Le Bolchévik nº 174

Décembre 2005

 

De Berlin à Moscou

Le combat de la LCI contre la contre-révolution capitaliste

Pour de nouvelles révolutions d’Octobre !

Nous reproduisons ci-dessous la traduction d’une présentation, revue et corrigée pour publication, de la camarade Jane Clancy dans le cadre d’une journée de formation organisée par la Spartacist League/Britain le 21 mai 2005. Cet article a été publié pour la première fois en anglais dans le n° 191 (été 2005) de Workers Hammer, le journal de la SL/B, section britannique de la Ligue communiste internationale.

***

1989 a été une sacrée année. Les événements qui ont éclaté à ce moment-là ont au bout du compte modifié fondamentalement tout le paysage politique mondial. Je vais vous donner quelques instantanés de ce qui s’est passé. En février, les derniers soldats de l’Armée rouge étaient retirés d’Afghanistan. Ces soldats combattaient une cabale réactionnaire d’intégristes islamiques, de chefs tribaux et de propriétaires fonciers déterminés à perpétuer l’esclavage des femmes et à éliminer le moindre soupçon de progrès social, et qui étaient armés et financés à coups de milliards de dollars par l’impérialisme US. Ce retrait n’a pas été décidé parce que les troupes soviétiques étaient en train de perdre ; ce n’était pas un « Vietnam des Russes », comme on l’a présenté à l’époque. Au contraire, le retrait des troupes faisait partie des efforts du Kremlin pour tenter d’amadouer les impérialistes.

En mai, des centaines de milliers d’étudiants et d’ouvriers se rassemblaient sur la place Tiananmen, à Pékin. Chantant l’hymne des ouvriers révolutionnaires, l’Internationale, ils étaient descendus dans la rue contre la corruption des bureaucrates staliniens chinois et les ravages provoqués par l’introduction par ces mêmes bureaucrates de « réformes de marché ». En juin, les contre-révolutionnaires de Solidarność – le seul « syndicat » que Margaret Thatcher et Ronald Reagan aient jamais soutenu – remportaient avec une majorité écrasante les élections en Pologne. Ce même mois, le numéro un chinois Deng Xiaoping noyait dans le sang le début de révolution politique sur la place Tiananmen. En juillet, l’Union soviétique était ébranlée par la première grève nationale des mineurs de son histoire. Poussés à l’action par l’impact des réformes de marché sur leur emploi et leur niveau de vie, les mineurs créaient rapidement des formes organisationnelles de pouvoir prolétarien : comités de grève et milices ouvrières.

En octobre, coïncidant avec la célébration officielle du 40e anniversaire de l’Etat ouvrier déformé est-allemand, la RDA, ce pays était secoué par des manifestations de plus en plus massives contre le régime stalinien d’Erich Honecker. Le 4 novembre avait lieu la plus grande manifestation de toute l’histoire du pays, avec un demi-million de personnes rassemblées à Berlin-Est sous des banderoles où l’on pouvait lire : « Pour les idéaux communistes – non aux privilèges ! » « Pour une république soviétique allemande – construisons des soviets ! » Le 9 novembre, le mur de Berlin était ouvert.

Les autres orateurs de la journée de formation d’aujourd’hui parleront de l’intervention de notre tendance internationale – la Ligue communiste internationale – dans ces événements historiques. Nous nous sommes battus pour vaincre les forces de la contre-révolution capitaliste, et pour défendre les acquis de la classe ouvrière et des opprimés du monde entier qui étaient incarnés dans l’industrie collectivisée et l’économie planifiée de ces pays, aussi déformés qu’ils aient pu l’être par la mauvaise gestion bureaucratique stalinienne. Nous nous sommes battus pour une révolution politique prolétarienne pour chasser les traîtres staliniens, dont le carcan bureaucratique sur la vie économique, politique et culturelle, ainsi que les trahisons des luttes internationales au nom de la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme ont sapé ces Etats ouvriers, et ont finalement pavé la voie à leur destruction. Nous nous sommes battus pour le programme révolutionnaire internationaliste qui animait le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky qui, en octobre 1917, a dirigé la première, et jusqu’ici l’unique révolution ouvrière victorieuse de l’histoire. Nous n’avons pas gagné, mais nous nous sommes battus !

