Femmes et Révolution

 

80 millions de femmes mutilées

Le crime de l'excision

L'article ci-dessous a été traduit de Women and Revolution (n° 41, été-automne 1992), le journal de la commission du comité central de la SL/US pour le travail parmi les femmes.

Reproduit du Bolchévik n° 120, septembre 1992

Au petit matin, dans un village africain pas très loin de Nairobi, au Kenya, des jeunes filles sont tirées de leur sommeil et conduites à la rivière toute proche. L'eau est froide, elle aide à stopper les saignements des premières règles et rend leurs organes génitaux saillants et moins sensibles. Bientôt, une vieille sage-femme prend les enfants une par une et, avec un rasoir rouillé, des ciseaux ou un morceau de verre tranchant, elle coupe le clitoris, tranche les lèvres et applique de la cendre, des herbes ou de la bouse de vache pour stopper l'hémorragie. Tandis que la petite fille se tord de douleur, d'autres femmes la maintiennent les bras cloués au sol, les jambes écartées, la bouche fermée, de sorte qu'elle ne puisse pas s'enfuir ou alerter les autres enfants qui attendent dans l'eau froide et ne se doutent de rien.

Plus de 80 millions de femmes aujourd'hui de par le monde ont été soumises à des mutilations barbares similaires, une pratique traditionnelle qui reste courante dans au moins 28 pays africains. D'après l'organisation Minority Rights Group International, 90 % des femmes dans le nord du Soudan, de l'Ethiopie et du Mali, et presque 100 % en Somalie et à Djibouti, subissent une excision rituelle. Dans ces pays, les femmes sont aussi infibulées, les deux côtés de la vulve étant cousus ensemble avec des fils en boyaux de chat ou maintenus avec des épines, une allumette étant introduite pour obtenir une ouverture de la taille d'une tête d'épingle. Des mutilations moins complètes sont pratiquées sur les femmes dans certains endroits au Proche-Orient et au Pakistan, et chez certains musulmans de Malaisie, d'Inde et du Sri Lanka.

Ces mutilations sont habituellement pratiquées à la puberté. Mais dans de nombreux pays, l'opération est pratiquée sur de jeunes enfants, et dans beaucoup d'autres sur des petites filles âgées de sept à dix ans. De plus en plus, des petites filles sont excisées jeunes, sans aucune des cérémonies traditionnelles associées à l'initiation rituelle au statut de femme. Ces jeunes femmes sont privées des organes du plaisir sexuel, soumises à d'abominables douleurs pendant qu'elles urinent, pendant les règles ou les rapports sexuels, et souffrent de complications médicales multiples pendant toute leur vie d'adulte.

Ces pratiques existent depuis des siècles, mais la plus grande partie du monde en ignorait l'existence. En 1976, l'humaniste libérale britannique Jill Tweedie écrivait dans sa rubrique du Guardian de Londres : « Ceux qui font cela, celles à qui cela est fait, ceux dans les pays desquels cela est fait, et ceux qui à l'extérieur savent que cela est fait, se retrouvent trop souvent dans une conspiration du silence engendrée par une combinaison étrange mais extrêmement puissante d'ignorance, de tradition, de honte, de pauvreté et de dédain de la part des intellectuels. » A la fin des années 1970, un certain nombre de féministes occidentales ainsi que plusieurs femmes africaines déterminées ont attiré l'attention sur ces actes barbares perpétrés contre les femmes et ont obligé des agences des Nations unies réticentes à se préoccuper de cette question.

La vague d'émigration pour fuir une pauvreté sans espoir et les convulsions sociales qu'a connues l'Afrique dans les années 1980 ont fait de cette question une réalité concrète en Europe, où des immigrés et des réfugiés africains continuent à exciser leurs enfants, soit en important une sage-femme du pays soit en y renvoyant leurs filles pour que l'opération soit pratiquée. Récemment, le refus de l'Etat français d'accorder l'asile politique à une Malienne de vingt-deux ans qui voulait échapper aux mutilations génitales rituelles dans son village natal a attiré l'attention de la presse internationale. Et Alice Walker, la féministe libérale noire, vient de publier Possessing the Secret of Joy, un roman (étonnamment dénué de féminisme bourgeois anti-hommes) qui décrit de façon saisissante les efforts d'une Africaine pour affronter la vie après avoir subi une mutilation génitale. Il est clair qu'une partie des réactions internationales à la pratique des mutilations des organes génitaux féminins a pour motifs le racisme et un moralisme hypocrite, mais cela dit, ces pratiques constituent en elles-mêmes un acte de barbarie odieux auquel il faut s'opposer catégoriquement et inconditionnellement.

Une pratique inhumaine

On retrouve trois formes de mutilations un peu partout dans un triangle qui s'étend de l'Egypte à la Tanzanie, à l'est, et jusqu'au Sénégal, à l'ouest. Bien qu'on les désigne souvent sous le nom de « circoncision féminine », il n'y a aucune commune mesure avec l'ablation du prépuce qui est pratiquée chez tous les individus de sexe masculin dans les sociétés musulmane et juive, et aux Etats-Unis. Seule la version la plus altérée de l'excision, dite Sunna (« tradition ») peut être à proprement parler appelée circoncision. Elle ne concerne qu'un petit nombre de femmes, principalement dans des pays non africains. La Sunna peut se réduire à un simple percement du clitoris ; plus souvent, on procède à l'ablation du capuchon du clitoris.

