Le Bolchévik nº 185

Septembre 2008

 

Trotskysme contre castrisme

Défense de la Révolution cubaine !

Pour la révolution politique ouvrière !

L’article suivant a été traduit de Workers Vanguard, journal de la Spartacist League/U.S., n° 915, 23 mai.

Depuis que le gouvernement de Fidel Castro a exproprié la classe capitaliste à Cuba en 1960, établissant un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé, les capitalistes américains travaillent sans relâche au renversement de la Révolution cubaine et au rétablissement de la dictature de la bourgeoise : cela va de l’invasion de Playa Girón (la Baie des Cochons) en 1961 aux tentatives répétées d’assassinat de Castro, ou du financement de terroristes contre-révolutionnaires à Miami à l’embargo économique toujours en cours. L’élimination du pouvoir de la classe capitaliste à Cuba a apporté d’énormes acquis à la classe ouvrière. L’économie centralisée et planifiée a garanti à chacun un travail, un logement décent, l’alimentation et l’instruction. Les Cubains bénéficient aujourd’hui de l’un des taux d’alphabétisation les plus élevés du monde. La révolution a particulièrement beaucoup apporté aux femmes : la domination de l’Eglise catholique a été brisée et l’avortement est un service de santé gratuit. Malgré les effets dévastateurs du blocus américain, le système de santé gratuit est encore de loin le meilleur parmi les pays économiquement sous-développés. La mortalité infantile y est inférieure à celle qui existe dans certaines parties du « premier monde », et Cuba a plus de docteurs et d’enseignants par habitant que presque partout dans le monde.

En tant que trotskystes (c’est-à-dire marxistes authentiques), nous sommes pour la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier déformé cubain contre les attaques impérialistes et la contre-révolution capitaliste – comme nous défendons les autres Etats ouvriers déformés restants de Chine, Corée du Nord et Vietnam. Nous nous opposons à l’embargo économique des Etats-Unis, un acte de guerre clair et net, et nous exigeons le retrait immédiat des troupes US de la baie de Guantánamo. Nous soutenons entièrement le droit de Cuba d’avoir des relations commerciales et diplomatiques avec des Etats capitalistes. Cependant, nous constatons qu’une aile de l’impérialisme américain, représentée par des gens comme le politicien démocrate Barack Obama, envisage d’alléger l’embargo commercial et l’isolement diplomatique de Cuba, car elle considère que ce serait un moyen plus efficace de renverser l’Etat ouvrier déformé cubain. C’est depuis longtemps la politique des capitalistes d’Europe de l’Ouest et du Canada. Notre défense de la Révolution cubaine se base sur notre internationalisme prolétarien qui inclut, centralement, la lutte pour la révolution socialiste aux Etats-Unis et dans les autres pays capitalistes avancés.

Le régime cubain dirigé par Fidel Castro, et maintenant supervisé par son frère Raúl, est fondamentalement nationaliste : il suit le dogme stalinien de la construction du « socialisme dans un seul pays » et nie donc la nécessité de la révolution prolétarienne au niveau international, non seulement ailleurs en Amérique latine mais particulièrement dans les pays capitalistes avancés, Etats-Unis compris. Comme nous l’expliquerons ci-dessous, le régime cubain s’est opposé à plusieurs reprises, comme ce fut le cas au Chili et au Nicaragua, à la nécessité de renverser les formes de propriété capitalistes.

Le régime cubain est en essence similaire à celui qui est apparu en Union soviétique après l’usurpation du pouvoir politique par la bureaucratie stalinienne au cours d’une contre-révolution politique qui commença en 1924 et se consolida au cours des années qui suivirent. Après la Révolution cubaine, la Revolutionary Tendency (RT – Tendance révolutionnaire) au sein du Socialist Workers Party (SWP) américain a lutté pour cette analyse programmatique contre la majorité du SWP. Celle-ci avait embrassé, sans les critiquer, des forces de classe non prolétariennes telles que les guérillas petites-bourgeoises dirigées par Castro et Che Guevara. La RT et la Spartacist League qui lui a succédé ont été les seules à soutenir que Cuba était devenu un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé au cours de l’été et de l’automne 1960. Pour progresser vers le socialisme, il fallait une révolution supplémentaire, une révolution politique prolétarienne pour balayer la bureaucratie de Castro, mettre en place des organes de démocratie ouvrière et instaurer un régime internationaliste révolutionnaire. Comme l’affirme un texte soumis par la RT à la Convention du SWP de 1963 :

« La Révolution cubaine a mis en lumière les vastes incursions du révisionnisme dans notre mouvement. Sous prétexte de défendre la révolution cubaine, ce qui est une obligation pour notre mouvement, certains ont soutenu à fond, inconditionnellement et sans critiques, la direction de Castro, en dépit de sa nature petite-bourgeoise et de son régime bureaucratique. Et pourtant la liste des droits démocratiques que le régime refuse aux ouvriers et aux paysans cubains est claire : les dirigeants démocratiquement élus du mouvement ouvrier ont été chassés bureaucratiquement et remplacés par des larbins staliniens ; la presse trotskyste a été interdite ; le système de parti unique a été proclamé, etc. Côte à côte avec ce bilan, il y a les premiers accomplissements énormes, au niveau social et économique, de la Révolution cubaine. Aussi les trotskystes sont à la fois les défenseurs les plus militants et inconditionnels de la Révolution cubaine, et de l’Etat ouvrier déformé qui en est issu, contre l’impérialisme ; mais ils ne peuvent pas faire confiance ou apporter leur soutien politique, si critique soit-il, à un régime gouvernemental hostile aux principes et aux pratiques les plus élémentaires de la démocratie ouvrière, même si notre démarche tactique n’est pas la même que celle qui serait utilisée à l’égard d’une caste bureaucratique endurcie. »

– « Vers la renaissance de la IVe Internationale », reproduit dans Spartacist édition française n° 36, été 2004

Quarante-cinq ans plus tard, cette analyse et ce programme trotskystes ont passé avec succès l’épreuve du temps. La plupart des pseudo-trotskystes ont acclamé Castro avec enthousiasme ; certains, comme la Socialist Labour League britannique de feu Gerry Healy dans les années 1960, niaient que le capitalisme avait été renversé à Cuba. Mais ceux qui, hier, s’enthousiasmaient pour toute une série de bureaucrates staliniens, se sont maintenant ralliés aux croisades anticommunistes des impérialistes pour la « démocratie ». Ainsi, le SWP, qui a depuis longtemps explicitement répudié le trotskysme, ainsi que ses rejetons tels que Socialist Action (SA) et ses anciens alliés internationaux du Secrétariat unifié (SU), ont pris part à la campagne impérialiste pour détruire l’Union soviétique, soutenant ouvertement les forces de la réaction anticommuniste. Ce fut aussi le cas pour la tendance Militant de Ted Grant, précurseur de l’International Marxist Tendency (IMT – La Riposte en France) dirigée par Alan Woods, qui aujourd’hui se présente à Cuba comme les « trotskystes ». Aujourd’hui, par rapport à Cuba, toutes ces forces soit continuent à soutenir politiquement le régime de Castro, soit pire encore, l’attaquent de la droite.