Et en 1990, les forces de la contre-révolution capitaliste déferlaient sur l’Europe de l’Est. En 1991-1992, ces forces allaient dévorer l’Union soviétique, la patrie de la Révolution russe. Le monde où nous vivons aujourd’hui est le produit de cette défaite historique pour les travailleurs et les opprimés de tous les pays, et dont l’impérialisme US a émergé comme « seule superpuissance » sans rivale dans le monde. On voit fréquemment, ces jours-ci, des groupes comme le Socialist Workers Party (SWP) [les partisans britanniques de feu Tony Cliff et dont les partisans français sont actuellement enfouis dans la LCR de Besancenot/Krivine] et d’autres soi-disant organisations de gauche vilipender les cow-boys nucléaires cinglés de la Maison Blanche en les traitant de « plus grands terroristes du monde ». C’est bien vrai. Mais ces socialistes autoproclamés, qui ont applaudi les forces de la contre-révolution en Europe de l’Est et en Union soviétique, ont apporté leur modeste contribution à ce résultat. Et maintenant, vers qui se tournent-ils ? Vers les bourgeoisies impérialistes européennes ! A la veille du massacre unilatéral en Irak [en 2002], ils ont appelé les chefs d’Etat européens à « donner une chance à la paix » et à arrêter la main de l’impérialisme US. Ils réclament maintenant une « Europe sociale » comme contrepoids à l’impérialisme US. Les bourgeoisies européennes veulent effectivement un contrepoids. Elles sont déterminées à accroître leur compétitivité, économique et militaire, contre les Etats-Unis. Pour ce faire, elles écorchent vifs la classe ouvrière et les opprimés, en massacrant ce qui reste du soi-disant Etat-providence. Les réformes désignées sous le vocable générique d’Etat-providence avaient elles-mêmes été introduites pour tenter d’amadouer un prolétariat combatif et politiquement conscient, et pour écarter le « spectre du communisme », à une époque où l’autorité de l’Union soviétique était renforcée par la défaite qu’elle avait infligée aux nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Maintenant vous avez cette campagne pour « faire que la pauvreté appartienne au passé », qui en appelle à rien moins qu’au G8 pour venir en aide aux masses frappées par la misère dans ce qu’on appelle le tiers-monde. Le caractère éminemment frauduleux de toute l’affaire est révélé par le fait que même Gordon Brown [le ministre des Finances du gouvernement travailliste] appelait les gens à participer à la manifestation à Edimbourg, en juillet dernier, au moment du sommet du G8 à Gleneagles. Le SWP pense que c’est formidable, tant que Brown met ses actes en conformité avec ses paroles, et c’est exactement ce qu’il a l’intention de faire. Sa tournée africaine, au début de cette année, a montré clairement que « faire en sorte que la pauvreté appartienne au passé » est simplement une couverture cynique pour l’accroissement de la « liberté du commerce » – autrement dit l’accroissement du pillage et de l’exploitation de l’Afrique subsaharienne. En déclarant qu’il était temps d’arrêter de présenter des excuses pour l’empire britannique – je n’ai pas remarqué que tant de gens que ça présentent des excuses pour les crimes de l’empire –, Brown l’a qualifié d’« ouvert, dirigé vers l’extérieur et international ». Je crois que c’est au Kenya qu’il a fait cette déclaration ! Pas besoin de regarder plus loin que les charniers des dizaines de milliers de personnes tuées par les forces britanniques pendant la révolte des Mau-Mau dans les années 1950 pour apprécier ce qu’est le sanglant et brutal héritage colonial britannique.

Quand l’Union soviétique existait, les ex-colonies formellement indépendantes avaient au moins une marge de manœuvre entre les Soviétiques d’un côté et les impérialistes de l’autre. Ce n’est plus le cas. Maintenant les impérialistes pensent que tout leur est permis. En plus des dévastations totales et des guerres fratricides qui ont éclaté au lendemain de la contre-révolution en Europe de l’Est et en Union soviétique, les exactions impérialistes et la répression militaire toujours plus terribles qui s’exercent de l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique centrale ont contraint des milliers et des milliers de personnes à partir de chez eux à la recherche d’une vie meilleure pour eux et leurs familles (souvent juste pour rester en vie) dans les pays capitalistes avancés. Ils y sont confrontés à un déchaînement de réaction raciste et chauvine fomentée par les dirigeants impérialistes – témoin la récente compétition électorale entre les conservateurs et les travaillistes. Les capitalistes sont bien contents d’utiliser ces immigrés pour faire les boulots les plus sales, les plus éreintants et les plus mal payés. Leur campagne anti-immigrés a pour but de maintenir les divisions au sein de la classe ouvrière, chacun contre l’autre et tous contre l’« étranger ».

A cela s’ajoute la « guerre contre le terrorisme ». Ici, les intégristes islamiques qui étaient hier des alliés dans la guerre des impérialistes contre le « communisme impie » sont les ennemis d’aujourd’hui. Bien sûr, ce n’est pas du tout une guerre au sens militaire. C’est plutôt une opération politique visant à renforcer la machine répressive de l’Etat capitaliste contre tout ce qui est perçu comme une menace contre ce pouvoir.

L’Union soviétique, dans sa dégénérescence stalinienne, n’était certainement pas le phare de la révolution mondiale qu’elle avait été sous les bolchéviks de Lénine et Trotsky. Néanmoins, elle constituait un contrepoids aux ambitions sans limites des impérialistes du monde entier. Economiquement, elle ne démontrait pas seulement une alternative à l’exploitation capitaliste, mais aussi la supériorité d’une économie planifiée. Militairement, elle retenait la main des dirigeants impérialistes, en particulier des Etats-Unis, en les empêchant d’éradiquer ceux qu’ils considéraient comme des ennemis à coups d’armes nucléaires. C’était le bastion militaire et industriel des Etats où le capitalisme avait été éradiqué. Et maintenant qu’elle n’existe plus, les impérialistes ont en ligne de mire la destruction des Etats ouvriers déformés qui subsistent – Cuba, le Vietnam et la Corée du Nord ; la Chine, le plus grand et le plus puissant de ces Etats, est l’enjeu majeur. Toutes les puissances impérialistes manœuvrent, par des moyens à la fois économiques et militaires, pour reconquérir la Chine à l’exploitation impérialiste.