La féministe égyptienne Nawal El Saadawi, auteur de la Face cachée d'Eve : Les femmes dans le monde arabe, a décrit l'expérience terrifiante de sa propre excision à l'âge de six ans. Elle a aussi décrit son travail de médecin dans l'Egypte rurale des années 1950 : « Il m'arrivait fréquemment de soigner des jeunes filles qui nécessitaient des soins à domicile, souffrant de saignements abondants après une excision. Plus d'une a payé de sa vie la façon inhumaine et primitive dont était effectuée l'opération, déjà barbare en soi. D'autres souffraient d'infections graves ou chroniques, parfois pour le restant de leurs jours. »

L'excision, la pratique la plus courante en Afrique, recouvre l'incision du clitoris, et parfois son ablation, et l'ablation d'une partie ou de la totalité des petites et des grandes lèvres. Le manque d'expérience ou la mauvaise vue du praticien peuvent conduire à la perforation de l'urètre, de la vessie, du sphincter et/ou des parois du vagin. Des cicatrices chéloïdes peuvent rendre la marche difficile ; le développement de kystes dermoïdes n'est pas rare. Un rite fréquemment justifié comme garantissant la fertilité peut conduire à la stérilité.

La plupart des femmes de la corne de l'Afrique sont aussi infibulées. En plus de la clitoridectomie, ce qui reste des grandes lèvres est cousu ensemble, laissant une minuscule ouverture. Après l'opération, les jambes de la jeune fille sont attachées ensemble, des hanches aux chevilles, pendant une période qui peut atteindre quarante jours, pour permettre la formation de tissus cicatriciels. Miction et règles sont d'épouvantables calvaires : vider la vessie peut prendre jusqu'à trente minutes ; avec la rétention de l'urine et du flux menstruel, l'infection est garantie.

Pour les femmes infibulées, les rapports sexuels deviennent un fardeau pratiquement insupportable, en particulier pendant la nuit de noces. La consommation du mariage peut prendre des semaines, le mari devant commencer par ouvrir l'infibulation de sa femme avec les doigts, un couteau ou un sabre de cérémonie. La femme doit restée étendue, les jambes écartées, et subir des pénétrations répétées et sanglantes jusqu'à ce qu'une ouverture suffisamment grande devienne permanente. De nombreuses femmes voient la grossesse comme un moyen d'échapper à ces rapports sexuels douloureux et d'où tout plaisir est absent ; cependant, l'accouchement lui-même est traumatisant. Les tissus cicatriciels sont souvent arrachés avec la sortie de l'enfant. Celles qui ont accès à l'hôpital ont besoin d'épisiotomies antérieure et postérieure. De nombreux enfants meurent ou ont le cerveau endommagé pendant la deuxième phase de l'accouchement, parce que les cicatrices épaisses empêchent une dilatation suffisante du col de l'utérus. Dans nombre de pays, la tradition exige la réinfibulation après chaque grossesse, pour assurer que les femmes restent « étroites comme une vierge ». Hanny Lightfoot-Klein, une socio-psychologue qui a passé six ans à étudier les mutilations des organes génitaux féminins au Soudan, note que les femmes non réinfibulées craignent que leur mari les quitte. Certaines prétendent préférer être réinfibulées ; dans son livre Prisoners of Ritual, publié en 1989, elle écrit : « Resserer étroitement [la vulve] permet le plus avec ce qui reste après une excision extrême. »

Cette pratique transcende toutes les frontières nationales, religieuses et de classe. Dans les régions où elle est la norme, elle ne concerne pas seulement les femmes de la brousse, mais aussi celles de l'élite petite-bourgeoise, de la bureaucratie gouvernementale professionnelle et de l'intelligentsia. Dans le nord du Soudan, toutes les femmes sont infibulées, alors que cette pratique est honnie chez les populations du sud. Parmi toutes les religions du continent chrétiens coptes, musulmans, animistes, « juifs noirs » d'Ethiopie, populations converties au catholicisme ou au protestantisme au Nigéria il se trouve des peuples qui continuent à pratiquer les mutilations féminines. De plus, celles-ci sont pratiquées au Burkina-Faso dans des tribus qui ont des cultures patriarcales aussi bien que matriarcales.

Prisonnières du rituel

Il existe des explications diverses et contradictoires de la tradition. Dans l'ensemble, les motifs invoqués sont le reflet des mythologies prédominantes, de l'ignorance des faits biologiques et médicaux, et de l'obscurantisme religieux. Presque toutes les références lient la coutume à la crainte de la famille que leur fille sera « impossible à marier ». Les jeunes filles non mutilées sont traitées comme des pestiférées, considérées comme « impures » ou tenues pour des prostituées ; les enfants nés de femmes non excisées sont considérés dans nombre de sociétés comme des bâtards, et les organes génitaux non mutilés sont associés à la prostitution. Les femmes non mutilées sont souvent considérées comme illégitimes ; elles ne peuvent pas hériter d'argent, de bétail ou de terres, et elles ne donnent pas lieu à un prix de l'épousée adéquat. Une Somalienne défendait la volonté de sa petite-fille d'être infibulée en disant que « cela ne lui ôte rien dont elle ait besoin. Si elle ne fait pas faire cela, elle va devenir une traînée. » Le père de la jeune fille, un homme d'affaires qui est allé à l'université, exprima ses doutes : « Oui, je sais que c'est mauvais pour la santé des filles. Mais je ne veux pas que ma fille me fasse des reproches plus tard, parce qu'elle n'aura pas pu trouver un mari. »

