américains, avaient eu lieu en Géorgie et s’étaient terminées la veille de l’invasion géorgienne. L’armée géorgienne bénéficiait aussi de l’aide de « conseillers » militaires israéliens. L’hebdomadaire satirique Le Canard Enchaîné, généralement bien informé, écrivait à ce sujet (20 août) :

« Le rôle des conseillers américains ne s’est peut-être pas limité à apporter une aide technique à l’artillerie géorgienne. A en croire ce qui se dit à l’état-major des armées à Paris, c’est sur la suggestion de ces officiers US que les Géorgiens ont lancé, avant même la progression de leurs troupes, des centaines de missiles sol-sol sur la capitale ossète. »

Aujourd’hui, la Russie capitaliste n’est plus dans la situation de désastre économique où elle était dans les années ayant fait suite à la contre-révolution capitaliste de 1991-1992 qui avait détruit l’Etat ouvrier dégénéré soviétique. Enrichi par la hausse du prix du pétrole, Poutine a pu reconstruire l’armée russe et être en mesure d’affirmer sa détermination à défier les Etats-Unis en réaffirmant le rôle de grande puissance de la Russie dans la région. Le 26 août, la Russie a officiellement reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, une autre province séparatiste.

En renvoyant de façon humiliante dans les cordes le protégé de Washington à Tbilissi, la Russie a provoqué dans les cercles impérialistes américains un déluge d’imprécations. Bush a déclamé qu’envahir un pays étranger « est inacceptable au XXIe siècle » – ceci quelques jours avant que les forces d’occupation américaines massacrent quelque 95 civils afghans, dont 50 enfants ! Les Etats-Unis ont ensuite annoncé la conclusion d’un accord, en négociation depuis plusieurs années, pour installer un système de « défense » anti-missile en Pologne, une première dans un pays de l’ex-bloc soviétique, et y déployer les soldats américains qui le mettront en œuvre. Autant pour les affirmations de Washington que ce système de défense anti-missile ne viserait pas la Russie mais l’Iran, qui n’a ni missiles balistiques intercontinentaux ni ogives nucléaires !

La restauration du capitalisme en Union soviétique a pavé la voie à l’émergence d’un « monde à une seule superpuissance », encourageant ainsi les impérialistes américains – qui n’étaient plus menacés par la puissance militaire soviétique – dans leurs aventures militaires extérieures. Les Etats-Unis ont, depuis, installé des bases militaires dans toute l’Asie centrale et dans d’autres pays à la périphérie de la Russie, dans le but d’encercler non seulement la Russie capitaliste, qui reste la deuxième puissance nucléaire du monde, mais aussi la Chine, le plus grand et le plus puissant des Etats ouvriers bureaucratiquement déformés qui subsistent. Nous appelons à la défense militaire inconditionnelle de la Chine – et des autres Etats ouvriers déformés que sont Cuba, la Corée du Nord et le Vietnam – contre l’impérialisme et la contre-révolution intérieure, et nous exigeons : Bases militaires US hors d’Europe de l’Est, d’Asie centrale, et du Proche-Orient !

Le Caucase et l’Asie centrale sont aussi essentiels pour l’accès des Etats-Unis et de l’Europe de l’Ouest au pétrole et au gaz de la Mer Caspienne et de l’Asie centrale. L’immense pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, long de près de 2 000 kilomètres, qui est l’un des trois oléoducs construits pour alimenter l’Europe de l’Ouest en évitant le territoire russe, et dont l’approvisionnement pourrait tomber sous le contrôle de la Russie, traverse la Géorgie. Les puissances européennes, et en particulier la France et l’Allemagne, ont leurs propres intérêts à défendre dans la région. Ces deux pays se sont opposés à l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN, et c’est par l’entremise de Nicolas Sarkozy, qui préside actuellement l’Union européenne, que le premier accord de cessez-le-feu entre la Russie et la Géorgie a été signé. Par ailleurs, des « observateurs militaires » européens participent à une force de « maintien de la paix » de l’ONU déployée en Géorgie depuis 1993, le long de la frontière avec l’Abkhazie. ONU, hors de Géorgie, maintenant !