La bureaucratie stalinienne chinoise a ouvert la porte dans des régions entières du pays, les zones franches, aux impérialistes et à la bourgeoisie chinoise basée à l’extérieur de la Chine continentale. En introduisant de façon agressive des réformes de marché, ce qu’elle appelle le « socialisme avec des caractéristiques chinoises », elle a érodé les acquis de la Révolution chinoise de 1949. Des organisations comme le Socialist Party [auquel est associée en France la Gauche révolutionnaire] et Workers Power [Pouvoir ouvrier, qui a disparu en France], qui avaient hurlé avec la meute de l’anticommunisme de guerre froide contre l’Union soviétique, ont aujourd’hui fait une croix sur la Chine en la déclarant capitaliste. Mais ce verdict n’est pas encore rendu. Ce n’est pas une question à observer comme on observe un insecte dans un bocal, mais une question de luttes sociales vivantes. Il y a eu beaucoup de luttes de ce genre de la part des ouvriers et des paysans chinois, et il y en a de plus en plus.

Nous ne sommes pas des observateurs passifs. Les leçons de nos interventions contre les forces de la contre-révolution capitaliste, de l’Allemagne de l’Est à l’Union soviétique, nous arment pour le combat en défense de ce qui subsiste des acquis de la Révolution chinoise de 1949 contre les forces du capitalisme, pour la révolution politique et l’instauration du pouvoir des soviets ouvriers et paysans, basés sur la démocratie prolétarienne et l’internationalisme révolutionnaire. Ce deuxième principe est crucial, car la défense de l’Etat ouvrier déformé chinois est une affaire internationale, liée au combat pour de nouvelles révolutions d’Octobre dans les centres impérialistes.

Je voudrais aujourd’hui vous décrire les différentes occasions révolutionnaires qui ont existé, avant les défaites qui ont suivi, et comment nous nous sommes battus pour les exploiter pour servir la cause des travailleurs au niveau international. Réexaminer ces luttes passées, c’est préparer les luttes de l’avenir. C’est particulièrement important aujourd’hui où l’idée de la libération socialiste prolétarienne de l’humanité est au mieux considérée comme une utopie idéaliste. Cela reflète aussi l’impact de la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique, qui a déclenché une offensive idéologique des bourgeoisies impérialistes sur le thème que « le communisme est mort » et que la destruction de l’Union soviétique démontrerait simplement que le marxisme est « une expérience qui a échoué ».

Le niveau de conscience a régressé, au point où aujourd’hui les travailleurs n’identifient plus guère leurs luttes avec le « socialisme », avec les différents sens qu’ils donnaient à ce mot. Pour la plupart des jeunes, l’idée qu’il existe même une classe ouvrière, sans parler de comprendre que le prolétariat a la puissance sociale et l’intérêt historique requis pour en finir avec le système capitaliste, est considérée comme une espèce de notion marxiste vieillotte. Ceci est encouragé par le flot incessant de galimatias des idéologues du mouvement « antimondialisation », qui cherchent simplement à faire subir au capitalisme un lifting « démocratique » et « humanitaire ». Et la gauche prétendument « socialiste » suit le mouvement.

Le SWP n’ose pas prononcer le mot « socialisme » dans sa coalition électorale Respect, de peur de s’aliéner ses alliés dans les mosquées. Le mot « laïcité » même est verboten [interdit, en allemand]. Le Socialist Party, qui a longtemps présenté la Clause IV du Parti travailliste, traduite par « nationaliser les secteurs clés de l’économie », comme l’essence du « socialisme », arrive aujourd’hui à peine à le prononcer. C’est réservé à ce qu’on appelait autrefois les « beaux discours » du dimanche, c’est-à-dire quand vous présentez votre programme « maximum ». Ensuite, il y a Workers Power. En 1979, ils voyaient dans les mollahs de Khomeiny le ticket d’entrée pour un mouvement de masse révolutionnaire. Au début des années 1980, ils voyaient dans Solidarność un tel instrument, alors même qu’ils admettaient que ses objectifs étaient contre-révolutionnaires. Il va sans dire que leurs précédents mouvements de masse n’ont pas très bien marché. Aujourd’hui ils se tournent vers les « forums sociaux » européen et mondial comme instruments pour construire une nouvelle internationale « révolutionnaire ». C’est tout aussi prometteur que leurs tentatives précédentes. Ces forums sociaux ne sont rien d’autre que des instruments de collaboration de classes, destinés à permettre à divers adeptes du front populaire actuellement écartés du pouvoir de revenir aux affaires, gouverner avec et pour la classe capitaliste.

L’impact de la Révolution russe de 1917

En préparant cette présentation, j’ai relu un discours de James P. Cannon, un des dirigeants fondateurs du trotskysme américain, prononcé à l’occasion du 25e anniversaire de la Révolution russe, en 1942, en plein milieu du carnage de la Deuxième Guerre mondiale et après l’invasion de l’Union soviétique par la machine de guerre d’Hitler. Il parlait de l’impact de la Révolution russe en plein milieu d’une autre période de réaction, celle amenée par la Première Guerre mondiale :

« Je me rappelle les jours sombres de la Première Guerre mondiale, 1914-1918. A cette époque comme aujourd’hui, tous les espoirs de progrès de l’humanité semblaient noyés dans le sang de la guerre. La réaction semblait triompher partout. Les ennemis du prolétariat se réjouissaient bruyamment de la trahison et de la capitulation des partis socialistes [qui s’étaient alignés derrière “leurs” bourgeoisies dans la guerre] ; et pour beaucoup – pour la grande majorité, oserais-je dire – la théorie et l’espoir du socialisme semblaient évanouis comme un rêve utopique. A cette époque, comme aujourd’hui […], les poltrons et les déserteurs se moquaient de ceux qui poursuivaient la lutte obstinée et s’accrochaient à la foi révolutionnaire. Le mouvement ouvrier mondial tout entier, en 1914-1917, était en proie au découragement et au désespoir.