Différents groupes religieux et sociaux considèrent que les mutilations génitales sont le seul moyen de protéger les femmes de leurs passions et appétits sexuels débridés. Sir Richard Burton, ethnologue/aventurier britannique du XIXe siècle qui a passé de nombreuses années à étudier les cultures, les langues et la sexualité en Afrique de l'Est, écrivait que « tous considèrent que le désir sexuel chez la femme est dix fois plus grand que chez l'homme. (Ils pratiquent l'ablation du clitoris parce que, comme l'avertit Aristote, cet organe est le siège et l'origine du désir sexuel.) » Malheureusement, une bonne partie des travaux de Burton ont été détruits par sa femme dévouée, mais catholique.

La pratique de l'excision est surtout liée à la virginité avant le mariage et à la fidélité après le mariage. Chez presque tous les peuples où cette pratique existe, la polygamie est la norme. Un des arguments utilisés pour justifier l'excision des femmes est qu'aucun homme ne peut satisfaire toutes ses épouses, et que donc il est pratique d'avoir des femmes qui n'ont pas de besoins sexuels. La vérité est que dans ces sociétés la plupart des hommes sont trop pauvres pour s'offrir plus d'une femme ; cependant, la réalité sociale de la domination masculine dans toutes les sphères de l'existence quotidienne constitue la toile de fond des mutilations rituelles des femmes.

On ne connaît pas les origines de cette pratique monstrueuse. Si on la trouve souvent dans les pays islamiques, l'opération n'est pas prescrite dans le Coran. En l'an 742, on rapporte que le prophète Mahomet a proposé une réforme des mutilations génitales ; son appel « Effleurez et n'épuisez point » a été compris comme une injonction à ne pratiquer que l'excision Sunna, qui est aujourd'hui la norme en Egypte. Alors que les intégristes musulmans imposent aux femmes des conditions brutalement médiévales, avec la réclusion à la maison et le voile étouffant, seulement un sur cinq des 600 millions de musulmans pratique la mutilation des organes génitaux féminins.

Il est clair que les mutilations génitales remontent à l'antiquité. L'historien grec Hérodote rapporte qu'au Ve siècle avant J-C, l'excision féminine était pratiquée par les Egyptiens, les Phéniciens, les Hittites et les Ethiopiens. Les Soudanais appellent l'infibulation l'« excision pharaonique » ; mais en Egypte, on l'appelle « excision soudanaise », ce qui montre l'incertitude quant aux origines de cette pratique.

On a découvert que des mutilations génitales rituelles, sous des formes variées, ont existé à différentes époques chez différents peuples de tous les continents. Tout à fait indépendamment de la tradition de l'Afrique sub-saharienne, l'infibulation était pratiquée par les Conibos du Pérou. Les aborigènes australiens pratiquaient autrefois l'introcision, un élargissement de l'orifice du vagin. Les anthropologues s'accordent à penser que les mutilations féminines ont existé uniquement dans des sociétés qui pratiquent aussi la circoncision masculine, généralement dans des cultures où la différenciation sexuelle est fortement marquée dès l'enfance. De ce fait, certains pensent que la pratique de l'excision visait originellement à accentuer la différence entre hommes et femmes à la puberté. Les Bambaras du Mali, par exemple, croient que tous les individus naissent avec des caractéristiques mâles et femelles ; l'excision ôte à la jeune fille son « élément masculin », tandis que la circoncision retire aux garçons leur « élément féminin ».

Ce rituel est la norme dans une zone qui s'étend du sud du Sahara au nord de la limite des forêts ; ceci correspond en général à la partie de l'Afrique où, comme les terres ne manquaient pas, on avait jadis besoin des femmes et des enfants (et des esclaves) pour cultiver les champs et s'occuper des animaux domestiques, et où tous étaient facilement intégrés dans des familles polygames. Bien que la nature des moyens de production ne détermine pas la manière sociale et sexuelle dont les humains vivent, elle pose des limites élastiques. Il semble donc raisonnable de supposer que les mutilations des organes génitaux féminins ont leurs racines dans une société agricole qui permettait le développement d'un surplus social, puis d'une propriété privée. C'est seulement quand la détermination de la paternité en vue de l'héritage devient un problème pertinent que la société valorise la virginité et la fidélité conjugale des femmes.

Les mutilations féminines persistent dans des régions rurales qui conservent une économie agraire de subsistance, basée sur une structure tribale. Ce qui est en jeu, ce sont les droits de propriété traditionnels dans des sociétés où les femmes sont vendues comme du bétail, largement sur la base de leur qualité de reproductrices. La pratique de l'excision est seulement un peu moins courante aujourd'hui dans les villes. Au cours des siècles, elle est devenue une coutume bien ancrée, que l'on ne remet pas en cause. Dans Prisoners of Ritual, Lightfoot-Klein réfléchit sur ces pratiques misogynes, les décrivant comme simplement « une donnée de sa vie, exactement comme les rigueurs de l'existence, la pauvreté, le manque d'eau et de nourriture, le travail éreintant, la chaleur accablante, les tempêtes de sable, les maladies qui rendent infirme, la douleur que l'on ne peut soulager, et mourir jeune sont des données de sa vie ». Quelles que soient les raisons invoquées pour mutiler des millions de jeunes filles, quelles que soient les origines de ces pratiques il y a des siècles de cela, les mutilations des organes génitaux féminins sont aujourd'hui un symbole terrible de l'oppression sexuelle, sociale et économique multiforme des femmes.

