Le Bolchévik nº 182 |
Décembre 2007 |
90 ans après la Révolution russe
Luttons pour de nouvelles révolutions d'Octobre!
Construisons le parti révolutionnaire multiethnique!
Nous reproduisons ci-dessous, revue pour publication, la présentation faite par notre camarade Bruce André lors de notre meeting du 7 novembre, tenu à l’occasion du 90e anniversaire de la Révolution russe.
* * *
La révolution d’Octobre a été l’événement marquant du XXe siècle. Elle a changé la face du monde, et a eu un impact international énorme. La victoire bolchévique a inspiré des soulèvements révolutionnaires dans toute l’Europe, notamment en Allemagne, en Italie, en Finlande et en Hongrie. Son formidable message d’émancipation nationale et sociale a inspiré aussi les ouvriers et les travailleurs ruraux du monde colonial. Les bolchéviks ont fondé l’Internationale communiste (IC, Comintern) qui, en 1921, avait attiré sous son drapeau six millions d’ouvriers. Et pendant ses quatre premiers congrès, le Comintern a éduqué et formé les ouvriers du monde entier au programme et à la stratégie de la lutte révolutionnaire.
La révolution d’Octobre a sorti la question de la dictature du prolétariat du domaine de la théorie et l’a rendue réelle dans l’ancien empire tsariste russe. Le gouvernement révolutionnaire de V.I. Lénine et Léon Trotsky était basé sur des soviets (conseils), organes de pouvoir prolétarien régis par la démocratie ouvrière. Il a exproprié à la fois les capitalistes russes et les holdings impérialistes occidentaux, et il a carrément annulé la dette massive de la Russie auprès des banquiers étrangers. Il a proclamé le droit des travailleurs à l’emploi, à la santé, au logement et à l’éducation, et il a accompli les premiers pas vers la construction d’une société socialiste.
Le gouvernement révolutionnaire a donné la terre aux paysans et l’autodétermination aux nombreuses nations opprimées de l’ancien empire tsariste. Il a mis à bas tout l’édifice moyenâgeux et patriarcal russe, sur lequel reposait l’autocratie tsariste. Le gouvernement soviétique des premières années ne s’est pas contenté de séparer l’Eglise et l’Etat ; il a enseigné l’athéisme à l’école. Il a éliminé toutes les lois discriminatoires contre les minorités nationales et ethniques, les femmes et les homosexuels. La Russie soviétique a donné le droit de vote aux femmes avant même les grands pays industrialisés.
Ce que la Révolution russe a démontré, c’est la supériorité qualitative d’une économie planifiée collective sur l’anarchie capitaliste. Et cette économie planifiée de l’URSS a démontré sa supériorité malgré les énormes déformations bureaucratiques dues à la bureaucratie parasitaire stalinienne qui a pu se développer du fait de l’isolement de la Révolution russe dans un seul pays, qui plus est, un pays économiquement arriéré. L’URSS a été capable de construire cette économie industrielle moderne à partir de pratiquement rien. Et elle a dû la construire deux fois. La première fois après les ravages de la guerre civile de 1918-1920, une seconde fois après avoir chassé, pendant la Deuxième Guerre mondiale, les envahisseurs nazis, avec leur politique de terre brûlée et la perte de 27 millions de personnes.
La destruction contre-révolutionnaire de l’URSS en 1991-1992 a été une défaite historique pour le prolétariat international. La bourgeoisie et ses laquais ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empoisonner, ou pour éradiquer entièrement, tout souvenir de ce que signifiaient réellement la Révolution bolchévique et l’Etat ouvrier soviétique. Ils ont fait une campagne massive et hystérique pour faire avaler le mensonge de la « mort du communisme ». Cette campagne idéologique intense s’est traduite par le fait que le niveau de conscience de la classe ouvrière a fait un terrible saut en arrière. Aujourd’hui, même les ouvriers les plus conscients des pays capitalistes ne considèrent plus leurs luttes comme ayant pour but ultime de parvenir à une société socialiste.
Le plus grand mensonge, la calomnie la plus efficace, celle qui pèse le plus lourd dans l’esprit des ouvriers et des jeunes qui cherchent une manière efficace de combattre le capitalisme, est commun aux idéologues impérialistes déclarés, aux sociaux-démocrates, aux staliniens, aux pseudo-trotskystes et aux anarchistes. Ils prétendent tous que « le léninisme a conduit au stalinisme ». Non ! Une des premières choses que Staline a faite pour consolider son régime, c’est de purger et persécuter l’Opposition de gauche de Trotsky parce que les trotskystes se battaient pour défendre le programme internationaliste révolutionnaire du Parti bolchévique de Lénine contre la bureaucratie stalinienne. Ce sont les trotskystes qui représentent la continuité du communisme.
Avec l’existence même de l’URSS, les impérialistes ne pouvaient plus se permettre de faire ce qu’ils voulaient sur la planète. Il était par exemple possible pour des nationalistes ou des pays formellement indépendants du « tiers-monde » de se positionner entre les « deux superpuissances » et ainsi d’échapper en partie aux exactions économiques et à la force militaire brutale des impérialistes. Et sans l’existence de l’URSS, les révolutions chinoise, cubaine ou vietnamienne n’auraient certainement pas pu avoir lieu.
Les impérialistes se sentent maintenant les mains libres. On peut le voir avec quelques exemples : la première guerre du Golfe contre l’Irak et l’embargo qui l’a suivie, avec au moins un million et demi de morts ; la destruction contre-révolutionnaire de l’ex-Yougoslavie et son démembrement, avec des guerres/massacres entre les différents peuples, avec une énorme régression sociale et une occupation par les armées impérialistes ; l’Afghanistan, où la situation des femmes en particulier est catastrophique, occupé par les troupes impérialistes ; et la deuxième guerre contre l’Irak, avec la destruction totale de cette société auparavant relativement avancée.
Et ce n’est pas simplement l’uvre des Etats-Unis, comme voudrait le faire croire la gauche et la droite en France. Les impérialistes français ont participé pleinement à la plupart de ces guerres, depuis la première guerre du Golfe jusqu’au bombardement de civils en Afghanistan, en passant par l’intervention en Albanie, le bombardement de la Serbie, les interventions en Bosnie, au Kosovo et au Liban sans parler de leurs exactions en Afrique et des menaces actuelles contre l’Iran. Et c’est cette force impérialiste que la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) a appelée de ses vux pour qu’elle joue un rôle de médiation dans les Balkans et au Moyen-Orient ! Nous appelons au retrait des troupes françaises d’Afrique, des Balkans et d’Afghanistan.
La destruction de l’URSS a exacerbé les rivalités entre les Etats impérialistes de l’Amérique du Nord, de l’Europe de l’Ouest et du Japon, dont les conflits d’intérêts ne sont plus contenus par l’engagement commun de leurs bourgeoisies au sein de l’ancienne alliance antisoviétique. Ces rivalités aiguillonnent ces bourgeoisies et les poussent à rivaliser d’efforts pour atteindre une plus grande compétitivité économique sur le marché mondial, en augmentant le taux d’exploitation du travail chacune dans son propre pays. C’est ainsi que la bourgeoisie met en pièces en Europe de l’Ouest ce qui reste de l’« Etat-providence ». Et les attaques du gouvernement Sarkozy, ici, (contre le droit de grève, contre les régimes spéciaux et les retraites, la santé, etc.) en sont une bonne illustration.
Le fait que l’Union soviétique ait existé est pour beaucoup dans le fait qu’on puisse parler aujourd’hui d’« Etat-providence ». La peur de l’Union soviétique, de sa présence militaire en Europe et de son autorité aux yeux des ouvriers, explique en partie les concessions que la bourgeoisie accordait face aux luttes des travailleurs. Elle était prête à supporter un taux de profit plus bas de peur de tout perdre.
La contre-révolution a provoqué un écroulement économique de la Russie postsoviétique sans précédent. Dans les six ans qui ont suivi la contre-révolution, le produit intérieur brut a chuté de plus de 80 %, et les investissements de plus de 90 %. Des millions de gens sont littéralement morts de faim. Une paupérisation économique et sociale massive s’est combinée avec la destruction du système de santé publique pour annihiler un siècle de progrès social.
Le capitalisme a condamné à mort la population russe : pendant les six premières années qui ont suivi la contre-révolution capitaliste, le nombre absolu des décès a dépassé de 3,5 millions celui des naissances ; en 2001, il l’a dépassé de 6,75 millions. Selon les estimations du Comité statistique d’Etat russe, la population de ce pays pourrait être réduite de moitié d’ici 2050. En 1989, l’espérance de vie des hommes était de 64,2 ans. Cinq ans plus tard, après la contre-révolution, elle était tombée à 57,6 ans. Cette chute de l’espérance de vie est historiquement sans précédent. Un adolescent de 16 ans dans la Russie de Poutine a moins de chances de survivre jusqu’à l’âge de 60 ans qu’au XIXe siècle, à l’époque arriérée du tsarisme !