« Mais la Révolution russe du 7 novembre changea tout cela du jour au lendemain. D’un seul coup, la révolution remit le prolétariat d’Europe sur ses pieds. Elle réveilla les centaines de millions d’esclaves coloniaux qui n’avaient jamais connu auparavant d’aspirations politiques, qui n’avaient jamais auparavant osé espérer. La Révolution russe les éveilla à la promesse d’une vie nouvelle. »

– « Le vingt-cinquième anniversaire de la Révolution russe », Speeches for Socialism (1971)

La révolution d’Octobre avait créé un Etat ouvrier basé sur des conseils ouvriers (soviets). Le gouvernement soviétique expropria à la fois les capitalistes russes et les trusts impérialistes, et répudia en totalité l’énorme dette de la Russie auprès des banquiers étrangers. Il donna la terre aux paysans et l’autodétermination aux nombreuses nationalités opprimées de l’ancien empire tsariste. Les lois discriminatoires envers les minorités nationales et ethniques, les femmes et les homosexuels furent éliminées. Le gouvernement révolutionnaire déclara que l’Etat n’avait pas à interférer avec les rapports sexuels librement consentis de la population, quelle que soit leur forme. Cette position allait provoquer un tollé dans la gauche ici [en Grande-Bretagne], dont le mot d’ordre est « pas de sexe, s’il vous plaît, nous sommes britanniques » – cette gauche qui s’étrangle de rage parce que nous défendons Michael Jackson contre la chasse aux sorcières américaine raciste et anti-sexe.

Le gouvernement soviétique proclama le droit des travailleurs à l’emploi, à la santé, au logement et à l’éducation, et fit les premiers pas vers la construction d’une société socialiste. Mais comme l’expliquait Marx, « le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond ». Il y a aujourd’hui toutes sortes de nouvelles « théories » comme quoi on pourrait gagner sans prendre le pouvoir, ou que la voie de la libération passe par l’utopie de construire des zones « autonomes » qui seraient d’une certaine manière libérées de l’exploitation capitaliste. Mais le combat pour l’émancipation de l’humanité n’est pas une espèce d’acte mental accompli par des gens de bonne volonté, avec de bonnes idées. Cette émancipation ne peut pas être réalisée non plus tant que perdure la pénurie, qui ne fait que perpétuer la lutte pour la survie. Comme Marx l’avait compris, l’éradication de l’exploitation de l’homme par l’homme doit nécessairement être basée sur l’abondance matérielle.

Il y a une grande abondance matérielle dans le monde, en particulier dans les pays capitalistes avancés. Notre boulot est de nous emparer de ces richesses, créées pour l’essentiel par le travail des masses laborieuses, en les arrachant des mains des possédants capitalistes qui exproprient les fruits de ce travail à leur profit. Seule la classe ouvrière a la puissance sociale – qui découle de son rôle dans la production, de son importance numérique et de son organisation – pour éradiquer le système capitaliste, et un intérêt objectif clair à le faire. Ce qui fait défaut, c’est la conscience politique et la direction révolutionnaire pour mener une telle lutte. C’est cet ingrédient critique que le Parti bolchévique a donné aux ouvriers de Russie.

Mais les conditions matérielles du développement effectif d’une société socialiste n’existaient pas dans une Russie arriérée, pas plus qu’elles n’existent dans les limites d’un seul pays. Dès le début, les bolchéviks avaient compris que l’Etat ouvrier soviétique nouveau-né ne pourrait pas survivre si la révolution n’était pas étendue internationalement à des pays capitalistes plus avancés. Ils voyaient la révolution d’Octobre comme le début d’une révolution ouvrière à l’échelle de l’Europe, et de fait, à la fin de la guerre, une vague de soulèvements révolutionnaires déferlait sur l’Europe. Les sociaux-démocrates – qui étaient passés dans le camp de « leurs » bourgeoisies pendant la guerre – entreprirent de sauver le pouvoir de la bourgeoisie menacé par la classe ouvrière. Les partis communistes nouvellement fondés, qui avaient été formés sous l’impulsion de la Révolution russe, étaient trop faibles et inexpérimentés pour conduire ces soulèvements révolutionnaires à la victoire.

Le monde capitaliste encerclait et isolait l’Union soviétique. De 1918 à 1920, la révolution dut se battre pour sa survie même dans une guerre civile, les forces de toutes les grandes puissances impérialistes intervenant aux côtés des gardes blancs contre-révolutionnaires. L’économie déjà retardataire fut presque totalement dévastée au cours de la Première Guerre mondiale et de la guerre civile qui s’ensuivit. Le prolétariat enthousiaste qui avait accompli la Révolution de 1917 avait pratiquement cessé d’exister en tant que classe, et dans les campagnes la famine faisait rage. Mais même dans ces conditions, en 1923, quand une crise révolutionnaire extraordinaire secoua l’Allemagne, les ouvriers de l’Union soviétique se rallièrent à sa cause. Les ouvriers allemands se tournaient vers le Parti communiste allemand, le KPD, pour qu’il les dirige. Mais la direction du KPD se tournait vers l’aile gauche de la social-démocratie en qui elle voyait un « allié », et laissa passer l’occasion d’une insurrection prolétarienne.

