Le Bolchévik nº 175

Mars 2006

 

 

Venezuela : Nationalisme populiste contre révolution prolétarienne

La vendetta de la Maison Blanche contre Chávez

L’impérialisme américain continue de représenter une menace certaine pour le gouvernement vénézuélien d’Hugo Chávez. Depuis qu’il a été élu président en 1998, Chávez a survécu à un éphémère coup d’Etat (en 2002), aux efforts, sur plusieurs mois, d’une partie de la bourgeoisie vénézuélienne pour couper la production de pétrole, et à un référendum sur sa destitution largement financé et soutenu, comme le reste, par Washington. Et s’il n’était pas embourbé en Irak, le gang Bush aurait très bien pu organiser des provocations plus graves encore.

Les raisons mêmes qui font de lui une gêne pour l’arrogante bourgeoisie américaine, font de Chávez une idole pour un grand nombre de pauvres des bidonvilles au Venezuela et de militants de gauche dans le monde entier. Chávez a traité Bush de con (pendejo) et il donne ostensiblement l’accolade à l’ennemi public numéro un de Washington en Occident, le dirigeant cubain Fidel Castro. Chávez a condamné l’occupation américaine en Irak et dénoncé les politiques économiques « néolibérales » qu’avancent les Etats-Unis en Amérique latine et ailleurs. Il a mis en place des programmes sociaux qui profitent aux pauvres des villes et des campagnes ; il a mis dans l’embarras le gouvernement Bush en offrant son assistance aux habitants de La Nouvelle-Orléans qui avaient tout perdu. Plus récemment, le Venezuela a commencé à fournir aux pauvres du Bronx et de certaines régions du Massachusetts du pétrole et du gaz à bas prix.

En janvier 2005, quand Chávez, sous les auspices du Forum social mondial de Porto Alegre, au Brésil, a proclamé que le capitalisme devait être « transcendé » par le socialisme, son auditoire, composé en grande partie de militants de gauche, s’est mis à entonner tels des supporters de football en liesse « Olé, Olé, Olé, Chávez, Chávez ». Mais Chávez n’est pas un socialiste. C’est un ancien colonel de l’armée parvenu à la tête de l’Etat capitaliste et, en tant que tel, c’est un ennemi de la lutte pour le socialisme – c’est-à-dire la lutte pour une révolution ouvrière qui exproprierait la bourgeoisie. En fait, Chávez s’inscrit dans la lignée d’une série d’officiers bourgeois qui ont pris le pouvoir sur la base du populisme nationaliste, depuis le colonel Juan Perón dans l’Argentine des années 1940 jusqu’au colonel Gamal Abdel Nasser en Egypte au cours des années 1950. Dans les années 1950 et 1960, alors que des mouvements nationalistes soutenus par les Soviétiques secouaient le monde semi-colonial, il n’y avait presque pas un seul de ces démagogues capitalistes qui ne se réclamait d’une certaine forme de « socialisme » ou de « marxisme-léninisme ». Nasser décréta le « socialisme arabe », s’empara du canal de Suez aux dépens des impérialistes français et britanniques en 1956 et procéda à toute une série de nationalisations. Cela ne l’empêcha toutefois pas de diriger l’exploitation des travailleurs égyptiens pour le compte de l’impérialisme – en brisant les grèves, en soumettant les syndicats à l’Etat capitaliste, en arrêtant et en torturant les communistes.

Nous nous opposons à l’impérialisme américain en tant que marxistes internationalistes. Si un nouveau coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis venait à se produire, nous appellerions encore une fois la classe ouvrière internationale à se mobiliser pour défendre militairement le gouvernement de Chávez (voir « La CIA prend Chávez pour cible », Workers Vanguard n° 787, 20 septembre 2002). En même temps, nous nous opposons au régime nationaliste-bourgeois de Chávez. Ainsi, lors du référendum sur sa destitution organisé par les opposants de droite au régime, nous appelions à l’abstention plutôt qu’au vote non, car celui-ci aurait représenté une marque de confiance envers Chávez. Comme nous l’écrivions dans « Echec à la manœuvre du référendum de l’impérialisme américain – Le dirigeant capitaliste populiste Chávez l’emporte » (Workers Vanguard n° 831, 3 septembre 2004) : « Le problème qui se pose aujourd’hui de manière urgente, c’est non seulement de s’opposer à l’ingérence de l’impérialisme américain au Venezuela, mais aussi de lutter pour faire voler en éclats le soutien du mouvement ouvrier que ce soit à Chávez ou à l’opposition, et de forger un parti ouvrier internationaliste révolutionnaire pour conduire la classe ouvrière au pouvoir. »

A l’opposé de cette perspective, l’immense majorité des socialistes et révolutionnaires autoproclamés agit en agents publicitaires « de gauche » au service de la « révolution bolivarienne » de Chávez. Parmi eux, la Tendance marxiste internationale (TMI) de Ted Grant joue un rôle de premier plan. Elle est basée au Royaume-Uni et est dirigée aujourd’hui par Alan Woods, qui a écrit un véritable panégyrique intitulé The Venezuelan Revolution – A Marxist Perspective [La révolution vénézuélienne – Une perspective marxiste] (2005). Alors que les autres opportunistes se prêtent occasionnellement à la critique de Chávez, Woods et ses acolytes se flattent carrément d’être les conseillers « trotskystes » du caudillo au verbiage de gauche. En auréolant ainsi Chávez de l’étiquette de défenseur des pauvres et des opprimés, la TMI et Cie préparent en réalité le massacre des travailleurs. Lier la classe ouvrière et ses organisations à un dirigeant bourgeois quel qu’il soit ne sert qu’à empêcher la lutte indépendante de la classe ouvrière. A l’opposé de ce que font les groupes tels que la TMI, les marxistes cherchent à préparer la classe ouvrière vénézuélienne à combattre réellement les forces meurtrières de la réaction bourgeoise, qu’elles soient dirigées par Chávez ou ses adversaires bourgeois.