Ces dernières années, la question du trotskysme et du rôle joué par Trotsky lui-même – co-dirigeant avec Lénine de la Révolution d’octobre 1917 – est l’objet de certaines discussions dans les cercles universitaires et autres à Cuba. Par exemple, il y a quatre ans, le magazine cubain Temas (n° 39-40, octobre-décembre 2004) a publié un débat intitulé « Pourquoi le socialisme de l’Europe de l’Est s’est-il effondré ? » lors duquel plusieurs participants ont fait des références positives aux critiques de Trotsky sur la montée de la bureaucratie stalinienne. Au début de cette année, le livre la Révolution trahie, ouvrage de référence où Trotsky analyse la montée du stalinisme, a été présenté au salon du livre de La Havane devant une foule débordante. Celia Hart – la fille de Haydée Santamaría et Armando Hart, deux dirigeants historiques de la Révolution cubaine – publie des articles et prend publiquement la parole sur l’île en tant que partisane déclarée tant du trotskysme que du régime cubain.

Il est capital que les jeunes et autres à la recherche d’une voie révolutionnaire authentique se mettent à étudier et assimiler le programme internationaliste révolutionnaire du trotskysme, qui s’oppose radicalement au révisionnisme du SWP, de SA, du SU, de l’IMT et autres. Pour cela, il leur faut examiner la théorie de la révolution permanente de Trotsky et la véritable histoire de la Révolution cubaine et du régime Castro.

La bataille pour le trotskysme dans le SWP

Après la victoire des troupes de Castro en 1959, la majorité du SWP s’est mise à aduler Castro et Guevara, les qualifiant de « trotskystes inconscients ». Semaine après semaine, le Militant, le journal du SWP, reproduisait sans aucune critique leurs discours. D’après le SWP, Cuba était passé du « gouvernement ouvrier et paysan » à un Etat ouvrier sain en essence du même ordre que l’Etat ouvrier soviétique sous Lénine et Trotsky. Comme le faisait remarquer la RT dans un texte de 1960, c’était un « “gouvernement ouvrier et fermier” dans lequel il n’y a ni ouvriers ni fermiers et pas de représentants de partis ouvriers et fermiers indépendants ! » (« La Révolution cubaine et la théorie marxiste », reproduit dans Marxist Bulletin n° 8).

La position du SWP sur la Révolution cubaine reflétait une vague de révisionnisme vieille d’une décennie dans la Quatrième Internationale (QI). La QI, qui avait été fondée sous la direction de Trotsky en 1938, avait été profondément désorientée par les renversements du capitalisme sous direction stalinienne, après la Deuxième Guerre mondiale. L’Armée populaire de libération de Mao Zedong, basée sur la paysannerie, avait arraché en 1949 le pouvoir des mains du Guomindang, le parti bourgeois de Chiang Kai-shek en déconfiture, menant à l’établissement d’un Etat ouvrier déformé. D’autres renversements sociaux similaires basés sur la paysannerie et dirigés par des forces staliniennes avaient triomphé en Yougoslavie, en Corée du Nord et au Vietnam-du-Nord (puis au Sud à partir de 1975 après la défaite de l’impérialisme US infligée par les ouvriers et paysans vietnamiens). Le capitalisme avait été renversé dans plusieurs Etats d’Europe centrale et orientale occupés par l’Armée rouge après la Deuxième Guerre mondiale. Différents processus prirent place dans chacun de ces différents pays, mais ils eurent tous en commun le fait que la classe ouvrière était absente en tant que candidate au pouvoir. La création d’Etats ouvriers déformés bureaucratiquement en fut le résultat.

Cependant Michel Pablo, qui dirigeait alors la QI, réagit aux bouleversements sociaux de l’après-guerre en répudiant l’importance capitale d’une direction révolutionnaire consciente. Pablo affirma que « le processus objectif demeure en dernière analyse le seul facteur déterminant ». La « dynamique objective » était censée assurer un rapport de forces sans cesse plus favorable et, dans ce contexte, les partis communistes stalinisés « conservent dans certaines circonstances la possibilité d’adopter une orientation approximativement révolutionnaire ». Pablo envisageait des « siècles » d’Etats ouvriers déformés. Les trotskystes étaient réduits à se liquider ou au mieux à devenir des groupes de pression par rapport à divers partis staliniens ou sociaux-démocrates. Ce révisionnisme mena à la destruction de la Quatrième Internationale en 1951-1953. Le SWP, dirigé par James Cannon, combattit les révisionnistes pablistes, bien que tardivement, partiellement et essentiellement sur le terrain national du SWP. En 1953, le SWP et d’autres groupes antipablistes se séparèrent de Pablo au niveau international (voir « Genèse du Pablisme », Spartacist édition française n° 4, 1973).

Mais avec la Révolution cubaine qui se déroulait, le SWP se mit alors à adopter le révisionnisme de Pablo et entreprit une « réunification » avec les protégés de Pablo regroupés dans le « Secrétariat international ». Le document fondateur du « Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale » proclamait :

« Comme I.F. Stone, journaliste radical américain perspicace, l’observait après un voyage à Cuba, là-bas les révolutionnaires sont des trotskystes “inconscients”. Avec la maturation complète de la conscience parmi ces courants politiques et ceux qui y sont associés, le trotskysme deviendra un puissant courant. »

– « La dynamique de la révolution mondiale aujourd’hui » (1963)

Le SWP prétendait que la guerre de guérilla basée sur la paysannerie deviendrait la vague du futur et le moyen déterminant de renverser le capitalisme, et il s’attendait à ce que cela se produise. Il écrivait :

« Sur le chemin de la révolution, qui commence avec de simples revendications démocratiques et finit dans la rupture des relations de propriété capitalistes, la guerre de guérilla faite par les paysans sans terres, et les forces semi-prolétariennes, sous une direction qui est résolue à faire aboutir la révolution, peut jouer un rôle décisif pour ruiner et précipiter la chute des pouvoirs coloniaux ou semi-coloniaux. C’est une des principales leçons à tirer de l’expérience depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela doit être consciemment incorporé à la stratégie de construction de partis marxistes révolutionnaires dans les pays coloniaux. »

– « Pour une réunification prochaine du mouvement trotskyste mondial – Déclaration du comité politique du SWP », 1er mars 1963

En opposition à la majorité du SWP, la Revolutionary Tendency affirma dans le texte programmatique intitulé « Vers la renaissance de la IVe Internationale – Projet de résolution sur le mouvement mondial », soumis à la Convention du SWP de 1963 :