Cette défaite eut un énorme impact en Union soviétique, conduisant à une vague de démoralisation dans un prolétariat qui avait déjà beaucoup souffert. Dans cette situation de pénurie, d’arriération et d’isolement de l’Etat soviétique émergea une bureaucratie nationaliste dirigée par Staline. Au début de 1924, cette bureaucratie arracha le pouvoir politique au prolétariat et à son avant-garde révolutionnaire. Répudiant le programme même de l’internationalisme prolétarien révolutionnaire qui avait conduit à la victoire de la Révolution bolchévique, et qui continuait à être défendu par l’Opposition de gauche de Trotsky, la bureaucratie inventa la « théorie » antimarxiste du « socialisme dans un seul pays » comme justification idéologique de son pouvoir. La bureaucratie consolida son pouvoir en détruisant toute la direction du Parti bolchévique au cours des tristement célèbres procès de Moscou. L’Internationale communiste, qui était un instrument de la révolution mondiale, fut transformée en auxiliaire des efforts du Kremlin pour rechercher une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme, au nom de la « construction du socialisme dans un seul pays ».

Comme nous l’écrivions dans « Quand le Thermidor soviétique a-t-il eu lieu ? » (un des premiers articles que nous avons traduits en russe pour notre intervention en Union soviétique) : « Après janvier 1924, les personnes qui dirigeaient l’URSS, la façon dont l’URSS était dirigée, et le but dans lequel elle l’était, tout cela avait changé. » Mais c’était une contre-révolution politique et pas sociale. Les formes de propriété collectivisées créées par la révolution d’Octobre n’avaient pas été détruites, mais subsistaient en tant qu’acquis pour les travailleurs du monde entier. Tout en menant une lutte sans relâche contre la bureaucratie stalinienne, les trotskystes ont combattu avec opiniâtreté pour la défense de ces acquis contre l’impérialisme mondial et la contre-révolution.

En même temps, la situation était très instable. Le pouvoir et les privilèges de la bureaucratie stalinienne découlaient de sa position au sommet de l’Etat ouvrier soviétique. Mais elle jouait simultanément le rôle de courroie de transmission des pressions incessantes et hostiles de l’impérialisme mondial déterminé à détruire l’Etat ouvrier. Le Programme de transition de 1938, le document fondateur de la Quatrième Internationale de Trotsky, définissait l’Union soviétique comme un Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré, et formulait les deux alternatives fondamentales auxquelles il était confronté :

« Ainsi, le régime de l’URSS renferme en soi des contradictions menaçantes. Mais il continue à rester un régime d’ETAT OUVRIER DEGENERE. Tel est le diagnostic social.

« Le pronostic politique a un caractère alternatif : ou la bureaucratie, devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’Etat ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme ; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme. » [souligné dans l’original]

Cette situation très instable et très contradictoire a cependant perduré pendant encore plus de cinquante ans. Pourquoi ? La réponse réside dans le dénouement de la Deuxième Guerre mondiale.

Les suites de la Deuxième Guerre mondiale

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, et depuis lors, on a colporté – une fois encore avec la commémoration cette année du 8 mai 1945 – le mensonge que ce conflit a été « la grande guerre démocratique contre le fascisme ». En fait, comme la Première Guerre mondiale, c’était une guerre interimpérialiste, une bataille pour les marchés et les grandes sphères d’influence et de domination entre puissances impérialistes. Comme celle des bolchéviks pendant la Première Guerre mondiale, la politique des trotskystes était le défaitisme intransigeant envers toutes les bourgeoisies impérialistes. Ceci signifiait se battre pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile – une lutte prolétarienne révolutionnaire contre tous les belligérants impérialistes. En même temps, les trotskystes luttaient pour que la classe ouvrière du monde entier se mobilise pour défendre l’Union soviétique contre les coups des ennemis capitalistes, quel que soit le camp auquel ils appartiennent.

Trotsky avait prédit, et il avait de bonnes raisons pour le faire, que la Deuxième Guerre mondiale ébranlerait la bureaucratie et provoquerait des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, comme cela s’était produit à la fin de la Première Guerre mondiale. Staline a effectivement mené l’Union soviétique au bord du désastre, en décapitant l’Armée rouge et en ignorant les mises en garde répétées et urgentes d’héroïques espions soviétiques comme Leopold Trepper dans l’Allemagne nazie et Richard Sorge au Japon, qui annonçaient qu’une invasion de l’Union soviétique par les nazis était imminente. Malgré tout, c’est l’Union soviétique qui vainquit les nazis, au prix de plus de 20 millions de morts. Comme le faisait remarquer Cannon dans son discours de 1942 :

« La force économique du régime soviétique, et la force de la tradition révolutionnaire, sont aujourd’hui reflétées sur le terrain militaire. Le monde entier a été surpris et émerveillé par les prouesses militaires de l’Armée rouge. Tous les experts militaires s’attendaient à une défaite des armées russes en l’espace de quelques semaines ou de quelques mois […]. Les trotskystes n’ont pas été pris par surprise. Trotsky avait prédit que l’agression impérialiste contre l’Union soviétique libèrerait des trésors d’enthousiasme prolétarien et de combativité dans l’Armée rouge. Il pouvait le faire parce que, mieux que d’autres, il comprenait que le grand pouvoir de motivation d’une révolution victorieuse n’avait pas été totalement épuisé. L’Armée rouge que le monde entier salue est une armée créée par une révolution prolétarienne. Cette révolution vit dans la mémoire de la population soviétique. Cela, et les conquêtes fondamentales qu’elle conserve et sur lesquelles elle se tient, constitue la base sur laquelle l’Armée rouge a déployé une capacité sans précédent de défense, de résistance et de sacrifice héroïque. »

