Le Bolchévik no. 171

mars 2005

Brésil : Du PT au P-SOL

La gauche française à la traîne de la collaboration de classes

Paris, le 8 mars – A l'occasion du 5e Forum social mondial (FSM) du 26 au 31 janvier dernier à Porto Alegre, au Brésil, plus de 100 000 altermondialistes se sont rassemblés en opposition au « néolibéralisme », à l'occupation de l'Irak, etc. Le Forum était financé directement par des institutions capitalistes et par les politiciens bourgeois qui sont leurs larbins (tout comme c'était déjà le cas pour les Forums sociaux européens en France et en Grande-Bretagne) : plus de 1,7 million d'euros de dons venaient des ONG telles que la Fondation Ford, et l'Etat fédéral géré par le Partido dos Trabalhadores (Parti des travailleurs – PT) de Lula a versé deux millions d'euros. Aussi, des politiciens bourgeois de toutes sortes ont participé au Forum social mondial de Porto Alegre. Un message du Président Chirac a été lu au Forum et les deux grandes vedettes du FSM étaient le président du Brésil, Lula, et le président du Venezuela, Hugo Chávez. En tant que marxistes, nous nous opposons à ces forums sociaux car ce sont des organisations collaborationnistes de classe comprenant l'implication directe d'organisations bourgeoises et d'agences de l'Etat bourgeois.

Les capitalistes et les politiciens bourgeois financent et apparaissent dans les forums sociaux pour faire valoir leurs références antiaméricaines contre Bush afin de se donner plus de crédibilité pour la mise en œuvre des attaques contre les travailleurs dans leur propre pays. Donc, à Porto Alegre, Lula a lancé une « campagne contre la pauvreté ». Parlons un peu de pauvreté au Brésil : les favelas (bidonvilles) entourent toutes les grandes villes, il y a le racisme contre les Noirs, l'assassinat des meninos da rua (enfants de la rue), des millions de paysans sans terre, la domination et le pillage impérialiste. Ce n'est pas un blabla cynique de dirigeant capitaliste qui changera cela. Le Brésil a une des économies les plus importantes de l'Amérique latine. Les puissants travailleurs du pays produisent toute la richesse, des voitures à l'extraction du pétrole en passant par l'électricité. Les ouvriers sont les seuls qui ont la capacité d'arrêter la production, et qui peuvent diriger la lutte à la tête de tous les opprimés, des paysans sans terre aux pauvres des favelas, pour une révolution socialiste qui arracherait les usines des mains des capitalistes et mettrait en place un Etat ouvrier. Pour subvenir aux besoins de la majorité de la population il faut une économie centralisée et collectivisée basée sur des conseils ouvriers.

Il n'y a pas de solution à l'arriération économique dans un développement « national » du capitalisme. Aussi, une révolution ouvrière devrait être étendue ailleurs en Amérique latine, mais aussi jusqu'aux Etats-Unis. Aux USA les travailleurs noirs forment une composante très puissante de la classe ouvrière, et il est certain que toute lutte du prolétariat brésilien largement noir aurait un impact aux USA. C'est seulement avec la participation des ouvriers des Etats impérialistes que l'impérialisme capitaliste pourra être détruit, et les énormes ressources de ces pays mises au service de toute l'humanité.

Lula est arrivé au pouvoir en 2002 avec la bénédiction de la bourgeoisie brésilienne parce que les capitalistes estimaient qu'il avait l'autorité nécessaire pour convaincre les travailleurs d'accepter des mesures d'austérité. Le bilan de ces deux ans de gouvernement c'est le démantèlement des retraites, des attaques contre l'éducation qui ont suscité des protestations sur les facs, aucune réforme agraire, et un énorme excédent budgétaire pour satisfaire les exigences du FMI de remboursement de la dette du pays. Le PT de Lula est un parti ouvrier bourgeois, avec une base ouvrière mais une direction ayant un programme procapitaliste. La coalition qui a porté Lula au pouvoir est un exemple de ce qui est connu historiquement comme un front populaire, c'est-à-dire une coalition où plusieurs partis ouvriers s'allient à des forces bourgeoises. Le PT de Lula avait même fait alliance avec le Parti libéral du grand capitaliste José Alencar. Nous, marxistes, appelons cela de la collaboration de classes alors que les intérêts des travailleurs et des capitalistes sont inconciliables. Les travailleurs produisent toute la richesse et font marcher tous les moyens de communications et de transports dans la société. Les capitalistes qui sont les propriétaires des usines, des sociétés de télécommunications, etc. s'approprient le profit extrait de la force de travail. Les travailleurs ne peuvent pas se battre dans leur propre intérêt quand ils se subordonnent politiquement à la bourgeoisie.

