Le Bolchévik no. 172 |
juin 2005 |
La déroute de Chirac et de la direction du PS au référendum donne une ouverture pour une lutte de classe ouvrière
Les Fabius/PCF/LCR pour une nouvelle « gauche plurielle » capitaliste – qui encore une fois attaquera les ouvriers et les immigrés !
Paris, le 10 juin – Avec le « non » massif au référendum du 29 mai sur la « Constitution » européenne c’est le spectre de la classe ouvrière qui vient se projeter sur les plans d’exploitation accrue et d’attaques racistes décuplées concoctés par les bourgeoisies européennes. Les travailleurs français, sous le coup d’attaques redoublées par Raffarin depuis trois ans, ont une nouvelle fois profité de ce qui leur tombait sous la main – le référendum – pour exprimer leur ras-le-bol. C’est ce que les chiffres montrent clairement avec un non massif parmi les travailleurs (79 % chez les ouvriers, 67 % chez les employés) alors que dans les sphères plus aisées de la petite bourgeoisie et dans la bourgeoisie c’est le « oui » qui était massif.
Nous avons sans ambiguïté appelé à voter « non » au référendum. Nous écrivions dans le Bolchévik (mars) :
« Contre cette nouvelle campagne commune PS-Verts-Chirac nous appelons à voter “non”, parce que nous sommes contre l’Europe capitaliste, une alliance autour des principales puissances impérialistes d’Europe pour améliorer leur propre compétitivité face à leurs rivales des USA et du Japon : une telle alliance ne peut se faire que sur le dos de la classe ouvrière multiethnique d’Europe et des peuples asservis par le néocolonialisme. »
La seule manière pour que l’impérialisme français puisse tenir le coup dans un monde dominé par l’impérialisme américain, c’est d’accroître ses propres attaques brutales contre les travailleurs. L’« Europe sociale et démocratique » revendiquée par le PCF et la LCR est un tour de passe-passe de ces réformistes pour faire disparaître le fait qu’ils acceptent l’Europe capitaliste.
A bas l’Union européenne capitaliste !
A partir de là ce qui sur le fond distinguait la campagne pour le « oui » et celle pour le « non » était en partie quelle politique d’alliance pour l’impérialisme français : il est évident que la France, de plus en plus affaiblie internationalement, doit s’appuyer sur un réseau d’alliances européennes pour se faire entendre. Le débat a pris de l’ampleur depuis un an avec l’élargissement de l’Union européenne (UE) à des pays qui, coincés entre l’Allemagne et la Russie, ont tendance à s’aligner en politique extérieure sur les USA et leur valet britannique contre le couple franco-allemand. Là où les Chirac et Hollande-Jospin proposaient la « Constitution européenne », Fabius, lui, expliquait pour le « non » dans une interview à l’Humanité (17 mai) qu’il fallait « lever les restrictions permettant les coopérations renforcées, c’est-à-dire permettre aux pays qui veulent aller plus loin et plus vite ensemble, comme la France et l’Allemagne, de pouvoir le faire. »
Au « non » franco-hollandais s’ajoute la récente déroute électorale des sociaux-démocrates allemands dans le bastion industriel de la Ruhr. Schröder risque fort de laisser la place à l’automne à un gouvernement dominé par les chrétiens-démocrates, qui veulent rééquilibrer leur politique extérieure en direction des USA. Le gouvernement Berlusconi ne tient qu’à un fil. Blair, qui est sorti affaibli des élections britanniques, se retrouve pratiquement l’homme fort de l’Europe pour le moment. C’est une période d’incertitude dans toute l’Europe, et particulièrement d’affaiblissement extérieur pour l’impérialisme français.
Cela ouvre des possibilités de lutte de classe à l’intérieur. Le nouveau gouvernement, avec, pour la première fois sous la Ve République, deux premiers ministres, Galouzeau de Villepin et Sarkozy, est à un record d’impopularité, à peine nommé. Mais il y a un terrain d’entente fondamental entre ces deux hommes qui sont rivaux : prendre un « nouveau départ » dans les attaques anti-ouvrières et accumuler les mesures répressives racistes. Il est clair qu’ils comptent jouer cette carte du racisme pour détourner la colère des ouvriers, et les diviser afin de faire passer des attaques contre l’ensemble des travailleurs. Il est d’autant plus crucial de mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière en défense de sa composante la plus vulnérable à la peau foncée.