Colonialisme, nationalisme et réalité sociale

Les tentatives d'éradiquer les mutilations génitales féminines en Afrique sont anciennes ; elles remontent au moins au XVIe siècle, quand des missionnaires sont arrivés pour la première fois sur le continent. Les gouvernements coloniaux britanniques et certains Etats africains indépendants adoptèrent des lois contre ces pratiques. Au cours de la dernière décennie, ces efforts se sont intensifiés, en particulier après que les Nations unies eurent proclamé leur soutien aux nombreuses organisations non gouvernementales qui combattent les mutilations rituelles dans les différents pays d'Afrique. Actuellement, 20 pays sur les 28 où la pratique de l'excision existe l'ont interdite ; des programmes éducatifs, en particulier dans le domaine médical, ont été mis sur pied dans certaines régions.

Mais dans l'ensemble, ces efforts n'ont pas été couronnés de succès. Pour commencer, tout le processus est lié à la question de la sexualité. Les coutumes et les tabous sexuels touchent au plus profond de l'être ; le fait d'en discuter, sans parler de les remettre en cause, provoque les angoisses et les peurs les plus sombres. En outre, ces rites jouent un rôle significatif dans les lignages familiaux et dans les relations tribales au sein du village. Triste ironie du sort, la pratique de l'excision est défendue le plus jalousement par les femmes elles-mêmes. Les vieilles sage-femmes, qui constituent une couche puissante dans la structure sociale villageoise, dépendent pour leurs ressources des revenus qu'elles tirent de ces opérations. Dans une société où il n'y a pas de droits et peu de privilèges, les anciennes traditions considérées comme faisant partie du « domaine des femmes » sont souvent le seul moyen d'exercer un pouvoir auquel une femme peut accéder. Et surtout, les mutilations sexuelles féminines sont liées de façon tellement étroite aux réalités économiques et sociales de la vie quotidienne que leur éradication exige une transformation fondamentale des sociétés où elles existent.

Au XVIe siècle, quand des missionnaires jésuites sont arrivés en Abyssinie (l'Ethiopie actuelle), ils ont essayé de mettre fin aux mutilations rituelles chez les convertis. Mais les hommes refusèrent d'épouser des femmes non excisées, et les conversions cessèrent. Sur injonction expresse du pape, l'Eglise, « préférant les âmes aux organes sexuels » (comme le dit si bien Benoîte Groult dans son livre Ainsi soit-elle), donna son aval à la pratique de l'excision comme « médicalement nécessaire ». Fran Hosken, une féministe américaine qui a contribué à attirer l'attention internationale sur les mutilations féminines, rapporte que depuis cette époque toutes les missions catholiques autorisent que l'excision soit pratiquée sur les filles de convertis. Aujourd'hui, des médecins missionnaires pratiquent même l'opération dans des hôpitaux africains.

A la fin des années 1930, les missionnaires presbytériens écossais au Kenya essayèrent de refuser l'accès à l'église à toute fille excisée. Les tribus Kikouyu ripostèrent en fondant des églises et des écoles indépendantes, qui existent encore aujourd'hui. Après que la femme d'un missionnaire blanc eut été enlevée et mutilée, l'Eglise d'Ecosse abandonna sa campagne pour l'abolition du rite de l'excision. Jomo Kenyatta, l'idole des libéraux panafricanistes, approuvait les mutilations génitales comme une forme de résistance nationaliste à la domination coloniale européenne (et les fit subir à ses propres filles, dans un hôpital). En 1938, il écrivait dans Au pied du mont Kenya : « Pas un Kikouyu digne de ce nom ne souhaite épouser une fille non excisée [...]. La clitoridectomie [...] est une mutilation corporelle considérée, en quelque sorte, comme la condition "sine qua non" pour recevoir un enseignement religieux et moral complet. » Bien que l'actuel président kenyan, Daniel Arap Moi, ait interdit la pratique de l'excision en 1982, les personnels de santé ont noté une recrudescence des mutilations dans les centres urbains, chez les femmes éduquées un phénomène lié au chaos économique grandissant et à une réaction contre l'indépendance accrue des femmes.

Sous le condominium anglo-égyptien, le Soudan a interdit les mutilations génitales en 1946. Cette loi a simplement repoussé la pratique de l'excision dans la clandestinité ; un nombre accru de femmes circoncisent leurs filles à un plus jeune âge, ce qui provoque de nombreux décès. Lightfoot-Klein écrit qu'en réaction à cette loi les intégristes musulmans ont mené une campagne d'agitation politique contre la tutelle coloniale. Des émeutes antigouvernementales ont succédé aux poursuites judiciaires engagées contre une exciseuse traditionnelle dont la cliente était morte. Depuis lors, aucune poursuite n'a plus été intentée aux termes de cette loi. En 1974, 18 ans après l'indépendance, le Soudan adoptait sa propre loi interdisant l'infibulation, mais autorisant la clitoridectomie. Le résultat le plus notable c'est que les femmes n'osent plus amener leurs filles à l'hôpital en cas de complications suite à une excision.

