Le Bolchévik nº 180

Juin 2007

 

Comment le PCF a saboté la possibilité d’une révolution ouvrière: Le Front populaire de Juin 36

Deuxième partie

Nous reproduisons ci-après la deuxième partie d’un article basé sur une présentation de Gérard Lenny, membre du comité central de la LTF, donnée en juin 2006. Ce qu’on nous présente aujourd’hui comme d’énormes acquis issus de la grève n’était en fait, selon les mots de Trotsky, que « de piètres réformes » pour lesquelles les réformistes ont bradé la possibilité d’une révolution socialiste. La première partie (publiée dans le Bolchévik n° 179, mars) décrivait le contexte politique de Juin 36 avec la montée du fascisme en Allemagne et la politique criminelle qu’a ensuite adoptée l’Internationale communiste de Staline de s’engager dans des alliances de « front populaire » avec la bourgeoisie, comme le Front populaire de 1936 en France avec le Parti radical, un parti bourgeois. Trotsky s’est irréconciliablement opposé à cette alliance capitaliste, expliquant que les bureaucrates syndicaux et le Parti communiste (PCF) « ont réussi à canaliser et à arrêter, au moins momentanément, le torrent révolutionnaire » de la grève de Juin 36. Trotsky luttait pour que les masses se séparent de leurs dirigeants réformistes traîtres, appelant, dès les grèves d’août 1935 qui annonçaient Juin 36, à l’élection de comités d’action pour organiser et lier les grèves afin de donner aux ouvriers un avant-goût de leur propre pouvoir et combattre la politique paralysante du Front populaire. Ces comités d’action, conçus comme un pont vers l’établissement de soviets, des organes de pouvoir prolétarien, pouvaient chercher à desserrer l’étau de la collaboration de classes des dirigeants communistes et faire échec à leur programme de défaite. Sous l’égide du Front populaire le PC a trahi la vague révolutionnaire de juin, le dirigeant du PC Maurice Thorez ordonnant le 11 juin aux ouvriers de reprendre le travail après des concessions mineures de la part de la bourgeoisie.

* * *

La contre-offensive capitaliste

Dès le premier jour le gouvernement de Front populaire était prêt à mobiliser les forces répressives de l’Etat, notamment des détachements de gardes mobiles, pour préserver l’ordre capitaliste face à la défiance ouvrière. Au début du mois de juin, personne dans la bourgeoisie ne parlait d’utiliser la force, de peur de tout perdre dans une guerre civile sanglante. Mais le 12 juin, le lendemain de l’intervention de Thorez pour briser la grève, Léon Blum déclara à la Chambre :

« Il est vrai que depuis hier la surface des choses a pris une autre apparence ; il est vrai qu’on a le sentiment de groupements suspects et étrangers à l’organisation syndicale. Ce que le gouvernement peut et doit dire, c’est qu’il est parfaitement résolu à assurer l’ordre de la rue. »

– cité par Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36

Le 12 juin le gouvernement Blum interdisait le journal trotskyste la Lutte ouvrière qui luttait pour que les ouvriers organisent des conseils ouvriers et pour l’armement du prolétariat sur la base des occupations d’usines. Le 13 juin le PC déclarait dans l’Humanité :

« Le Parti Communiste conscient de ses responsabilités a ... pris courageusement position sans craindre de s’attaquer aux gesticulations hystériques des trotzkystes et trotzkysants, comme il a fait triompher le Front Populaire en combattant le bavardage des sectaires qui condamnait l’alliance de la classe ouvrière et des classes moyennes. […] le mot d’ordre capital du Parti reste : “Tout pour le Front Populaire, tout par le Front Populaire.” »

– cité par Georges Lefranc, Histoire du front populaire

Le 7 juillet 1936, après la reprise du travail, le ministre de l’Intérieur Salengro déclarait au Sénat : « Si demain, des occupations de magasins, de bureaux, de chantiers, d’usines ou de fermes étaient tentées, le gouvernement, par tous les moyens appropriés, saurait y mettre un terme » (ibid). Salengro se vante des mesures répressives prises contre le prolétariat : « Dans toute la France, on a compté 2 438 interventions de police, dont 1 382 dans la Seine, 1 303 arrestations ». Salengro cherche à rassurer la bourgeoisie, et on peut se faire une idée de ce que pensait la bourgeoisie deux mois après la grève générale quand on lit ce qu’écrivait à l’époque l’un des dirigeants patronaux au président du Conseil Léon Blum :