A ce propos la campagne du « non de gauche » n’a rien auguré de bon. Comme la campagne du « oui », elle se plaçait sur le terrain de comment défendre les intérêts de la France. La campagne pour le « non de gauche » s’est accompagnée d’un pacte de non-agression tacite avec le « non » d’extrême droite (de Villiers) et fasciste (Le Pen). Jamais dans les confrontations télévisées entre les « oui » et les « non » le « non de gauche » n’a attaqué le « non de droite », même sous la pression des « oui ». L’extrême droite se répandait contre la Turquie et les immigrés sur une base raciste et xénophobe. Elle dénonçait les délocalisations sur la même base. Le refus du « non de gauche » de combattre de Villiers et Le Pen légitimait leur racisme et annonce une nouvelle montée électorale de l’extrême droite et des fascistes aux prochaines élections.
Les « non de gauche » assuraient simplement qu’ils étaient pro-européens, voire « internationalistes », tout en multipliant les arguments chauvins contre la subordination de l’UE aux Etats-Unis via l’OTAN. Buffet déclarait par exemple pour le PCF :
« J’ai peur que demain, avec le traité constitutionnel, on place l’Europe sous l’égide des orientations de l’OTAN, qu’on appelle les Etats à augmenter leur budget militaire, comme cela est très précisément écrit dans le traité, au lieu de faire jouer à l’UE un rôle pour le désarmement. Cela nuirait à la voix de la France sur la scène internationale. »
– l’Humanité, 2 mai
Et de même la LCR n’était pas en reste, disant, dans son tract pour le « non » :
« Cette Constitution subordonne l’Europe à l’OTAN. C’est vrai ! Il est précisé que la défense doit être compatible avec la politique arrêtée dans le cadre de l’Otan (article I-41). Or, cette alliance militaire relaie la politique impériale et guerrière des Etats-Unis. »
La chose qui inquiète la LCR c’est que la politique militaire européenne soit subordonnée aux USA au lieu d’être indépendante et de vraiment défendre les intérêts bourgeois franco-européens. Cela rappelle le soutien de la LCR… à Chirac il y a deux ans pour qu’il stoppe la guerre de Bush contre l’Irak (et ce après avoir carrément voté pour lui en 2002). Avec ce soutien à la politique extérieure de Chirac la LCR porte une responsabilité pour le plan Fillon de 2003 contre les retraites, car ce soutien avait contribué à donner à Chirac la popularité et la capacité pour mener à bien l’attaque contre les retraites deux mois après la guerre.
Aujourd’hui la même LCR pleurniche sur les attaques contre les services publics et, maintenant que Chirac a fait une chute vertigineuse dans les sondages, s’agite pour réclamer sa démission. Le seul fil directeur dans la politique de la LCR ces dernières années c’est l’opportunisme français sans plus aucune borne. Et ils comptent aujourd’hui se mettre au service d’une nouvelle alliance de collaboration de classes concoctée par le PCF avec une série de vieux politiciens capitalistes sur le retour comme Chevènement.
Pour l’unité de la classe ouvrière en lutte, pas l’unité derrière les politiciens capitalistes et leurs laquais !
Le « non » français et hollandais porte un coup mortel au « traité constitutionnel », mais l’objectif reste le même pour les bourgeoisies d’Europe, « Constitution » ou pas : elles doivent détruire ce qui reste de l’« Etat-providence », un ensemble de concessions comme la Sécu, les retraites et les services publics, institué pour calmer la combativité ouvrière dans la période qui avait suivi la victoire soviétique de 1945 ; en France la bourgeoisie était à l’époque discréditée par sa collaboration avec les nazis et elle craignait une révolution ouvrière, alors que l’Armée rouge était à Berlin. Nous écrivions dans le dernier numéro du Bolchévik (mars) :
« La bourgeoisie n’a aucune prédisposition à dépenser de l’argent pour améliorer le sort des masses sans qu’elle y soit forcée, et depuis la contre-révolution qui a détruit l’Etat ouvrier dégénéré soviétique en 1991-1992, elle cherche à reprendre ces concessions pour accroître sa compétitivité face à ses rivales. Il faut lutter pied à pied contre ces attaques : tant qu’il y aura le capitalisme, la question de la lutte pour des réformes et la lutte contre leur démantèlement restent en permanence à l’ordre du jour. La tâche d’un parti révolutionnaire est, en partant d’une lutte inlassable pour défendre les droits et les conquêtes sociales des ouvriers et des opprimés, d’amener les travailleurs à comprendre que la prise du pouvoir par une révolution ouvrière est nécessaire. »
La ligne de division fondamentale dans la société capitaliste passe entre la classe des capitalistes et celle des ouvriers. Les capitalistes possèdent les moyens de production – les usines, les mines, les moyens de transport, etc. – et ils tirent leurs profits de l’exploitation des travailleurs. La puissance sociale potentielle des travailleurs réside dans le fait qu’ils ont la main directement sur ces moyens de production, ce sont eux qui les mettent en mouvement, comme l’ont encore montré ces dernières semaines les grèves victorieuses de Citroën-Aulnay et des raffineries Total.