Etant donné que les mutilations génitales sont une pratique largement acceptée, très peu de dirigeants africains ont tenté de faire appliquer une législation les réprimant, même quand de telles lois existent. Sachant que les mesures légales, à elles seules, ne mettront pas fin à la pratique de l'excision, les groupes internationaux et les démarches des agences non gouvernementales ont surtout consisté à demander à l'ONU et à l'Organisation mondiale de la santé davantage de programmes éducatifs qui insistent sur les conséquences médicales des mutilations.

Toutes choses égales par ailleurs, il vaut probablement mieux que les Nations unies dépensent leurs ressources pour l'éducation et la diffusion des connaissances médicales parmi les populations du tiers monde, plutôt que pour remplir le rôle pour lequel elles existent : défendre les intérêts économiques et militaires des puissances impérialistes sur cette planète. Mais espérer de ces agences qu'elles provoquent un changement dans la condition des femmes d'Afrique, c'est pire qu'utopique : l'ONU vient juste de servir de couverture au massacre de 100 000 hommes, femmes et enfants irakiens par les Etats-Unis ; les USA ont ainsi démontré qu'ils avaient la puissance de feu et la brutalité nécessaires pour détruire un Etat client des Soviétiques au Proche-Orient, région qui, de par ses richesses pétrolières, possède une grande valeur pour l'impérialisme américain. Accessoirement, la guerre du Golfe a assuré la pérennité du pouvoir des cheiks de la famille royale saoudienne, qui considèrent les femmes comme du bétail, comme des êtres trop inférieurs pour se mêler aux hommes en public et qui ne sont même pas autorisées à conduire une automobile. De toute manière, les organisations de l'ONU ont annoncé suffisamment clairement leurs intentions en ce qui concerne les mutilations féminines. En 1958, une sous-commission de l'ONU avait demandé à l'Organisation mondiale de la santé de s'occuper du problème ; celle-ci avait refusé avec l'argument que la nature « culturelle » de ces opérations rituelles les plaçait en dehors de sa compétence. Ni l'une ni l'autre de ces organisations n'a absolument rien fait pendant 20 ans. Ensuite, poussées par des humanistes dévoués en Afrique et en Occident, elles ont entrepris d'organiser... des conférences.

Il est indéniable qu'il y a en Afrique un besoin désespéré d'éducation, à tous les niveaux ; c'est certainement une des premières choses qu'une révolution sociale victorieuse chercherait à mettre en place. Mais dans les conditions de pauvreté et d'arriération qui sont l'héritage de la domination coloniale, et qui sont renforcées par les despotes africains et exacerbées par les divisions tribales, on est loin de pouvoir fournir ne serait-ce que les rudiments d'instruction. Ce n'est pas simplement donner un alibi aux responsables gouvernementaux que de dire qu'ils ne peuvent pas se colleter avec le problème des mutilations féminines quand la plus grande partie de la population meurt de faim. Pendant une bonne partie de la dernière décennie, les pays d'Afrique centrale ont vu leur taux de mortalité infantile augmenter tandis que les rations alimentaires, la santé et l'alphabétisation de leurs populations reculaient, tout cela étant encore aggravé par le développement rapide de l'épidémie du sida. D'après la Banque mondiale, le revenu moyen des pays africains a diminué de 25 % au cours des dix dernières années. Entre 1980 et 1987, la valeur des exportations de l'Afrique a chuté de 45 %, mais rien qu'en 1986-87 un milliard de dollars a été payé au FMI. Avec la fin de la guerre froide, le peu d'aide que l'Afrique recevait de l'Occident impérialiste a été supprimé.

La Somalie en est un exemple frappant. Comme l'explique l'édition 1992 de la brochure Female Genital Mutilation : Proposals for Change du Minority Rights Group, l'Organisation démocratique des femmes de Somalie avait lancé un projet éducatif et commencé à former du personnel religieux et paramédical pour une campagne antimutilation en langue somalie (qui n'est écrite que depuis vingt ans). Elle avait reçu le soutien technique d'une organisation des droits de l'homme italienne, et au moins l'approbation morale du gouvernement somalien. Mais fin 1991, un soulèvement tribal renversait le parti au pouvoir, et l'infrastructure technique du projet était détruite.

Depuis de nombreuses années, le Soudan est déchiré par une guerre entre le nord musulman, qui détient le pouvoir, et les tribus chrétiennes et animistes du sud. Récemment, le journal Independent de Londres a fait état d'une scission entre les deux factions de l'opposition dans le sud : « Les habitants survivants de Bor et Kangor estimés à 33 000 par le recensement de 1983 ont fui vers l'est dans un marais, mais des centaines de femmes et d'enfants ont été enlevés en cours de route. Les femmes sont là-bas une marchandise de valeur : une femme volée est une femme bon marché et peut économiser au ravisseur les 30 ou 40 têtes de bétail qu'il aurait dû payer pour prix de l'épousée. » Ce n'est pas une atmosphère propice à l'éducation sur les droits des femmes. Efua Dorkenoo, co-auteur du rapport du Minority Rights Group et directrice de FORWARD (un groupe d'aide aux femmes africaines qui est en Grande-Bretagne) rapporte que du fait de la guerre civile et du fait que les intégristes islamiques imposent leurs traditions aux peuples non musulmans du sud, les mutilations féminines sont maintenant pratiquées dans les tribus Nuer et Dinka, où elles étaient auparavant inconnues.