Chávez et limpérialisme

Pour mieux comprendre la différence entre le nationalisme populiste et le marxisme prolétarien authentique, nous pouvons décortiquer les arguments utilisés par les soi-disant marxistes de la TMI pour justifier leur soutien à la « révolution bolivarienne ». Dans un article en ligne du 1er mars 2005 (www.marxist.com) « Le président Chávez réaffirme son opposition au capitalisme », le porte-parole de la TMI Jorge Martín déclare que lorsque Chávez est arrivé au pouvoir en 1998, « il ne partait pas d’un point de vue socialiste. Il s’était engagé à éradiquer l’inégalité, la pauvreté, la détresse de millions de Vénézuéliens. Cependant, il croyait au début qu’il pouvait y arriver en restant dans le cadre du système capitaliste. » Martín continue plus loin :

« Comme le président Chávez était réellement déterminé à résoudre ces problèmes, l’oligarchie a massivement choisi l’insurrection armée contre le gouvernement démocratiquement élu. […]

« C’est cette riche expérience du mouvement révolutionnaire face aux provocations constantes de la classe dirigeante qui a conduit Chávez et beaucoup d’autres dans le mouvement révolutionnaire bolivarien, à la conclusion suivante : “Dans le cadre du capitalisme, il est impossible de résoudre les défis que pose la lutte contre la pauvreté, la misère, l’exploitation, l’inégalité”. […]

« Cette dynamique d’action et de réaction de la révolution vénézuélienne nous rappelle puissamment les premières années de la Révolution cubaine. C’est au cours d’un processus d’attaque et de contre-attaque que la direction de la Révolution cubaine, qui n’avait pas commencé avec l’intention de renverser le capitalisme, a été forcée de le faire pour résoudre les besoins les plus urgents des masses. »

Mis à part le fait que Chávez « ne partait pas d’un point de vue socialiste » (et il n’en part toujours pas), il n’y a pas une affirmation de ce passage qui ne soit erronée ou trompeuse. Nous traiterons plus tard dans cet article de l’idée que « la direction de la Révolution cubaine » devrait être un exemple pour les révolutionnaires d’Amérique latine. Contentons-nous pour l’instant de montrer que la comparaison entre Cuba sous Castro et le Venezuela de Chávez déforme grossièrement la réalité. Quand l’armée rebelle de Castro est entrée dans La Havane le 1er janvier 1959, l’armée bourgeoise et ce qui restait de l’appareil d’Etat capitaliste, sur lesquels s’appuyait le dictateur Batista (soutenu par les Etats-Unis), se sont effondrés comme un château de cartes. Au moment où Castro, en 1961, proclama que Cuba était « socialiste », la bourgeoisie cubaine et les impérialistes américains avaient tous fichu le camp, suivis par leurs sbires de la CIA et de la mafia, tandis que la moindre parcelle de propriété capitaliste avait été expropriée, jusqu’au dernier marchand de glaces. Ce qui a été créé à Cuba, c’est un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé. Au contraire, Chávez, lui, a pris la tête d’un Etat capitaliste, et c’est un Etat capitaliste qu’il dirige aujourd’hui ; la bourgeoisie vénézuélienne est bien vivante et les impérialistes continuent leurs fructueuses affaires avec le Venezuela, même si la Maison Blanche enchaîne menaces et provocations.

Si Chávez est arrivé au pouvoir, c’est surtout pour « résoudre le problème » de la diminution des profits issus de l’exploitation pétrolière, l’âme de la bourgeoisie vénézuélienne. Il a immédiatement pris des mesures pour mettre au pas les syndicats des ouvriers du pétrole et pour rendre l’industrie pétrolière d’Etat plus efficace, tout en faisant pression sur le cartel des pays producteurs de pétrole, l’OPEP, pour augmenter les prix. C’est pour ce type d’efforts et pour assurer la stabilité politique que Chávez était au début soutenu par la plus grande partie de la bourgeoisie, en particulier par ses anciens camarades du haut commandement militaire qui ont joué un rôle clé pour le remettre au pouvoir après le coup d’Etat de 2002. Chávez a récupéré une partie des énormes profits générés par la hausse des prix du pétrole pour financer une série de mesures sociales : il a multiplié par trois le budget de l’enseignement, mis en place des cliniques gratuites et des programmes de distribution gratuite de nourriture pour les pauvres, etc. Cependant le but ultime de ces mesures n’est pas de réaliser une révolution sociale, mais bel et bien de lempêcher, en attachant plus fermement les masses dépossédées à l’Etat vénézuélien.