Aujourd’hui, ce que nous appelons la question russe, c’est la défense des Etats ouvriers déformés toujours debout, la Chine, le Vietnam, Cuba et la Corée du Nord. Nous lançons une mise en garde : la restauration du capitalisme en Chine serait une défaite de portée historique non seulement pour la classe ouvrière chinoise, mais pour le prolétariat mondial. Par contre, une révolution politique en Chine dans laquelle les ouvriers chassent les bureaucrates et forment un gouvernement soviétique aurait un impact énorme sur la conscience des ouvriers, notamment au Japon et ailleurs en Asie.
Nos opposants politiques participent activement aux campagnes des impérialistes dirigées contre la Chine. Vous avez peut-être lu notre article dans le dernier numéro [181] du Bolchévik sur l’invitation par Lutte ouvrière (LO), à sa fête, de Cai Chongguo, quelqu’un qui dit ouvertement travailler pour les impérialistes. De même, la LCR, dans sa revue Inprecor, a publié un article du rédacteur en chef du journal Pioneer, un groupe hongkongais qui a organisé des manifestations avec le Guomindang bourgeois à l’occasion du retour de Hongkong sous contrôle chinois.
Le Comité pour une internationale ouvrière (CIO) de Peter Taaffe, dont la Gauche révolutionnaire (GR) est la section française, a clairement indiqué qu’il prendra le côté des forces impérialistes et de Taïwan dans toute confrontation militaire avec l’Etat ouvrier déformé chinois. Le 26 août 2005, six mois après la signature d’un accord militaire entre les Etats-Unis et le Japon dirigé contre la Chine, Taaffe a déclaré :
« Néanmoins, le régime chinois est une dictature. De plus, du point de vue des masses taïwanaises, celles-ci ne voudront pas se soumettre à son contrôle. Elles préfèrent les droits démocratiques, aussi limités soient-ils, dont elles bénéficient sous un régime démocratique bourgeois, ce qu’est Taïwan. »
Aujourd’hui, toutes les organisations se disant révolutionnaires ont repris la propagande de la mort du communisme. Tout comme les idéologues de la bourgeoisie, les PCF ou LCR se sont empressés de proclamer que le communisme avait démontré sa banqueroute. Dans le droit fil du Livre noir du communisme qui mettait sur un pied d’égalité communisme et fascisme, la LCR, qui se réclame à tort du trotskysme, s’est empressée de faire écho à sa manière à ce livre. En 2000, dans une série d’articles dans Rouge sur la question, Enzo Traverso déclarait sans ambages : « Les totalitarismes le fascisme et le stalinisme se sont révélés des visages possibles de notre civilisation. » En 2003, la LCR répudiait officiellement la dictature du prolétariat (alors que dans les faits cela faisait longtemps qu’elle l’avait abandonnée). Et aujourd’hui, elle s’est lancée dans une campagne pour construire un grand parti réformiste qui répudierait officiellement et ouvertement le léninisme et le trotskysme.
Si LO utilise des formulations en apparence plus orthodoxes, ce n’est que pour mieux canaliser la classe ouvrière vers l’ordre républicain bourgeois. LO parle maintenant de « dictature démocratique du prolétariat » [souligné par nous]. Pour LO, ajouter le mot « démocratique » ne sert qu’à estomper la différence fondamentale entre la dictature du prolétariat et la démocratie bourgeoise. Les « Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat », rédigées par Lénine et adoptées par le congrès fondateur de l’Internationale communiste en mars 1919, expliquaient :
« Ce qu’il y a de commun entre la dictature du prolétariat et celle des autres classes, c’est qu’elle est due à la nécessité, comme toute dictature, de briser par la violence la résistance de la classe qui perd sa domination politique. Ce qui distingue foncièrement la dictature du prolétariat de celle des autres classes [ ], c’est que la dictature des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie était la répression par la violence de la résistance de l’immense majorité de la population, à savoir les travailleurs. Au contraire, la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, c’est-à-dire de la minorité infime de la population, des propriétaires fonciers et des capitalistes.
« Il s’ensuit que la dictature du prolétariat doit engendrer nécessairement, non seulement la modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais précisément l’extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimés par le capitalisme. »
Contrairement aux renégats du trotskysme nous, trotskystes de la Ligue communiste internationale (LCI) sommes restés à notre poste, et nous nous sommes battus pour préserver et étendre les acquis révolutionnaires de la classe ouvrière. Nous nous sommes battus jusqu’au bout pour défendre l’Etat ouvrier soviétique et l’économie collectivisée issus de la Révolution bolchévique de 1917. Notre défense de l’URSS était par-dessus tout liée à notre combat pour de nouvelles révolutions d’Octobre partout dans le monde.
L’Octobre rouge de 1917
La Révolution russe de 1917 a débuté le 23 février avec une manifestation pour le pain organisée à l’occasion de la Journée internationale des femmes. Quand la grève a éclaté, les ouvriers russes ont immédiatement construit des conseils ouvriers, des soviets, reprenant ce qu’ils avaient créé en 1905 en s’inspirant des ouvriers de Paris qui, en 1871, avaient créé la Commune de Paris. Centralisés aux niveaux local, régional et national, les soviets représentaient l’embryon du pouvoir de la classe ouvrière. A terme, il y avait une contradiction entre le pouvoir de la classe ouvrière et celui de la bourgeoisie, et cette contradiction devait se résoudre soit par l’écrasement des soviets, soit par l’écrasement du gouvernement bourgeois. L’existence des soviets créait une situation de double pouvoir.
Mais les ouvriers mirent à la tête des soviets, en février, les dirigeants menchéviques et socialistes-révolutionnaires (SR), des réformistes qui participaient au gouvernement bourgeois ou qui le soutenaient. Les bolchéviks ne représentaient qu’une minorité à l’intérieur des soviets. Cela signifiait qu’objectivement, les ouvriers, en créant les organes de double pouvoir qu’étaient les soviets, avaient la volonté d’aller vers le socialisme et le pouvoir. Mais en donnant la direction de ces organes aux réformistes, il était clair que leur conscience n’était pas à la hauteur de cette tâche. Comme Trotsky le faisait remarquer dans son Histoire de la Révolution russe, la direction des soviets cédait le pouvoir à la bourgeoisie, qui ne bénéficiait d’aucun soutien dans les classes laborieuses : « [ ] les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, soulevés par la masse, remettaient d’eux-mêmes un mandat de confiance à la bourgeoisie. »
Le double pouvoir était une situation intrinsèquement instable, pendant laquelle les deux classes en conflit, la bourgeoisie et la classe ouvrière, rassemblaient leurs forces pour la confrontation qui déciderait de quelle classe va dominer. Autrement dit, il fallait une autre révolution pour mettre le pouvoir d’Etat entre les mains des soviets. Et c’est ce qui s’est passé en Octobre.
C’est l’intervention du Parti bolchévique, sur son programme révolutionnaire, qui allait changer la conscience des ouvriers puis les arracher (ainsi que les soldats et les paysans) aux griffes des réformistes menchéviques. Cette intervention fut possible parce que Lénine et le Parti bolchévique avaient formé des cadres et organisé les éléments les plus conscients de la classe ouvrière, l’avant-garde. Lénine avait énoncé les bases de sa conception du parti dans son texte de 1902, Que Faire ?, où il expliquait que « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. » Lénine se battait contre les « économistes » LO en est un bel exemple aujourd’hui qui insistaient que les ouvriers peuvent prendre conscience de leurs tâches historiques de façon spontanée, à travers leurs luttes économiques.
Pour que la révolution soit victorieuse, il a fallu aussi les batailles de Lénine à l’intérieur même du parti contre ceux qui, sous les pressions de la bourgeoisie, cherchaient une réconciliation avec le capitalisme. Dans les Leçons d’Octobre, Trotsky explique en détails les batailles que Lénine a menées après février 1917 pour réarmer le parti. Ce sont ces batailles qui ont rendu possible la victoire d’Octobre. Parlant des divergences dans le Parti bolchévique, Trotsky écrivait : « La principale question litigieuse, autour de laquelle pivotaient toutes les autres, était celle-ci : faut-il lutter pour le pouvoir ? faut-il ou ne faut-il pas prendre le pouvoir ? »
Il y a un lien étroit entre la question du pouvoir et la question de la guerre impérialiste qui se poursuivait alors. La position bolchévique, le défaitisme révolutionnaire, a été absolument cruciale pour le succès de la révolution d’Octobre. Les batailles politiques menées par Lénine, au niveau national et international, depuis le 4 août 1914 quand les députés sociaux-démocrates allemands votèrent les crédits de guerre furent d’une importance décisive. Ce que martelait Lénine, c’était la nature impérialiste de la guerre et les tâches révolutionnaires qu’elle imposait ; autrement dit, transformer la guerre impérialiste en guerre civile contre la bourgeoisie et pour le socialisme.