Néanmoins, l'arrivée au pouvoir de Lula a été largement perçue comme une victoire, ou un premier pas, par des organisations en France qui se disent trotskystes. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR) a écrit que « les scores électoraux du PT n'en constituent pas moins une défaite pour le néolibéralisme et témoignent d'un déplacement significatif du rapport de forces dans la société brésilienne » (Inprecor, janvier-février 2003). L'organisation sœur de la LCR au Brésil, dans le courant Démocratie socialiste (DS), fait carrément partie du PT. D'ailleurs le ministre du Développement agraire de Lula, Miguel Rossetto, est membre de DS. A la différence des réformistes du Secrétariat unifié (SU – l'organisation internationale à laquelle est affiliée la LCR), les révolutionnaires s'opposent par principe à la participation dans un organe exécutif de l'Etat bourgeois, car la bourgeoisie n'admet des « socialistes » ou même des « trotskystes » dans son gouvernement qu'à condition qu'ils défendent l'ordre capitaliste, et c'est exactement ce que fait Miguel Rossetto.

Le groupe de jeunesse de la LCR, les JCR, était un peu plus réservé par rapport au fait d'avoir un camarade dans le gouvernement de Lula. « red » écrit en mars 2004 : « Le gouvernement Lula est un gouvernement libéral qui combat le mouvement social. » Mais aussi elles laissent entendre que peut-être le gouvernement capitaliste pourrait agir dans l'intérêt des travailleurs et des pauvres si seulement il avait un peu de bonne volonté. Alors elles prennent la défense de leur camarade ministre Rossetto, disant « De toute évidence, le financement du ministère de la réforme agraire n'est pas la priorité de Lula, et dès lors, notre camarade n'a pas pu faire tous les changements qu'il souhaitait » (« red », janvier 2004). Loin de ce que racontent les JCR, il y a eu moins de distribution de terres sous le gouvernement Lula/Rossetto que sous le gouvernement précédent de droite ; et Rossetto a sur les mains le sang de chaque paysan sans terre assassiné par les grands propriétaires terriens pour lesquels le gouvernement de Lula travaille.

La Gauche révolutionnaire (GR), affiliée au Comité pour une Internationale ouvrière (CIO), a dans un premier temps apporté sa contribution aux illusions dans l'élection de Lula, saluant une « victoire de la classe ouvrière » (l'Egalité, novembre-décembre 2002). De 1998 jusqu'à récemment les camarades de la GR au Brésil construisaient le PT de l'intérieur, avec quelques critiques, dans la tendance Socialisme révolutionnaire (SR). Si critiques du PT soient-ils aujourd'hui, la vérité c'est que leurs camarades sur place ont aidé très directement à la mise en place du gouvernement actuel.

Les illusions qu'il y avait dans le gouvernement de Lula ont commencé à se dissiper, et le mécontentement commence à grandir parmi les jeunes, les travailleurs et les paysans. Et évidemment les opportunistes de DS, de SR, etc. se sont adaptés à ce changement. Une scission récente du PT reflète le niveau de mécontentement et de colère contre le gouvernement. Le Parti socialisme et liberté (P-SOL) s'est créé en résultat de l'expulsion du PT en décembre 2003, contre leur gré, des parlementaires Heloísa Helena, Babá, Luciana Genro et João Fontes. Ces derniers protestaient contre les attaques du gouvernement fédéral contre les retraites. Le P-SOL a été formé officiellement lors d'une conférence en juin 2004 et sa direction contient pas mal de groupes se réclamant du trotskysme. Heloísa Helena était membre du courant Démocratie socialiste au sein du PT, et une minorité des forces anciennement de DS se retrouve maintenant dans le P-SOL. Le courant SR s'est retrouvé exclu du PT au même moment que certains membres de DS, et maintenant il anime aussi le P-SOL. Il y a aussi quelques individus qui ont quitté le PSTU moréniste et des individus d'autres groupes.

