Le Bolchévik no. 172

juin 2005

Les forums sociaux : avec les représentants de la bourgeoisie, et avec son argent

Les forums sociaux prétendent lutter contre la pauvreté et l’oppression. Mais, loin d’offrir la moindre solution à la misère du monde sous le capitalisme, les Forums sociaux mondiaux ont été mis en place dans la foulée des manifestations de Seattle fin 1999 contre une réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans l’objectif conscient d’assurer que ceux qui s’opposaient aux déprédations du capitalisme ne remettent pas en cause le système capitaliste lui-même, et de les canaliser dans une perspective de réforme infinitésimale du capitalisme (« penser globalement, agir localement »). Nous nous opposons à ces forums sociaux, ce qui ne veut pas dire que nous nous abstenons, mais plutôt que nous intervenons pour dénoncer ces blocs de collaboration avec la bourgeoisie et pour gagner des jeunes à une perspective vraiment anticapitaliste, c’est-à-dire prolétarienne, révolutionnaire et internationaliste.

Le premier Forum social mondial (FSM) a eu lieu en 2001 au Brésil. Bernard Cassen, un idéologue bourgeois de tendance chevènementiste, et qui à l’époque était directeur général du Monde diplomatique et président d’ATTAC, club de réflexion bourgeois de gauche, a expliqué dans son livre Tout a commencé à Porto Alegre, comment l’idée a germé le 16 février 2000, deux mois après Seattle, lors d’une discussion entre lui, Oded Grajew et Chico Whittaker. Grajew était un ancien industriel du jouet, dirigeant de l’Association brésilienne des entrepreneurs pour la citoyenneté. Whittaker était secrétaire de la commission Justice et Paix de la Conférence nationale des évêques brésiliens. Autrement dit, il y avait un idéologue de l’impérialisme français, un capitaliste brésilien et un représentant de l’aile gauche du Vatican. (D’ailleurs le FSM de 2003 s’est déroulé dans l’université catholique de Porto Alegre.)

Mais le mouvement ouvrier s’est joint à cette initiative de la bourgeoisie ! Même si les partis ne sont pas officiellement partie prenante en tant que tels dans les forums sociaux, ce sont les militants des organisations ouvrières réformistes qui constituent le gros des troupes – et une bonne partie de la direction – de ces événements : PT au Brésil, PS, PCF et LCR en France. De plus les syndicats en font partie. Il s’agit ainsi d’un « front populaire », une alliance politique de collaboration de classes entre organisations ouvrières et représentants des capitalistes, sur la base d’un programme bourgeois (voir notre article de première page).

La Charte des principes des forums sociaux, à laquelle il faut adhérer pour prendre part à ceux-ci, précise qu’on ne peut parler en tant que représentant d’un parti, ni d’une organisation militaire (ce qui exclut les mouvements de rébellion comme l’ETA basque, les FARC colombiennes… ou même les zapatistes) ; par contre les « gouvernants » et les parlementaires bourgeois sont les bienvenus. Cassen pensait initialement tenir le FSM à Belo Horizonte, dont le cacique local, Itamar Franco, était un politicien de droite et ancien président de la République brésilienne. Donc il est tout naturel qu’au premier FSM il y avait Chevènement en première ligne de la manifestation officielle, et que des politiciens bourgeois français, secrétaires d’Etat en titre dans le gouvernement Jospin, et envoyés par celui-ci, ont pris part aux débats, notamment le Vert Guy Hascoët et le radical de gauche François Huwart.

Si la bourgeoisie a été à l’initiative des forums sociaux, elle n’a pas abandonné son bébé, l’allaitant d’énormes subventions financières. Les FSM brésiliens sont financés entre autres par la mairie de Porto Alegre, l’Etat brésilien du Rio Grande do Sul et le gouvernement capitaliste fédéral. Entre 2001 et 2003 les FSM ont fait l’objet de donations d’au total près d’un million de dollars de la très capitaliste Fondation Ford, également très connue pour ses liens inextricables avec la CIA (voir l’article de Rajani X. Desai publié dans Aspects of India’s Economy n° 35 de septembre 2003 sous le titre « Economics and Politics of the World Social Forum » [Economie et politique du Forum social mondial]) ! Comme le fait remarquer Desai, « On n’a effectivement pas besoin d’être un marxiste pour comprendre que “qui paie les violons choisit la musique” » !

Les Forums sociaux européens (FSE) s’inscrivent dans le même type d’alliances de collaboration de classes que les FSM, et les financements y correspondent, provenant pour l’essentiel de l’Etat bourgeois. Par exemple pour le FSE de 2003 à Saint-Denis, près de Paris, c’était soit directement le gouvernement (le Ministère des Affaires étrangères et le cabinet du Premier ministre Raffarin ont donné chacun 250 000 euros !), soit les mairies et conseils généraux tenus par le PS et le PCF.

En France cela paraît tout naturel de toucher du fric du gouvernement. Y compris de nombreux militants de Lutte ouvrière, une organisation qui a pourtant une image sectaire radicale, semi-clandestine, trouvent tout à fait normal que le budget de leur organisation soit couvert par l’Etat bourgeois en proportion équivalente aux cotisations qu’ils perçoivent de leurs membres et sympathisants. Pour le PCF c’est l’immense majorité de ses revenus qui viennent de l’Etat bourgeois, au moins les trois-quarts sans compter le fric qui passe par les mairies qu’il contrôle. C’est là encore une forme particulièrement grotesque de collaboration de classes, de la corruption officialisée.