Lénine insistait que le plus grand danger pour le prolétariat et les chances de victoire de la révolution était représenté par les centristes, comme le social-démocrate allemand Karl Kautsky, avec toutes leurs belles phrases sur les « campagnes pacifistes » et la « paix sans annexions ». De tels mots d’ordre berçaient les ouvriers de l’illusion que le système capitaliste pouvait être autre chose qu’un système de guerre et d’oppression.
Avant le retour d’exil de Lénine, des membres de la direction bolchévique, Staline et Kamenev, avaient pris le contrôle de la Pravda, le journal central du Parti bolchévique. Ils ont engagé le parti dans une politique de soutien critique au gouvernement provisoire démocratique bourgeois (constitué après l’abdication du tsar) « dans la mesure où celui-ci combat la réaction et la contre-révolution ». Staline et Kamenev se servaient abusivement du vieux mot d’ordre de Lénine de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » pour bafouer la politique de Lénine d’opposition sans compromis à la bourgeoisie libérale. La Pravda rejetait la politique de défaitisme révolutionnaire et appelait à l’unification entre les partis menchévique et bolchévique.
Dès son retour en Russie, Lénine a présenté ses « Thèses d’avril » dans lesquelles il argumentait très fortement contre cette ligne capitulatrice. Lénine s’opposait à tout soutien au gouvernement provisoire ou à tout rapprochement avec les menchéviks sociaux-démocrates, et il appelait à donner « tout le pouvoir aux soviets » et à l’armement des ouvriers. Sans cette bataille cruciale, et sans d’autres batailles contre ceux qui, comme Kamenev et Zinoviev, reculèrent au moment d’organiser l’insurrection, la révolution d’Octobre n’aurait jamais eu lieu.
Les « Thèses d’avril » de Lénine incluaient l’abandon du mot d’ordre de la « dictature démocratique » en faveur de la lutte directe pour le pouvoir prolétarien en Russie. Ce faisant, Lénine arrivait fondamentalement à la conception de la Révolution russe que Trotsky avait esquissée dès 1905, et qu’on appellera plus tard la théorie de la révolution permanente. Trotsky avait compris que l’on ne pouvait accomplir la révolution démocratique dans le pays arriéré qu’était la Russie que sous la forme de la dictature du prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, et que la prise du pouvoir par la classe ouvrière en Russie mettrait à l’ordre du jour non seulement les tâches démocratiques, mais aussi les tâches socialistes. Ceci donnerait un puissant élan à la révolution socialiste internationale, qui était nécessaire au développement du socialisme en Russie.
Trotsky, lui, a été gagné en 1917 à la conception léniniste du parti qui a rendu possible la révolution. Toute l’activité du Parti bolchévique visait à organiser, à éduquer et à endurcir le parti d’avant-garde en vue de la prise du pouvoir d’Etat. Par contre, le travail des réformistes et des centristes consistait à mener une activité oppositionnelle dans le cadre de la société bourgeoise, une activité que Trotsky caractérisa comme « l’éducation des masses dans l’idée de l’inébranlabilité de l’Etat bourgeois ».
Lénine dut mener une bataille pour gagner le parti à ses « Thèses d’avril ». A un moment il menaça même de passer par-dessus la tête du comité central pour en appeler directement à la base, ce qui voulait dire la possibilité d’une bataille fractionnelle et d’une scission. On mesure la gravité de la situation par le fait que quand les « Thèses d’avril » ont été publiées dans la Pravda, le 7 avril, aucun membre du comité central ne voulut cosigner l’article de Lénine, et que le comité de rédaction de ce qui était le journal du parti y était publiquement opposé.
Lénine insistait en particulier qu’il fallait être d’une clarté absolue sur la nature de l’Etat bourgeois comme instrument qui maintient le pouvoir d’une minorité d’exploiteurs sur les masses exploitées. La révolution socialiste, cela veut dire détruire l’appareil d’Etat bourgeois (dont l’armée, la police, les tribunaux et les prisons constituent le noyau central), et le remplacer par un nouvel appareil reposant sur des organes de pouvoir prolétarien, les soviets.
Cette question de l’Etat, qui fait la différence entre les bolchéviks et les centristes ou les réformistes de l’époque, est toujours d’actualité. On a encore pu voir, lors des dernières élections en France au début de l’année, les pseudo-révolutionnaires expliquer doctement, à longueur d’émissions de télé, comment l’Etat pouvait prendre aux riches pour redistribuer aux pauvres, permettant ainsi de résoudre les problèmes de vie chère, de santé ou de chômage.
Ces organisations voudraient faire croire qu’un régime parlementaire gouverné par un parti social-démocrate est un « gouvernement ouvrier » ou un « gouvernement réformiste » ; mais c’est un gouvernement capitaliste. L’Etat bourgeois ne peut pas être utilisé par la classe ouvrière pour servir les intérêts des opprimés. Il doit être détruit et remplacé par un pouvoir prolétarien révolutionnaire. C’est pour cela que nous rejetons l’idée d’assumer des postes exécutifs, que ce soit le poste de président de la République ou celui de maire. De même, nous ne nous présentons pas aux élections à de tels postes, parce que cela prête une légitimité aux conceptions réformistes dominantes de l’Etat.
Début mai 1917, les menchéviks et les SR qui faisaient partie de la direction du soviet de Petrograd ont accepté des postes ministériels dans un gouvernement de coalition. Le premier gouvernement provisoire était tombé face à la colère des masses, furieuses contre son engagement à poursuivre la guerre. Lénine expliqua que les capitalistes russes « eurent recours à un procédé dont ont usé des dizaines d’années durant, depuis 1848, les capitalistes des autres pays, afin de mystifier, de diviser et d’affaiblir les ouvriers. Ce procédé consiste à former un ministère dit de “coalition”, c’est-à-dire réunissant des représentants de la bourgeoisie et des transfuges du socialisme » (« Les enseignements de la révolution », août 1917).
Les bolchéviks se battaient sans compromis contre la collaboration de classes et pour l’indépendance politique de la classe ouvrière. Il y avait une contradiction entre les ouvriers qui se battaient pour leurs propres intérêts et pour le socialisme, et leur direction qui était dans le gouvernement provisoire, le gouvernement bourgeois, et qui gérait les affaires de la bourgeoisie russe. Les bolchéviks ont cherché à faire comprendre clairement cette contradiction aux ouvriers. Pour arracher les ouvriers à leurs directions réformistes, le Parti bolchévique avançait des mots d’ordre comme « A bas les dix ministres capitalistes ! » Ce mot d’ordre, repris par les ouvriers, permettait de comprendre, dans la pratique, que leurs dirigeants préféraient ne pas « effrayer » leurs amis banquiers et repoussaient le « socialisme » aux calendes grecques.
Début juillet, les ouvriers et les soldats, qui en avaient assez de voir que la guerre meurtrière se poursuivait, avaient lancé une semi-insurrection. Des manifestations, auxquelles participaient souvent des soldats en armes, réclamaient le renversement du gouvernement provisoire. Les bolchéviks, qui savaient qu’une prise du pouvoir ne serait pas soutenue dans les campagnes et ne pourrait pas tenir, tentèrent sans succès de réfréner les masses. La direction bolchévique, placée devant le fait accompli, décida d’aller à la bataille avec les manifestants plutôt que de laisser les masses sans direction.
Ces « Journées de juillet » représentaient le dernier spasme de la révolution de Février et elle étaient un avant-goût de ce qui allait se passer en octobre, et la contre-révolution ne se déroba pas devant la bataille. Les dirigeants menchéviques et socialistes-révolutionnaires dans les soviets étaient aux premiers rangs de la répression anti-bolchéviks. Lénine et Zinoviev entrèrent dans la clandestinité, et de nombreux cadres bolchéviques furent emprisonnés. Toutefois, la répression qui suivit les « Journées de juillet » devait s’avérer superficielle et temporaire.
Ce qui fit basculer massivement les ouvriers et les soldats du côté des bolchéviks, ce fut le coup d’Etat de Kornilov au mois d’août. Ce général voulait en finir tout de suite avec la révolution, les soviets et le double pouvoir. Si ceci était aussi le programme du gouvernement provisoire, celui-ci voulait procéder plus lentement. C’est ce désaccord sur le rythme qui amena Kornilov à vouloir en finir avec le gouvernement provisoire et liquider la révolution. Immédiatement, le Parti bolchévique mobilisa les ouvriers et les soldats pour défendre le gouvernement provisoire.