La lutte en Erythrée apporte des avancées sociales aux femmes

Il est particulièrement frappant que la seule région d'Afrique où certains succès semblent avoir été remportés dans le combat contre les mutilations des organes génitaux féminins c'est l'Erythrée, une bande de terre baignée par la mer Rouge qui possédait une classe ouvrière petite mais d'extraction locale, avant que celle-ci ne soit détruite en 1958 par les troupes éthiopiennes soutenues par les Etats-Unis. Vingt-huit ans de guerre de libération nationale menée par l'Erythrée contre l'Ethiopie ont brisé les traditions culturelles, détruit les cadres de la vie villageoise normale et contraint à l'intégration des femmes dans la vie sociale. Lel Ghebreab, présidente de l'Union nationale des femmes érythréennes, expliquait les effets de cette situation sur le statut des femmes : « Quand une femme faisait la preuve qu'elle était une combattante valeureuse au front, elle pouvait revenir dans son village avec de l'autorité. Les hommes devaient l'écouter. Elle pouvait influencer d'autres femmes. »

L'Erythrée se trouve dans la corne de l'Afrique, où dans le passé 90 % des femmes étaient infibulées. Approximativement 20 % d'entre elles meurent en couches, souvent du fait de l'obstruction du col de l'utérus par des tissus cicatriciels. Avant la guerre civile, il n'était pas permis aux femmes de posséder des terres ou d'aller à l'école. Les mariages d'enfants et la polygamie étaient pratiques courantes. Un homme pouvait divorcer simplement en jetant sa femme dehors ; le divorce était rarement accordé à une femme, parce qu'il exigeait de sa famille qu'elle rende le prix de l'épousée. Les femmes étaient exclues de la vie politique villageoise. Celles qui travaillaient hors de chez elles le faisaient dans des usines de textile et de produits alimentaires à capitaux israéliens ou italiens, pour des salaires inférieurs de moitié à ceux des hommes.

Les femmes ont commencé à participer aux combats en 1973. Le Front populaire de libération de l'Erythrée (FPLE) compte dans ses rangs 30 % de femmes ; la moitié d'entre elles ont servi en première ligne. Ces combattantes ont inscrit dans la constitution du FPLE des droits pour les femmes y compris « des lois progressistes sur le mariage et la famille » et « les pleins droits et l'égalité avec les hommes en politique ». Il est interdit aux femmes du FPLE de rejoindre des mariages polygames et de permettre que leurs filles soient mutilées. Les mariages entre musulmans et chrétiens, traditionnellement inconcevables, sont maintenant assez courants. L'Union nationale des femmes érythréennes s'efforce surtout d'éduquer les femmes sur les dangers que l'infibulation représente pour la santé. Cependant, comme l'admet une sage-femme formée par les guérilleros, convaincre les femmes d'abandonner la tradition « est un travail difficile » ; si les femmes insistent, elle procède à l'opération de façon « hygiénique ». L'effondrement récent de la dictature militaire en Ethiopie n'a pas non plus aidé la cause de la libération érythréenne. Le nouveau régime « démocratique » d'Addis-Abeba a déjà fait machine arrière en ce qui concerne son soutien à l'indépendance de l'Erythrée, tandis que les guérilleros de la province voisine du Tigré sont viscéralement hostiles à la perspective d'un Etat érythréen séparé. Avec ces conflits ethniques multiformes, des régions entières ont été vidées de leurs habitants et les survivants ont été réduits à la famine ; il plane la menace de tragédies que les statistiques seront impuissantes à décrire.

Mais même si elle se réalise, la libération nationale ne suffira pas à assurer des droits réels ou durables pour les femmes. Cela a été démontré de façon saisissante en Algérie, avec les huit années de guerre pour l'indépendance contre le pouvoir colonial français. De nombreuses femmes avaient combattu dans le FLN, tant comme auxiliaires que comme combattantes, et le manifeste de la « révolution » algérienne avait promis en termes vagues l'égalité formelle. En 1962, les combattants du FLN, dont une majorité de paysans, avaient conquis la libération contre la France, mais ils n'avaient pas détruit le capitalisme. Le pouvoir colonial fut remplacé par une bourgeoisie indigène, qui tenait les femmes à l'écart de la politique et leur déniait le droit à une éducation supérieure. Le FLN avait utilisé cyniquement le voile comme un symbole de résistance à l'impérialisme français. Il déclarait dans l'organe officiel du gouvernement : « Notre socialisme repose sur les piliers de l'Islam, et non sur l'émancipation des femmes avec leur maquillage, leur coiffure et leurs cosmétiques, d'où naissent des passions funestes pour l'humanité. »

« Question de culture »