Les intérêts des travailleurs et des capitalistes sont irréconciliables : le salut des capitalistes réside dans l’augmentation des profits, donc dans l’exploitation accrue des ouvriers, alors que le salut des ouvriers réside dans l’émancipation du joug capitaliste. Seule la classe ouvrière a la puissance sociale et l’intérêt objectif pour balayer l’ordre capitaliste et son Etat, s’emparer des moyens de production et établir une économie planifiée et collectivisée, qui fonctionne pour satisfaire au maximum les besoins de la population. Une telle économie à l’échelle mondiale jettera les bases pour éliminer la pénurie, les classes sociales elles-mêmes et toutes les formes de l’oppression.
La puissance sociale révolutionnaire de la classe ouvrière réside dans le fait objectif qu’elle est au cœur de la production capitaliste. Mais cette puissance reste à l’état potentiel car subjectivement la classe ouvrière n’est pas aujourd’hui consciente de sa mission historique de renverser le capitalisme. De plus le niveau de conscience de la classe ouvrière n’est pas statique ; il a régressé avec la contre-révolution en URSS, qui a contribué à démoraliser les travailleurs, soumis à une campagne déchaînée sur la soi-disant « mort du communisme ».
Mais la bourgeoisie a en fait toute une série d’instruments pour convaincre les travailleurs d’accepter leurs chaînes. L’un d’eux, et non des moindres, est la bureaucratie syndicale, qui s’appuie sur les couches relativement privilégiées de travailleurs et est toute pénétrée de l’idée que les ouvriers et les capitalistes auraient des intérêts communs ; les bureaucrates se voient eux-mêmes comme des « partenaires sociaux » des patrons et de leur Etat. Le réformisme, c’est propager l’idée qu’on pourrait faire fonctionner le capitalisme dans l’intérêt des ouvriers ; c’est ce que font les PS, PCF, LCR, LO – et les bureaucrates syndicaux.
Nous sommes pour l’unité la plus solide de toute la classe ouvrière contre les exploiteurs capitalistes, et par conséquent nous sommes opposés à la division de la classe ouvrière en syndicats concurrents sur la base de tendances politiques différentes, une division qui en France contribue de façon particulièrement pernicieuse à affaiblir les travailleurs, avec le taux de syndicalisation globale le plus faible de tous les grands pays capitalistes industriels. Pour de puissants syndicats industriels regroupant tous les travailleurs d’une industrie dans un seul syndicat ! Pour une direction révolutionnaire des syndicats !
Se limiter simplement à « faire du syndicalisme » suite à la désillusion vis-à-vis des partis politiques, comme on entend aujourd’hui dans les manifestations ouvrières, n’est pas la réponse aux trahisons de la direction actuelle de la classe ouvrière. Le problème n’est pas « la politique » en général, mais la politique des réformistes. Ce qu’il faut opposer au réformisme c’est un programme révolutionnaire, et construire un parti ouvrier indépendant des patrons sur la base d’un tel programme, en clarifiant les divergences avec les réformistes pour rassembler les cadres révolutionnaires dans un parti léniniste.
Le nouveau gouvernement de Villepin-Sarkozy a annoncé l’accélération de la privatisation de Gaz de France. La grève d’EDF-GDF a été trahie l’année dernière par la bureaucratie syndicale. Alors que les électriciens étaient en lutte il y a un an, Imbrecht, le dirigeant de la CGT Energie, prenait tranquillement son café avec Sarkozy, et il s’en est vanté même après la défaite de la grève : « L’arrivée de quelqu’un comme Sarkozy, qui fait de la politique mais qui pense à autre chose, avec le rapport de forces qu’on avait, a permis de donner une dimension politique au dossier. Durant les négociations, on est passé […] au déblocage de bien des dossiers. […] on a pu engranger des choses importantes du point de vue social […] » (interview publiée dans « Les Robins des bois de l’énergie », de Sophie Béroud).
D’ailleurs pendant la campagne du référendum la bureaucratie syndicale a joué un rôle tout à fait méprisable. Sans parler des numéro un Chérèque (CFDT) et Thibault (CGT) qui étaient carrément pour la « Constitution » européenne, ils ont tous freiné des quatre fers pour éviter une lutte de classe en pleine période électorale. Y compris la direction de la fédération CGT des cheminots, qui était solidement pour le « non », a reporté au 2 juin, au lendemain du référendum, une grève nationale.