Mais cette défense n’était qu’une défense militaire. C’est-à-dire que les bolchéviks n’accordaient aucun soutien politique au gouvernement provisoire, bien au contraire. Autrement dit, alors que les ouvriers et les soldats se mobilisaient pour repousser le danger, les bolchéviks montrèrent comment le gouvernement provisoire était en communication permanente avec Kornilov. C’est ce qui a permis aux ouvriers de comprendre, sur le champ de bataille, à quel point les éléments pro-tsaristes, les libéraux bourgeois et les réformistes étaient unis contre la révolution pour sauver la sainte Russie.
A ce moment-là, les masses n’étaient pas seulement hostiles à Kornilov : la politique de coalition était elle aussi discréditée. Tout allait vers la gauche, et la situation du pays empirait de minute en minute : la famine menaçait, les capitalistes sabotaient délibérément l’industrie, les soldats mouraient de faim, la ville de Riga avait été abandonnée assez délibérément à l’impérialisme allemand, et Petrograd était menacée. Dans tout le pays les masses étaient de plus en plus gagnées au bolchévisme. Dans les campagnes, les paysans réquisitionnaient les terres. Il y avait une véritable guerre paysanne. C’était quelque chose de nécessaire pour la victoire de la révolution.
Au lendemain des « Journées de juillet », les bolchéviks avaient été pourchassés et emprisonnés par la majorité menchéviks-SR des soviets. Lénine avait alors retiré son mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ». Mais maintenant, les soviets avaient été revitalisés par la lutte contre Kornilov. Les conciliateurs menchéviques et socialistes-révolutionnaires évoquaient du bout des lèvres l’idée de « non-coalition ». Début septembre, Lénine leur proposa un compromis : les bolchéviks accepteraient de lutter pacifiquement pour leurs idées au sein des soviets, et de ne pas utiliser de « méthodes révolutionnaires » pour lutter pour « le pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres » si les SR et les menchéviks s’accordaient « à former un gouvernement entièrement et exclusivement responsable devant les Soviets, auxquels serait transmis tout le pouvoir central et aussi local » (« Au sujet des Compromis »). Sans surprise, les conciliateurs menchéviques et SR n’acceptèrent pas, ce qui constitua une leçon importante pour certains bolchéviks et pour de nombreux ouvriers.
Pendant les jours qui suivirent, les bolchéviks gagnèrent la majorité dans le soviet de Petrograd, et après cela également dans d’autres soviets. A partir de la mi-septembre, Lénine commença à marteler que la prise du pouvoir était à l’ordre du jour. Il était nécessaire de préparer un soulèvement armé, la prise du pouvoir et le renversement du gouvernement. Là encore, il a fallu que Lénine mène une bataille politique au sein du parti.
Comme l’explique Trotsky dans les Leçons d’Octobre, la position fondamentale des droitiers dans le parti, rangés derrière Zinoviev et Kamenev, était que le parti allait tout risquer dans une insurrection armée dont l’issue était extrêmement incertaine, alors même qu’ils pouvaient gagner « au moins un tiers des mandats dans l’Assemblée constituante ». Cette ligne purement parlementaire et social-démocrate était grossièrement camouflée par leur affirmation que, bien sûr, les soviets étaient importants, et que le double pouvoir allait continuer éternellement ; mais ce n’était pas possible ; il y aurait eu un autre Kornilov, ou peut-être le même serait revenu.
Les divergences de Kamenev et Zinoviev avec Lénine portaient sur des questions de principe : s’emparer ou non du pouvoir d’Etat. Dans la réunion du 10 octobre, l’insurrection fut votée par dix voix contre deux celles de Zinoviev et Kamenev. Quand ceux-ci publièrent une déclaration pour s’opposer à l’insurrection, Lénine les qualifia de briseurs de grève et exigea leur exclusion du parti. Finalement ils ne furent pas exclus à cause de l’insurrection. Celle-ci fut relativement peu sanglante, principalement parce que les forces armées de Petrograd avaient été en grande partie neutralisées ou soutenaient les bolchéviks. A la session du soviet de Petrograd, il y a aujourd’hui 90 ans, Lénine, s’adressant au premier gouvernement ouvrier soviétique dans le monde, terminait son rapport par ces mots : « Nous devons aujourd’hui nous consacrer en Russie à l’édification d’un Etat prolétarien socialiste. »
Après la prise du pouvoir par le prolétariat, était posée une question qui n’eut que peu d’impact sur le cours de la révolution, mais qui est politiquement importante pour nous aujourd’hui : la dissolution de l’Assemblée constituante. Les bolchéviks, pendant tout le printemps et l’été 1917, s’étaient battus pour des élections à une assemblée constituante, à un moment où le gouvernement provisoire bourgeois refusait de les organiser, de peur que cela ne conduise à un soulèvement paysan incontrôlable. Cette étape était dépassée avec la prise du pouvoir par les ouvriers, mais les bolchéviks n’avaient pas simplement annulé les élections à l’Assemblée constituante, parce qu’une majorité pro-soviets aurait très bien pu émerger au lendemain des réquisitions de terres par les paysans. Cela aurait été utile pour renforcer l’autorité des soviets auprès des paysans dans la guerre civile à venir. Bien sûr, le fait que les bolchéviks avaient laissé se dérouler les élections à l’Assemblée constituante ne signifiait aucunement qu’ils y voyaient une forme organisationnelle possible de la dictature du prolétariat.
A cause de la manière dont les élections donnaient un poids électoral déterminant à la petite-bourgeoisie, les SR, les cadets et les menchéviks remportèrent la majorité des sièges à l’Assemblée constituante. C’était une force rétrograde, qui aurait pu devenir un point de ralliement pour des forces restaurationnistes bourgeoises. Donc les bolchéviks exigèrent, intelligemment, que l’Assemblée constituante, avant toute chose, reconnaisse le pouvoir victorieux des soviets. C’est seulement quand celle-ci refusa que le Comité exécutif des soviets décréta la dissolution de l’Assemblée.
Le social-démocrate de gauche allemand Karl Kautsky s’en prit aux bolchéviks dans sa polémique de 1918, la Dictature du prolétariat, en leur reprochant d’avoir liquidé l’Assemblée constituante. Kautsky prétendait que cet organe parlementaire bourgeois représentait une forme plus élevée de démocratie que les soviets. Lénine répondit que Kautsky, malgré ses prétentions « de gauche » et ses déclarations d’enthousiasme pour les soviets, était en train de dire que la classe ouvrière « ne doit pas toucher à la machine dont le capital se sert pour opprimer le travail ! Elle ne doit pas briser cette machine ! Elle ne doit pas mettre en uvre son organisation universelle pour écraser les exploiteurs ! [ ] Là, la rupture totale de Kautsky devient manifeste et avec le marxisme et avec le socialisme ; c’est, en fait, passer du côté de la bourgeoisie, disposée à admettre tout ce que l’on veut, sauf la transformation des organisations de la classe qu’elle opprime en organisations d’Etat » (la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, octobre-novembre 1918).
L’attaque de Kautsky contre la dictature du prolétariat au nom de la « démocratie » sans classe (en réalité, la « démocratie » bourgeoise) a servi de modèle pour les générations futures de sociaux-démocrates anticommunistes.
Le stalinisme et l’Opposition de gauche
La révolution d’Octobre a mobilisé les travailleurs pour forger une Armée rouge qui l’a emporté dans une guerre civile contre les forces contre-révolutionnaires blanches ainsi que les forces expéditionnaires de quatorze pays impérialistes, dont la France. Les bolchéviks faisaient appel aux ouvriers des autres pays capitalistes mobilisés dans ces armées. En avril 1919, il y eut une mutinerie dans la flotte française qui était en mer Noire. Les équipages refusaient de se battre contre les bolchéviks, et ils fraternisèrent avec les délégués soviétiques à Sébastopol. Nombre de militants de gauche en France aujourd’hui avaient un grand-père ou un arrière-grand-père qui a participé à cette révolte et qui est devenu communiste.
La Révolution russe était considérée par les bolchéviks comme seulement le commencement de ce qui devait être une révolution ouvrière dans toute l’Europe. Lénine et les bolchéviks ont fondé l’Internationale communiste, l’instrument nécessaire pour parachever la révolution socialiste mondiale et étendre la révolution aux pays industriels avancés d’Europe. Mais en dehors de la Russie, les jeunes partis de l’IC, dont beaucoup venaient tout juste de rompre avec les directions réformistes des partis ouvriers de masse qui avaient soutenu leur propre bourgeoisie dans la Première Guerre mondiale, n’avaient pas encore la maturité ni l’esprit de décision du Parti bolchévique. Ils n’ont donc pu mener aucune révolution ouvrière à la victoire dans leur pays. Une révolution prolétarienne a été défaite en Allemagne en 1918-1919, et des républiques soviétiques de courte durée ont été écrasées en Bavière et en Hongrie en 1919.