En fait Sarkozy cherchait à manoeuvrer pour faire avancer les intérêts indépendants de l’impérialisme français par rapport aux Russes et aux Américains. Nous sommes pour le retrait des chasseurs alpins français qui d’après le Figaro du 22 août entraînaient les troupes géorgiennes, et contre toute force impérialiste d’interposition « neutre », OSCE ou autre, que mettent en avant les impérialistes français pour essayer de s’insérer davantage dans la région.

Le Parti démocrate, tout autant le parti de l’impérialisme US

Les deux candidats au poste de commandant en chef impérialiste aux USA, le républicain John McCain et le démocrate Barack Obama, se sont empressés de condamner la Russie. Ils ont tous les deux demandé pour la Géorgie une « procédure accélérée » d’adhésion à l’OTAN. Le sénateur démocrate Joseph Biden s’est ostensiblement rendu en Géorgie quelques jours à peine avant qu’Obama ne le choisisse comme candidat à la vice-présidence. A son retour, il déclarait : « J’ai quitté ce pays convaincu que l’invasion de la Géorgie par la Russie pourrait être un des événements les plus significatifs qui se soient produits en Europe depuis la fin du communisme » (site Internet du Washington Post, 18 août). Cette diatribe de Biden s’inscrit dans la continuité du discours prononcé à Berlin le 24 juillet par Obama, au cours duquel il avait présenté la croisade antisoviétique des Etats-Unis comme un modèle pour réaffirmer les intérêts planétaires de Washington aujourd’hui.

En réalité, l’opposition prudente et partielle d’Obama à la guerre et à l’occupation en Irak, qui enthousiasme tant la gauche réformiste, vise à restaurer la capacité de l’impérialisme US – affaibli par la politique désastreuse de l’administration Bush en Irak – à étendre sa puissance militaire et diplomatique au niveau mondial. Obama l’a clairement expliqué dans un article intitulé « Renouveler le leadership américain » et publié dans la revue Foreign Affairs (juillet-août 2007), où il appelait à « mettre fin de façon responsable » à l’occupation américaine en Irak afin de redéployer et renforcer de façon significative les forces et les opérations militaires américaines aux quatre coins du monde. Obama est à 100 % derrière l’occupation meurtrière de l’Afghanistan, et il demande qu’on y déploie 10 000 soldats américains supplémentaires. Ce n’est pas par hasard que son éminence grise en matière de politique extérieure est un certain Zbigniew Brzezinski, un vétéran de la deuxième guerre froide qui a été une figure clé de l’administration démocrate de Carter au moment où celle-ci lançait une campagne anticommuniste au nom des « droits de l’homme » contre l’Union soviétique. Un des éléments de cette campagne était le soutien massif aux réactionnaires islamistes en Afghanistan contre l’armée soviétique, qui était intervenue dans ce pays fin 1979 pour défendre le flanc sud de l’URSS en prenant le côté du progrès humain élémentaire.

La bande à Bush suscite une profonde aversion parmi les travailleurs et les minorités raciales et ethniques, aux Etats-Unis et dans le reste du monde ; mais ceci ne doit pas masquer le fait que les démocrates sont tout autant le parti de la guerre impérialiste et du racisme. Nous ne donnons de soutien politique à aucun politicien capitaliste, que ce soit McCain, Obama ou Cynthia McKinney, la candidate des Verts. Nous sommes pour l’indépendance politique complète de la classe ouvrière. Notre objectif est de forger un parti ouvrier révolutionnaire multiracial, qui lutte pour renverser le système capitaliste par une révolution ouvrière, et pour instaurer un gouvernement ouvrier. Retrait immédiat de toutes les troupes US d’Irak et d’Afghanistan !

Quant à l’impérialisme français, c’est son gouvernement PS-PCF-Verts-chevènementistes qui a envoyé des troupes en Afghanistan dès 2001 au côté des USA. Il porte ainsi la responsabilité pour tous les crimes commis par les troupes impérialistes là-bas. Sans donner le moindre soutien politique aux réactionnaires islamistes talibans, nous soulignons que tout revers pour les troupes impérialistes, américaines ou françaises (y compris l’embuscade du 18 août au col de Saroubi qui a fait 10 morts et 21 blessés côté français), est objectivement favorable à la lutte des travailleurs et des opprimés dans le monde entier. Troupes françaises, hors d’Afghanistan !