L’oligarchie vénézuélienne, à 100 % blanche, peut bien détester autant qu’elle le veut cet officier subalterne, ce parvenu qui s’enorgueillit de ses origines zambo (un métissage africain et indigène) ; il n’en demeure pas moins que Chávez sert les intérêts de la bourgeoisie de Caracas et, à travers cette classe, de l’impérialisme mondial. Tout en parlant de « la nervosité qui règne dans les conseils d’administration » quant aux politiques populistes du régime, un article du New York Times du 3 novembre 2005 intitulé « Chávez relooke le Venezuela avec le “socialisme du XXIe siècle” » rapporte sobrement : « Jusqu’ici il n’y a pas eu d’exode notable des compagnies étrangères opérant au Venezuela. Le prix du brut permet aux compagnies pétrolières et aux banques de réaliser des profits record tout en inondant le pays, cinquième exportateur mondial, de pétro-dollars. »

Lors de son discours de Porto Alegre, Chávez s’est empressé de rassurer la bourgeoisie vénézuélienne et ses chaperons impérialistes qu’il ne s’agit pas « de cette espèce de socialisme que nous avons vu en Union soviétique », c’est-à-dire une économie collectivisée et planifiée fondée sur le renversement du pouvoir capitaliste – qu’il a dénoncé comme un « capitalisme d’Etat » et comme une « perversion ». Il a précisé très clairement que son amitié avec le leader cubain ne s’étend pas à son économie collectivisée : « Cuba suit sa propre voie, le Venezuela suit la sienne. » Il a exalté le Brésil de Lula, auquel il s’est identifié : Lula, qui fut populiste, applique désormais les mesures d’austérité dictées par les impérialistes. En résumé, ainsi que Chávez l’a déclaré dans son émission télévisée Aló Presidente le 22 mai 2005, sa vision du « socialisme du XXIe siècle » n’est « en contradiction ni avec les entreprises privées, ni avec la propriété privée ».

C’est vrai ! Et tant que la propriété privée capitaliste dominera, les masses resteront soumises à l’exploitation et à l’oppression, et le développement économique sera subordonné aux diktats du marché capitaliste mondial, en particulier des monopoles pétroliers impérialistes. Il ne peut y avoir d’amélioration continue du sort des pauvres à la ville comme à la campagne sans l’écrasement de l’ordre social capitaliste qui doit mener, par une série de révolutions prolétariennes dans le monde entier, à un ordre mondial sans classes, dans lequel toute forme d’exploitation et d’oppression aura été éliminée.

Trotsky et la révolution permanente

C’est cette compréhension qui était au cœur de la Révolution d’octobre 1917. Dirigés par Lénine et Trotsky, les travailleurs de Russie – organisés sur la base de leurs propres intérêts de classe dans des conseils ouvriers démocratiquement élus (les soviets) – ont balayé l’Etat capitaliste et l’ont remplacé par un Etat ouvrier. Sous la direction des bolchéviks, les ouvriers se sont mis à la tête de tous les opprimés, en particulier l’énorme armée de paysans pauvres et sans terre ; de plus ils voyaient leur révolution comme le coup d’envoi d’une lutte nécessairement internationale du mouvement ouvrier contre la tyrannie du capital.

Nous sommes loin de ce qui s’est passé lors de la Révolution cubaine ! Là, le Mouvement du 26 Juillet de Castro était composé d’une guérilla paysanne et d’intellectuels petits-bourgeois déclassés qui s’étaient détachés de la bourgeoisie tout en étant indépendants du prolétariat. Dans des conditions normales, les rebelles castristes auraient marché sur les traces d’innombrables mouvements similaires en Amérique latine, ne maniant une rhétorique démocratique radicale que pour permettre à la bourgeoisie de reprendre le contrôle. Le gouvernement petit-bourgeois de Castro ne fut capable de briser les relations de propriété bourgeoise que grâce à un concours de circonstances exceptionnel : l’absence de la classe ouvrière en tant que prétendante à part entière au pouvoir, l’encerclement par des impérialistes hostiles et la fuite de la bourgeoisie nationale, et enfin la bouée de sauvetage jetée par l’Union soviétique.

L’existence de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique fut cruciale. C’est lui qui apporta à Cuba une assistance économique et une protection militaire pour garder à distance le requin impérialiste, qui n’est qu’à 150 km de l’île. A la différence de l’Union soviétique, où le programme révolutionnaire et internationaliste originel avait été foulé aux pieds par une bureaucratie conservatrice et nationaliste qui usurpa le contrôle politique aux ouvriers en 1923-1924, l’Etat ouvrier cubain était bureaucratiquement déformé dès sa naissance.