Ayant vaincu les forces nazies à la bataille de Stalingrad, l’Armée rouge déferla sur l’Europe de l’Est jusqu’à Berlin, et écrasa le Troisième Reich. Les autres régimes d’Europe de l’Est – dans leur écrasante majorité des collaborateurs des nazis – s’enfuirent vers le quartier général américain le plus proche, laissant derrière eux un vide de pouvoir. Au lendemain de la guerre, les impérialistes se retournèrent contre leurs ex-« alliés » soviétiques en déclenchant la première guerre froide, qui avait pour objectif de « contenir » et de détruire l’Union soviétique. Face à cette nouvelle offensive impérialiste, les staliniens décidèrent d’établir dans toute l’Europe de l’Est et dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne de l’Est des Etats ouvriers déformés afin de constituer une « zone tampon ». Les classes dirigeantes, dont le pouvoir avait été écrasé, furent expropriées. Toutefois, à l’exception de la Yougoslavie, où les partisans de Tito l’avaient emporté dans une guerre de guérilla paysanne, ces expropriations furent réalisées de l’extérieur, par des transformations sociales à froid, décidées d’en haut. Ces Etats ouvriers étaient déformés dès l’origine – le reflet exact de la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique – avec la prédominance de formes de propriété collectivisées sous la domination politique de bureaucraties nationalistes. Les forces militaires soviétiques constituaient le pouvoir d’Etat de fait, et cela n’était nulle part plus vrai qu’en Allemagne de l’Est, l’Etat de la ligne de front qui fait directement face à l’Ouest capitaliste.

L’expropriation de la bourgeoisie et la création d’Etats ouvriers déformés représentaient d’immenses acquis que nous avons défendus. Mais comme l’écrivait Trotsky à propos de l’occupation soviétique en Pologne orientale, avant la guerre, la question centrale était l’impact de ces transformations sociales sur « la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre les conquêtes antérieures et à en réaliser de nouvelles ». Ce ne sont pas cette conscience et cette organisation du prolétariat qui ont conduit aux transformations sociales en Europe de l’Est. La victoire soviétique contre les nazis témoignait de la persistance de l’impact de la mémoire de la révolution d’Octobre, mais celle-ci était de plus en plus supplantée, du fait de la bureaucratie stalinienne, par un patriotisme national défensiste. La fin de la guerre avait mené à des situations révolutionnaires en Italie et en Grèce, à des grèves massives en France, en Belgique et dans d’autres pays. Mais ces luttes furent désarmées, dans certains cas littéralement, et en tout cas politiquement, par les partis staliniens. Ces partis usaient de l’autorité nouvelle que leur avait conférée la victoire soviétique pour faire passer un programme de collaboration de classes qui consistait à garder la paix de classe avec la soi-disant bourgeoisie « démocratique ». Ainsi, au niveau du critère politique central de l’impact sur la conscience, l’organisation et la capacité du prolétariat à défendre les anciennes conquêtes et à en obtenir de nouvelles, le rôle des staliniens confirmait ce qu’écrivait Trotsky : « De ce seul point de vue décisif, la politique de Moscou, considérée globalement, conserve entièrement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution internationale. »

La deuxième guerre froide et la déconfiture du « socialisme dans un seul pays »

Economiquement, l’Union soviétique a démontré l’immense supériorité d’une économie planifiée collectivisée sur le capitalisme. Mais ceci a été distordu, limité et déformé sous la bureaucratie et son dogme du « socialisme dans un seul pays ». Dans son livre de 1936 la Révolution trahie, Trotsky analysait les vastes contradictions de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique :

« On peut construire des usines géantes d’après des modèles importés de l’étranger sous le commandement bureaucratique, en les payant, il est vrai, le triple de leur prix. Mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci échappe à la bureaucratie comme une ombre. […] Dans l’économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d’initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange. »

La planification économique peut être efficace uniquement quand les ouvriers s’identifient au gouvernement qui promulgue les plans. Et s’identifier au gouvernement signifie que les ouvriers doivent exercer le pouvoir, à travers des soviets. Quand ils ne se reconnaissent pas dans le gouvernement, le plan sera bouleversé à la base : les objectifs formels du plan pourront être atteints, mais avec des produits de mauvaise qualité. Les matières premières seront gaspillées, les produits fournis par le gouvernement détournés vers l’économie du marché noir. Au cours des décennies, l’Union soviétique a connu tous ces phénomènes. Vers la fin des années 1970, les contradictions de la « construction du socialisme dans un seul pays » se sont manifestées de façon spectaculaire.

Dans la première partie de cette décennie, l’Union soviétique avait atteint une parité militaire approximative avec l’impérialisme US, embourbé dans la longue et sale guerre qu’il était en train de perdre au Vietnam. L’économie soviétique avait aussi été vigoureusement stimulée par la hausse du prix du pétrole sur le marché mondial. Du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, le niveau de vie de la population avait augmenté de façon spectaculaire. Les Etats d’Europe de l’Est en bénéficiaient aussi, car l’Union soviétique les approvisionnait en pétrole à un prix très inférieur à celui du marché mondial.

Mais tout ceci commença à changer au milieu et à la fin des années 1970. Vaincu par les héroïques ouvriers et paysans vietnamiens, l’impérialisme US commença à se réarmer, en construisant un gigantesque arsenal dirigé contre l’URSS, qui était la cible principale des impérialistes depuis la Révolution de 1917. Ceci a commencé sous le président Démocrate Jimmy Carter et sa campagne des « droits de l’homme » pour tout un ramassis de dissidents soviétiques. L’objectif visé était le « réarmement moral » de l’impérialisme US, pour surmonter la profonde méfiance de la population américaine et restaurer la réputation « démocratique » et militaire ternie de l’impérialisme US.