La tiédeur des bureaucrates reflétait non seulement l’allégeance de beaucoup au « oui » majoritaire à la direction du PS mais aussi, plus fondamentalement, le fait qu’ils partagent avec la bourgeoisie la vision qu’il faut renforcer le capitalisme français contre ses concurrents et l’Union européenne contre les USA et le Japon, dans un contexte de rivalités économiques exacerbées. L’appel à la manifestation des métallos du 9 juin avait pour but de faire pression sur Chirac pour qu’il fasse suivre d’effet sa promesse de redonner à la France « les moyens d’une grande ambition industrielle » (voir l’Humanité, 8 juin). Seulement la seule manière d’avoir une ambition industrielle pour le capitalisme, en France et en Europe, c’est d’augmenter le taux d’exploitation des ouvriers en remplaçant les travailleurs par des machines plus performantes, en augmentant les cadences et les heures de travail, et en diminuant les salaires direct et indirect (prestations sociales, retraite). Et c’est de cela qu’il s’agissait avec la « Constitution européenne ». Les travailleurs voyaient que les capitalistes veulent détruire l’Etat-providence, et ils ont voté « non » avec raison.
Le 14 avril au Zénith : le nouveau front populaire se dévoile
Mais la campagne dirigée par le PCF pour le « non de gauche » avait fondamentalement pour but de reconstituer une nouvelle alliance électorale pour gagner en 2007 et reprendre les rênes du gouvernement bourgeois. La question du référendum était pour lui une question tout à fait secondaire. Le meeting politiquement décisif de la campagne a eu lieu le 14 avril à Paris, organisé par le PCF, et Buffet a profité de la tribune pour annoncer qu’elle préparait un bloc avec le PS, y compris avec les propagandistes enragés du « oui » dans le PS. Lutte ouvrière dans son journal du 22 avril rapporte les propos de Buffet de façon très claire :
« Nous allons prendre toutes les initiatives pour rassembler la gauche, y compris ceux qui auraient voté “oui”, pour débattre de ce que doit faire la gauche demain si elle revient au pouvoir. »
A la tribune du meeting du 14 avril il y avait Besancenot pour la LCR, Mélenchon pour le PS et Buffet pour le PCF. Le PS et le PCF sont des partis « ouvriers-bourgeois », c’est-à-dire des partis ouvriers dont la direction est procapitaliste, dédiée à la défense de la propriété privée des moyens de production. Mais il y avait aussi à la tribune le 14 avril directement des politiciens capitalistes. On avait Francine Bavay des Verts, et Georges Sarre qui représentait le Mouvement républicain et citoyen (MRC), le parti de Chevènement. Chevènement est sorti du PS au début des années 1990, à l’époque de la première guerre du Golfe où le gouvernement PS avait envoyé des dizaines de milliers de soldats dans le cadre de la coalition dirigée par Bush père contre l’Irak néocolonial. Chevènement n’était pas contre le militarisme impérialiste (il était même ministre de la guerre de Mitterrand, avant de devenir ministre des flics de Jospin) : il trouvait plutôt que le PS de Mitterrand ne défendait pas suffisamment bien les intérêts du capitalisme français contre les USA, notamment au Proche-Orient. En sortant du PS, Chevènement rompait avec le passé ouvrier de la social-démocratie et avec la base qui lui reste dans la classe ouvrière, et il créait un parti bourgeois qui s’appelle aujourd’hui le MRC.
Quant aux Verts, ils peuvent paraître moins réacs que les partis ouvriers réformistes sur toute une série de questions de société, comme par exemple sur le mariage homosexuel où Noël Mamère a pris une position en pointe. Mais il n’en reste pas moins que les Verts sont un parti bourgeois ; ils n’ont jamais eu ni voulu avoir le moindre ancrage dans les syndicats et ils ne prétendent ni de près ni de loin représenter les intérêts de la classe ouvrière ; leur base sociale ce sont des petits-bourgeois nationalistes qui veulent un capitalisme plus « écologique », c’est-à-dire où les ouvriers auraient moins de voitures et consommeraient encore moins. En Allemagne c’est un politicien Vert qui dirige depuis plusieurs années la diplomatie de l’impérialisme allemand et qui, tirant parti d’une auréole soi-disant pacifiste, a réussi à faire avaler aux travailleurs allemands des interventions militaires extérieures depuis 1999 avec la guerre des Balkans, pour la première fois depuis 1945.
Pour compléter la galerie du 14 avril, il y avait aussi José Bové. Bové n’est pas membre d’un parti bourgeois ; il est connu comme ex-porte-parole de la Confédération paysanne qui représente la petite paysannerie, donc les intérêts d’un secteur de la petite bourgeoisie. Sa campagne pour le roquefort français, contre les OGM (généralement assimilés aux multinationales américaines comme Monsanto) et contre la « malbouffe » (dont la figure emblématique est la chaîne américaine des MacDo) a simplement servi à renforcer le chauvinisme français contre l’hégémonie américaine.