« L’expérience depuis la Deuxième Guerre mondiale a démontré que la guérilla basée sur la paysannerie avec une direction petite-bourgeoise ne peut mener en elle-même à rien de plus qu’à un régime bureaucratique antiprolétarien. La création de tels régimes s’est réalisée dans une situation de la décadence de l’impérialisme, de démoralisation et de désorientation occasionnées par les trahisons staliniennes et par l’absence d’une direction marxiste révolutionnaire de la classe ouvrière. La révolution coloniale ne peut avoir de signification révolutionnaire progressiste sans équivoque que sous la direction du prolétariat révolutionnaire. Que des trotskystes introduisent dans leur stratégie le révisionnisme sur la question de la direction prolétarienne de la révolution est une profonde négation du marxisme-léninisme, quels que soient les vœux pieux exprimés en même temps en faveur de “la construction de partis marxistes révolutionnaires dans les pays coloniaux”. Les marxistes doivent s’opposer résolument à toute acceptation aventuriste de la voie de la guérilla paysanne au socialisme, historiquement apparentée au programme tactique des socialistes-révolutionnaires que combattait Lénine. Cette voie serait un cours suicidaire pour les buts socialistes du mouvement ; elle serait peut-être aussi physiquement suicidaire pour les aventuriers qui la prennent. »

– reproduit dans Spartacist édition française n° 36, été 2004

Le SWP était en train de jeter consciemment aux orties la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky qui trace la voie vers l’émancipation sociale et nationale pour les pays à développement inégal et combiné. Dans ces pays, la bourgeoisie nationale est liée de mille liens aux impérialistes et craint le prolétariat. Elle est par conséquent incapable d’accomplir les tâches qui sont historiquement associées aux révolutions bourgeoises classiques en Angleterre et en France au XVIIe et au XVIIIe siècle. Comme Trotsky le déclarait dans la Révolution permanente (1930), la seule voie pour avancer est la lutte pour « la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes ». La dictature du prolétariat mettrait à l’ordre du jour non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes telles que la collectivisation de l’économie, donnant un puissant élan à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat dans les pays capitalistes avancés permettrait de se prémunir contre la restauration bourgeoise et de garantir la possibilité de mener la construction du socialisme à son terme.

La théorie de Trotsky avait été confirmée par la Révolution russe d’octobre 1917. Sous la direction du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, les ouvriers révolutionnaires, soutenus par la paysannerie, renversèrent le pouvoir des capitalistes et des propriétaires terriens. La force insurrectionnelle déterminante était constituée par les Gardes rouges, les milices ouvrières, ainsi que des unités militaires sous le commandement des conseils de soldats et de marins dirigés par les bolchéviks. L’Etat bourgeois fut brisé et remplacé par un Etat ouvrier reposant sur les organes de masse de la démocratie ouvrière, les soviets (conseils) élus d’ouvriers, de soldats et de paysans. La fondation de l’Internationale communiste en 1919 exprimait le fait que pour les bolchéviks, la Révolution russe n’était que le premier épisode réversible de la révolution socialiste mondiale. (Voir « L’élaboration et l’extension de la théorie de la révolution permanente de Léon Trotsky », brochure en anglais de la LCI, avril 2008.)

La Révolution cubaine

Sous la dictature de Fulgencio Batista, Cuba était essentiellement une filiale de la mafia américaine et de la firme United Fruit Company (voir, par exemple, le film le Parrain II). Lorsque le Mouvement du 26 juillet de Fidel Castro entra à La Havane au Nouvel An 1959, il mit en déroute ce qui restait de l’armée de Batista ; celui-ci était profondément méprisé par les masses, isolé de la haute société cubaine et il fut finalement abandonné par les impérialistes américains. Ceux qui commandaient l’armée rebelle étaient des intellectuels petits-bourgeois qui, au cours de la guerre de guérilla, avaient coupé les liens directs qu’ils avaient précédemment avec des éléments bourgeois-libéraux de l’opposition et qui étaient momentanément devenus autonomes vis-à-vis de la bourgeoisie.

Le gouvernement de coalition des débuts avec des politiciens libéraux-bourgeois eut lieu dans un contexte où le vieil appareil d’Etat bourgeois avait été détruit. Castro lui-même avait été candidat du Parti orthodoxe – un parti bourgeois – aux élections parlementaires de 1952. Le manifeste de la Sierra Maestra publié par le Mouvement du 26 juillet en 1957 proposait « des élections démocratiques et impartiales » organisées par un « gouvernement neutre provisoire », et appelait à « dissocier l’armée de la politique », à la liberté de la presse, à l’industrialisation et à une réforme agraire sur la base du principe de la terre à celui qui la travaille (par opposition à des fermes collectives). Rien de tout cela ne remettait en cause le régime capitaliste.

Les premières mesures du gouvernement petit-bourgeois de Castro furent de bannir les jeux d’argent, de réprimer la prostitution et de saisir les propriétés de Batista et de ses copains. Elles furent suivies par une modeste réforme agraire qui était conforme à la constitution bourgeoise de 1940. A ce moment-là, Castro non seulement niait toute intention révolutionnaire, mais il condamnait explicitement le communisme. En mai 1959, Castro faisait référence au communisme comme à un système « qui résout les problèmes économiques mais supprime les libertés, les libertés qui sont tellement chères à l’homme et auxquelles je sais le peuple cubain sensible » (cité dans le livre de Theodore Draper, Castroism, Theory and Practice [1965]). Cependant, cela ne suffisait pas pour l’aile anticommuniste de son propre mouvement. En juin 1959, Castro se débarrassa des opposants à la réforme agraire au sein du Mouvement du 26 juillet.

Le nouveau gouvernement cubain faisait aussi face aux multiples tentatives de l’impérialisme américain de le soumettre par la force au moyen de pressions économiques, sans que l’administration méprisante d’Eisenhower ne fasse parallèlement aucun effort pour coopter le nouveau gouvernement. Puis un processus d’attaque et de contre-attaque se développa, au cours duquel les dirigeants cubains réagirent à chaque offensive impérialiste par des mesures de plus en plus radicales. Lorsque Eisenhower chercha à baisser le quota de sucre cubain en janvier 1960, Castro signa un accord avec Mikoyan, vice-Premier ministre soviétique, d’après lequel l’URSS achèterait un million de tonnes de sucre chaque année à Cuba. Quand les raffineries de pétrole détenues par les impérialistes refusèrent de traiter le brut russe et que Eisenhower supprima le quota de sucre, Castro, en réponse, nationalisa en août 1960 les avoirs des Etats-Unis à Cuba, y compris des raffineries de sucre, des compagnies pétrolières, la compagnie d’électricité et celle des téléphones. En octobre, le gouvernement nationalisa toutes les banques et 382 sociétés, équivalant à 80 % de l’industrie du pays. Cuba devint un Etat ouvrier déformé lors de ces nationalisations étendues, qui liquidèrent la bourgeoisie en tant que classe.

La cristallisation d’un Etat ouvrier déformé n’était en aucun cas le résultat automatique de la victoire militaire de l’armée rebelle en janvier 1959. L’existence de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique fournissait un modèle et, chose plus importante, un soutien matériel qui a rendu ce résultat réalisable. Toutefois, la formation de l’Etat ouvrier déformé cubain n’était pas le produit de l’alliance avec l’Union soviétique, mais la conclusion d’un processus interne à Cuba même. Un autre facteur décisif à l’origine de la création d’un Etat ouvrier déformé était le fait que le prolétariat ne luttait pas pour le pouvoir.