« Les industriels textiles de Lille ne veulent plus que leurs usines soient occupées. Ils ne veulent plus de séquestrations, de laissez-passer accordés aux patrons par les délégués d’usine, de menaces adressées au personnel qui ne partage pas la manière de voir de la C.G.T… Ils ne veulent plus voir leurs bureaux et magasins occupés. Ils ne veulent plus être “autorisés” à entrer dans leurs établissements pour payer leurs ouvriers. Ils ne veulent plus de piquets de grève installés jour et nuit au domicile de leurs directeurs. Ils ne veulent plus que leur personnel puisse être traduit en jugement par un conseil d’usine. En un mot, ils ne veulent pas accepter l’instauration des soviets dans leurs établissements. »

– cité par Guy Bourdé, la Défaite du front populaire

Dès qu’était passée la vague révolutionnaire Blum a mobilisé les flics pour faire expulser les travailleurs des usines qui restaient occupées.

Les ouvriers immigrés, très militants (plus de 300 000 d’entre eux étaient syndiqués à la CGT après Juin 36), étaient particulièrement visés ; Salengro déclarait le 7 juillet 1936, à peine un mois après l’entrée en fonction du gouvernement de Front populaire, que celui-ci avait procédé à 467 arrêtés d’expulsion.

On peut voir clairement ici la nature anti-ouvrière du front populaire. Blum lui-même a argumenté lors de son procès à Riom en 1942 que la semaine de 40 heures obtenue en Juin 36 (en réalité peu d’ouvriers travaillaient autant d’heures à l’époque car le pays était encore en proie aux effets de la crise de 1929) avait permis aux patrons d’augmenter la productivité en faisant passer les usines au travail en continu avec trois équipes de 8 heures. Les heures supplémentaires augmentaient la flexibilité selon les besoins de la production, et ainsi de suite.

Puis, en mars 1937, ce fut la répression féroce par le Front populaire d’une manifestation antifasciste à Clichy. Plusieurs milliers de travailleurs étaient mobilisés pour protester devant la mairie de Clichy contre un meeting fasciste. Une partie de la manifestation se dirigea vers le cinéma où était censé se tenir ce meeting mais les flics, déployés pour protéger les fascistes, tuèrent six personnes et en blessèrent plus de 200. La CGT, qui était présente aussi, se dépêcha de dévoyer la colère des travailleurs en organisant une grève « pour le maintien de l’ordre », selon les termes d’Henri Raynaud, dirigeant de la CGT parisienne.

A chaque étape le PC a soutenu le Front populaire. En janvier 1938, quand les socialistes ont quitté le gouvernement de Front populaire, le PC (ainsi que la SFIO) a voté la confiance dans le gouvernement de Camille Chautemps ; en avril 1938 il a encore voté la confiance dans le gouvernement Radical de Daladier, alors qu’il n’y avait plus de socialistes dans le gouvernement. Il a même voté d’accorder à ce gouvernement les « pleins pouvoirs financiers ». Fin 1938, faisant usage de ces pleins pouvoirs votés par le PC, Daladier, qui avait été ministre de la Guerre du premier gouvernement Blum, se met à attaquer les travailleurs de tous côtés (rejet des 40 heures, remise en cause des droits syndicaux, augmentation des impôts, etc.) Il institue aussi de féroces mesures contre les travailleurs immigrés, sous l’œil au mieux passif de la CGT qui ne souffle mot de ces attaques lors de son congrès à Nantes en novembre 1938. Deux semaines après cette conférence c’est la défaite de la grève générale, une grève si mal préparée qu’on peut dire que la direction de la CGT a offert la tête de la classe ouvrière sur un plateau à Daladier.

C’est ce même Daladier, qu’on pouvait voir au milieu des années 1930 manifestant côte à côte avec Thorez, qui a ensuite interdit le PCF le 26 septembre 1939 et qui a jeté les réfugiés espagnols dans des camps de concentration comme ceux de Gurs et Argelès. Et finalement c’est la Chambre du Front populaire (moins les députés communistes) qui, le 10 juillet 1940, vote avec le Sénat les pleins pouvoirs pour Pétain, avec les deux tiers des députés Radicaux votant pour Pétain.