A bas la collaboration de classes !
Nous appelons les alliances de collaboration de classes, telles que ce bloc du « non de gauche », des « fronts populaires », en référence notamment à celui de 1936. Voici ce qu’en disaient les trotskystes dans les années 1930 (c’est extrait d’une brochure de 1937 de James Burnham, alors un trotskyste américain) :
« Pour le prolétariat, à travers ses partis, abandonner son propre programme indépendant équivaut à abandonner son fonctionnement indépendant en tant que classe. Et c’est là précisément la signification du Front populaire. Dans le Front populaire le prolétariat renonce à son indépendance de classe, abandonne ses buts de classe – les seuls buts, comme l’enseigne le marxisme, qui puissent servir ses intérêts. […] Le Front populaire est par là même entièrement et irrévocablement non prolétarien, antiprolétarien.
« Par sa nature même, le Front populaire se doit d’être ainsi. La mise en place du Front populaire, par définition, nécessite l’accord sur un programme commun entre les partis ouvriers et les partis non ouvriers. Mais les partis non prolétariens ne peuvent accepter le programme prolétarien – le programme de la révolution socialiste – sans cesser d’être ce qu’ils sont. […]
« Le Front populaire, de par ses éléments fondamentaux, est la forme majeure de la préparation parmi les masses à la réalisation de l’unité nationale au sein des nations démocratiques, en soutien à la guerre qui vient. Sous les mots d’ordre du Front populaire les masses iront de l’avant pour se battre pour “leur propre” impérialisme. […]
« Ainsi, le Front populaire est la version contemporaine du social-patriotisme, la nouvelle forme sous laquelle doit se reproduire la trahison de 1914. » [souligné dans l’original]
– voir Spartacist éd. française n° 15-16, printemps 1980
Aussi les trotskystes, qui luttent pour que la classe ouvrière s’affranchisse de toute alliance qui la subordonne à la bourgeoisie, s’opposent par principe au front populaire.
La collaboration de classes est tellement un réflexe dans ce pays que les critères politiques sont généralement de différencier « la droite » et « la gauche », suivant les prises de position « progressistes » ou pas. Ce ne sont pas des critères de classe, car « la gauche » inclut des partis bourgeois. En faisant disparaître les barrières de classe, les partisans du front populaire qui font bloc avec la bourgeoisie se constituent en obstacle à une lutte de classe révolutionnaire des ouvriers contre la bourgeoisie.
Donc le 14 avril on avait l’embryon d’une nouvelle alliance de collaboration de classes entre des représentants de la bourgeoisie et l’essentiel des partis et organisations politiques ouvrières réformistes : PS, PCF et LCR (à l’exception notable de LO : voir notre article page 3). C’est traditionnellement sous cette forme que les réformistes dans ce pays commettent leurs trahisons : ils forment une alliance politique avec des capitalistes.
Ces derniers, d’un côté, leur servent de garantie vis-à-vis de la bourgeoisie qu’ils n’ont aucune intention de s’en prendre au système capitaliste lui-même, quelle que soit la pression des masses. Pour la bourgeoisie il est clair depuis des dizaines d’années qu’elle ne risque rien de ce côté-ci avec le PS et le PCF (et d’autant plus pour celui-ci depuis la chute de l’URSS il y a 13 ans), même sans partenaires bourgeois pour les encadrer, mais en ce qui concerne la LCR, deux garanties valent mieux qu’une.
Pourtant la LCR est elle-même équipée d’un programme qui accepte totalement le cadre du capitalisme. Toute sa campagne du référendum portait sur une Europe « sociale et démocratique », c’est-à-dire capitaliste à gouvernement social-démocrate. Sa « politique anticapitaliste » est un maigre calendrier de réformes (voir les « 10 mesures d’urgence » publiées dans Rouge, 7 avril) bien à droite des « 101 propositions » de Mitterrand dans les années 1970, quand celui-ci parlait mensongèrement de « rupture avec le capitalisme ». La LCR a formellement renoncé en 2003 à la dictature du prolétariat, qui est l’arme de la classe ouvrière parvenue au pouvoir pour écraser la résistance des capitalistes détrônés. Au lieu de cela la LCR se gargarise de « démocratie participative », comme dans la ville brésilienne de Porto Alegre où ses camarades ont tenu la mairie (avant de la rendre à la droite), autorisant des assemblées de quartiers à s’étriper sur comment se partager quelques pour cent du budget municipal sans toucher aux flics, etc.