S’il y avait eu une classe ouvrière combative et consciente de ses intérêts de classe, elle aurait polarisé les forces de la guérilla petite-bourgeoise, en attirant certains du côté des ouvriers et repoussant d’autres dans les bras de l’ordre bourgeois. Cela est arrivé en Russie en 1917 lorsque les bolchéviks ont gagné le soutien de la masse des paysans tandis que la direction droitière du parti paysan des socialistes révolutionnaires s’est rangée du côté du gouvernement capitaliste de Kérensky. Mais à Cuba, le principal parti ouvrier, le Parti socialiste populaire (PSP) stalinien, était complètement dédié à l’ordre capitaliste et à la légalité bourgeoise. Le PSP avait désavoué l’assaut de Castro contre la caserne de la Moncada en 1953, l’accusant de « méthodes putschistes ». Encore en juin 1958, le comité national du PSP appelait à la fin de la violence et à régler les différends à Cuba « au moyen d’élections démocratiques et irréprochables, que tout le monde respecte, grâce auxquelles le peuple puisse réellement décider par le vote et dont le résultat serait honorablement respecté ».

La situation à Cuba était exceptionnelle : dans la plupart des cas la victoire militaire de nationalistes petits-bourgeois mène au bout du compte à ce qu’ils rétablissent leurs liens avec l’ordre bourgeois. Prenons par exemple le cas de l’Algérie après la victoire du FLN petit-bourgeois au langage radical, qui avait fait suite à une longue guerre d’indépendance contre les impérialistes français. Le fait que le gouvernement de De Gaulle, avec les accords d’Evian de 1962, avait cherché à appliquer une politique plus accommodante envers les rebelles algériens victorieux, a été un facteur clé pour maintenir l’Algérie comme néocolonie française. Il est absurde de considérer l’issue de la Révolution cubaine comme étant le résultat d’une prévision et d’un dessein marxistes des castristes. En faisant référence à la « théorie » de Castro/Guevara d’une guerre basée sur la paysannerie, l’historien bourgeois Theodore Draper faisait le commentaire suivant : « La théorie cubaine était une rationalisation ex post facto [après les faits] d’une réaction improvisée à des événements échappant au contrôle de Castro. »

La Révolution cubaine a démontré, une fois de plus, qu’il n’y a pas de « troisième voie » entre la dictature du capital et la dictature du prolétariat. En ce sens, elle a confirmé la théorie de la révolution permanente. Cependant, le cœur de la théorie de Trotsky est qu’il faut un prolétariat conscient, dirigé par son avant-garde, qui lutte à la tête de tous les opprimés pour le pouvoir et l’extension internationale de la révolution. La couche dirigeante de l’Etat ouvrier déformé cubain est une bureaucratie parasitaire, qui a été créée par la fusion d’éléments de l’ancien Mouvement du 26 juillet avec le PSP (dont les membres pro-Moscou allaient être opportunément purgés, comme Anibal Escalante, qui était considéré comme loyal à un « socialisme dans un seul pays » différent). La Révolution cubaine a vérifié d’une façon nouvelle l’affirmation de Trotsky que la bureaucratie stalinienne – une courroie de transmission des pressions de l’ordre bourgeois international sur un Etat ouvrier – est une formation petite-bourgeoise contradictoire. Comme nous l’écrivions dans la préface de 1973 au Marxist Bulletin n° 8 [reproduit dans la brochure de la LTF Pour la révolution politique ! (1978)] :

« Le secteur décisif des castristes parvint à faire la transition pour devenir la direction d’un Etat ouvrier déformé parce que – en l’absence d’égalitarisme et de démocratie prolétarienne qui existent dans un Etat résultant directement de la victoire des travailleurs – ils n’eurent jamais à transcender ou à altérer fondamentalement leurs propres aspirations sociales de petits-bourgeois radicalisés, ils durent seulement les transformer et les réorienter. »

La lutte pour la démocratie ouvrière

Le SWP et le SU ont défendu ouvertement la répression de la classe ouvrière et de la gauche cubaines, y compris des trotskystes cubains, par le gouvernement de Castro. Ils ont estompé la différence entre un Etat ouvrier sain, dans lequel la classe ouvrière détient le pouvoir politique, et un Etat ouvrier déformé, dans lequel le pouvoir politique est détenu par une bureaucratie. Certains des dirigeants du SWP tels que Joseph Hansen reconnaissaient à de très rares occasions que les « formes de la démocratie ouvrière » manquaient, toutefois ceci était considéré comme un défaut mineur, et de toute façon, à cause de la « dynamique objective » les castristes allaient « forcément » avoir la révélation. Adolfo Gilly, militant pabliste mexicain, a fait une déclaration en ce sens. Il disait que « Cuba a été influencé par les méthodes bureaucratiques et la non-participation des ouvriers, qui existent dans d’autres pays socialistes » ; mais Gilly n’en trouvait pas moins des excuses à la bureaucratie en concluant qu’« il n’existe aucun pays aujourd’hui où il y ait une démocratie plus grande qu’à Cuba » et que « c’est la pression d’en bas qui est décisive à chaque moment et elle finit par s’imposer, élargissant ainsi davantage la voie de la Révolution cubaine elle-même » (Monthly Review, octobre 1964). Eh bien, cela fait maintenant plus de 40 ans et nous attendons toujours !

Parce que cela les arrangeait, le SWP et le SU ont cherché à faire porter le chapeau du bureaucratisme stalinien aux cadres du PSP en décrivant Castro et Guevara en particulier comme « des trotskystes inconscients ». Pour sa part, Socialist Action (février 2008) prétend que « le Che était motivé par sa conception de la Révolution permanente lorsqu’il est parti de Cuba, déterminé qu’il était à contribuer à la création de “deux, trois, plusieurs Vietnams” ». Peter Taaffe, le dirigeant du Comité pour une Internationale ouvrière [la Gauche révolutionnaire en France], a récemment affirmé que « Castro nie explicitement – tout à fait à tort comme l’a indiqué Celia Hart – que le Che avait des “sympathies trotskystes” ». S’il y a quelqu’un qui le sait, c’est bien Castro. Dans son autobiographie (Biographie à deux voix [2007], produite en commun avec Ignacio Ramonet), Castro répondait ainsi à une question à propos de Guevara : « Je ne l’ai jamais entendu évoquer réellement Trotsky. Il était léniniste, c’est indiscutable. Et, dans une certaine mesure, il reconnaissait même des mérites à Staline, comme pour ce qui concernait l’industrialisation de l’Union soviétique. »

Guevara était quelqu’un de courageux qui est mort en combattant pour ses convictions, mais son guérillisme basé sur la paysannerie était en opposition au léninisme et à la révolution permanente de Trotsky qui repose sur l’internationalisme prolétarien. Comme nous l’expliquions dans « Le mythe de la voie guérilliste » (Workers Vanguard n° 630, 6 octobre 1995) :