Le Front populaire « antiguerre » réarme

Dans son livre Léon Blum devant la cour de Riom, Blum argumente avec force que ce qui était au cœur de ses préoccupations en tant que dirigeant du Front populaire était d’équiper la bourgeoisie française avec une solide défense nationale ; il se croyait lui-même le mieux placé pour enrôler le prolétariat dans la guerre impérialiste qui se préparait. Il déclara au juge qui l’accusait d’avoir affaibli la France qu’au contraire toutes ses actions visaient à réarmer le pays :

« Mais le dossier établit que précisément à partir de juin 36, nous avons fait ce qu’on n’avait pas fait avant nous. Le gouvernement que je présidais a mis en train un programme d’ensemble, sans commune mesure par l’ampleur et l’importance avec tous ceux qui avaient pu le précéder, ce programme n’était pas un programme sur le papier, il a été exécuté, jamais les crédits ne lui ont manqué, au moment de l’entrée en guerre il était en avance sur les délais prévus d’exécution. […]

« lorsqu’il s’est agi de questions de désarmement, que ce fût à Genève, à Paris ou ailleurs, je n’ai eu en vue que les intérêts de notre pays. En même temps, je réalisais des plans d’armement massifs à un point tel que personne ne l’avait fait encore. » (souligné par Blum)

Blum alla jusqu’à expliquer :

« Il est d’autant plus aisé, et surtout il est d’autant plus légitime d’inciter le pays aux suprêmes sacrifices pour assurer sa défense armée, qu’on a plus ardemment et plus sincèrement tenté de barrer la route à la guerre, de construire une Europe d’où le danger de la guerre serait exclu. »

Concernant le « grand projet fiscal, financier et monétaire » présenté par son second gouvernement, il l’a décrit, selon ses propres termes, comme « un projet qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement, et qui fait de cet effort de réarmement intensif, la condition même, l’élément même d’un démarrage industriel et économique définitif. » Et il affirme : « Non seulement je n’ai pas dérivé vers le chômage les crédits votés pour la Défense nationale, mais j’ai dérivé vers la Défense nationale des crédits qui avaient été accordés par le Parlement pour la résorption du chômage. »

Et ce qui allait de pair avec la politique de réarmement du Front populaire, c’était la défense de la famille bourgeoise. Il n’était pas question d’accorder le droit à l’avortement. Le Parlement adopta le droit de vote pour les femmes en sachant que le Sénat le bloquerait. Tout ceci préparait le terrain pour l’offensive du gouvernement Daladier en 1939 pour augmenter le taux de natalité, avec le réactionnaire Code de la famille qui stipulait des peines allant jusqu’à dix ans de prison pour ceux qui aidaient des femmes à avorter.

La politique coloniale du Front populaire

Si l’on considère le Front populaire au niveau de sa politique coloniale, ce sont les mêmes préoccupations qui dominent : le Front populaire défendra l’ordre colonial, que ce soit en Afrique du Nord, dans le reste de l’Afrique ou en Indochine. Voici une déclaration du cabinet de Marius Moutet, qui était responsable des colonies :

« Une politique coloniale socialiste aura d’autant plus de chance d’être constructive et durablement féconde qu’elle se préoccupera moins de communiquer d’une manière directe l’idéologie socialiste aux indigènes […]. Il faut prendre garde au déchaînement de forces incontrôlables, à la situation confuse et instable, impropre à toute construction positive, qui pourraient sortir d’une action où des notions mal digérées de lutte des classes, certains fanatismes religieux, la nature émotive des Africains, la dissimulation islamique et asiatique et toutes sortes d’influences souterraines se rencontreraient en des réactions complexes et imprévisibles. »

– cité par Jacques Kergoat, la France du Front populaire

Le Front populaire était à peine élu en juillet 1936 qu’une délégation algérienne du Congrès musulman (qui en fait était largement une manœuvre du PC contre les nationalistes algériens de Messali Hadj) se présenta à Paris, et fut reçue par le ministre de la Guerre du moment, Edouard Daladier, qui déclara : « Je n’approuve ni vos revendications ni votre mouvement. S’il y a lieu, je n’hésiterai pas à utiliser la force. » Comme le note Henri Alleg dans son livre la Guerre d’Algérie, « Daladier reste fidèle à la tradition impériale : “Avec les Arabes, il faut savoir se montrer fort”. » Et, le 7 mars 1937, la police réprima brutalement à Metlaoui, en Tunisie, l’occupation d’une mine de phosphate par des travailleurs en lutte pour des revendications de salaires et pour l’application de la journée de 8 heures. La répression fit 19 morts.