En renversant le pouvoir capitaliste, la Révolution cubaine a mis un terme au pillage de l’île par les impérialistes et la bourgeoisie locale. Comme pour l’Etat ouvrier dégénéré soviétique lorsqu’il existait, nous appelons à la défense militaire inconditionnelle de Cuba et des autres Etats ouvriers déformés qui restent – la Chine, la Corée du Nord et le Vietnam – contre la contre-révolution interne et l’agression impérialiste. C’est la bureaucratie stalinienne castriste qui sape la défense de Cuba, en particulier lorsqu’elle caresse dans le sens du poil et fournit une couverture « révolutionnaire » à toutes sortes de régimes capitalistes anti-ouvriers. Ainsi que nous le disons dans la « Déclaration de principes et quelques éléments de programme » de la Ligue communiste internationale (Spartacist édition française n° 32, automne 1998) :

« Dans les circonstances historiques les plus favorables qui puissent se concevoir, la paysannerie petite-bourgeoise n’a été capable de créer qu’un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé, c’est-à-dire un Etat de même ordre que celui qui a émergé de la contre-révolution politique de Staline en Union soviétique, un régime antiouvrier qui a bloqué les possibilités d’extension de la révolution sociale en Amérique latine et en Amérique du Nord, et qui a empêché Cuba d’aller plus avant vers le socialisme. Pour mettre la classe ouvrière au pouvoir politique et ouvrir la voie au développement socialiste il faut, en plus, une révolution politique dirigée par un parti trotskyste. Etant donné que l’Etat ouvrier soviétique dégénéré a été détruit et que par conséquent il n’y a plus de puissance vers qui se tourner face à l’encerclement impérialiste, l’étroite ouverture historique dans laquelle les forces petites-bourgeoises ont pu renverser le régime capitaliste local s’est refermée, ce qui met en relief la perspective trotskyste de la Révolution permanente. »

D’après la théorie de la révolution permanente, formulée par Trotsky et dont la justesse a été vérifiée par la Révolution russe, dans les pays où le capitalisme a émergé tardivement, les tâches historiquement associées aux révolutions démocratiques-bourgeoises des XVIIe et XVIIIe siècles ne peuvent être réalisées qu’avec le prolétariat au pouvoir. Peu importe combien radicaux sonnent les discours de leurs représentants politiques ; les bourgeoisies des pays arriérés sont trop faibles, elles craignent trop leur prolétariat en plein essor, elles sont trop dépendantes de l’ordre impérialiste pour pouvoir résoudre les problèmes de la démocratie politique, de la révolution agraire et pour assurer leur développement national indépendant.

Il n’est guère étonnant que le démagogue capitaliste Chávez idolâtre, à sa manière, Simón Bolívar, un homme que Karl Marx décrivait dans une lettre de février 1858 à Friedrich Engels comme « le coquin le plus lâche, le plus infâme, le plus misérable [...] ». Dans la contribution qu’il a écrite pour la Nouvelle encyclopédie américaine de 1858, Marx montre clairement comment le père fondateur du nationalisme latino-américain incarnait beaucoup des caractéristiques des bourgeoisies semi-coloniales d’Amérique du Sud ayant émergé tardivement. Il était vénal, corrompu, lâche et autoritaire. Il abandonna à plusieurs reprises ses troupes en plein combat, poignarda ses camarades dans le dos et il s’appuya sur l’impérialisme britannique pour ses victoires. Lors de son premier triomphe en 1813, il s’est fait rendre un hommage public, transporté dans un carrosse tiré par douze jeunes femmes des meilleures familles de Caracas, et s’est autoproclamé « dictateur et libérateur des provinces occidentales du Venezuela ».

Les « marxistes » bolivariens de la TMI font marcher la révolution permanente sur la tête en argumentant que si une formation bourgeoise s’engage réellement à lutter pour la démocratie, elle peut d’une manière ou d’une autre surmonter ses limitations historiques pour réaliser non seulement la démocratie, mais même le socialisme. Ainsi le porte-parole de la TMI Jorge Martín écrit que « L’idée centrale de la révolution permanente est que dans les pays coloniaux ou anciennement coloniaux, la lutte pour les tâches démocratiques-bourgeoises, si elle est menée à bien, doit conduire (d’une manière ininterrompue ou permanente) à la révolution socialiste. » L’essence programmatique de la révolution permanente est la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat vis-à-vis de toutes les ailes de la bourgeoisie semi-coloniale, quelles que soient leurs prétentions « progressistes » ou « anti-impérialistes ». Cette lutte ne peut être réalisée qu’à travers la construction d’un parti ouvrier internationaliste et révolutionnaire en opposition à toutes les variantes de nationalisme bourgeois.

Réforme contre révolution

La tâche des marxistes est d’arracher au régime de Chávez son masque « socialiste », de mettre en garde les travailleurs contre le fait qu’il représente l’ennemi de classe. Si les concurrents opportunistes de la TMI ne se contentent pas de lui lécher les bottes et de baver devant sa « révolution bolivarienne », ils ne rejoignent pas moins la TMI en dépeignant le caudillo au verbiage gauche comme un allié potentiel de la classe ouvrière, quoique partial et peu fiable. Par exemple, le Comité pour une internationale ouvrière (CIO) de Peter Taaffe, basé au Royaume-Uni [la Gauche révolutionnaire en France], chante les louanges de Chávez car il a lancé un « débat sur le développement du socialisme » qui est « crucial pour l’approfondissement de la révolution vénézuélienne », mais il se plaint que « malheureusement » Chávez « n’a pas la perspective d’étendre une révolution socialiste à d’autres [!] pays d’Amérique latine » (dans « Venezuela : le socialisme de nouveau à l’ordre du jour », 6 octobre 2005).