« Malgré l’esprit révolutionnaire du cri de ralliement de Guevara contre l’impérialisme, son appel à une guerre de guérilla basée sur la paysannerie était de plusieurs points de vue un flagrant rejet du marxisme, du léninisme et de la lutte prolétarienne pour le pouvoir […]. Son programme politique était au fond élitiste en ce qu’il rejetait d’emblée la nécessité que les travailleurs fassent entendre leur voix et expriment leur pouvoir à travers leurs propres organes de classe, tels que les conseils ouvriers (soviets). A la place, les masses étaient censées se soumettre à la direction d’une bande autoproclamée d’intellectuels petits-bourgeois radicaux devenus guerilleros qui avaient pris le maquis. »

Le prolétariat est nombreux, il vit dans les centres urbains de la finance et de l’industrie, et occupe la position stratégique d’avoir la main sur les moyens de production, où l’expérience commune des ouvriers crée des liens de solidarité et d’organisation que lui seul possède ; de ce fait, il a la puissance sociale et l’intérêt de classe à renverser le capitalisme. La paysannerie, étant une masse de petits producteurs, est une couche petite-bourgeoise dont les conditions d’existence favorisent une vision étroite. Ses couches inférieures, les paysans sans terre, se trouvent attirées par la classe ouvrière, alors que ses couches supérieures le sont plus par la bourgeoisie. Sa force productive repose sur la propriété privée de lopins de terre ; les paysans n’ont pas de mode de production indépendant. Ils suivent soit le prolétariat, soit la bourgeoisie.

Dans les circonstances les plus favorables qu’on ait pu imaginer, la paysannerie petite-bourgeoise n’a été capable que de créer un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé. Avec la destruction de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et, par conséquent, sans soutien immédiatement disponible contre l’encerclement impérialiste, l’étroite ouverture historique qui avait permis à des forces petites-bourgeoises de renverser localement le régime capitaliste s’est actuellement refermée.

Guevara méprisait la démocratie ouvrière. Dans son essai intitulé « Le rôle d’un parti marxiste-léniniste », il affirmait que les dirigeants de la guérilla dans « les montagnes » étaient « idéologiquement prolétariens » alors que ceux « des plaines » (c’est-à-dire des villes) étaient petits-bourgeois. De là il concluait que « l’armée rebelle est le représentant authentique de la révolution triomphante ». La politique de Guevara était une version particulièrement idéaliste et volontariste du stalinisme. Dans « Le socialisme et l’homme » (1965), Guevara argumentait que la productivité des ouvriers pouvait être mieux stimulée grâce à des « incitations morales » plutôt que matérielles, et il repoussait comme étant bourgeoises les aspirations des ouvriers à un niveau de vie décent. Rejetant la perspective internationaliste révolutionnaire prolétarienne, Guevara acceptait le cadre de la « construction du socialisme » sur une seule petite île, pauvre et assiégée. Les trotskystes comprennent que seule l’extension de la révolution aux pays capitalistes avancés peut résoudre le problème de la pénurie matérielle. Guevara qualifiait ouvertement de contre-révolutionnaire la formation par Trotsky de l’Opposition de gauche en opposition à l’usurpation politique de la révolution par Staline.

Le fait que la bureaucratie dirigeante n’était qu’en phase de formation rendait Cuba initialement plus ouvert à l’intervention de trotskystes que les autres Etats ouvriers déformés. On a pu le constater dans le fait que pendant une période un groupe trotskyste a été autorisé à fonctionner. La milice, les Comités pour la défense de la révolution (CDR) et les syndicats avaient tous une base de masse. Cette ouverture était éphémère mais il fallait la mettre au test. La RT a ainsi donné au programme de la révolution politique à Cuba une formulation transitoire en appelant à « rendre les ministres du gouvernement responsables devant les organisations démocratiques des ouvriers et des paysans et révocables par elles ».

L’arrestation de militants de l’organisation trotskyste cubaine, le Parti ouvrier révolutionnaire (POR) qui faisait partie d’une tendance internationale dirigée par Juan Posadas, a été un point tournant dans la consolidation de la bureaucratie. En mai 1961, le gouvernement de La Havane a saisi Voz Proletaria, le journal du POR, et a détruit les plaques d’impression d’une édition de la Révolution permanente de Trotsky. A partir de novembre 1963, cinq dirigeants du POR ont été arrêtés. Ils ont été accusés de distribuer un journal illégal, de préconiser le renversement du gouvernement et de critiquer Fidel Castro. Ils ont été condamnés jusqu’à neuf ans de prison. Au bout du compte, ils ont passé jusqu’à un an et demi en prison. Un militant spartaciste a confronté Guevara sur les arrestations au cours d’un voyage à Cuba en 1964. Notre camarade a fait remarquer que les critiques émanant de personnes qui sont pour la défense inconditionnelle de la révolution devraient être traitées politiquement plutôt que par la répression des opinions. Guevara a répondu :

« Je suis d’accord avec ta déclaration, mais les trotskystes cubains ne sont pas à l’intérieur de la révolution, ce sont seulement des “diviseurs”. […] Je ne dirais pas que ce sont des agents de la CIA – nous ne le savons pas. Il n’y a aucune indication qu’ils ont soutenu la révolution. »

– « Liberté pour les trotskystes cubains ! », Spartacist édition anglaise n° 3, janvier-février 1965

C’était une calomnie délibérée. Les militants arrêtés du POR avaient participé à toutes les activités de la révolution avant 1959, quand les staliniens restaient encore dans l’expectative pour voir qui allait gagner. Andrés Alfonso s’était battu dans la clandestinité contre Batista, et Ricardo Ferrera avait combattu avec l’armée rebelle depuis l’âge de 16 ans. Le POR avait des membres dans les syndicats, les CDR et parmi ceux de la milice qui avaient été mobilisés pour défendre Cuba dans la crise des missiles d’octobre 1962. Le « trotskyste inconscient » Guevara était en fait un persécuteur conscient de trotskystes. Il a attaqué les camarades du POR à plusieurs reprises en 1961 dans le cadre de sa grande offensive pour un seul parti (stalinien) unifié à Cuba.

Divergences politiques mises à part, la Tendance spartaciste était la première organisation – en dehors des posadistes eux-mêmes – à défendre les trotskystes cubains et à faire connaître leur cas dans le monde. Léchant les bottes des castristes, la direction du SWP n’a rien dit sur les arrestations jusque après la remise en liberté des militants du POR, après que ceux-ci avaient signé une déclaration de capitulation disant qu’ils allaient dissoudre leur organisation. La manière méprisable avec laquelle le SWP et d’autres ont traité les trotskystes cubains rappelle le silence des pablistes par rapport à l’emprisonnement des trotskystes chinois par Mao quelques années plus tôt.

Pour l’internationalisme prolétarien !