Dans les milieux libéraux « de gauche », il est maintenant de rigueur de penser que quand il s'agit de l'Afrique, il faut aborder les problèmes du point de vue du « relativisme culturel » et les mutilations des organes génitaux féminins n'ont pas échappé à cette règle. Dans un séminaire de l'Organisation mondiale de la santé en 1979, un médecin africain, dans une polémique contre les femmes occidentales qui avaient attiré l'attention sur les infibulations brutales pratiquées au Soudan, qualifiait ces pratiques de « problème soudanais un problème dont nous sommes conscients, et qui devra être résolu par nous ». L'UNICEF a jugé nécessaire d'ajouter à un manuel de terrain de 1981 (rédigé pour exhorter ses agents à porter attention au problème) une note qui déclare : « Cette déclaration a été modifiée depuis pour refléter la position suivante : la circoncision féminine, l'excision et l'infibulation doivent toujours être considérées dans le contexte des réalités culturelles [...]. »

Pendant plusieurs siècles, l'Afrique a été soumise à la domination coloniale et s'est vu imposer par la force un code moral occidental raciste. Aux Etats-Unis, le National Geographic, magazine de l'establishment bourgeois « éclairé », est célèbre pour la manière dont il décrit les idiosyncrasies de la vie des indigènes dans les villages (au grand émoi de nombre d'adolescents d'Amérique, où le moralisme puritain interdisait toute autre vision d'un sein nu). Ce paternalisme grotesque à l'égard des « peuples primitifs » du tiers monde était probablement la forme la moins néfaste de l'ethnocentrisme impérialiste.

Ne pas imposer les normes culturelles occidentales au reste du monde est devenu une attitude courante parmi les universitaires et c'est assurément une meilleure manière d'étudier et de comprendre la condition humaine. Mais ceux qui parlent au nom du « relativisme culturel » justifient souvent certaines pratiques parmi les plus brutalement inhumaines. A l'extrême limite, on trouve les anthropologues américains libéraux des années 70 qui pour ne pas paraître racistes, niaient l'existence du cannibalisme chez les peuples à la peau non blanche. Le cannibalisme a bien sûr existé sous diverses formes, chez différents peuples et jusqu'à fort récemment. (Les Maoris ont tenu les colonisateurs européens à l'écart de la Nouvelle-Zélande pendant une centaine d'années : dès que des Blancs étaient aperçus, les indigènes les tuaient et les mangeaient.)

La vérité est que au cours des millénaires, les humains ont adopté des pratiques fort brutales. Comme l'écrivait Karl Marx dans « La révolte indienne » (1857) : « La cruauté, comme toute autre chose, a sa mode, changeant selon le temps et les lieux. » Et de telles pratiques ne sont pas toutes des coutumes traditionnelles, survivances d'un passé sombre et primitif. La castration, par exemple, était pratiquée dans les centres de civilisation qu'étaient Byzance et la Chine. Les castrats romains étaient le résultat de l'interdiction biblique des voix féminines dans les églises ; des castrats ont chanté dans des choeurs italiens jusqu'à ce que le pape abolisse cette coutume en 1878. Il y a moins d'un siècle de cela, le moralisme victorien avait suscité une frénésie antimasturbation en Europe et aux Etats-Unis. De jeunes femmes considérées comme « sur-sexuées » étaient excisées par leur médecin. Un médecin londonien du XIXe siècle, Isaac Baker Brown, prétendait que l'ablation du clitoris était un remède contre l'insomnie, la stérilité et les « mariages malheureux ». Certains hôpitaux psychiatriques aux Etats-Unis ont pratiqué des excisions comme remède aux troubles psychologiques jusqu'en 1935. Et bien sûr la circoncision masculine, une opération bien moins déformante mais qui n'a aucune valeur médicale démontrée, est pratiquée aujourd'hui sur la moitié des hommes dans le monde.

Les habitudes des peuples sont diverses. Les Chinois mangent des chiens et les Français des escargots, pratiques que beaucoup d'autres trouvent répugnantes. Il y a une multitude de coutumes que différents peuples ont adoptées dans des buts esthétiques, et que le reste du monde considère comme positivement non attirantes. L'élongation volontaire du cou, des lèvres et du pénis a été en usage dans des sociétés qui vont des hauts plateaux de la Nouvelle-Guinée à l'Afrique sub-saharienne. A l'inverse de certains peuples africains qui considèrent les organes génitaux féminins comme répugnants, les femmes Bochimans du désert du Kalahari étirent constamment leurs grandes lèvres pour que celles-ci soient plus longues (les missionnaires avaient appelé cela « le tablier hottentot »). Aux Etats-Unis, des milliers de femmes ont recours à des implants à la silicone pour augmenter la taille de leurs seins. Les femmes du sous-continent indien se percent le nez, et ces jours-ci certains adolescents d'Amérique du Nord semblent vouloir percer toutes les parties saillantes de leur corps. Les scarifications, aujourd'hui en voie de disparition chez les peuples d'Afrique, sont utilisées comme moyen de décoration et pour marquer l'appartenance tribale, un peu comme les cicatrices de duel que recherchaient si assidûment les jeunes Allemands du XIXe siècle les liaient à l'élite de l'establishment militaire. Les tatouages sophistiqués sont une tradition chez certains Micronésiens et, à une certaine époque, étaient devenus populaires chez les hommes et les femmes japonais, en imitation des pratiques de la pègre yakusa.