Le léninisme et la question nationale

Les médias bourgeois, qui font du battage au sujet des prétentions « démocratiques » de la Géorgie contre les agressions prétendument incessantes d’un « impérialisme russe » éternel, ont multiplié les références historiques au régime géorgien « progressiste » menchévique de 1918-1921. Le New York Times (10 août) évoque ainsi « le moment où les armées bolchéviques ont écrasé la première expérience géorgienne, excitante et brève, de gouvernement libéral ». Du point de vue de la révolution prolétarienne, l’intervention militaire contre la Géorgie menchévique, qui n’était ni « démocratique » ni « indépendante », était absolument juste et nécessaire.

Après la prise du pouvoir par le prolétariat au cours de la révolution d’Octobre 1917, les bolchéviks, sous la conduite de Lénine, avaient immédiatement honoré leur engagement d’accorder le droit à l’autodétermination aux nombreux peuples opprimés dans la prison des peuples tsariste. Le point de départ de la position léniniste sur la question nationale était l’égalité complète de tous les peuples et nations. L’objectif était d’évacuer la question nationale de l’ordre du jour, d’opposer à toutes les variétés de nationalisme bourgeois l’appel à l’unité internationale des travailleurs dans leur lutte de classe.

La Russie révolutionnaire subit une guerre civile de trois ans face aux contre-révolutionnaires « blancs » réactionnaires soutenus par les impérialistes et à l’intervention militaire impérialiste directe de 14 armées capitalistes. Les pays – comme la Géorgie, la Pologne, la Finlande et les pays baltes – qui demeurèrent capitalistes après avoir obtenu leur indépendance par rapport à la Russie, devinrent des bastions de la terreur réactionnaire contre la classe ouvrière et des têtes de pont pour les intrigues impérialistes contre l’Etat soviétique.

Dans sa brochure Entre l’impérialisme et la révolution), le dirigeant bolchévique Léon Trotsky avait dénoncé, en reprenant mot pour mot les déclarations des menchéviks, le mythe d’une Géorgie « démocratique » et « indépendante » colporté à l’époque par les impérialistes et leurs hommes de main sociaux-démocrates, et que nous resservent aujourd’hui les médias bourgeois. En décembre 1918, le menchévik géorgien Topouridzé déclarait aux impérialistes Alliés : « J’estime que, par tous les moyens et de toutes les forces dont elle dispose, notre république aidera les puissances de l’Entente dans leur lutte contre les bolcheviks. » Trotsky mentionnait comme autre exemple la répression brutale d’un soulèvement paysan en Ossétie, citant le dirigeant menchévique Valiko Djoughéli qui se réjouissait de ce massacre : « De tous côtés, autour de nous, brûlent les villages ossètes. […] nous serons cruels. Oui, nous le serons. » Djoughéli se rappelait qu’un autre menchévik lui avait dit : « Je commence à comprendre Néron et le grand incendie de Rome », après avoir jeté « un coup d’œil circulaire sur ces flammes éclatantes ».

Quand les menchéviks, qui s’étaient opposés à la révolution prolétarienne en Russie, prirent le pouvoir en Géorgie au début de 1918, ils contraignirent les communistes géorgiens à la clandestinité. La Géorgie « indépendante » invita immédiatement l’armée impérialiste allemande, puis, après la défaite de l’Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, donna les rênes aux impérialistes britanniques. Opérant de concert avec les nationalistes arméniens et géorgiens, les impérialistes britanniques organisèrent le renversement du soviet de Bakou de 1918 – qui reposait sur les ouvriers du pétrole azéris, arméniens, géorgiens et russes –, le centre du pouvoir bolchévique dans le Caucase. Les 26 dirigeants bolchéviques du soviet furent plus tard capturés et exécutés, en septembre 1918, sur l’ordre des Britanniques. Trotsky dédia sa brochure à ces communistes héroïques, ainsi qu’aux centaines et aux milliers d’autres, victimes des persécutions et des massacres perpétrés par le pouvoir géorgien et les autres régimes bourgeois du Caucase.