Un principe fondamental de la révolution permanente – et une ligne de démarcation rigoureuse entre trotskysme et stalinisme – est qu’il faut étendre la révolution dans un pays semi-colonial au monde capitaliste avancé. Ceci découle de l’idée qu’il faut une économie planifiée au niveau international, qui comprenne nécessairement les sociétés les plus avancées matériellement. Les Etats ouvriers sont menacés non seulement par une intervention militaire impérialiste, mais aussi et de façon encore plus décisive par la pénétration économique impérialiste et le niveau qualitativement plus élevé de la productivité des pays capitalistes avancés.

Lénine affirmait : « Tant que le capitalisme et le socialisme subsistent, ils ne peuvent pas vivre en paix : soit l’un, soit l’autre l’emportera à la fin, il faudra chanter un requiem soit pour la République des soviets, soit pour le capitalisme mondial » (cité dans Trotsky, Histoire de la Révolution russe). L’effondrement catastrophique de l’Union soviétique, sapée par des décennies d’incompétence et de trahisons staliniennes, a confirmé qu’il est futile d’essayer de construire le « socialisme dans un seul pays ». A quel point cette conclusion s’applique-t-elle davantage encore au minuscule Cuba !

Les bureaucraties staliniennes nationalistes recherchent leurs propres arrangements avec les impérialistes, y compris aux dépens d’autres Etats ouvriers (comme l’a montré la fracture sino-soviétique dans les années 1960). En échange du soutien économique et militaire soviétique, Castro soutenait généralement la ligne du Kremlin au niveau international. Mais le dirigeant soviétique Nikita Krouchtchev avait été parfaitement clair quant à la volonté qu’il avait d’arriver à un accord séparé avec l’impérialisme US aux dépens de Cuba pendant la crise des missiles en 1962 : en réaction aux menaces des Etats-Unis, il avait retiré les missiles soviétiques de Cuba. Une déclaration de la RT dénonçait à l’époque « le rôle contre-révolutionnaire » des « bureaucrates du Kremlin » dans la crise des missiles à Cuba et affirmait : « La politique fausse de la direction Castro, son bloc politique avec les staliniens, a grandement sapé cette défense » (« Déclaration sur la crise cubaine », 30 novembre 1962, reproduite dans Marxist Bulletin n° 3, 1ère partie).

Contrairement au mythe répandu par beaucoup de militants de gauche, la politique cubaine n’était pas plus « internationaliste » du vivant de Guevara. Ainsi, la délégation cubaine, dirigée par Che Guevara, à la conférence de Punta del Este (Uruguay) en 1961, proposa la détente aux impérialistes américains. Selon John Gerassi dans son livre, The Great Fear in Latin America (1965) [La grande peur en Amérique latine], Guevara déclara : « Nous ne pouvons pas promettre de ne pas exporter notre exemple, comme les Etats-Unis nous le demandent, parce qu’un exemple est une question d’esprit, et un élément spirituel peut traverser les frontières. Mais nous donnerons notre garantie qu’aucune arme ne sera transportée à partir de Cuba dans le but de servir à combattre dans un quelconque pays d’Amérique latine. »

Si le gouvernement cubain a parrainé une guérilla rurale dans certaines régions d’Amérique latine, principalement pendant les années 1964-1967, c’était en fait de façon très sélective. Les castristes ont soutenu divers régimes bourgeois nationalistes « démocratiques » en Amérique latine qui, dans leur imagination, allaient servir de contrepoids face aux impérialistes. La politique étrangère de Cuba suit la logique du « socialisme dans un seul pays » de Staline, c’est-à-dire de s’opposer à la révolution internationale dans l’espoir de désamorcer l’hostilité impérialiste tout en pistonnant les régimes capitalistes prêts à être « amis » avec son propre Etat non capitaliste. En particulier, Castro a soutenu les régimes nationalistes de Jânio Quadros et João Goulart au Brésil dans les années 1960. En 1969, Castro a salué la junte militaire péruvienne qu’il a qualifiée de « groupe d’officiers progressistes qui joue un rôle révolutionnaire ».

Cependant, la plus grande des trahisons est survenue lorsque Fidel a soutenu politiquement l’Unidad Popular de Salvador Allende au Chili. Rejetant la nécessité de la révolution au profit de la « voie parlementaire vers le socialisme », Castro a déclaré en 1971 qu’« il n’y avait aucune contradiction entre les concepts de la Révolution cubaine et le chemin suivi par le mouvement de gauche et les partis ouvriers au Chili ». La coalition de front populaire d’Allende avec des partis capitalistes chiliens a politiquement désarmé la classe ouvrière à qui on demandait de faire confiance à l’armée « constitutionnaliste » et à la bourgeoisie « démocratique ». Le résultat de cette trahison a été le coup d’Etat militaire sanglant de Pinochet du 11 septembre 1973 et le massacre de plus de 30 000 syndicalistes, militants de gauche et autres.

Lorsque les masses nicaraguayennes ont renversé la dictature de Somoza en 1979, l’Etat capitaliste a été brisé, ce qui a ouvert la voie à une révolution sociale. Nous disions : « Défendez, complétez, étendez la révolution nicaraguayenne ! » Mais Castro a conseillé au gouvernement sandiniste de l’époque d’« éviter les erreurs que nous avons commises au départ à Cuba : le rejet politique de l’Occident, les attaques frontales prématurées contre la bourgeoisie, l’isolement économique ». Grâce à une « économie mixte » et à la pression des « contras » soutenus par la CIA, la bourgeoisie nicaraguayenne a pu rétablir son contrôle dix ans plus tard, et vaincre la révolution.

Aujourd’hui, c’est l’homme fort capitaliste vénézuélien Hugo Chávez que Castro présente comme le nouveau révolutionnaire du XXIe siècle. Pour les habitants de l’île, cela peut paraître séduisant. Depuis 2003, Chávez a investi une valeur estimée à quatre milliards de dollars dans divers secteurs de l’agriculture, de l’industrie, des services et de l’infrastructure cubains. En 2006, le Venezuela représentait 35,4 % du total des échanges commerciaux de Cuba. Grâce à la hausse des prix du pétrole, Chávez a récupéré une partie des énormes profits pour financer une série de mesures sociales dans son pays.