Jetons maintenant un coup d’oeil sur la Ligue pour la cinquième internationale (L5I), rassemblée autour du groupe britannique Workers Power [Pouvoir ouvrier, disparu en France], qui intitule un chapitre de son livre Anticapitalisme : un guide rudimentaire du mouvement anticapitaliste (2005) : « Hugo Chávez : un nouveau dirigeant pour le mouvement anticapitaliste ? » En polémiquant contre les admirateurs des zapatistes mexicains, qui croient qu’il est possible de réaliser des changements sociaux sans prendre le pouvoir, la L5I écrit :

« Au moins Chávez montre qu’on ne peut pas obtenir de véritables réformes en suppliant, ce qui n’a guère apporté de résultats aux paysans mexicains, mais qu’on les obtient plutôt en prenant le pouvoir dans ses propres mains. La faute de Chávez tient à ce qu’il refuse de détruire tous les éléments de l’Etat vénézuélien qui entravent et font échouer le progrès, en premier lieu la justice et la police. »

Chávez ne détruira pas ces agences de répression qui sont le noyau de l’Etat bourgeois – l’institution judiciaire, la police, le système carcéral et, « en premier lieu », l’armée – parce qu’il gère l’Etat bourgeois. Balayer la dictature du capital au Venezuela, c’est balayer le régime bourgeois par la révolution prolétarienne, et non réprimander le tyran capitaliste comme si c’était un apprenti sorcier. En effet, ainsi que s’en plaignent ses adeptes de gauche, Chávez n’a même pas purgé son armée et sa police des nombreux récalcitrants, comme cela se produit habituellement après un coup d’Etat en Amérique latine.

Sous son vernis de rhétorique pseudo-léniniste, la L5I se fait l’avocat du réformisme social-démocrate le plus pur, c’est-à-dire de l’idée que l’Etat bourgeois n’a pas besoin d’être écrasé sur l’enclume de la révolution prolétarienne, mais qu’il peut être réformé pour devenir un instrument de transformation sociale. En Grande-Bretagne, la mère patrie de Workers Power, cela a pris historiquement la forme d’une loyauté servile à l’égard du Parti travailliste (dans lequel le groupe britannique de la TMI reste par ailleurs profondément enfoui). Au Venezuela, cela signifie jeter aux oubliettes le fait que l’homme fort populiste Chávez est l’ennemi de la lutte prolétarienne pour le socialisme.

Populisme, néolibéralisme : les deux faces dune même médaille

Pour bien comprendre la popularité de Chávez et de sa « révolution bolivarienne » parmi les jeunes militants de gauche idéalistes – et parmi les vieux opportunistes roublards – il faut se rappeler que nous vivons dans le contexte de la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS. Pour ces jeunes radicaux, gavés par plus d’une décennie de propagande sur la « mort du communisme » aussi bien de la part de la droite que de la « gauche », la révolution d’Octobre est bien souvent une « expérience ratée ». De même, ils rejettent la compréhension marxiste que seule la classe ouvrière peut mener la révolution sociale contre l’ordre capitaliste. De plus, il y a une confusion entre le capitalisme dans son ensemble et un ensemble particulier de politiques économiques connues sous le nom de « néolibéralisme » – privatisation généralisée des services publics, destruction des programmes de protection sociale, expansion impérialiste sans limite.

L’histoire récente du Venezuela démontre amplement que le néolibéralisme et le populisme ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille, parfois mis en œuvre par le même régime bourgeois à des époques différentes. Il en est ainsi d’Andrés Pérez, leader d’Action démocratique (AD), dont on se souvient comme le président qui nationalisa le pétrole et le charbon au milieu des années 1970 autant que comme celui qui fit découvrir aux Vénézuéliens les traitements de choc du FMI. AD se gargarisait de rhétorique social-démocrate et contrôlait la très corporatiste fédération syndicale CTV. Portée par la hausse des revenus du pétrole dans les années 1970, la bourgeoisie avait amassé une énorme richesse. En même temps, AD et le parti pro-catholique bourgeois COPEI, qui fut à diverses périodes aussi bien son rival que son partenaire, se trouvaient à la tête de l’Etat où les ouvriers avaient les plus hauts salaires de toute l’Amérique latine, où les produits alimentaires, les transports, l’éducation, la santé et autres besoins vitaux étaient subventionnés et un contrôle des prix touchait de nombreux domaines.

Mais dans les années 1980, le boom pétrolier s’effondra, et la bombe à retardement que représentait l’énorme dette contractée envers les impérialistes explosa, entraînant dégringolade du niveau de vie des travailleurs, coupes sombres dans les services sociaux et autres mesures d’austérité draconiennes. La part de la population vivant sous le seuil de pauvreté doubla quasiment entre 1984 et 1995, passant de 36 % à 66 %. Comme l’industrie périclitait, de nombreux ouvriers autrefois syndiqués et de paysans sans terre furent contraints de se reconvertir dans l’ « économie informelle » à bas salaires, essayant de vivoter comme vendeurs de rue, serveurs, travailleurs temporaires, etc. Le taux de syndicalisation chuta de 26,4 % à 13,5 %, faisant de la CTV la chasse gardée d’une couche relativement privilégiée de travailleurs du pétrole et d’autres secteurs publics.