Le programme de réformes du P-SOL se prononce contre l'impérialisme, pour une réduction de la semaine de travail, etc. Il mentionne même l'oppression des Noirs et des homosexuels. Mais si le P-SOL prend une posture plus à gauche c'est pour mieux canaliser la colère des jeunes et des travailleurs, non pas dans une lutte contre le système capitaliste et pour la construction d'un nouveau parti révolutionnaire, mais dans la construction d'un parti réformiste plus à gauche que le PT. Le programme du P-SOL, adopté les 5 et 6 juin 2004 lors de sa conférence nationale de fondation, dit qu'il faut construire un nouveau parti car « C'est une nécessité objective pour ceux qui, ces vingt dernières années, ont construit une conception combative du PT et lui ont offert la possibilité extraordinaire d'ouvrir la porte à un Brésil sans misère et sans exploitation, mais qui ont vu la trahison de leurs luttes, rêves et aspirations. » Le P-SOL se base essentiellement sur l'idée que le programme du PT était correct mais que ce dernier a mal tourné une fois au pouvoir, donc les « luttes » et « rêves » des fondateurs du P-SOL ont été « trahis ». Le PT n'a pas du tout « trahi » son programme car il avait dès le début un programme de collaboration de classes. Le PT participe à des coalitions avec des partis bourgeois depuis les élections présidentielles de 1989. En 2002 Lula est arrivé au pouvoir avec la bénédiction de la bourgeoisie brésilienne. Mais cela n'est pas en contradiction avec son programme, car il avait toujours l'objectif de gérer l'Etat bourgeois.

Le P-SOL dit que sa base programmatique ne peut se fonder que sur un principe : « la défense de l'indépendance politique des travailleurs et des exclus. Le parti que nous sommes en train de créer n'aura pas pour but de préconiser la collaboration de classes. » En fait, des membres du SU animent la direction du P-SOL, mais la plupart de ses membres demeurent dans le courant Démocratie socialiste au sein du PT et une résolution de la conférence nationale de DS a condamné le « projet de parti sectaire » de ce qui est devenu le P-SOL (Inprecor, septembre 2004). Néanmoins, pour Heloísa Helena, l'indépendance de classe est un principe tellement « cher » qu'elle reste dans la même internationale que ses camarades qui ont un ministre dans le gouvernement de Lula. Lors des élections municipales de novembre 2004 le P-SOL national a soutenu le candidat du PT/courant DS, Luizianne Lins, au deuxième tour à Fortaleza. Lins a réussi à gagner la mairie avec le soutien au deuxième tour de plusieurs petits partis bourgeois (qui, en échange de leur soutien, ont reçu des places dans l'exécutif municipal), comme le Parti démocratique travailliste (PDT, un parti populiste) et les Verts (PV). Le P-SOL a aussi refusé de s'opposer au PT à Porto Alegre, où le candidat sortant, Raul Pont (aussi du PT/courant DS), était en coalition avec plusieurs partis bourgeois. La direction nationale du P-SOL a soutenu une déclaration « contre le candidat Fogaça (PPS), sans déclarer un vote pour Raul Pont » et défendant soit le vote pour Pont, soit un vote nul (« Texto da executiva nacional do P-SOL sobre balanço das eleições municipais », non daté, mis en ligne sur www.psol.org.br). La majorité des membres dirigeants du P-SOL viennent du PT mais ils ne critiquent jamais leurs propres activités passées en tant que membres du PT, car ils continuent les mêmes pratiques.

S'il fallait encore un exemple de collaboration de classes dans le programme même du P-SOL, on peut y lire : « Il est fondamental de démocratiser les forces policières et en particulier l'armée, avec le droit de la troupe à la libre organisation politique et à élire ses commandants ; avec le droit à la promotion, sans limitations pour les officiers subalternes. » C'est un appel suicidaire pour les travailleurs : plus de droits « démocratiques » pour les flics, cela veut dire de meilleures conditions pour eux pour casser la prochaine grève, et de meilleures conditions pour assassiner de sang-froid les enfants de rue ! C'est l'essence même du réformisme et de la collaboration de classes. Les capitalistes se maintiennent au pouvoir en partie par l'idéologie et en partie par la force, leur Etat : les flics, les matons, l'armée. Toutes les leçons sanglantes de l'histoire montrent qu'il n'est pas possible de « réformer » l'Etat bourgeois. Il faut le renverser et les travailleurs doivent mettre en place leur propre Etat : la dictature du prolétariat.