Cette guerre froide relancée s’échauffa avec l’intervention de l’armée soviétique en Afghanistan, fin 1979. Comme nous l’écrivions dans notre article « La question russe à brûle-pourpoint » (Spartacist édition française n° 17, hiver 1980-1981) :

« L’Afghanistan est comme un flash qui révèle les contours réels du paysage politique mondial. Il a fait voler en éclats les dernières illusions dans la détente pour révéler l’hostilité implacable de l’impérialisme US envers l’Etat ouvrier dégénéré soviétique. Il a arraché tout masque diplomatique à l’alliance de Washington avec la Chine mao-stalinienne. Et il a confronté, sans échappatoire possible, la gauche à la “question russe” : la nature de l’Etat issu de la révolution bolchévique et son conflit avec le capitalisme mondial.

« Pour des socialistes révolutionnaires, il n’y a rien de compliqué, rien d’ambigu en ce qui concerne la guerre en Afghanistan. L’armée soviétique et ses alliés nationalistes de gauche combattent un mélange anticommuniste, antidémocratique de propriétaires terriens, d’usuriers, de chefs de tribu et de mollahs, partisans de l’analphabétisme des masses. Et dire que le soutien de l’impérialisme à cette racaille sociale se fait au grand jour serait un euphémisme grossier. »

Nous disions : « Salut à l’Armée rouge en Afghanistan ! Etendez les acquis de la révolution d’Octobre aux peuples afghans ! »

Pour n’importe quel militant de gauche ou radical qui se respecte, un réflexe naturel aurait dû être de choisir le camp de l’Armée rouge dans une guerre où elle se battait non seulement pour défendre les femmes contre une réaction barbare, mais aussi pour défendre les acquis de la révolution d’Octobre. Mais dans leur écrasante majorité, la génération des jeunes militants de gauche radicaux qui quelques années plus tôt défilaient dans des manifestations de masse contre la guerre du Vietnam aux cris de « Ho, Ho, Ho Chi Minh » se retrouvaient maintenant du côté de l’impérialisme US contre l’Armée rouge. Des gens comme Tariq Ali, qui pendant la guerre du Vietnam était l’incarnation du radicalisme « anti-impérialiste », et dit-on même le modèle de la chanson des Rolling Stones « Street Fighting Man » [combattant de rue], n’était plus du tout un combattant de rue. Il bramait avec les impérialistes pour exiger le retrait des troupes soviétiques.

C’était un grand changement de période politique. Etre un gauchiste avait été assez à la mode pendant la guerre du Vietnam. A cette époque, la plupart des radicaux se reconnaissaient dans le marxisme qu’ils considéraient comme la voie vers la libération, quel que soit le sens qu’ils donnaient à ces mots. Mais maintenant le vent soufflait dans une direction manifestement différente, avec à l’ordre du jour l’anticommunisme de guerre froide. Si le soutien apporté par la gauche aux mollahs de Khomeiny pendant la « révolution iranienne » de 1979 a été le prélude à leur engagement aux côtés des forces de la réaction islamique soutenues par les impérialistes en Afghanistan, elle s’est vraiment retrouvée à fond derrière les contre-révolutionnaires de Solidarność en Pologne. Après tout, il y avait là un « mouvement » à qui faisaient allégeance les masses ouvrières polonaises. Comment était-ce arrivé ?

C’étaient les fruits amers de la mauvaise gestion stalinienne, sous l’effet du poids des dettes étrangères accumulées. Comme je l’ai dit tout à l’heure, au début des années 1970 l’Union soviétique avait fortement subventionné les Etats ouvriers d’Europe de l’Est, en particulier avec du pétrole et d’autres matières premières à prix cassés. Mais vers le milieu des années 1970, les prix du pétrole avaient tellement augmenté, et les livraisons tellement diminué, que les Soviétiques pouvaient vendre sur le marché mondial. Ceci est en soi un argument terrible contre le « socialisme dans un seul pays ». En même temps, ces pays étaient frappés par une récession capitaliste mondiale qui faisait s’effondrer leurs marchés à l’exportation. Pour maintenir l’emploi et le niveau de vie, les régimes staliniens d’Europe de l’Est se tournèrent vers les requins de la finance de Wall Street, de la City de Londres et de la Börse de Francfort. Après avoir hypothéqué leurs pays auprès des banques occidentales pour pouvoir rembourser les intérêts de leurs dettes, ces régimes imposèrent des programmes d’austérité toujours plus sévères dictés par le FMI. En Pologne, la crise économique poussa les ouvriers, historiquement socialistes, dans les bras de Solidarność, qui était fermement soutenu et financé par le Vatican et la CIA.