La bourgeoisie française est très consciente de la relation dialectique entre les prolétariats français et algérien, ainsi qu’entre les révolutions socialistes dans ces deux pays. Déjà à cette époque il y avait des dizaines de milliers de travailleurs algériens en France, et le prolétariat en Algérie, bien que beaucoup plus petit, était multiethnique avec des Européens, des Arabes et des Kabyles, et le 12 février 1934 il y avait 10 000 personnes qui manifestaient dans les rues d’Alger, dont 5 000 Algériens, chantant l’Internationale et scandant « les soviets partout ! » Le 26 janvier 1937 l’Etoile nord-africaine (le prédécesseur du FLN ; c’était une organisation bien implantée dans la classe ouvrière qui se battait pour l’indépendance de l’Algérie mais qui avait adhéré au Front populaire) était dissoute par le gouvernement français avec l’approbation du PC, sous prétexte qu’elle menait une « action nettement dirigée contre la France ». Le Front populaire augmenta également les contrôles à l’immigration visant les Algériens qui cherchaient à travailler en France.

En Indochine aussi le Front populaire exerçait une répression féroce. Voici ce que télégraphiait Moutet : « Vous maintiendrez l’ordre public par tous les moyens légitimes et légaux – même par poursuites. Ordre français doit régner en Indochine comme ailleurs. » Le Front populaire a mis cela en œuvre grâce aux arrestations arbitraires, aux fouilles et à la torture. Là aussi nos camarades trotskystes ont été l’objet d’une interdiction. En mars 1937 le ministre des Colonies craignait ouvertement que s’il convoquait une forme de Parlement en Indochine « les trotskystes seraient incontestablement les dirigeants ».

J’ai déjà insisté que le Front populaire a été un point tournant décisif pour le PC. C’est vrai également en ce qui concerne la question coloniale. Les pires crimes du PC contre les peuples coloniaux ont été commis au nom du front populaire, comme les massacres de Sétif et Guelma le 8 mai 1945 où le PC était dans le gouvernement et y est resté après ces atrocités, ou encore le vote par les députés PC des pouvoirs spéciaux qu’avait demandés le social-démocrate Guy Mollet en 1956.

Les problèmes des trotskystes français

Je veux dire quelques mots concernant l’intervention des trotskystes. Une résolution de la conférence pour la Quatrième Internationale de juillet 1936 déclarait :

« Ainsi, dans les conditions de la crise sociale et de l’exaspération des masses une petite organisation, pauvre en moyens matériels, mais armée de mots d’ordre justes, a exercé une influence indiscutable sur la marche des événements révolutionnaires. La campagne enragée contre les bolchéviks-léninistes de la part de toute la presse capitaliste, social-démocrate, staliniste et syndicaliste, de même que les répressions de la police et des juges de Léon Blum, sert de confirmation extérieure à cette vérité. »

Cependant, les trotskystes ne sont pas parvenus à obtenir une influence de masse. Ils étaient quelques centaines, alors que le PC disait avoir 150 000 membres dans le parti et la jeunesse à la veille de la grève générale, et plus du double de ce chiffre six mois plus tard. Je ne peux pas m’étendre beaucoup sur les problèmes politiques qu’ils avaient, mais politiquement en général les trotskystes français étaient jeunes et inexpérimentés, sans un solide noyau ayant une expérience prolétarienne si on les compare par exemple à la section américaine dont le principal dirigeant, James P. Cannon, avait été un syndicaliste révolutionnaire avant la Première Guerre mondiale, et l’un des fondateurs du PC américain. Les trotskystes américains avaient aussi dirigé une grève victorieuse à Minneapolis en 1934, qui eut un énorme impact sur le prolétariat américain.