Ce qu'il faut c'est construire un parti révolutionnaire, mais les pseudo-trotskystes français se tournent vers le Brésil comme modèle pour voir comment construire un parti réformiste. La LCR et les JCR ont surtout fait campagne contre l'exclusion d'Heloísa Helena du PT et, maintenant que leurs camarades sont exclus, l'essentiel de l'attention de la LCR reste sur DS ; ils sont ravis de la victoire récente de leur camarade Luizianne Lins du PT à Fortaleza et ils pleurent la perte de la ville de Porto Alegre qu'ils ont longtemps contrôlée. La GR/CIO « salue la naissance » du P-SOL (l'Egalité, septembre-octobre 2004), car au fond elle voit un grand parti non révolutionnaire non comme un nouvel obstacle, mais au contraire comme un pas vers la construction d'un parti véritablement révolutionnaire ; et en cela elle prend le P-SOL comme modèle. La GR dit : « Mais il ne faut pas pour autant adopter une position sectaire et exiger de façon mécanique comme préalable que le nouveau parti soit révolutionnaire. » Même si dans la phrase suivante elle cherche à modérer un peu sa déclaration : « Cela ne veut pas dire que le parti des travailleurs soit une étape obligée avant le parti révolutionnaire. » Pour le CIO, le programme du P-SOL « présente la perspective et la stratégie socialiste comme un aspect fondamental du nouveau parti à construire » (l'Egalité, janvier-février).

Nous luttons pour un parti authentiquement marxiste qui se fera le champion des droits de tous les opprimés – Noirs, femmes, homosexuels, paysans – avec un programme lutte de classe conçu pour amener la classe ouvrière au pouvoir. Ceci n'est pas possible en construisant un parti comme le P-SOL qui dans son programme parle sur le « féminisme », les Noirs et les homosexuels, mais ne mentionne même pas une question démocratique fondamentale pour les femmes : le droit à l'avortement. Le P-SOL est certainement sous la pression de la puissante Eglise catholique brésilienne, comme le montre cette déclaration de la principale porte-parole du P-SOL, Heloísa Helena :

« Je suis catholique. Je vais toujours à l'église. J'ai beaucoup d'amis à l'intérieur qui sont prêtres. La semaine passée, je suis allée quatre fois à la messe dans une seule ville, aidant dans la célébration. J'ai retrouvé la foi il y a des années, par la douleur, et je suis tout à fait convaincue. Mon expérience religieuse est avec le camarade qui est là-haut dans les cieux, et qui m'a donné beaucoup de preuves d'amour dans les moments difficiles que j'ai traversés durant ma vie. »

– Interview au Jornal do Brasil, reproduite dans Inprecor, janvier-mars 2004

Nous, trotskystes, nous nous battons pour l'avortement libre et gratuit ! Flics, curés, hors des chambres à coucher !

Un parti révolutionnaire doit être capable d'opposer, en pratique, les idées libératrices du communisme aux préjugés de l'idéologie dominante dans tous les aspects de la vie sociale : contre le machisme qui prévaut, pour la lutte pour la libération des femmes par la révolution socialiste, contre le racisme, brandir l'étendard de la libération des Noirs et combattre pour défendre les paysans et les peuples indigènes. Comme nous l'écrivions dans notre article « Le front populaire de Lula serre la vis aux travailleurs » (le Bolchévik n° 167) :

« [Le parti révolutionnaire] doit se placer à la tête des luttes de tous les opprimés, dans le cadre du combat pour instaurer le pouvoir ouvrier, détruire le pouvoir des patrons et placer les ressources et les énergies immenses du pays au service des besoins humains les plus urgents. Cette perspective est nécessairement internationaliste, et s'inscrit dans la lutte pour reforger la Quatrième Internationale afin de diriger de nouvelles révolutions d'Octobre. »