A la fin de la guerre civile, l’Etat ouvrier soviétique était isolé, face à l’encerclement impérialiste et à une stabilisation générale de l’ordre capitaliste mondial. L’Etat ouvrier soviétique économiquement arriéré, souffrant des ravages de la Première Guerre mondiale, avait aussi été broyé par la guerre civile sanglante de 1918-1920 contre la contre-révolution impérialiste. Tout cela, en même temps que la décimation de la couche la plus consciente du prolétariat pendant la guerre civile, la pénurie et même la famine, créait les bases matérielles pour le développement d’une bureaucratie privilégiée.
En 1923 en Allemagne, une nouvelle crise révolutionnaire éclata. Mais le Parti communiste allemand (KPD) se montra incapable de diriger une révolution socialiste. Alors que ces événements se déroulaient, Lénine était déjà gravement malade. Zinoviev qui dirigeait alors le Comintern, tergiversait, alors que Staline disait qu’il fallait freiner le KPD. Comme nous l’avons écrit dans notre revue théorique Spartacist (« Le Comintern et l’Allemagne en 1923 : Critique trotskyste », Spartacist n° 34, automne 2001) : « la faiblesse programmatique du Parti communiste allemand, accentuée plutôt que corrigée par un Comintern qui commençait lui-même à dégénérer, fut déterminante. »
La défaite de 1923 eut des conséquences énormes et pas seulement en Allemagne. En Russie soviétique les ouvriers avaient attendu la révolution ouvrière allemande avec beaucoup d’espoir. La débâcle en Allemagne provoqua une vague de déception et de démoralisation que la bureaucratie soviétique naissante s’empressa d’utiliser. A partir de 1924, le pouvoir politique a été progressivement transféré des mains du prolétariat et de son avant-garde révolutionnaire à celles d’une bureaucratie conservatrice, dirigée par Staline. A partir de ce moment, ceux qui dirigeaient l’URSS, la façon dont l’URSS était dirigée et les buts pour lesquels l’URSS était dirigée, ont tous changé, même si les fondations sociales de l’Etat ouvrier entre autres, l’expropriation de la classe capitaliste et l’établissement d’une économie collectivisée restaient intactes. C’était une contre-révolution politique. Avec le dogme du « socialisme dans un seul pays », proclamé par Staline en décembre 1924, la bureaucratie s’est accommodée de l’ordre impérialiste. Elle a transformé le Comintern, au fil des années, en un instrument de la bureaucratie dans sa recherche de « coexistence pacifique » avec l’impérialisme.
L’Opposition de gauche de Trotsky s’est battue, tant en URSS que dans l’IC, pour préserver et étendre les acquis de la Révolution russe qui avaient été trahis mais pas encore détruits. Trotsky, dans la Révolution trahie (1936), sa remarquable analyse de la dégénérescence de la Révolution russe, expliquait la double nature de la bureaucratie stalinienne comme une caste parasitaire qui reposait sur les formes de propriété collectivisée d’un Etat ouvrier. Il notait : « e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ». Et il posait la question : « Le fonctionnaire [bureaucrate] finira-t-il par dévorer l’Etat ouvrier ou la classe ouvrière réduira-t-elle le fonctionnaire à l’incapacité de nuire ? » Malheureusement, cet avertissement prophétique de Trotsky a été confirmé plus tard par la négative.
En conséquence, la bureaucratie stalinienne a mené une politique de terreur qui visait à réprimer et à intimider le prolétariat dont la bureaucratie avait usurpé le pouvoir politique. Surtout elle cherchait à extirper et à détruire toute loyauté envers l’Opposition de gauche et son programme de révolution socialiste internationale. A la fin des purges, de tous les membres du comité central qui avait fait la Révolution bolchévique, Staline était le seul qui restait ! Pour consolider son pouvoir et prétendre qu’il était le « successeur de Lénine », Staline a dû assassiner tous les « vieux bolchéviks » et détruire l’avant-garde du prolétariat tout entière. Ce n’est pas un hasard si, comme Trotsky le faisait remarquer dans Leur morale et la nôtre (février 1938), la grande bourgeoisie « observa non sans satisfaction, quoique en affectant une certaine répugnance, l’extermination des révolutionnaires en U.R.S.S. » Le stalinisme ne représente pas le léninisme, comme prétendent les idéologues de la « mort du communisme », mais sa négation.
En 1933, en Allemagne, Hitler arriva au pouvoir sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Les staliniens, alors dans la phase ultra-gauche qu’ils qualifiaient de « troisième période », qualifiaient les sociaux-démocrates de « social-fascistes » et « d’aile gauche du fascisme » et avaient refusé de faire un front unique avec ce parti ouvrier réformiste de masse contre la montée de Hitler. Face à cette défaite historique et le fait qu’il n’y eut ni opposition ni leçon tirée dans le Comintern stalinien, Trotsky appela à former une nouvelle internationale.
L’IC de Staline, après sa catastrophique politique ultra-gauche, fit un zigzag et, au Septième (et dernier) Congrès du Comintern en 1935, élabora sa politique du « front populaire », c’est-à-dire la formation de coalitions avec des partis bourgeois soi-disant « démocratiques » contre le fascisme. Les staliniens adoptaient ainsi explicitement et officiellement le programme réformiste de la collaboration de classes avec les bourgeoisies impérialistes « démocratiques ». En France, la direction du PCF basculait du côté de la défense de l’ordre bourgeois en suivant les consignes de Staline, qui venait de signer un Pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique avec le politicien de droite Pierre Laval, alors président du Conseil.
C’est au nom du front populaire, un mécanisme de collaboration de classes qui lie les exploités à leurs exploiteurs, qu’en 1936 la grève générale et la situation pré-révolutionnaire en France ont été trahies par le PCF. De la révolution en Espagne en 1936 au Chili en 1973, le front populaire a servi à miner la conscience de classe du prolétariat. Il a détourné ses luttes et ouvert la voie à la défaite et à une répression sanglante. Comme Lénine et Trotsky, nous nous opposons par principe à toute coalition avec les partis capitalistes, que ce soit dans le gouvernement ou dans l’opposition, et nous sommes contre voter pour les partis ouvriers dans les fronts populaires.
C’est dans le contexte de la trahison allemande, puis de la codification par le Comintern de la ligne antirévolutionnaire du front populaire, que Trotsky et ses compagnons ont fondé la Quatrième Internationale en 1938.
La Quatrième Internationale se battait pour la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré d’Union soviétique contre l’impérialisme et la contre-révolution capitaliste ; ce qui découlait de l’analyse, que faisait Trotsky, de l’URSS en tant qu’Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré. Trotsky comparait l’Union soviétique à un énorme syndicat ouvrier qu’il fallait défendre contre les attaques de la bourgeoisie, malgré sa direction bureaucratique. Il écrivait :
« L’ouvrier conscient sait qu’une lutte victorieuse pour l’émancipation totale est inconcevable si l’on ne défend pas les conquêtes déjà acquises, si modestes qu’elles puissent être. Il n’en faut que d’autant plus défendre cette colossale conquête qu’est l’économie planifiée contre la restauration des rapports de production capitalistes. Ceux qui ne peuvent défendre les anciennes positions n’en conquerront jamais de nouvelles. »
« Manifeste, la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale », adopté à la conférence extraordinaire de la Quatrième Internationale, mai 1940
Les trotskystes appelaient à la révolution politique prolétarienne pour jeter dehors la bureaucratie stalinienne qui minait et mettait en danger les acquis d’Octobre, et pour restaurer le pouvoir politique de la classe ouvrière. Cette révolution politique est basée sur la défense des formes de propriété collectivisée. Ceci est en contradiction avec une révolution sociale ou une contre-révolution qui renverse les relations de propriété existantes et qui met en place un pouvoir de classe différent.
Trotsky affirmait que l’Union soviétique, malgré ses succès économiques, ne pourrait pas survivre à long terme au niveau historique dans un monde dominé par les Etats capitalistes impérialistes. La planification centralisée ne peut fonctionner efficacement que sous un régime de démocratie soviétique qui prévoit la participation indispensable des ouvriers eux-mêmes à l’ajustement et l’application du plan. En plus, les économies capitalistes les plus avancées du monde étaient restées plus productives que l’économie soviétique. Trotsky observait que les marchandises à bas prix avaient un pouvoir qui pouvait s’avérer, en définitive, plus dangereux pour l’URSS qu’une intervention militaire. Cette observation était, en effet, remarquablement prophétique, mais elle ne faisait que se baser sur l’analyse marxiste que le socialisme doit être construit comme un système mondial. Tant que les impérialistes possèderont la plus grande partie des richesses productives de notre planète, on ne pourra nulle part donner réalité à la vision communiste d’une société sans classes et sans Etat.