Au lieu de cela la section française était largement petite-bourgeoise dans sa composition. Ce n’est pas surprenant : comme le disait Trotsky en 1939, « la composition sociale d’un mouvement révolutionnaire qui commence à se construire n’est pas à prédominance ouvrière. Ce sont les intellectuels qui sont les premiers mécontents des organisations existantes. » Mais ces militants étaient venus dans une période de défaites, et s’étaient habitués à nager contre le courant, donc isolés des masses. Puis, comme le disait Trotsky, « la montée ouvrière en France s’est réalisée à un niveau très bas, très primitif politiquement, sous la direction du Front populaire. Toute la période du Front populaire a été une caricature de notre révolution de Février [1917]. » Cela n’a pas été sans affecter les trotskystes français. Ils étaient sujets à d’incessantes luttes de cliques et à de perpétuelles activités fractionnelles, avec de fréquents accès de sectarisme, un penchant pour les « dirigeants » dilettantes considérés comme des stars individuelles, et un dédain pour les permanents du parti. Trotsky lui-même, et plus tard Cannon, ont lutté en vain pour faire comprendre aux trotskystes français la nécessité d’une direction collective où les faiblesses individuelles peuvent être compensées par la force combinée du parti.

Sur l’insistance de Trotsky, le groupe français avait adhéré à la SFIO à l’automne 1934, tirant parti de l’émergence d’une aile gauche dans les rangs de celle-ci (aile qui se prononçait pour la dictature du prolétariat), afin de gagner des jeunes et des travailleurs au programme de la Quatrième Internationale. Quand la SFIO scella en juillet 1935 l’alliance de front populaire, toutes les fractions des Groupes bolchéviques-léninistes (GBL) rechignèrent à quitter la SFIO. Quand la SFIO expulsa les trotskystes, Trotsky dut lancer une longue bataille avec les GBL, qui passaient leur temps à supplier Blum et Cie de les réintégrer, au lieu de tirer parti de leur expulsion par la direction social-démocrate pour dénoncer sa collaboration de classes ouverte. Pour Trotsky le moment était venu pour les GBL de quitter la SFIO sur la base programmatique la plus claire possible, notamment l’opposition intransigeante au front populaire, et d’emmener les meilleurs éléments pour construire le parti révolutionnaire.

Les GBL français étaient rongés par la pression constante à s’adapter au front populaire. Encore en octobre 1935 Trotsky polémiquait contre des arguments avancés dans les GBL pour « faire l’expérience » du front populaire :

« On peut parfaitement comprendre que, pendant les premières semaines, des oscillations se soient fait jour dans nos propres rangs ; la situation est complexe et, pour beaucoup d’entre nous, le Front populaire était un phénomène nouveau et, par conséquent, un problème nouveau. Mais le fait qu’encore maintenant, après une expérience relativement importante du Front populaire et après les articles importants parus dans notre presse, certains camarades fassent la politique du Front populaire me semble un symptôme extrêmement dangereux. Sur cette question, il faut élever à temps la protestation la plus énergique, car il ne s’agit ni plus ni moins que de la ligne de démarcation entre le bolchevisme et le menchevisme.

« On dit que la revendication de l’élimination des radicaux du Front populaire serait fausse, que les masses doivent d’abord faire leur expérience des radicaux, et que c’est pourquoi il vaudrait mieux exiger que le Front populaire prenne le pouvoir, et que seule sa carence inciterait alors les masses à accepter ce que nous leur disons, etc. Cette façon de penser est d’un bout à l’autre menchevique.

« 1. Les “masses populaires doivent faire leur expérience des radicaux”. Bien. Mais pourquoi les organisations ouvrières devraient-elles y prendre part ? Les radicaux peuvent très bien révéler leur propre carence sans Front populaire. Le Front populaire n’est pas destiné à révéler leur carence, mais à la dissimuler. »

– « Pas d’équivoque vis-à-vis du front populaire », 3 octobre 1935

Cela pourrait être une polémique contre Lutte ouvrière, presque mot pour mot, contre leur vote de 1981 pour Mitterrand sur la base que les travailleurs devaient passer par l’expérience de Mitterrand et Cie pour être désabusés d’eux. La politique des GBL était largement dictée par ses dirigeants Molinier et Frank qui se mirent à publier un journal centriste, la Commune, avec lequel Trotsky dut ouvertement prendre ses distances. Comme l’expliquait Trotsky, Molinier restait politiquement attaché au groupe de la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert à l’intérieur de la SFIO, dont le rôle était d’empêcher les jeunes radicalisés de rompre avec la SFIO et d’aller vers les trotskystes ; au lieu de cela Pivert prêchait la servilité vis-à-vis de la direction social-patriote de la SFIO. Pivert devint quelques mois plus tard responsable pour la propagande dans le gouvernement Blum.