Un certain nombre de militants de la LCR sont convaincus que la LCR refuserait de prendre part à un gouvernement capitaliste en France avec Hollande ou même Fabius. Mais l’exemple du Brésil devrait leur donner à réfléchir. Cela fait deux ans et demi que Miguel Rossetto, un de leurs dirigeants brésiliens, est ministre du Développement agraire dans le gouvernement de Lula, et ils ont littéralement des dizaines d’autres militants à eux dans les échelons supérieurs de l’appareil d’Etat capitaliste brésilien (voir Inprecor, avril). C’est un magnat du textile et un politicien bourgeois ultra-réactionnaire, José Alencar, que Lula avait choisi comme vice-président pour sa campagne électorale. On voit le résultat de toute la politique de front-populisme au bout de deux ans, notamment avec le démantèlement du droit à la retraite.
Quant au rôle de Rossetto, le « développement agraire » s’est soldé par moins de distributions de terres que sous les gouvernements de droite précédents. Rossetto ne défend les occupations de terres que si elles sont reconnues comme « légales » par l’appareil d’Etat à la solde des latifundistes. Le 17 mai les flics attaquaient brutalement la marche des paysans sans terre sur Brasilia ; des dizaines de personnes étaient blessées. D’après l’Humanité (19 mai) c’est Rossetto lui-même qui a été envoyé pour démentir les affirmations du Mouvement des sans-terre selon lesquelles Lula aurait débloqué quelques fonds pour la réforme agraire. Les attaques anti-ouvrières de Lula, applaudies par le FMI, sont si brutales qu’une partie des camarades brésiliens de la LCR s’oriente maintenant vers une nouvelle formation, le P-SOL, indépendante du PT mais dont la politique de collaboration de classes ne représente aucune rupture fondamentale avec celle du PT (voir notre article paru dans le Bolchévik, mars).
Le prétexte qu’ont utilisé les camarades brésiliens de la LCR pour placer Rossetto a été de dire : comme on est obligés de faire une alliance large pour avoir une majorité, il faut se plier aux limites dictées par nos alliés bourgeois, la clé étant d’être le plus fort possible pour faire le plus de pression possible pour déplacer légèrement vers la gauche le centre de gravité du gouvernement. On voit là comment dans un front populaire les représentants directs de la classe capitaliste servent aussi de couverture aux réformistes vis-à-vis de leur propre base.
Buffet et Besancenot essaient de faire oublier les années Jospin… et Fabius
Il y a eu en France un regain de combativité des travailleurs depuis plusieurs mois ; on a pu le voir avec les journées d’action dans le privé et le public entre janvier et mars, la grande manifestation de Bruxelles le 19 mars, les grèves victorieuses à Citroën-Aulnay en mars, dans les raffineries Total en mai, etc. La divergence qu’ont Mélenchon et Fabius avec Hollande et Jospin, c’est que les premiers envisagent un nouveau front populaire pour utiliser l’influence qu’a encore le PCF parmi les travailleurs combatifs, et l’image de la LCR, alors que l’aile Hollande-Jospin du PS pense, à la lumière encore des résultats électoraux de 2004, que le PS est suffisamment hégémonique à gauche et les ouvriers suffisamment démoralisés pour le laisser gouverner seul ou avec les Verts (et/ou les cathos de Bayrou) et sans faire de concessions verbales aux travailleurs.
Le PCF et la LCR ont le problème suivant : beaucoup de travailleurs ont gardé un souvenir cuisant des cinq années de gouvernement Jospin-Buffet, où les attaques n’ont fait que pleuvoir : flexibilité des heures de travail imposée avec les lois Aubry, privatisation de France Telecom, d’Air France, campagnes sécuritaires racistes, Vigipirate renforcé, etc.
On va nous dire que Buffet, qui était seulement ministre de la Jeunesse et des Sports, porte moins de responsabilités que Gayssot qui, en tant que ministre PCF des Transports, avait mis sur les rails la privatisation d’Air France et amorcé le plan fret qui conduit à terme assez rapproché maintenant à la privatisation de l’activité fret de la SNCF. C’est nier ce que veut dire la solidarité gouvernementale ; Buffet a assumé tous les crimes de son gouvernement ; elle y est restée quand Jospin a fait bombarder la Serbie en 1999, de même que Charles Tillon du PCF était resté au gouvernement quand de Gaulle avait balancé l’aviation pour bombarder les villages kabyles en mai 1945. Buffet n’a pas non plus bougé quand Jospin a fait blanchir les crimes de l’impérialisme français au moyen d’une commission d’enquête parlementaire, la commission Quilès, à propos du génocide du Rwanda commis grâce à Mitterrand.