En tant que marxistes, nous appelons à la défense militaire du régime de Chávez dans l’éventualité d’un coup d’Etat soutenu par les USA, comme nous l’avons fait en 2002. Cependant nous ne donnons pas de soutien politique à Chávez. La gauche réformiste perpétue l’illusion que le Venezuela est « socialiste » ou sur la voie du socialisme. Pourtant il y a une différence qualitative entre Cuba et le Venezuela. A Cuba, l’Etat bourgeois a été brisé et la bourgeoisie expropriée en tant que classe. Chávez est arrivé au pouvoir au moyen d’un processus électoral bourgeois et il dirige un Etat capitaliste. La bourgeoisie vénézuélienne est bien vivante et les impérialistes continuent à faire de juteuses affaires avec le Venezuela. Bien que Chávez ait augmenté la part de l’Etat dans des secteurs comme l’industrie pétrolière, l’électricité, l’acier et la production de ciment, ces nationalisations fragmentaires ne remettent pas en cause la propriété privée capitaliste. Ces mesures sont typiques de celles d’autres populistes latino-américains comme Lázaro Cárdenas au Mexique dans les années 1930 et Juan Perón en Argentine dans les années 1940 et 1950, et aussi de Gamal Abdel Nasser en Egypte dans les années 1950. Ancien colonel de l’armée de terre, Chávez est un chef d’Etat bonapartiste qui se sert de mesures populistes non pour effectuer une révolution sociale mais plutôt pour la détourner – en enchaînant plus fermement les masses déshéritées à l’Etat capitaliste vénézuélien.

Les militants de gauche pro-Castro citent fréquemment les interventions de Cuba en Afrique comme preuve de son internationalisme. A la suite de l’effondrement du colonialisme portugais en Afrique en 1974-1975, l’Angola était ravagé par une guerre civile entre forces nationalistes rivales dans laquelle les marxistes ne défendaient aucun camp. Mais lorsque l’armée de l’apartheid sud-africain soutenue par les USA a envahi l’Angola, Cuba a envoyé des troupes, soutenues par l’Union soviétique, pour se battre aux côtés des nationalistes angolais du MPLA, et celles-ci ont réussi à écraser les forces sud-africaines et leurs alliés angolais. Bien que nous ne soutenions pas politiquement le MPLA, nous avons militairement pris le côté du MPLA, des troupes cubaines et de leurs conseillers soviétiques dans ce qui était une guerre par procuration avec les impérialistes américains.

Les combats héroïques qu’ont menés les troupes cubaines ont fait voler en éclats le mythe de l’invincibilité de l’armée de l’apartheid, et ont aidé à inspirer les révoltes de Soweto en 1976 et d’autres luttes des masses noires opprimées d’Afrique du Sud. Cependant il est important de noter que l’objectif des staliniens cubains et soviétiques n’était pas de renverser le capitalisme en Afrique. Tout en parrainant le régime bourgeois corrompu du MPLA en Angola, Cuba et l’URSS ont aussi apporté leur soutien à la dictature brutale de Mengistu en Ethiopie à partir des années 1970. En Afrique du Sud, où se trouve le prolétariat le plus important de l’Afrique subsaharienne, les staliniens maintiennent depuis 1928 une alliance avec l’African National Congress (ANC) bourgeois. Aujourd’hui, le régime de l’apartheid a disparu, mais les masses noires restent en bas de l’échelle, dominées par un régime de néo-apartheid administré par l’ANC, le Parti communiste sud-africain et les dirigeants de la fédération syndicale du COSATU.

Bien que Cuba ait été dans la ligne de mire de l’impérialisme US pendant presque un demi-siècle, l’autobiographie de Castro indique clairement son aspiration à la « détente » via une aile « progressiste » de l’impérialisme américain – c’est-à-dire le Parti démocrate. On y trouve un florilège de références, en termes favorables, à des présidents démocrates. « Franklin [Delano] Roosevelt [était] l’une des personnalités les plus brillantes des Etats-Unis. » « J’ai toujours eu une opinion positive de [Jimmy] Carter en tant que personne humaine, en raison de son éthique. La politique de son gouvernement vis-à-vis de Cuba avait été constructive. » Quand le journaliste qui l’interviewait lui demanda si Clinton (qui avait renforcé l’embargo contre Cuba à deux reprises) était « plus constructif », Castro répondit : « Clinton n’était pas particulièrement hostile à notre égard, mais il avait hérité de cette communauté, et de toutes les campagnes menées contre Cuba. Il n’avait pas les moyens d’agir plus décemment. » Il trouve même des excuses à Kennedy – la Baie des Cochons et Cie – : « Je crois pourtant que c’était un homme d’un remarquable enthousiasme, très intelligent, et très charismatique, et qui s’appliquait à prendre des initiatives positives […]. Il a donné le feu vert pour l’invasion de la Playa Girón [la Baie des Cochons] en 1961, mais ce n’est pas lui qui avait préparé cette opération, c’était le gouvernement antérieur, celui d’Eisenhower et Nixon. » Castro suit les traces des staliniens du Kremlin et du Parti communiste des Etats-Unis qui, depuis l’époque de Roosevelt, soutiennent principalement le Parti démocrate capitaliste.

Le monde postsoviétique

Les pablistes, qui sont toujours si sensibles à l’opinion publique petite-bourgeoise, ont battu en retraite sur leur précédent enthousiasme vis-à-vis de la guerre de guérilla paysanne, dès les premiers signes de la deuxième guerre froide à la fin des années 1970. Ils ont voté pour l’installation au pouvoir des gouvernements de front populaire les plus virulemment anticommunistes comme celui du « socialiste » Mitterrand en 1981 en France. Se faisant l’écho de la campagne impérialiste pour la « démocratie » et les « droits de l’homme », ils ont soutenu tous les opposants au gouvernement soviétique, quels qu’ils soient. En Pologne dans les années 1980, leur soutien à Solidarność, fer de lance de la contre-révolution capitaliste en Europe de l’Est, en faisait partie. Aux USA, Socialist Action a même adopté le logo de Solidarność dans le titre de leur journal. Feu Ernest Mandel, dirigeant du SU, avait salué comme « les meilleurs socialistes du monde » ces réactionnaires cléricaux qui étaient soutenus par la CIA et le Vatican.

Le SU a même été jusqu’à rétrospectivement chanter les louanges des « Frères de la forêt », les nazis estoniens pendant la Deuxième Guerre mondiale, comme « combattants de la liberté ». Les sections du SU tout comme la tendance Militant de Peter Taaffe et Alan Woods ont hurlé avec les loups impérialistes en soutien au coup d’Etat contre-révolutionnaire de Boris Eltsine à Moscou en 1991. Aujourd’hui, la gauche réformiste s’enthousiasme pour le dalaï-lama soutenu par la CIA et pour le mouvement « Tibet libre » contre l’Etat ouvrier déformé chinois.

Nous, la Ligue communiste internationale, nous sommes battus jusqu’au bout contre la contre-révolution dans l’ex-URSS et en Europe centrale et orientale, comme Trotsky l’avait exigé de ses partisans. A l’opposé des pseudo-trotskystes qui ont refusé de défendre l’URSS contre les moujahidin armés par la CIA à la suite de l’intervention soviétique qui débuta en décembre 1979, nous disions : « Salut à l’Armée rouge en Afghanistan ! Etendez les acquis de la révolution d’Octobre aux peuples afghans ! » Dans une déclaration de 1991, nous appelions les ouvriers soviétiques à « écraser la contre-révolution d’Eltsine-Bush », encourageant avec insistance le prolétariat à former des soviets sur le programme de l’internationalisme bolchévique. En Allemagne de l’Est (RDA) en 1989-1990, alors que le régime stalinien en pleine décomposition du SED-PDS demandait en gémissant que la restauration capitaliste se fasse humainement, nous étions les seuls à nous opposer à la réunification capitaliste. Nous appelions à une Allemagne rouge des soviets par la révolution politique en RDA et la révolution socialiste en Allemagne de l’Ouest. Nous avons été à l’initiative d’une mobilisation de masse, à laquelle le SED-PDS a par la suite apporté son soutien, au parc de Treptow à Berlin le 3 janvier 1990 contre la profanation par les fascistes du monument aux morts soviétique, et en défense de l’URSS et de la RDA. C’était la première fois que des trotskystes prenaient la parole à une tribune publique dans un Etat ouvrier depuis l’Opposition de gauche russe de Trotsky à la fin des années 1920.