En 1989 Pérez introduisait son paquetazo, le « gros paquet » de mesures d’austérité, provoquant en retour le Caracazo, des manifestations de masse qui furent violemment réprimées. Le livre les Politiques vénézuéliennes à lère Chávez (éd. Steve Ellner et Daniel Hellinger, 2003) contient un essai de Kenneth Roberts, qui écrit :

« La combinaison de la polarisation sociale et d’une certaine indifférence politique s’est montrée hautement inflammable après 1989, alors que les Vénézuéliens s’en prenaient à l’establishment politique et jetaient leur dévolu sur toute une série de leaders indépendants et de partis de protestation. A la fin des années 1990, un désabusement généralisé produit une vague de soutien pour un outsider politique achevé : un ancien commandant parachutiste qui a enflammé l’imagination populaire en dirigeant une tentative manquée de coup d’Etat contre un régime démocratique discrédité. »

Ce sont là des conditions tout à fait classiques qui permettent l’émergence d’hommes forts populistes tels que Chávez.

Le mexicain Lázaro Cárdenas est un autre exemple de nationaliste populiste latino-américain. Il nationalisa les compagnies pétrolières étrangères et procéda à des distributions de terres significatives aux paysans dans les années 1930. Cela ne l’empêcha pas de briser des grèves et de se subordonner la classe ouvrière via la très corporatiste fédération ouvrière CTM. Trotsky écrit dans un article de mai 1939 intitulé « Industrie nationalisée et administration ouvrière » :

« Dans les pays arriérés sur le plan du développement industriel, le capital étranger joue un rôle décisif. D’où la relative faiblesse de la bourgeoisie nationale par rapport au prolétariat national. Cela crée pour le pouvoir d’Etat des conditions particulières. Le gouvernement oscille entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement fort.

« Cela donne au gouvernement un caractère bonapartiste nettement marqué. Il s’élève, pour ainsi dire, au-dessus des classes. En réalité, il ne peut gouverner que soit en se faisant l’instrument du capitalisme étranger et en tenant le prolétariat dans les chaînes d’une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions, obtenant ainsi la possibilité d’une liberté relative vis-à-vis des capitalistes étrangers. »

Le bonapartisme au Venezuela

Au Venezuela, le fondateur d’AD, Rómulo Betancourt, gouvernait dans les années 1940 en association avec les militaires ; il purgea les communistes des syndicats, tout en parlant de socialisme ; il avait transformé la CTV en un servile appendice corporatiste d’AD. Chávez suit le même scénario en produisant des réformes sociales dont le but est de consolider une base de soutien parmi les masses pauvres. Son objectif était d’utiliser cette base comme un bélier non seulement contre ses ennemis dans l’oligarchie, mais aussi et surtout contre la fédération ouvrière CTV, dont les plus hauts dirigeants, en plus de faire partie d’AD, étaient aussi liés à la CIA via la bureaucratie syndicale de l’AFL-CIO aux Etats-Unis. Derrière son cri de guerre, « démocratiser » la CTV, Chávez cherche à mettre les syndicats à sa botte. Devenu président en 1998, il a déclaré que la CTV « doit être démolie », et il a tenté deux ans plus tard, sans succès, de l’abattre via un référendum antisyndicats. De leur côté, les bureaucraties syndicales de la CTV, pro-impérialistes notoires, se sont rangées aux côtés des magnats du pétrole et autres secteurs anti-Chávez de la bourgeoisie et de l’armée lors de leur coup d’Etat manqué en 2002, puis lors de la longue grève/lock-out de l’industrie pétrolière qui démarra plus tard cette année-là.

En avril 2003, la Force bolivarienne des travailleurs (FBT), membre de la CTV, ainsi que d’autres bureaucrates syndicaux chavistas [pro-Chávez] créèrent une nouvelle fédération syndicale sous l’égide du gouvernement. L’Unión Nacional de Trabajadores (UNT – Union nationale des travailleurs) négocia 76,5 % des conventions collectives signées en 2003-2004 contre tout juste 20 % pour la CTV selon les chiffres du ministre du Travail de Chávez. L’UNT a maintenant conquis les faveurs de l’Organisation internationale du travail des Nations Unies et des dirigeants pro-impérialistes du Congrès des syndicats (TUC) britanniques. Toute la pseudo-gauche mondiale s’enthousiasme à son propos, y compris des groupes qui se laissent aller à de tièdes critiques de Chávez lui-même. Ceux-là saluent en particulier les occupations d’usines occasionnelles et les appels de l’UNT à la « cogestión » (qu’ils font faussement passer pour du « contrôle ouvrier ») comme la preuve que la « révolution bolivarienne » n’est pas que le produit d’une politique gouvernementale, mais est menée par la lutte de la classe ouvrière à la base de la société vénézuélienne.