La liquidation finale de la révolution d’Octobre
La guerre en Afghanistan pendant les années 1980 a été un tournant crucial pour le sort de l’URSS, et par conséquent de l’histoire mondiale. En décembre 1979, le Kremlin de Brejnev était intervenu militairement en Afghanistan pour soutenir un Etat-client stratégiquement important à la frontière méridionale de l’Asie centrale soviétique. Le régime nationaliste modernisateur de Kaboul avait réclamé à plusieurs reprises l’aide soviétique contre une insurrection islamique réactionnaire, qui avait été suscitée par les modestes réformes sociales du régime, notamment celles visant à améliorer la condition des femmes afghanes, horriblement opprimées.
La bourgeoisie américaine a transformé cette insurrection en guerre par procuration contre l’Union soviétique, en soutenant les intégristes islamiques dans la plus importante opération clandestine de la CIA dans l’histoire.
Choisir son camp de façon principielle dans cette guerre aurait dû être chose facile pour tout militant de gauche. Cette guerre était doublement progressiste, avec comme enjeux à la fois le sort des femmes afghanes et le progrès social élémentaire en Afghanistan, et la défense du flanc méridional de l’URSS. Mais le président américain Jimmy Carter lança sa croisade des « droits de l’homme » hypocrite qui n’était qu’un moyen d’attaquer l’URSS pour y restaurer le capitalisme ; Ronald Reagan l’amplifia en croisade contre l’« empire du mal ». Sous les coups de boutoir de cette hystérie guerrière déchaînée par l’impérialisme US, la « gauche » dans le monde entier prit un tournant décisif en s’alignant derrière sa « propre » bourgeoisie contre l’Union soviétique.
En Europe, le fer de lance de la croisade idéologique antisoviétique était Mitterrand. Après la grève générale de Mai 68, la bourgeoisie française et ses larbins qui dirigeaient les partis ouvriers réformistes avaient mis un deuxième fer au feu en mettant en place l’Union de la gauche, alliance du PS, du PCF et des Radicaux de gauche bourgeois. Ce front populaire devait servir de recours pour la bourgeoisie en canalisant les nombreuses luttes de la classe ouvrière vers l’impasse d’un gouvernement bourgeois de collaboration de classes. Face à l’hystérie anticommuniste lancée après l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan, la LCR allait rapidement rejoindre les anticommunistes et exiger le départ des troupes soviétiques d’Afghanistan. Quant à LO, en comparant l’intervention soviétique en Afghanistan avec la sale guerre impérialiste des USA contre le Vietnam, elle alimentait tout autant l’antisoviétisme et la croisade anticommuniste de sa bourgeoisie.
Contre les anticommunistes et leurs acolytes soi-disant trotskystes, nous proclamions : « Salut à l’Armée rouge en Afghanistan ! » et « Etendez les acquis sociaux de la révolution d’Octobre aux peuples afghans ! » Contre toute la démagogie sur les « droits nationaux des Afghans », nous expliquions que l’Afghanistan n’était même pas une nation mais un pays extrêmement arriéré habité par des groupes ethniques divers et hostiles les uns aux autres. En l’absence d’une classe ouvrière en Afghanistan, la seule base possible pour le progrès social c’était l’extension du pouvoir militaire et politique soviétique. Une occupation prolongée de l’Afghanistan par l’armée soviétique aurait donné la possibilité de sa transformation à l’image de l’Asie centrale soviétique ou de la Mongolie. L’intervention de l’Armée rouge allait à l’encontre du dogme nationaliste du « socialisme dans un seul pays ». Notre ligne internationaliste était dirigée avant tout contre les moudjahidin soutenus par la CIA, mais cette intervention militaire en défense de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique ouvrait aussi la perspective de ressusciter le programme bolchévique d’internationalisme prolétarien révolutionnaire en Union soviétique, et encourageait en même temps une révolution politique contre les staliniens du Kremlin.
En 1980, avec la Pologne, c’est une autre campagne anticommuniste qui s’est développée. A son premier congrès national, en septembre 1981, le soi-disant « syndicat » Solidarność (« Solidarité » en polonais), une organisation patronnée par la CIA et le Vatican, a avancé un programme qui était ouvertement pour la contre-révolution. Il a appelé à des « syndicats libres », ce qui était un mot d’ordre de combat pour l’anticommunisme de guerre froide. Dans les Etats ouvriers dirigés par les staliniens, nous, trotskystes, luttons historiquement pour des syndicats indépendants de la bureaucratie qui soient basés sur le principe de la défense de l’Etat ouvrier et qui luttent pour défendre l’économie collectivisée contre les privatisations. Egalement derrière l’appel à des « élections libres » à la Diète (Parlement), on trouvait le programme de la « démocratie à l’occidentale », c’est-à-dire la restauration du capitalisme sous couvert de gouvernement parlementaire. Nous, trotskystes, avons cherché à mobiliser la classe ouvrière polonaise pour qu’elle se réapproprie ses racines prosocialistes, défende l’Etat ouvrier contre les forces de la réaction cléricale et de l’impérialisme, et qu’elle renverse la bureaucratie stalinienne qui avait pavé la voie à Solidarność. Mais comme nous l’avons écrit dans le Bolchévik n° 28 en octobre 1981 :
« Le cours contre-révolutionnaire de Solidarité doit être arrêté ! Si les staliniens du Kremlin, à leur manière nécessairement brutale et stupide, interviennent militairement pour l’arrêter, nous soutiendrons cette action. Et nous en prenons à l’avance la responsabilité ; quelles que soient les stupidités et atrocités qu’ils commettront, nous ne flancherons pas devant la nécessité de défendre l’écrasement de la contre-révolution de Solidarité. »
Le 3 décembre de la même année, pendant une réunion de la direction de Solidarność, le dirigeant de la région de Varsovie déclarait : « Il faut finalement renverser le gouvernement », et il proposait à cette fin l’organisation d’une milice de Solidarność. Neuf jours plus tard, ses plans secrets ayant été dévoilés, la direction de Solidarność affirmait ouvertement son intention de prendre le pouvoir, annonçant un référendum national pour établir un gouvernement provisoire. Le régime du général Jaruzelski proclama alors l’« état de guerre ». Nous avons donné un soutien militaire à ce contre-coup d’Etat, qui permettait de gagner du temps en mettant temporairement en échec la tentative de prise de pouvoir de Solidarność.
Au moment où la question de la contre-révolution s’est posée, les groupes pseudo-trotskystes ont pris fait et cause pour les réactionnaires cléricaux et les nationalistes d’extrême droite. La tendance taaffiste, dont la GR est le pendant français, a appuyé les « objectifs principaux » du programme du premier congrès de Solidarność. La LCR a qualifié la contre-révolution de Solidarność d’« avancée de la révolution politique », notant que la question du pouvoir était clairement posée. Quant à LO, dans son univers à elle, les pays d’Europe de l’Est étaient des Etats bourgeois, pas des Etats ouvriers déformés. Alors non seulement la contre-révolution, à ses yeux, n’était pas un danger, c’était un non sens. LO s’est déclarée « entièrement solidaire avec les luttes » des travailleurs qui étaient derrière Solidarność.
La LCI et la lutte contre la contre-révolution capitaliste
Au milieu des années 1980, sous les pressions militaires, économiques et politiques cumulées de l’impérialisme mondial, la bureaucratie du Kremlin commença à se fissurer. Cette situation fut signalée par l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et ses mots d’ordre de « perestroïka », « glasnost » et « nouvelle pensée » en politique étrangère. Après des décennies de lourds sacrifices demandés au prolétariat au nom de la construction du socialisme dans un seul pays, Gorbatchev et la dernière génération de bureaucrates soviétiques tentèrent de restructurer l’économie soviétique avec un ensemble de réformes appelées « socialisme de marché », conduisant à l’accentuation des inégalités et encourageant des forces tendant vers la restauration du capitalisme.
Ces réformes étaient combinées à une diplomatie de conciliation accrue avec l’impérialisme. Au début de 1989, la bureaucratie soviétique, sous Mikhaïl Gorbatchev, a retiré les troupes soviétiques d’Afghanistan dans le vain espoir de se concilier les bonnes grâces des impérialistes. Nous avons dénoncé cette trahison, qui a abandonné les peuples afghans aux bons soins des égorgeurs moudjahidin soutenus par la CIA, juste à la frontière de l’Union soviétique, et nous avons déclaré qu’il valait mieux combattre les forces de la réaction en Afghanistan que d’avoir à lutter contre la contre-révolution en Union soviétique même. Notre mise en garde était, malheureusement, très pertinente, parce que le retrait d’Afghanistan a ouvert la voie à la contre-révolution en Europe de l’Est puis en URSS.