Le PCF, la LCR, Lutte ouvrière, acceptent cet argent en présentant l’Etat comme quelque chose de neutre, au-dessus des classes, que l’on peut faire fonctionner pour le compte des travailleurs. En réalité ils savent très bien que c’est de la bourgeoisie et de son Etat qu’ils reçoivent l’argent, et cela correspond à leur propre réformisme : leur rôle est de demander quelques miettes à la bourgeoisie pour les ouvriers, et au passage ils touchent leur commission. Nous voulons au contraire détruire l’Etat bourgeois par une révolution ouvrière. L’Etat bourgeois, un appareil de coercition basé sur la police, l’armée, les gardiens de prison, les juges, a pour fonction de protéger par la force le système de propriété privée des moyens de production, ce qui veut dire réprimer toute tentative sérieuse des opprimés pour se libérer, et en général intimider en permanence les travailleurs et les opprimés pour les dissuader de se soulever.

La toile de fond des forums sociaux, c’est la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique et la proclamation mensongère de la bourgeoisie qu’en conséquence « le communisme est mort ». Nos opposants de gauche n’étaient jamais vraiment pour le programme de la révolution socialiste, mais ils manifestaient tout au moins occasionnellement pour la forme leur adhésion au but final de renverser révolutionnairement le capitalisme. Aujourd’hui au contraire, imprégnés eux-mêmes de l’idéologie de la « mort du communisme », ils ont pour l’essentiel cessé de parler du socialisme, qu’ils considèrent comme une utopie, et ils se raccrochent à des forces de plus en plus distantes de la classe ouvrière.

Ainsi dès la fondation d’ATTAC par Bernard Cassen la LCR s’est massivement impliquée dans cette organisation, un « front populaire » lui-même où sont impliqués les syndicats, dans le but de mettre en place un système visant à limiter le caractère erratique des flux de capitaux au moyen de la « taxe Tobin », et ainsi stabiliser, donc pérenniser, le système :

« La taxe Tobin a une vocation universelle : intégrer, par la négociation, l’ensemble des gouvernements de la planète dans une démarche coordonnée de reconstruction d’un système financier et monétaire mondial stable […]. »

Tout sur ATTAC

On est bien loin du renversement du capitalisme ! En fait le Secrétaire général du conseil scientifique d’ATTAC, J. Cossart, a participé encore récemment (au côté de différents PDG de multinationales) à une commission mise en place à la demande de l’Elysée, et dont le rapport a servi de base au discours « altermondialiste » de Chirac prononcé à l’ONU le 20 septembre 2004. Ce rapport insiste que les différentes taxes qu’il propose sont « à taux suffisamment faibles pour ne pas perturber le fonctionnement des marchés » (Informations Ouvrières, 29 septembre – 6 octobre 2004).

Un livre récent publié sous la direction entre autres d’Eric Agrikoliansky (« L’altermondialisme en France – La longue histoire d’une nouvelle cause ») documente aussi les multiples racines d’obédience catholique de ce mouvement : parmi des organisations paysannes, et dans le milieu tiers-mondiste dont certains militants remontent aux catholiques qui s’étaient opposés pour des raisons morales à la guerre d’Algérie. On trouve parmi les membres fondateurs d’ATTAC Témoignage chrétien, journal catholique. Le très officiel Secours catholique s’est massivement investi dans le FSE de 2003 à Paris. (Seul Mélenchon du PS ne l’a pas remarqué, tout occupé qu’il était à diriger une campagne hystérique contre la participation au FSE du prédicateur musulman Tariq Ramadan.)

Le mouvement altermondialiste a pris son essor en France à la fin des années 1990. Il recyclait les déçus de la « Gauche plurielle » de Jospin qui, face aux trahisons des partis réformistes, avaient abandonné tout espoir dans la politique partisane et se tournaient vers l’activité « associative ». Le mouvement altermondialiste français, notamment ATTAC, a été mis au premier plan de la campagne du « non de gauche » à la « Constitution » européenne. Même s’il se défend de se laisser « récupérer » pour des buts partisans (c’est-à-dire promouvoir Fabius pour 2007), il a dans l’ensemble la même vision d’une Europe capitaliste qui soit plus sociale, et surtout plus forte contre les Etats-Unis. En octobre 2002 un appel avait été adopté en marge du FSE de Florence ; il s’adressait aux chefs de gouvernement européens, dont « beaucoup sont opposés à la guerre » (c’est-à-dire Chirac et Schröder), « pour qu’ils prennent publiquement position contre la guerre, que celle-ci ait reçu ou non l’aval de l’ONU ». Ils ont ainsi consolidé l’autorité politique dont Chirac avait besoin pour attaquer les sans-papiers et les retraites de tous les travailleurs quelques mois plus tard.

Les réformistes du PS, du PCF, de la LCR ont tellement trahi depuis si longtemps qu’ils ont créé un large sentiment de défiance envers la politique en général. Toute une couche composée largement de petits-bourgeois s’est réfugiée dans une activité associative… dirigée par ces mêmes partis, en bloc avec la bourgeoisie. Notre perspective est tout autre : réimplanter le marxisme révolutionnaire dans la classe ouvrière, pour jeter les bases de futures révolutions prolétariennes victorieuses. C’est un parti consacré à cette tâche que nous voulons construire.