Molinier et Frank furent exclus des GBL, mais les autres tendances des GBL, dirigées par Jean Rous et Pierre Naville, étaient incapables de mener la lutte avec eux parce que, comme le soulignait Erwin Wolf (Nicolle Braun), le secrétaire de Trotsky, « le caractère chancelant de la fraction Naville-Rous dans la question du programme et de la IVe Internationale formait les prémices fondamentales pour le plan aventuriste de Molinier ». La scission fut finalement surmontée étant donné l’échec lamentable de l’aventure de Molinier avec la Commune, mais elle avait considérablement affaibli les GBL à la veille de la vague de grèves de juin 1936.

En 1936 il y avait une situation révolutionnaire, et le noyau de la propagande des trotskystes portait non pas sur les tactiques électorales, mais sur les comités d’action et la lutte pour le pouvoir. Cependant, la faiblesse politique des GBL sur la question du front populaire s’exprimait également dans leur politique d’appeler à voter pour les candidats de la SFIO et du PC lors du second tour des élections législatives de 1936, c’est-à-dire qu’ils votaient pour les candidats « ouvriers » du front populaire. Comme je le disais au début, ceci est contraire à la politique électorale que notre tendance a eue historiquement concernant le front populaire, et c’est contraire à d’autres précédents dans le mouvement trotskyste, y compris en 1936. Comme l’expliquait notre camarade James Robertson lors de notre Première Conférence internationale en 1979 :

« L’organisation trotskyste américaine étant exempte de scissions, c’était un porte-parole principal de Trotsky, et elle a opéré dans cette période dans des conditions purement parlementaires. Aussi j’ai choisi d’utiliser les trotskystes américains comme le modèle de ce que Trotsky et la Quatrième Internationale voulaient [en général] dire à l’époque.

« Le front populaire a existé aux Etats-Unis à la fin des années 30 sous la forme de la candidature de Roosevelt à la présidence, et de celle de LaGuardia à la mairie de New York. En 1936, les bureaucrates syndicaux, les sociaux-démocrates, les staliniens et les démocrates bourgeois ont inventé un nouveau parti des travailleurs : l’American Labor Party. Il a été créé pour amener dans le camp démocrate quelques centaines de milliers de votes essentiels de l’Etat de New York. A l’égard de cette expérience, comme à l’égard de toutes les candidatures du PS d’après la scission et du PC, les trotskystes ont eu une opposition implacable et centrale, au nom de leur opposition au front populaire et à tout parti qui soutenait le front populaire. A tel point que jusqu’à cette époque les trotskystes aux Etats-Unis avaient amplement ignoré la politique électorale. Mais, face à la question du front populaire, le SWP a été amené à présenter pour la première fois ses propres candidats, pour souligner son opposition électorale au front-populisme. Et [le SWP] était le porte-parole de Trotsky. »

Nous nous plaçons dans la tradition de Cannon d’opposition irréconciliable au front populaire, y compris à tout soutien électoral à n’importe laquelle de ses composantes.

Pour un parti ouvrier révolutionnaire multiethnique !

Le monde des années 1930 est très différent de celui d’aujourd’hui. Beaucoup de travailleurs pensent, à tort, qu’avec la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS en 1991-1992 c’est toute la perspective de l’émancipation humaine qui a montré son échec. Il faut ajouter à cela l’offensive idéologique menée par la bourgeoisie et ses laquais réformistes – dont le Livre noir du communisme est un élément majeur – pour faussement identifier le stalinisme au bolchévisme et placer un trait d’égalité entre le stalinisme et le fascisme. Contre le Livre noir je vous renvoie à l’article que nous avons publié dans Spartacist n° 32 en 1998. Ce que font les réformistes du PC, et aussi de la LCR et de LO avec leur réécriture de Juin 36, c’est de contribuer à leur propre manière à cette campagne pour faire disparaître la possibilité d’une révolution et pourquoi elle n’a pas eu lieu.