Le régime Gorbatchev

En même temps, toutes les contradictions, déformations et limitations du « socialisme dans un seul pays » que Trotsky avait si brillamment analysées dans la Révolution trahie éclataient aussi en Union soviétique. Sous la pression militaire accrue de l’impérialisme US, et pour essayer de préserver la stabilité à l’intérieur en maintenant le niveau de vie (sans parler de la possibilité pour les bureaucrates de s’enrichir eux-mêmes grassement), le taux de croissance économique avait diminué environ de moitié sous le régime corrompu de Brejnev. Ils se trouvaient ici encore confrontés aux limitations imposées par leur propre régime bureaucratique quand il s’agissait des innovations techniques et scientifiques nécessaires au renouveau de l’industrie soviétique. Le seul moyen d’augmenter la productivité du travail à la disposition de la bureaucratie stalinienne, hostile à la démocratie ouvrière et à l’internationalisme prolétarien, était de soumettre les ouvriers et les administrateurs à la discipline de la concurrence sur le marché. Arrivé au pouvoir en 1985, le nouveau régime « modernisateur » de Mikhaïl Gorbatchev introduisit la perestroïka – les « réformes de marché ». Pour augmenter la productivité, les salaires des ouvriers furent liés à la rentabilité ; le salaire aux pièces était réintroduit, accroissant les différences de revenu entre les ouvriers, les administrateurs et l’élite technique ; usines et industries étaient opposées les unes aux autres dans une lutte pour les ressources et les consommateurs. Ceci encourageait le nationalisme et l’éclatement de l’URSS, en dressant les régions les plus riches et les plus industrialisées contre les régions les plus arriérées et les moins industrialisées.

Derrière cette montée des inégalités perçait, particulièrement dans une couche de fonctionnaires bureaucratiques et d’intellectuels plus jeunes, l’appétit à s’enrichir aux dépens de la classe ouvrière. Une couche privilégiée, dont beaucoup de fils et de filles de la bureaucratie, enviait le sort de ses congénères de l’Ouest. Ceci se reflétait dans la conviction, exprimée de plus en plus ouvertement, de la supériorité du capitalisme à l’occidentale.

Pour alléger le fardeau des dépenses militaires face au renforcement de l’arsenal de l’impérialisme US, le régime Gorbatchev offrit un « partenariat » aux impérialistes. L’Afghanistan est ici la clé, et en 1989 les soldats de l’Armée rouge étaient retirés. Quelques jours avant le retrait des troupes, le 7 février 1989, le Partisan Defense Committee, l’organisation de défense légale et sociale associée à la Spartacist League/U.S., envoyait un télégramme au gouvernement afghan pour lui proposer d’« organiser d’urgence une brigade internationale pour combattre à mort » pour défendre « le droit des femmes à lire, à être libérées du voile, la libération de la tyrannie des mollahs et des propriétaires fonciers, l’introduction des soins médicaux et du droit à l’éducation pour tous ». Nous avions l’intention de faire participer à cette campagne internationale les militants qui, dans beaucoup de régions du monde, auraient vu dans cette brigade l’occasion de porter un coup puissant au système impérialiste par lequel ils étaient eux-mêmes opprimés et dépossédés. Nous savions aussi que cela pourrait avoir un puissant effet sur les anciens combattants de l’armée soviétique qui estimaient qu’ils accomplissaient en Afghanistan leur devoir internationaliste. Cela aurait été un puissant levier pour avancer le programme de l’internationalisme révolutionnaire et de la révolution politique prolétarienne en Union soviétique même.

Bien que notre offre de brigade ait été rejetée, le gouvernement afghan nous demanda si nous pouvions entreprendre une campagne de publicité et de collecte de fonds pour les citoyens combattants de Jalalabad, alors assiégée par les moudjahidin sanguinaires. Nous avons collecté plus de 44 000 dollars, en grande partie parmi les travailleurs et les minorités, dont beaucoup originaires de cette région. Mais cette campagne avait une signification plus importante. Elle montrait qu’avec la trahison de l’Afghanistan, ainsi que les événements en Europe de l’Est, en Union soviétique et en Chine, l’absence d’un parti communiste digne de ce nom se faisait cruellement sentir. Et en 1989, nous nous sommes rebaptisés Ligue communiste internationale.

Le retrait d’Afghanistan était l’acte inaugural de la marée contre-révolutionnaire qui devait engloutir l’Union soviétique elle-même. En 1992, cela a été reconnu par Edouard Chevardnadze, alors ministre soviétique des Affaires étrangères, qui déclara : « La décision de nous retirer d’Afghanistan a été le premier pas, et le plus difficile. Tout le reste en a découlé » (Washington Post, 16 novembre 1992). Moins d’un an plus tard, les bureaucrates du Kremlin portaient le coup de grâce à l’Etat ouvrier déformé est-allemand en donnant le feu vert à l’annexion capitaliste de la RDA par le Quatrième Reich de l’impérialisme allemand. Ceci sera abordé dans les remarques d’autres orateurs aujourd’hui.

Je conclurai juste par où j’ai commencé. Notre combat pour défendre les acquis qui étaient incarnés dans ces Etats ouvriers déformés, aussi tordus et déformés qu’ils aient pu l’être par la mauvaise gestion stalinienne, et aujourd’hui notre combat pour défendre la Chine et les Etats ouvriers qui subsistent, faisait et fait partie intégrante de notre lutte pour de nouvelles révolutions d’Octobre. Comme le disait Trotsky : « Celui qui ne sait pas défendre les vieilles conquêtes, n’en fera jamais de nouvelles. » La période où nous vivons aujourd’hui, conditionnée par la destruction du premier Etat ouvrier du monde, est profondément réactionnaire. Mais les leçons des luttes passées sont des munitions pour armer de nouveaux cadres pour les luttes qui peuvent éclater et qui éclateront. A travers ces luttes seront en outre éprouvés les cadres nécessaires pour construire une avant-garde révolutionnaire, animée par l’internationalisme prolétarien – l’instrument crucial pour la libération socialiste de l’humanité.