En février 1921, alors qu’un soulèvement dirigé par des communistes avait éclaté en Géorgie, l’Armée rouge pénétra finalement dans le pays et chassa le gouvernement menchévique soutenu par les impérialistes, instaurant ainsi le pouvoir des travailleurs et apportant une authentique libération nationale. Comme l’expliquait Trotsky dans sa brochure :

« Non seulement nous reconnaissons, mais nous soutenons de toutes nos forces le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes là où il est dirigé contre les Etats féodaux, capitalistes, impérialistes. Mais, là où la fiction de l’autonomie nationale se transforme entre les mains de la bourgeoisie en une arme dirigée contre la révolution du prolétariat, nous n’avons aucune raison de nous comporter à son égard autrement qu’envers tous les autres principes de la démocratie transformés en leur contraire par le Capital. »

Pour les marxistes, le droit à l’autodétermination nationale n’est pas un principe absolu. Dans le cas de la Géorgie de 1921, il était subordonné à la défense de la révolution prolétarienne. De même, quand la Première Guerre mondiale éclata, en 1914, la question des droits des petites nations occupées par l’une ou l’autre des puissances impérialistes était subordonnée au principe du défaitisme révolutionnaire contre tous les belligérants impérialistes. C’est ainsi que les révolutionnaires sociaux-démocrates serbes eurent raison de refuser d’appeler à l’autodétermination de la Serbie après que le pays eut été envahi par l’empire austro-hongrois.

Un exemple plus récent est la guerre menée sous la conduite des Etats-Unis contre la Serbie en 1999 par l’administration démocrate de Clinton (avec la participation de troupes françaises envoyées par le gouvernement de front populaire Jospin-PCF), sous prétexte d’arrêter la « purification ethnique » au Kosovo. Une grande partie de la gauche réformiste, au niveau international, s’est mobilisée, derrière l’impérialisme des « droits de l’homme », pour le « pauvre petit Kosovo », et certains ont même soutenu l’intervention impérialiste directe. Nous avons historiquement défendu le droit à l’autodétermination des Albanais du Kosovo, y compris leur droit à constituer leur propre Etat ou à intégrer une « grande Albanie ». Mais pendant la préparation de la guerre des USA et de l’OTAN, et pendant cette guerre, cette question était devenue subordonnée à notre position de défensisme révolutionnaire : défense militaire de la Serbie, sans aucun soutien politique au régime revanchiste de Belgrade. C’était encore le cas quand les forces de l’OTAN ont supplanté l’armée serbe comme pouvoir d’Etat de fait au Kosovo, après la guerre de 1999. Comme nous l’écrivions dans l’article « L’imbroglio balkanique » (Workers Vanguard n° 755, 30 mars 2001) : « Le Kosovo étant maintenant un protectorat de l’OTAN, il ne peut pas y avoir de lutte indépendante pour les droits nationaux des Albanais de souche, ni pour aucune autre minorité nationale dans la région, qui ne cherche d’abord et avant tout à chasser les “soldats de la paix” impérialistes. »

La « déclaration d’indépendance » bidon du Kosovo vis-à-vis de la Serbie, en février dernier, était essentiellement une provocation diplomatique contre la Serbie et la Russie – qui a ainsi pavé la voie au conflit en Géorgie – et une incitation supplémentaire à s’en prendre à la minorité serbe menacée au Kosovo. Nous défendons les droits nationaux des Serbes dans le nord du Kosovo, et nous nous opposons à ce qu’ils soient rattachés de force à un Etat kosovar albanais. En tant que marxistes, nous nous opposons au poison du nationalisme, et nous luttons pour l’unité de classe des travailleurs de tous les Balkans pour renverser tous les régimes capitalistes sanglants de la région. Nous disons : A bas l’occupation impérialiste du Kosovo ! Retrait immédiat de tous les soldats des USA et de l’OTAN des Balkans ! Pour une fédération socialiste des Balkans !

L’impact de la contre-révolution capitaliste

Tout particulièrement dans des régions où les nations sont fortement interpénétrées, comme le Caucase et les Balkans, il ne peut y avoir de solution juste et équitable aux aspirations nationales conflictuelles de multiples peuples que sous un régime prolétarien. Les bolchéviks, afin de faire une place à une multitude de peuples ayant atteint des niveaux différents de consolidation nationale, avaient établi toute une gamme de républiques soviétiques, républiques socialistes soviétiques autonomes pour les nationalités, oblasts autonomes et okrougs nationaux pour différentes tribus. En Géorgie, les Abkhazes et les Ossètes avaient des régions autonomes, de même que d’autres peuples auparavant opprimés comme les Tchétchènes, les Tatars et les Bachkirs dans l’Oural.