Le PCF essaie de s’appuyer lourdement sur l’expérience du Front populaire de Juin 36 pour justifier et promouvoir sa stratégie historique de collaboration de classes, passée et à venir, intitulée pour l’occasion « l’unité des forces progressistes et syndicales, qui peut faire éclore et grandir un mouvement populaire suffisamment puissant pour devenir irrésistible et porteur de nouveaux progrès de civilisation » (hors-série de l’Humanité sur Juin 36). Dans les luttes récentes contre le CPE on a pu avoir un aperçu de la soi-disant unité « progressiste » du PS, du PC, de la LCR et de LO pour désamorcer le mouvement immédiatement après le retrait du CPE – et qui a servi à mettre en selle un nouveau front populaire pour les prochaines élections.

La collaboration de classes en France s’est exprimée historiquement dans le front populaire. Après Millerand et l’union sacrée pendant la Première Guerre mondiale est venu le Front populaire de Juin 36, et ensuite celui de 1944-1947 où le PCF a participé au gouvernement de de Gaulle qui a une nouvelle fois sauvé la bourgeoisie de la possibilité d’une révolution ouvrière. Plus tard cela a été Mai 68, qui a été le point de départ pour les staliniens et les sociaux-démocrates pour forger l’Union de la gauche qui, en 1981, a abouti au gouvernement de front populaire de Mitterrand ; et ensuite les grèves de décembre 1995 ont conduit à la « gauche plurielle », le front populaire de Jospin : un gouvernement qui a privatisé plus que tous les gouvernements précédents, qui a déporté des milliers de sans-papiers, sans mentionner la terreur raciste de Vigipirate, et qui a préparé le retour de la droite en avril 2002.

J’ai déjà expliqué tout à l’heure comment notre section française avait été constituée dans les années 1970 en opposition aux groupes, notamment la LCR pabliste et l’OCI lambertiste, qui étaient encore centristes au début des années 1970, c’est-à-dire qu’ils oscillaient entre la phrase révolutionnaire et le réformisme. Ils ont tous capitulé au front populaire de Mitterrand qui a pris une coloration particulièrement antisoviétique avec le début de la deuxième guerre froide dans la seconde moitié des années 1970. Le soutien de LO, de la LCR et de l’OCI au front populaire de Mitterrand a ouvert la voie à l’opposition de ces groupes à l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979 contre les mollahs de la CIA. Le gouvernement de Mitterrand dirigeait en fait idéologiquement la guerre froide en Europe de l’Ouest au début des années 1980. LO, LCR et OCI ont toutes soutenu Solidarność en Pologne ainsi que d’autres forces contre-révolutionnaires. Aujourd’hui toutes ces organisations ont abandonné toute prétention à lutter pour la dictature du prolétariat. Maintenant complètement réformistes, elles sont devenues des ennemies du mouvement ouvrier révolutionnaire internationaliste.

Pour des révolutionnaires luttant pour de nouvelles révolutions d’Octobre, la tâche est de tirer les leçons des expériences souvent tragiques du prolétariat. Le front populaire est la forme historique de la collaboration de classes en France, et l’obstacle principal à l’émancipation du prolétariat. La leçon de l’histoire c’est que la classe ouvrière doit rompre avec le front-populisme. Nous mettons en garde le prolétariat qu’un nouveau gouvernement de collaboration de classes attaquera inévitablement la classe ouvrière, les immigrés et toutes les couches du prolétariat. Plus que jamais il est nécessaire d’armer la classe ouvrière avec un parti révolutionnaire multiethnique qui lutte pour diriger le prolétariat vers la prise du pouvoir et la dictature du prolétariat. Et sur ce point je voudrais terminer avec une citation finale de Trotsky, du Programme de transition, où il souligne combien il est crucial de construire un parti révolutionnaire internationaliste qui soit prêt à conduire les travailleurs dans les luttes à venir :

« L’orientation des masses est déterminée, d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pourrissant ; d’autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le facteur décisif est, bien entendu, le premier : les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques. Quelle que soit la diversité des méthodes des social-traîtres – de la législation “sociale” de Léon Blum aux falsifications judiciaires de Staline – ils ne réussiront jamais à briser la volonté révolutionnaire du prolétariat. De plus en plus, leurs efforts désespérés pour arrêter la roue de l’histoire démontreront aux masses que la crise de la direction du prolétariat, qui est devenue la crise de la civilisation humaine, ne peut être résolue que par la IVe Internationale. »

C’est cette lutte à laquelle nous voulons vous gagner.