Cela fait maintenant un an que le PCF se creuse la tête sur comment faire passer son nouveau front populaire comme quelque chose de moins mauvais que les années Jospin. Dans notre supplément d’avril 2004 nous citions un éditorial de l’Humanité hebdo (3-4 avril) qui disait la chose suivante :
« Renouer le fil entre les déçus désillusionnés et une gauche plus ou moins cadenassée par un Parti socialiste sûr de son hégémonie et incapable de remettre en cause ses cadres idéologiques plus marqués par la “loi du marché” que par la transformation du “monde marchand”, précisément, n’est donc pas une mince affaire. Défi de taille en vérité, qui concerne aussi tous les communistes, engagés dans une reconquête passionnante – mais difficile – des territoires populaires. »
La campagne sur le référendum apparaît dans cette optique comme utile pour redorer le blason de la « gauche du PS » (les tenants du « non », qui dans l’ensemble ne sont pas plus à gauche que les autres), et par là crédibiliser une nouvelle alliance avec le PS.
On a aussi le « petit facteur » Besancenot avec sa fausse candeur qui cherche à apporter un peu de fraîcheur au char nauséabond de Mélenchon-Fabius-Chevènement. Il faut souligner le cynisme des dirigeants de la LCR pour réhabiliter Fabius. Christian Picquet a carrément déclaré au Monde (voir leur édition du 22-23 mai) : « Il n’y a aucun obstacle à ce qu’il vienne. »
Fabius a bien besoin de toute cette mansuétude : vingt ans plus tard il est encore détesté pour ses attaques quand il était Premier ministre de Mitterrand entre 1984 et 1986 et appliquait le « tournant de la rigueur » contre les ouvriers (et plus récemment il était ministre sous Jospin et s’était prononcé pour la privatisation d’EDF). L’affaire du sang contaminé qui a tué des milliers de personnes, c’était sous Fabius – bien sûr l’(In)justice française l’a blanchi dans cette affaire. C’est avec Fabius comme Premier ministre que la DGSE avait coulé le Rainbow Warrior de Greenpeace pour protéger les essais nucléaires français. C’est encore sous Fabius qu’Eloi Machoro, dirigeant indépendantiste kanak, avait été exécuté de sang-froid par un commando du GIGN. Les deux ans de gouvernement raciste de Fabius ont aussi amené les premières victoires électorales des fascistes du Front national.
Le front populaire et le racisme
Le véritable programme du prochain front populaire sur l’immigration est en cours d’élaboration au PS, et c’est Malek Boutih, ex-dirigeant de SOS-Racisme, qui l’a rédigé. Il y a là-dedans tout ce dont rêve Sarkozy et même plus, y compris les quotas par pays, l’abrogation du regroupement familial, l’interdiction de la double nationalité, la prestation de serment au respect des lois de la République, etc. (le Figaro Magazine, 13 mai). L’hebdomadaire fasciste National Hebdo en a félicité Boutih ! Donc, même si le PS n’a pas endossé officiellement le rapport Boutih pour le moment, ça promet pour un éventuel gouvernement de front populaire avec le PS.
Un gouvernement de front populaire est inévitablement raciste car il s’agit d’administrer le capitalisme, pour lequel le racisme est essentiel afin de chercher à diviser la classe ouvrière. Ce n’est pas un hasard si, dès qu’il y a un renouveau des luttes sociales, on se retrouve avec une nouvelle campagne raciste : c’est que la classe ouvrière dans ce pays est depuis plus de cent ans multiethnique. Dans les années 1980 il y a eu de grandes grèves de l’automobile où c’était des travailleurs d’origine nord-africaine qui se sont retrouvés à l’avant-garde. A l’époque le Premier ministre social-démocrate Mauroy (qui précédait Fabius) déclarait que les ouvriers étaient manipulés par les ayatollahs.
Prenons les années Jospin, entre 1997 et 2002 : Chevènement, ministre des flics, faisait adopter des mesures de répression contre les organisations d’aide aux sans-papiers, et les flics tuaient d’une balle dans la nuque Riad Hamlaoui le 16 avril 2000, pour ne citer qu’une seule des victimes des flics sous Jospin. Jospin s’est vanté d’avoir réactivé au maximum le plan de quadrillage raciste Vigipirate dans les 90 minutes qui avaient suivi les attentats criminels du World Trade Center.