Beaucoup des mesures politiques bolchéviques furent abrogées avec le développement de la bureaucratie stalinienne nationaliste, arrivée au pouvoir avec la contre-révolution politique qui commença en 1924. Le dogme du « socialisme dans un seul pays », proclamé ensuite par Staline en 1924, devait, dans les décennies suivantes, devenir synonyme de trahison d’innombrables occasions révolutionnaires dans le reste du monde tout en favorisant une recrudescence du chauvinisme russe en Union soviétique. Néanmoins, l’économie collectivisée de l’Etat ouvrier multinational soviétique avait jeté les bases d’une solution équitable des conflits nationaux et d’un immense bond en avant en termes de progrès social. Ceci se reflétait dans le niveau élevé de scolarisation et de développement culturel, l’amélioration de la condition des femmes et la pratique répandue des mariages interethniques. En outre, l’Etat soviétique appliquait des politiques visant à développer les régions les plus arriérées de l’URSS. La Géorgie est un bon exemple. Un article de Göran Therborn publié dans la New Left Review (juillet-août 2007) et intitulé « Triptyque transcaucasien » notait que dans les décennies qui suivirent 1921 :

« Le développementalisme industriel soviétique – usines, routes, voies ferrées, écoles, hôpitaux, institutions scientifiques – devait transformer le paysage socio-économique du Caucase ; et Tbilissi, en pleine modernisation, devenait le centre industriel, administratif et culturel du Sud-Caucase dans son ensemble […].

« Ayant été l’un des premiers bénéficiaires du système soviétique, la Géorgie a été l’un des principaux perdants dans l’éclatement de l’URSS. »

Des décennies de mauvaise gestion, de mensonges et de bureaucratisme staliniens ont préparé le terrain à l’éclatement contre-révolutionnaire de l’URSS en 1991-1992. Les impérialistes ont encouragé le développement de mouvements nationalistes bourgeois, particulièrement dans les républiques non russes plus prospères des pays baltes et dans les Etats du bloc soviétique comme la Pologne, et les ont utilisés comme fer de lance de la contre-révolution. La restauration du capitalisme en Europe de l’Est et dans l’ex-Union soviétique a conduit à une paupérisation sans précédent des masses laborieuses dans ces pays, et elle a exacerbé les haines intercommunautaires. La destruction finale de la révolution d’Octobre a été une défaite historique pour les travailleurs et les opprimés du monde entier.

Jusqu’au bout, la LCI a été fidèle à son devoir trotskyste de défendre les acquis de la révolution d’Octobre. Nous avons salué l’intervention militaire soviétique en Afghanistan contre les insurgés islamistes soutenus par la CIA. Quand les impérialistes ont financé le « syndicat » clérical-nationaliste Solidarność en Pologne pour en faire le fer de lance de la restauration du capitalisme dans le bloc soviétique, au début des années 1980, nous avons appelé à « stopper la contre-révolution de Solidarność ». En Russie, quand Boris Eltsine, main dans la main avec la Maison Blanche de Bush senior, déclencha un coup d’Etat pro-impérialiste en août 1991, la LCI répondit en diffusant l’appel : « Ouvriers soviétiques : Repoussez la contre-révolution de Bush-Eltsine ! » (le Bolchévik n° 113, septembre 1991). Nous avons exhorté le prolétariat multinational soviétique à revenir à la voie internationaliste de Lénine et Trotsky, et à forger un parti bolchévique authentique dans le but de diriger le combat pour une révolution politique prolétarienne et écraser les forces de la contre-révolution capitaliste. Notre déclaration, traduite en russe, a été diffusée à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans toute l’Union soviétique.

La LCR et autres groupes d’« extrême gauche » ont au contraire, de façon criminelle, activement soutenu les menées des impérialistes pour détruire la patrie de la révolution d’Octobre. En Pologne, la LCR, tout comme LO, s’était faite le champion de Solidarność que nous, trotskystes, avions dénoncé comme un syndicat-maison de la CIA et du Vatican. La LCR et LO se sont jointes aux impérialistes pour dénoncer l’Union soviétique après l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan. La LCR a par la suite applaudi la contre-révolution capitaliste en Union soviétique même, et soutenu Boris Eltsine et sa racaille réactionnaire.