La destruction de l’URSS a eu des conséquences désastreuses pour Cuba. L’économie cubaine avait été fortement subventionnée par l’URSS, qui représentait jusqu’à 36 % du revenu national cubain dans les années 1980. L’économie cubaine a souffert une contraction dramatique avec une chute vertigineuse de 40 % de la production par habitant dès 1993. En conséquence il y a eu des coupures d’électricité, une pénurie des produits de première nécessité et une période de strict rationnement alimentaire pour la population cubaine pendant ce qui est connu comme la « Période spéciale en temps de paix ». Face à cela, le gouvernement a mis en place une série de « réformes de marché », dont fait partie la légalisation de la possession et de l’échange de devises américaines. Cette « dollarisation » a amené une différenciation dans les revenus de plus en plus importante et accentuée, frappant plus durement les femmes et les Noirs de Cuba. Ces dernières années, le gouvernement tente de réduire sa dépendance à l’égard des investissements impérialistes en signant de nouveaux traités commerciaux avec le Venezuela de Chávez et la Chine. Mais la situation économique reste très dure pour la plupart des Cubains qui sont obligés de se tourner vers le marché noir, même pour beaucoup de produits de première nécessité.

Cherchant à alléger l’embargo américain afin de faciliter la pénétration économique de l’île, l’ancien président Carter a voyagé à Cuba en 2002. Au cours de ce voyage, Carter a poussé la campagne en faveur de la pétition Varela – lancée par des dissidents pro-impérialistes – qui incluait des revendications pour le droit à l’entreprise privée, l’amnistie pour les prisonniers politiques et des « élections libres ».

L’appel à des « élections libres » est un appel à soutenir la « démocratie bourgeoise » contre l’Etat ouvrier cubain, c’est-à-dire la contre-révolution. Nous sommes pour la démocratie ouvrière. Comme l’avait déclaré clairement à Guevara notre camarade en 1964, nous défendons pour toutes les tendances qui défendent les acquis de la Révolution cubaine le droit de s’organiser politiquement. La classe ouvrière doit exercer son pouvoir à travers des soviets. Nous condamnons ceux qui proclament leur soutien aux « élections libres » à Cuba, comme l’a fait au début de cette année Olivier Besancenot – porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire en France, la section phare du SU.

C’est tout à son honneur que le gouvernement cubain soutienne la cause de Mumia Abu-Jamal, le prisonnier politique le plus célèbre des Etats-Unis, qui est dans le couloir de la mort. Pourtant le gouvernement cubain applique la peine de mort, même si Raúl Castro a récemment commué les condamnations à mort de presque tous ceux qui sont dans le couloir de la mort à Cuba. Nous sommes par principe contre la peine capitale, à Cuba et en Chine tout comme dans les pays capitalistes. Lorsque trois pirates ont été exécutés en 2003, les délateurs pro-Castro de Socialist Action ont tenté de justifier cela en indiquant que les bolchéviks avaient eu recours aux exécutions pendant la guerre civile. Nous avons répondu dans Workers Vanguard (6 juin 2003) :

« Les marxistes – y compris les bolchéviks – s’opposent à l’institution barbare de la peine capitale. Les bolchéviks ont employé la terreur révolutionnaire pour défendre le nouvel Etat ouvrier. Ils comprenaient que la guerre contre la contre-révolution était une phase temporaire qui nécessitait des mesures drastiques et temporaires. Mais le code pénal était un trait plus permanent de l’Etat prolétarien. Lorsque la peine de mort, cessant d’être un acte de guerre, a été intégrée dans le code pénal du pays en 1922, cette mesure avait été conçue pour être temporaire […]. Et, comme beaucoup d’autres mesures utilisées temporairement par le jeune Etat ouvrier, elles devinrent permanentes et défigurées avec la contre-révolution politique stalinienne, pour devenir le plus sinistre contraire de ce que voulaient les bolchéviks. »

L’exécution de ces pirates n’était pas un exemple de justice sommaire de la part d’un gouvernement ouvrier dans une situation de guerre civile. Nous savons pertinemment que le régime de Castro exerce une répression contre ses opposants prosocialistes, y compris des militants comme les trotskystes dans les années 1960. Et c’était au nom de la « défense de la révolution » que Castro a ordonné, en 1989, l’exécution du général Ochoa, un héros de la guerre en Angola, après un procès stalinien bidon qui rappelait les purges de Moscou à la fin des années 1930.

Nous soutenons les mesures prises pour défendre la Révolution cubaine, y compris l’emprisonnement des « dissidents » qui collaborent activement avec l’impérialisme US. Mais nous n’accordons aucun crédit à la capacité de la bureaucratie de se débarrasser des contre-révolutionnaires. En invitant Carter, Castro n’a fait qu’encourager les réactionnaires, de la même façon que la recherche continue de « la détente » avec l’impérialisme sape l’Etat ouvrier cubain. L’essentiel de ce que nous avons écrit en 1965 dans notre article « Liberté pour les trotskystes cubains ! » reste valable aujourd’hui :

« La Révolution cubaine doit remplacer son idéologie nationaliste actuelle de “coexistence pacifique” […] par une politique étrangère révolutionnaire, une orientation vers la révolution en Amérique latine pour concrètement construire le mouvement révolutionnaire en Amérique latine au sein du mouvement mondial, et lui fournir une direction. A l’intérieur, établir une véritable démocratie ouvrière, construire des soviets – conseils ouvriers –, les organes élus représentant le pouvoir ouvrier, et restaurer la vie interne fertile qui est vitale à tout mouvement révolutionnaire pour vaincre la bureaucratie. »

Les révolutionnaires aux Etats-Unis, dans le bastion de l’impérialisme mondial, ont en particulier le devoir de défendre Cuba contre la restauration capitaliste et l’impérialisme US. Nous luttons pour forger un parti ouvrier révolutionnaire, section d’une Quatrième Internationale reforgée, qui fasse comprendre à la classe ouvrière multiraciale américaine que la défense de la Révolution cubaine fait partie intégrante de sa lutte contre les exploiteurs capitalistes américains et pour la révolution socialiste. Défense de la Révolution cubaine ! Pour la révolution politique prolétarienne qui ouvre la voie au socialisme ! Pour de nouvelles révolutions d’Octobre !