Le front populaire a pour fonction de faire dérailler les luttes de classe vers la collaboration de classes, ce qui passe inévitablement par l’utilisation de la carte du racisme. Les ouvriers immigrés de l’automobile qui avaient fait les grandes grèves des années 1980 ont été pour la plupart licenciés ou sont partis à la retraite, mais maintenant ce sont les enfants de ces travailleurs qui entrent en lutte, et contre eux aussi le racisme sera utilisé. En mars dernier à Citroën-Aulnay des jeunes issus des cités-ghettos ont été à l’origine de la première grève sérieuse de l’automobile depuis plus de dix ans. Sans parler des centaines de milliers de jeunes travailleurs d’origine africaine ou autre qui ont la nationalité française, le poids des travailleurs étrangers reste stratégique dans le bâtiment (200 000 travailleurs, soit un actif sur six sans compter les sans-papiers non comptabilisés), dans l’industrie (200 000 aussi) et dans les services aux entreprises, comme par exemple le nettoyage, qui sont indispensables pour le fonctionnement des installations (plus de 200 000) [chiffres publiés dans « Immigration et présence étrangère en 2002 » par André Lebon]. C’est pourquoi la lutte contre le racisme est une question pivot dans la lutte pour une révolution socialiste dans ce pays.
D’ores et déjà on peut voir que le nouveau front populaire aura une politique tout aussi raciste que celle de ses prédécesseurs. Le PS et le PCF ont déjà donné à la bourgeoisie de nombreuses garanties là-dessus. Une figure proéminente du PS, Bernard Kouchner, est allée jusqu’à soutenir la pétition contre le soi-disant « racisme anti-Blancs » visant après les manifestations lycéennes du 10 mars dernier à présenter les victimes de la brutalité raciste française des flics comme les coupables. Tous les jours les mairies et conseils généraux contrôlés par le PS et le PCF commettent des atrocités racistes, par exemple les expulsions de Roms par le PC à Saint-Denis. A Montreuil dans le 9-3, Brard, le maire apparenté PCF, poursuit une vendetta spéciale contre une secte protestante dont les membres sont pour la plupart des Noirs. Sur la question des exclusions racistes de jeunes femmes portant un foulard islamique, le PS a été en pointe (avec une contribution toute particulière de LO : voir notre article en page 3), que ce soit d’ailleurs le PS du « oui » (Jack Lang) ou le PS du « non » (Fabius) ; le maire de Paris Delanoë a y compris licencié une jeune employée portant un foulard islamique.
Evidemment cela ne va pas sans contradictions, parce que le PCF reste un parti de masse dont beaucoup de membres à la base cherchent à aider les sans-papiers, et veulent combattre les attaques racistes croissantes. Le PCF a fait un bon score l’année dernière aux élections régionales dans le 9-3 en mettant en tête de liste Mouloud Aounit, un militant antiraciste très connu d’origine algérienne. La première chose qu’a faite le PS a été d’émettre un veto à la nomination d’Aounit comme tête de liste lors de la fusion des listes au deuxième tour, tout comme à sa nomination après les élections à un poste de vice-président du Conseil régional d’Ile-de-France. Comme nous l’écrivions à l’époque (voir notre supplément, avril 2004) : « Ces vetos racistes du PS en disent cependant plus long sur le PS que sur l’antiracisme du PCF, qui pas un instant n’a songé à rompre avec le PS là-dessus. »
Donc maintenant le PCF recommence les parrainages de sans-papiers comme avant l’élection de Jospin. Le PCF réclame même le droit de vote pour tous les immigrés et pour toutes les élections. Ca fait bien sur le papier mais, quand ils étaient au gouvernement, une loi sur le droit de vote aux municipales, dûment votée au Parlement, avait été bloquée par le gouvernement qui avait refusé de l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat.
Nous présentons une perspective prolétarienne de lutte contre la terreur raciste, que ce soit celle du gouvernement Chirac ou celle du prochain gouvernement de front populaire. Nous disons : pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! Nous nous opposons à Vigipirate. Nous luttons pour syndiquer les intérimaires, CDD et temps partiels qui sont en grande partie d’origine immigrée et/ou des femmes et qui, du fait de leur oppression et de leur précarité, sont particulièrement vulnérables ; pour les intégrer dans la lutte le mouvement ouvrier doit revendiquer des emplois au statut égal pour tous, et à plein temps pour tous ceux qui le demandent.
Pour défendre ses acquis la classe ouvrière a besoin d’un programme de lutte de classe internationaliste, une alliance avec les travailleurs d’Amérique, de Pologne et d’ailleurs. Un tel programme exige des directions lutte de classe dans les syndicats. Il exige de rompre avec le front populaire autour du PS et ses larbins de la LCR et du PCF. Il exige un parti ouvrier révolutionnaire multiethnique. C’est ce parti que nous cherchons à construire. Rejoignez-nous !