Les réactions au conflit en Géorgie d’une grande partie de la gauche réformiste, au niveau international, vont d’une vague neutralité pacifiste – assaisonnée, dans le cas de l’International Socialist Organization (ISO), d’un blabla digne de la guerre froide sur les « nations captives » à propos de la « prison stalinienne des nations », (Socialistworker.org, 12 août) – jusqu’à des inclinations prorusses. Un exemple de cette dernière sensibilité est donné par le Workers World Party (WWP), qui s’est toujours distingué par sa propension à présenter divers régimes staliniens et néocoloniaux nationalistes bourgeois comme « anti-impérialistes ». En fait, les poses « anti-impérialistes » du WWP sont toujours allées de pair avec sa tendance à se mettre à la remorque de politiciens capitalistes « progressistes » (autrement dit démocrates) aux Etats-Unis. Le WWP rejette la ligne de classe au profit du « moindre mal » capitaliste.

Ce que soutenir la Russie de Poutine signifie sur le terrain, on peut le constater avec la position grotesque des partisans russes du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) de Peter Taaffe (dont fait partie la Gauche révolutionnaire en France). Depuis la contre-révolution, ces réformistes se sont alignés avec les forces chauvines les plus rétrogrades de Russie, dont les fascistes du Parti national-bolchévique. Tandis que le CIO, comme à son habitude, publiait une déclaration aseptisée pour la consommation internationale (« Le conflit Géorgie/Russie est porteur de désastre pour les travailleurs de la région », 11 août), en Russie le groupe présente la guerre contre la Géorgie comme une guerre juste pour le droit national de la Russie, et appelle à des « milices populaires » pour combattre pour la mère Patrie :

« La réaction des gens ordinaires, qui dans tout le pays s’enrôlent dans des brigades de volontaires, est entièrement claire. S’il y a ceux qui veulent venir en aide aux peuples fraternels (et le mouvement de masse des volontaires est précisément inspiré par cela – après tout, les dégénérés qui veulent simplement “faire un carton” ne sont pas si nombreux que ça) alors il serait entièrement logique que ce soient précisément ces gens qui remplacent les conscrits. Mais une milice populaire est dangereuse pour les autorités et le capital, car une milice populaire, de par la force de son instinct prolétarien viscéral, pourrait agir non seulement contre les ennemis de l’extérieur, mais aussi contre ceux de l’intérieur. »

– « Tournez les fusils vers les galonnés ! », www.socialism.ru (11 août)

D’après tous les témoignages, de telles « milices populaires » ont effectivement suivi les forces de Poutine en Géorgie, où elles auraient massacré, pillé et brûlé les maisons des Géorgiens de souche. Sans soutenir aucun des camps dans ce conflit, les marxistes défendent le droit de toutes les communautés à se défendre contre la terreur pogromiste.

Au lendemain de la contre-révolution en Union soviétique et dans les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est, tout le vieux fatras de l’avant-Première Guerre mondiale est de retour. Purification ethnique, terreur quotidienne contre les immigrés et les minorités – tout ceci fait partie intégrante du triomphe du « principe national » que les impérialistes ont mis en avant pendant toute la guerre froide comme arme contre l’Union soviétique. C’est seulement quand le principe de classe – c’est-à-dire le programme de la révolution socialiste mondiale – prévaudra sur le « principe national » qu’on pourra mettre fin à la guerre impérialiste, à l’exploitation et à l’oppression.

Le triomphalisme impérialiste de Washington pendant les années qui ont suivi l’écroulement de l’Union soviétique s’est érodé. Avec le déclin de l’économie mondiale, les tensions entre les Etats-Unis et les puissances européennes vont probablement s’accroître. Les impérialistes US se retrouvent dans un bourbier en Irak et, de plus en plus, en Afghanistan. Leurs ambitions dans le Caucase ont été ouvertement contrecarrées par la Russie. Mais une bête impérialiste blessée, avec le plus grand arsenal nucléaire au monde, est une créature extrêmement dangereuse. Ceci souligne à la fois l’urgence et la gravité de la tâche qui incombe aux marxistes : reforger la Quatrième Internationale de Trotsky, le parti mondial de la révolution socialiste, pour diriger le prolétariat dans la lutte pour balayer la barbarie impérialiste.

adapté de Workers Vanguard n° 919, 29 août