Le journal de l’International Socialist Organization (ISO) américaine, Socialist Worker, rapporte en s’extasiant que les dirigeants de l’UNT ont appelé à « la formation d’un parti ouvrier de masse qui puisse se battre pour la révolution socialiste au Venezuela ». Prenant une pose un peu plus critique, l’Internationalist Group (IG) écrit dans The Internationalist (septembre-octobre 2005) : « L’UNT a adopté un langage socialiste et critique même les plans gouvernementaux de “cogestion”, en appelant au “contrôle ouvrier”. Cependant pas un seul des principaux secteurs de l’UNT n’a adopté un programme révolutionnaire pour préparer la révolution socialiste. Ils cherchent plutôt à faire pression de la gauche sur le gouvernement Chávez. » Plaisante manière de décrire une fédération syndicale créée sous la tutelle de ce même gouvernement, surtout venant de l’IG !

On ne s’en douterait pas à la lecture de ce dernier article, mais l’IG chantait une tout autre chanson en novembre 2000, dans un article intitulé « Contre Chávez, la Bourse et le FMI – Venezuela : Mobilisez la puissance ouvrière pour faire échec au référendum antisyndicats ! » Cet article, publié en espagnol sur le site Internet de l’IG, dépeint le populiste vénézuélien comme un simple laquais de la Bourse de Caracas et des impérialistes, tout en minimisant les dangers d’une intervention impérialiste US et les liens organiques de la CTV avec la très bourgeoise AD et ses connexions historiques avec les fronts « ouvriers » de la CIA en Amérique latine.

Ce qui sautait aux yeux à l’époque, c’était que l’IG ne décrivait pas la CTV comme corporatiste, omission d’autant plus remarquable que c’est cet argument qui lui servait de justification pour ne pas défendre la fédération ouvrière mexicaine CTM contre les attaques du gouvernement. Nous faisions alors observer : « Etant donné que, du Mexique à Porto Rico et au-delà, l’IG a l’habitude de s’aligner derrière les nationalistes “anti-impérialistes”, on aurait pu s’attendre à ce qu’il caresse Chávez, le nationaliste-populiste, dans le sens du poil » (« L’IG et le Venezuela : le drôle de tandem auquel vous conduit l’opportunisme », Workers Vanguard n° 787, 20 septembre 2002). Maintenant qu’il a bien senti d’où vient le vent, l’IG fait la course pour se placer sur le flanc gauche du fan club de la révolution bolivarienne. Et pour cela il expédie la CTV à la poubelle.

Les dirigeants de l’UNT présentent sans aucun doute une façade plus radicale que ceux de la CTV, liée à la CIA, mais ils n’en sont pas moins liés, pour leur part, au gouvernement capitaliste. Un reportage en ligne de Jorge Martín (www.handsoffvenezuela.org, 26 septembre 2005) raconte qu’en septembre l’UNT et la FBT ont organisé un « atelier d’éducation politique » à Caracas « avec la collaboration du ministre du Travail ». Une résolution qui fut adoptée à cette occasion parlait de « la lutte historique pour l’émancipation de la classe ouvrière », du « socialisme comme l’espoir de toutes les classes opprimées du monde » et de la nécessité d’exproprier les moyens de production. En prélude à cette prose passionnée, il y eut la promesse abjecte de « ratifier le rôle dirigeant de notre président Hugo Chávez Frias dans cette révolution démocratique et participative ». En l’absence du combat pour l’indépendance complète et inconditionnelle du prolétariat vis-à-vis de lEtat capitaliste et de ses partis politiques, tout discours sur la révolution socialiste et le parti ouvrier de masse ne sont que des paroles en l’air.

Larnaque de la « cogestión »

En criant sur tous les toits son admiration pour cette arnaque qu’est la « cogestión », présentée par Chávez et l’UNT comme le « contrôle ouvrier », la gauche réformiste aide l’Etat capitaliste à resserrer son étau autour du mouvement ouvrier vénézuélien. Aux Etats-Unis, le Workers World Party exulte que « les travailleurs prennent le contrôle au Venezuela » : « Partout aujourd’hui au Venezuela les travailleurs développent sans cesse de nouvelles formes d’organisations ouvrières. Là ils s’emparent des usines, ici ils expérimentent la cogestion. Les travailleurs remettent en cause les vieilles relations de classe et prennent conscience de leur rôle historique collectif dans la lutte pour le socialisme » (Workers World, 5 mai 2005).

Dans la terminologie marxiste, le contrôle ouvrier n’est pas une institution ni une exigence dont on peut confier la réalisation à la bourgeoisie. C’est une situation de double pouvoir dans le système de production lors d’une crise révolutionnaire, c’est-à-dire quand les ouvriers ont le pouvoir d’opposer leur veto aux décisions de gestion qu’ils n’approuvent pas. Elle ne peut prendre fin que si les ouvriers prennent le pouvoir d’Etat par la révolution socialiste ou si les capitalistes réaffirment leur pouvoir à travers la contre-révolution. Ce que la cynique « gauche » pro-Chávez fait passer pour du « contrôle ouvrier » est en fait une combine qui vise à institutionnaliser la collaboration de classes et à lier les organisations ouvrières plus étroitement aux capitalistes et à leur Etat. Il n’y a là rien de nouveau. Dans un article inachevé de 1940, « Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste », Trotsky écrit :