Le Partisan Defense Committee (PDC, l’organisation de défense légale et sociale lutte de classe associée à la Spartacist League/U.S.) proposa au gouvernement afghan, le 7 février 1989, d’« organiser d’urgence une brigade internationale ». Le gouvernement afghan déclina cette offre, mais, à sa demande, le PDC et ses organisations fraternelles au niveau international organisèrent une campagne financière pour aider les victimes civiles de l’offensive des moudjahidin contre la ville de Jalalabad. En deux mois, plus de 44 000 dollars furent collectés, principalement par petites sommes données par des milliers de gens, dont beaucoup de travailleurs immigrés dans toute l’Europe de l’Ouest, en Asie et en Amérique du Nord, ainsi que beaucoup de femmes des communautés musulmanes. Le siège de Jalalabad fut brisé et le gouvernement afghan réussit à tenir trois terribles années de plus, jusqu’en 1992, quand les moudjahidin finirent par s’emparer de Kaboul.
Dans les années 1980, l’influence des « démocrates » et des nationalistes petits-bourgeois a gagné de plus en plus de terrain dans la plus grande partie de l’Europe de l’Est, à l’exception remarquée de l’Allemagne de l’Est. Pour sa part, Gorbatchev avait fait savoir qu’il abandonnerait les régimes staliniens est-européens à leur sort. Ainsi le sort des ouvriers est-européens et soviétiques était en balance : soit des révolutions politiques prolétariennes pour défendre et étendre les acquis incarnés dans les économies collectivisées, soit la contre-révolution capitaliste et ses promesses de dévastation sociale tous azimuts.
Le premier signe de révolution politique durant cette période est apparu, non pas en Europe de l’Est, mais en Chine. En mai-juin 1989, une manifestation initiée par des étudiants à la Place Tiananmen à Pékin obtenait un large soutien parmi les ouvriers, en colère face aux inégalités économiques croissantes, à la corruption rampante et à l’inflation encouragées par « l’économie socialiste de marché » de Deng. Sous Deng, au cours de la précédente décennie, l’agriculture avait été décollectivisée, et la planification économique centralisée affaiblie. Le « bol de riz en fer » l’emploi à vie garanti et des acquis sociaux pour les ouvriers était en train de passer à la rouille.
Des groupes de jeunes ouvriers se sont joints aux immenses manifestations de la Place Tiananmen, qui se sont étendues à tout le pays. Comme nous l’avons écrit à l’époque, « c’est parce qu’elles étaient le début d’une révolte ouvrière contre le programme de “construction du socialisme avec des méthodes capitalistes” de Deng que les manifestations on pris un caractère de masse et potentiellement révolutionnaire » (Workers Vanguard n° 480, 23 juin 1989). Au début, tant les soldats de base que certains commandants militaires gradés avaient refusé d’appliquer les ordres de répression des manifestants. Deng a finalement réussi à trouver des unités militaires qui voulaient bien effectuer un massacre, qui visait avant tout les quartiers ouvriers à Pékin plutôt que les manifestants étudiants. Le facteur clé en Chine en 1989 était l’absence d’une direction révolutionnaire telle que celle du Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, qui avait dirigé la Révolution russe de 1917.
Les événements en Chine se sont reflétés à travers l’Europe de l’Est, particulièrement en République démocratique allemande (RDA). En automne 1989, l’effondrement du régime stalinien de la RDA s’est très clairement manifesté avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre. L’Allemagne de l’Est, à ce moment-là, s’était engouffrée dans un début de révolution politique. Les impulsions des travailleurs se dirigeaient non pas vers la réunification capitaliste avec l’Allemagne de l’Ouest impérialiste, mais vers ce qu’ils considéraient comme une société réellement socialiste basée sur l’économie nationalisée de la RDA. Pendant ce temps-là, dans le cadre de sa politique de conciliation avec l’impérialisme, Gorbatchev donnait comme gage de ne pas utiliser des dizaines de milliers de soldats soviétiques stationnés en RDA pour intervenir militairement. Tous ces facteurs ont créé une opportunité exceptionnelle d’accomplir une révolution politique prolétarienne.
La Ligue communiste internationale a investi toutes ses forces pour lutter pour la perspective d’une Allemagne rouge des conseils ouvriers. Nous nous sommes opposés inconditionnellement à la réunification capitaliste de l’Allemagne. Nous nous sommes battus pour la révolution politique à l’Est et la révolution socialiste à l’Ouest pour une Allemagne rouge des conseils ouvriers, partie intégrante d’une Europe socialiste. Pour insister sur l’internationalisme, en opposition au nationalisme étroit de la RDA, nous avons publié en russe des salutations aux soldats soviétiques, liant la lutte en RDA à celle de la défense de la patrie de la révolution d’Octobre contre l’impérialisme et la contre-révolution démocratique. Nous avons aussi publié des salutations internationalistes, dans leurs propres langues, pour les Cubains, les Mozambicains, les Vietnamiens et les Polonais en Allemagne de l’Est.
L’impact de notre programme a été vu en janvier 1990, quand 250 000 personnes ont participé à une manifestation initiée par nos camarades allemands et rejointe par le SED, le parti dirigeant de la RDA, pour protester contre la profanation par des fascistes du mémorial aux soldats soviétiques pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le parc de Treptow à Berlin. A Treptow, pour la première fois depuis que Trotsky et ses compagnons avaient été expulsés de l’Union soviétique à la fin des années 1920, les trotskystes ont pu s’adresser aux masses des travailleurs dans un pays dans lequel la bureaucratie stalinienne était au pouvoir.
Le spectre de la résistance prolétarienne organisée contre la réunification capitaliste a alarmé les dirigeants impérialistes de l’Allemagne de l’Ouest, avec à leur tête le chrétien-démocrate Helmut Kohl, et leurs hommes de main du Parti social-démocrate, et ils ont accéléré la contre-révolution capitaliste en avançant des élections qui étaient prévues pour plus tard. Les staliniens du Kremlin et de la RDA ont donné le feu vert pour la réunification.
Nos camarades du nouveau Spartakist Arbeiterpartei se sont battus sans aucune ambiguïté contre la restauration capitaliste pendant les élections de mars 1990 en Allemagne de l’Est, qui étaient en fait un plébiscite sur la réunification capitaliste. Cependant, sous l’impact de l’offensive bourgeoise, la couche d’avant-garde de la classe ouvrière s’est démoralisée, particulièrement après la désintégration des staliniens du SED qui se sont rebaptisés Parti pour le socialisme démocratique, un parti qui soutenait clairement l’annexion capitaliste de la RDA par l’Allemagne de l’Ouest. Les élections de mars ont été un vote écrasant pour la réunification capitaliste, avec une grande majorité votant pour les chrétiens-démocrates ou pour la coalition social-démocrate. Ceci a marqué la victoire de la contre-révolution capitaliste en Allemagne de l’Est.
Seule la LCI s’est battue jusqu’au bout contre la réunification capitaliste dirigée par les impérialistes et leur cheval de Troie, le Parti social-démocrate allemand. Dès le début, nous étions engagés dans une bataille politique avec le régime stalinien abdiquant et son programme de capitulation et de contre-révolution. Pendant que nous appelions à un gouvernement des conseils d’ouvriers et de soldats, les staliniens ont consciemment tout fait pour éviter une insurrection ouvrière. Ceci incluait par exemple la démobilisation de certaines unités de l’armée qui avaient formé des conseils de soldats, en partie sous l’influence de notre propagande.
En URSS, l’événement pivot de la contre-révolution, ce fut le « contre-coup d’Etat » d’Eltsine en août 1991, contre le coup d’Etat raté des has been staliniens qui voulaient introduire le capitalisme plus lentement, et d’une manière dont ils seraient les bénéficiaires. En l’absence de résistance massive de la part de la classe ouvrière à la contre-révolution capitaliste qui gagnait du terrain, Eltsine, dont la prise du pouvoir avait été soutenue par l’impérialisme au nom de la « démocratie », consolida sa position et paracheva la destruction de l’Etat ouvrier dégénéré.
La LCI s’est aussi battue jusqu’au bout en défense de l’Etat ouvrier soviétique. Quand Boris Eltsine a saisi le pouvoir en août 1991, nos camarades de la LCI à Moscou ont publié en russe et distribué à des dizaines de milliers d’exemplaires un appel sous le titre « Ouvriers soviétiques : écrasez la contre-révolution d’Eltsine-Bush ! » C’était la première déclaration distribuée largement à travers l’Union soviétique contre les agissements d’Eltsine visant le pouvoir. Nous avancions un programme de révolution politique contre la restauration capitaliste pour des soviets ouvriers authentiques, organes d’un nouveau pouvoir politique prolétarien. Mais la classe ouvrière soviétique atomisée et manquant d’une direction anticapitaliste, n’ayant pas une conscience socialiste cohérente et consistante, et sceptique sur la possibilité d’une lutte de classe dans les pays capitalistes ne s’est pas mobilisée dans une résistance contre la contre-révolution usurpatrice qui a réussi à détruire l’Etat ouvrier soviétique en 1991-1992.
En opposition complète avec la LCI, presque tous les groupes d’« extrême gauche » en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest ont soutenu et applaudi le contre-coup d’Etat d’Eltsine-Bush au nom de la défense de la « démocratie » contre le stalinisme. Catherine Verla, un des principaux porte-parole du Secrétariat unifié, dont la LCR est la section française, affirmait : « Il était nécessaire de s’opposer sans hésitation au coup d’Etat, et, sur cette base, de combattre aux côtés d’Eltsine » (Inprecor, 29 août 1991). Le Socialist Workers Party de feu Tony Cliff en Grande-Bretagne (et les militants de la tendance cliffiste en France, maintenant à l’intérieur de la LCR et qui dirigent « Agir contre la guerre ») exultait : « Le communisme s’est effondré [ ]. C’est un fait qui devrait réjouir tout socialiste » (Socialist Worker, 31 août 1991). La section britannique du CIO, section sur de la Gauche révolutionnaire en France, déclarait de son côté : « Les courageux défenseurs du parlement russe se réjouissent sur les barricades [ ]. Chaque dictateur tremblera devant la possibilité que ses propres sujets engagent des actions pareilles » (supplément spécial du Militant, 22 août 1991).
Peter Taaffe prétend que son groupe s’est opposé au contre-coup d’Etat pro-impérialiste d’Eltsine. Nous avons démasqué ce mensonge dans notre presse (voir « Le CIO taaffiste : des barricades d’Eltsine aux écuries d’Augias », le Bolchévik n° 169, septembre 2004). Le groupe russe affilié au CIO et à Taaffe a, pendant des mois, affiché dans son local public à Moscou une présentation de photos intitulée « La démocratie ouvrière sur les barricades ». Elles montraient deux de leurs dirigeants d’alors bras dessus, bras dessous avec les nationalistes d’extrême droite, les curés et autres antisémites sur les barricades d’Eltsine. Quelque temps après, les taaffistes russes se sont trouvés gênés par leur soutien à Eltsine. Alors, ils ont discrètement placé une armoire devant les photos. Nos camarades à Moscou à l’époque prenaient un malin plaisir à révéler aux gens que derrière cette armoire se cachaient les preuves du soutien des taaffistes à Eltsine.
Les dirigeants du PCF étaient, eux aussi, de la partie. En août 1991, ils se sont placés sans équivoque aux côtés des soi-disant « démocrates » rassemblés à Moscou sur les barricades d’Eltsine. L’éditorial de l’Humanité du 24 août a caractérisé la racaille réactionnaire qui s’est mobilisée autour d’Eltsine le 19 août de « mouvement populaire pour la démocratie et la liberté » ! Georges Marchais, alors le dirigeant du PCF, a été jusqu’à déclarer que « Boris Eltsine a joué un rôle positif, qu’il faut saluer, dans l’échec du coup d’Etat », tout en expliquant dans le même temps que « sur l’échiquier politique français, [Eltsine] serait classé à droite » (l’Humanité, 26 août 1991). Les dirigeants du PCF ont été fidèles, jusque dans leurs dénonciations du « stalinisme », à la tradition stalinienne qui veut que pour couvrir le fait qu’on a partagé leur politique on accable d’injures ses ex-camarades. Parlant de l’ex-« parti frère », le Parti communiste de l’Union soviétique, l’Humanité titrait « Notre différence est totale ».
Un mois plus tard, dans son rapport au comité central, Pierre Blotin s’est livré à une attaque en règle contre le « collectivisme » : « En rejetant le modèle unique de socialisme imposé au temps du stalinisme, nous avons en effet repoussé l’étatisation des moyens de production et d’échange. » Et d’ajouter qu’« une telle conception n’a pas grand-chose à voir avec l’image traditionnelle de la révolution » (l’Humanité, 1er octobre 1991).
Aujourd’hui, Patrice Cohen-Séat, un dirigeant du PCF, peut écrire dans l’Humanité (12 septembre) : « C’est Marx, le premier, qui a mis en lumière l’extraordinaire puissance du capitalisme dans le développement des forces productives. » Ce que Cohen-Séat appelle « le socialisme étatiste » a, selon lui, « échoué à faire mieux que le capitalisme, dans le domaine des libertés comme dans la production de richesses ». Et de conclure que « le communisme s’est historiquement assimilé à des crimes et à l’échec. Au mieux, il renvoie à une époque révolue. »
Dans Rouge, cette semaine, la LCR a le culot de critiquer l’anticommunisme criard des « refondateurs » du PCF qui rejettent la Révolution russe, tout en leur tendant un rameau d’olivier en affirmant qu’on doit néanmoins « revisiter l’histoire des premières années de la Révolution russe, des erreurs de Lénine et Trotsky » (Rouge n° 2225, 1er novembre). Dans ce même article, la LCR, qui s’efforce de gagner des militants du PCF à son projet de nouveau parti « anticapitaliste », accuse cyniquement le PCF de « participer à une série de coalitions ou de gouvernements qui n’ont fait que gérer les affaires de l’Etat et des classes dominantes ». A cette trahison, la LCR oppose le « processus révolutionnaire » qui passera par « la conquête du pouvoir par les classes populaires, la destruction de la vieille machine d’Etat ». Mais que veut-elle dire exactement par là ? Olivier Besancenot a dit et répété que « prendre le pouvoir n’est pas une question taboue à la condition que la population puisse se le partager ». Et au niveau international, les organisations surs de la LCR ont déjà démontré qu’elles étaient tout à fait prêtes à assumer le contrôle direct de l’Etat bourgeois. Dans les années 1990, un dirigeant du groupe frère de la LCR en Suisse a été élu ministre de la Police et de la Justice dans le canton de Zoug. Il y a cinq ans, Miguel Rossetto, un camarade de la LCR au Brésil, est entré dans le gouvernement capitaliste de Lula comme ministre de l’Agriculture, une position clé, du point de vue de la bourgeoisie, étant donné la nécessité de contrôler et de réprimer les luttes paysannes en cours.
Ici en France, la LCR est aussi tout à fait catégorique quand elle critique le bilan du PCF en ces termes : « Il ne s’agit pas de sous-estimer la conquête de positions dans les institutions ». Cette petite formule n’est pas choisie par hasard. Elle fait écho à un discours prononcé début septembre par Jean-Claude Gayssot, ex-ministre PCF de Jospin, qui affirmait la même conviction qu’on ne doit pas « négliger la conquête de positions dans les institutions ». Au moment où la LCR se prépare à un gros coup pour les municipales, elle veut assurer les éléments dans la périphérie du PCF qu’en rejoignant leur nouvelle et rutilante plate-forme réformiste ils peuvent conserver ou conquérir les mêmes sinécures et prébendes municipales et parlementaires qu’aujourd’hui. En fait, la LCR a déjà escompté auprès de l’Etat son succès aux législatives de cette année ; les voix qu’elle a reçues lui garantissent au moins quatre millions d’euros par an, pendant les cinq prochaines années, puisés dans les caisses de l’Etat. Comme on dit, qui paie les violons choisit la musique.
Pour de nouvelles révolutions d’Octobre !
Je voudrais terminer cette présentation par quelques mots sur l’héritage que nous a laissé la Révolution russe. Pour citer James P. Cannon, le fondateur du trotskysme américain : « La question russe n’est pas un exercice littéraire que l’on considère ou que l’on rejette selon l’humeur du moment. La question russe a été et reste la question de la révolution. »
La Révolution russe a démontré la capacité du prolétariat à s’emparer des rênes du pouvoir d’Etat et à construire une société industrielle moderne, dans laquelle les travailleurs ont accès à la médecine, à la science, à l’éducation et la culture. C’est le but fondamental du socialisme marxiste, en éliminant la pénurie économique, de libérer la puissance créatrice de l’humanité, qui a été entravée par le système capitaliste et par les formes antérieures de sociétés divisées en classes, afin d’ouvrir la voie au progrès historique et à l’évolution sociale. Un tel développement qualitatif des forces productives mondiales au bénéfice de tous ne peut pas être envisagé sous le capitalisme, dont chaque pas en avant se paie de pas de géant en arrière, sous forme de pauvreté mondiale, de crises économiques à répétition et de guerres. Il ne peut être réalisé que dans le contexte d’une économie internationalement planifiée et socialisée.
Friedrich Engels aura le dernier mot ici ce soir, quand il décrit, dans son livre Socialisme utopique et socialisme scientifique, le monde de l’avenir pour lequel nous combattons :
« La propre socialisation des hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bon de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. »