« La gestion des chemins de fer et des champs de pétrole sous le contrôle des organisations ouvrières n’a rien de commun avec le contrôle ouvrier sur l’industrie, car, en fin de compte, la gestion est entre les mains de la bureaucratie ouvrière, qui est indépendante des travailleurs, mais en retour complètement sous la dépendance de l’Etat bourgeois. »

La papeterie Venepal (devenue Invepal) est aujourd’hui le principal exemple de « contrôle ouvrier » au Venezuela. Alors qu’elle employa jusqu’à 1 600 ouvriers, il n’en restait plus que 350 lorsque l’entreprise en faillite fut nationalisée en janvier 2005. Connaissant de graves difficultés financières depuis 1997, elle n’a tout simplement pas été capable de reprendre la production après avoir soutenu le lock-out de 2002 contre Chávez. Les ouvriers ont fini par faire appel à ce dernier qui décida de nationaliser la société. Toutefois, la société devait initialement être dirigée directement par l’Etat ; ce n’est que plus tard que la structure de cogestion entre les ouvriers et le gouvernement fut mise en place, sous la surveillance directe de la ministre du Travail María Cristina Iglesias. Six mois après s’être écriée « socialisme ! » à propos de la nationalisation de Venepal, la TMI était contrainte de reconnaître dans un article en ligne du 18 juillet 2005 que « les dirigeants du syndicat ont pris des mesures pour dissoudre ce dernier, et ils espèrent maintenant racheter les parts de l’Etat dans l’entreprise pour en être les seuls propriétaires et empocher tous les profits de la production » (Jorge Martin, « Chávez annonce l’expropriation des industries fermées »).

Considérons un autre exemple de « cogestion », la fonderie d’aluminium ALCASA à Ciudad Guayana, dont le conseil d’administration comprend désormais deux directeurs élus par les ouvriers et quatre nommés par l’Etat, d’après un reportage du Militant (15 août 2005), journal du Socialist Workers Party américain. Un dirigeant local du syndicat Sintralcasa explique pourquoi il est contre la nationalisation totale : « Nous dépendons beaucoup de l’économie américaine, donc nous ne voulons pas abattre l’empire. » Un autre dit : « Maintenant que nous avons la cogestion, les syndicats ne parlent plus d’augmentation des salaires », et il continue : « nous devons augmenter la production et abaisser les coûts. »

Le Socialist Worker de l’ISO affirme à ses lecteurs que la « cogestión n’a rien à voir avec la cogestion social-démocrate ». En fait c’est essentiellement ce qu’elle est, une variante de ce qui est connu en Allemagne sous le vocable Mitbestimmung (codécision), réalisée par des conseils d’usine (Betriebsräte) qui, selon la loi pas toujours appliquée, comprennent des représentants de la direction. L’exemple de l’« autogestion » en Algérie post-coloniale, au début des années 1960, est peut-être encore plus pertinent au regard de la situation au Venezuela. L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) organisa des comités d’autogestion ouvriers indépendants dans les usines, ainsi que dans les propriétés agricoles abandonnées par les colonialistes français. Craignant que cela ne remette en cause son autorité, le régime nationaliste-bourgeois du FLN (Front de libération nationale) au langage très à gauche d’Ahmed Ben Bella, força l’institutionnalisation de l’autogestion et enrégimenta l’UGTA. Après avoir fermement entravé le pouvoir de la classe ouvrière, le « socialiste » Ben Bella fut renversé par une révolution de palais.

Michel Pablo, qui fut conseiller du gouvernement FLN capitaliste, joua un rôle central dans la trahison des travailleurs algériens. Dans sa brochure le Monde en révolution, il se vante d’avoir « aidé à codifier et à institutionnaliser l’autogestion en Algérie, et d’avoir écrit le projet de Loi de réforme algérienne et de la politique économique et sociale du pays entre 1962 et 1965 » (voir « Ils n’apprennent jamais », Workers Vanguard n° 86, 21 novembre 1975). Quelques années auparavant, en tant que dirigeant central de la Quatrième Internationale trotskyste (QI), Pablo avait rédigé un programme liquidationniste qui fut responsable de la destruction de la QI. Aujourd’hui, la TMI d’Alan Woods, dont la filiation politique remonte directement à Pablo, aspire à jouer le même rôle au Venezuela.

L’histoire réserve un verdict cruel à ces militants « de gauche » qui font la promotion de l’un ou de l’autre des caudillos capitalistes au langage gauche. On ne gagne pas à sa cause les opprimés des Amériques en faisant passer des hommes forts nationalistes pour des révolutionnaires et des aventures populistes pour des révolutions. Il faut au contraire construire les sections nationales d’une Quatrième Internationale reforgée dans l’esprit de l’hostilité révolutionnaire sans compromis à toute forme de pouvoir capitaliste. Au sud du Rio Bravo, de tels partis doivent être construits à travers la lutte politique contre les profondes illusions dans le populisme et le nationalisme. Aux Etats-Unis, l’antre de la bête impérialiste, le parti ouvrier révolutionnaire sera construit dans la lutte pour faire rompre le prolétariat d’avec les partis Démocrate et Républicain, les deux partis du capital, et pour remplacer les bureaucraties pro-impérialistes de l’AFL-CIO par une direction lutte de classe.

– Traduit de Workers Vanguard n° 860, 9 décembre 2005