La plus grande partie de ces coutumes entre dans le cadre de la diversité culturelle admise. On peut dire que les mutilations rituelles dans un but d'embellissement sexuel forment un continuum, depuis l'usage tout à fait bénin des cosmétiques jusqu'aux pratiques affreusement dégradantes et irrémédiablement handicapantes comme le bandage des pieds des femmes en Chine avant la révolution. Mais la clitoridectomie et l'infibulation n'ont rien à voir avec l'esthétique.

Il existe des standards dans l'évolution de la culture humaine. Les Américains ont mené une guerre civile autour de la « tradition culturelle particulière » des Etats du Sud ; alors que les confédérés argumentaient qu'ils avaient le droit à l'autodétermination, peu de gens aujourd'hui approuvent la pratique de l'esclavage. De même, les mutilations des organes génitaux féminins ne sont pas une particularité culturelle, mais un violent acte de barbarie. Ceux qui, des années durant, ont maintenu la mutilation systématique de jeunes filles sous une chape de silence parce qu'il s'agit d'une « tradition africaine » sont en fait les propagateurs d'une forme de racisme et sacrifient des femmes sur l'autel du sentiment de culpabilité libéral.

Il y a une anecdote qui date de l'époque de la domination coloniale britannique en Inde et qui est reliée à cette question. Un officier britannique qui essayait de stopper une satî s'est vu rétorquer par un Indien: « C'est notre coutume de brûler une femme sur le bûcher funéraire de son mari. » L'Anglais répondit : « Et c'est notre coutume d'exécuter les meurtriers. » Initialement, Marx avait considéré l'intervention des Etats capitalistes dans les régions arriérées du monde comme historiquement progressive, comme dans le cas de l'assujettissement de l'Inde par les Britanniques ; il pensait que leurs institutions économiques et sociales avancées accompagneraient inévitablement la colonisation occidentale. Mais, tel ne fut pas le cas et cela devint clair plus tard pour Marx. L'empire britannique avait colonisé l'Inde pour en extraire des profits et n'accordait que très peu d'intérêt aux vies ou au bien-être des gens qui vivaient là-bas ; en fait, c'était une politique consciente que d'attiser les frictions intercommunautaires de la part du Raj [le gouvernement colonial britannique]. Néanmoins, la loi britannique de 1829 contre la satî et les tentatives de faire disparaître ce rite en pratique étaient des mesures qu'on pouvait soutenir.

La Grande-Bretagne a fait une révolution bourgeoise, et l'Etat capitaliste qui en a résulté représentait à certains égards un progrès pour le genre humain, progrès que les principautés et empires féodaux rivaux de l'Inde n'avaient pas apporté. Le capitalisme industriel a détruit les économies agraires sur lesquelles était basée la servitude des femmes, et les révolutions bourgeoises ont éliminé, du point de vue légal et formel, les aspects les plus abominables de l'oppression des femmes. Mais les « démocraties » occidentales n'ont pas apporté ces réformes démocratiques bourgeoises avec elles dans les pays colonisés. Comme c'est le cas en Afrique, la pénétration du capitalisme décadent dans le tiers-monde a renforcé les aspects les plus réactionnaires du tribalisme dégénéré. Aujourd'hui, les impérialistes perpétuent une paupérisation généralisée pour mieux engranger leurs profits.

Dans les pays industriels avancés, les révolutions bourgeoises ont été faites par les penseurs radicaux des Lumières qui attaquaient les modèles culturels occidentaux défendus par le christianisme et l'ordre féodal. Ils étaient convaincus que le contrôle de la nature par la société pouvait libérer tous les peuples des entraves séculaires de la religion, de la superstition et des rites barbares. A l'époque de l'impérialisme, les politiciens nationalistes néo-coloniaux, comme Jomo Kenyatta ou Ben Bella en Algérie, peuvent toujours faire de grands discours sur le « socialisme à l'africaine », mais ils n'ont pas pu assurer l'indépendance économique, ni même les droits démocratiques les plus élémentaires proclamés par les révolutions bourgeoises au cours de ces deux derniers siècles. Les nationalistes bourgeois, pour s'assurer des soutiens suffisants pour s'établir comme classe dirigeante dans leur pays, doivent s'appuyer sur des « traditions culturelles » rétrogrades.

Soit le « principe national » soit les principes du communisme auront un caractère déterminant dans le tiers-monde. Ce n'est pas une question abstraite. Une classe dirigeante dépendant de l'impérialisme, qui sert de sous-traitant pour dépouiller « ses » propres ouvriers et paysans appauvris au bénéfice du FMI et du marché mondial capitaliste, n'offre aux masses qu'un nouveau drapeau ; son « anti-impérialisme » consiste à embrasser le « passé glorieux » et à « protéger » la nationalité dominante aux dépens des peuples minoritaires. En Inde, les chauvins hindous prennent leur « revanche » sur les anciens empereurs mogols en tabassant des musulmans pauvres ; en Afrique de l'Est, on a promis aux Noirs que leur autodétermination passait par l'expulsion des Asiatiques amenés en Afrique sous l'ancien empire britannique puis abandonnés là.

Dans l'Inde « indépendante », des atrocités comme la satî, le meurtre pour récupérer la dot et l'infanticide féminin sont en fait de plus en plus courantes ; au nom de l'autodéfense culturelle, les citadines iraniennes et les Palestiniennes émigrées en Occident ont été contraintes à porter de nouveau le voile. Seule la victoire du communisme, qui vise à une profonde réorganisation de la société, peut garantir l'égalité de tous les peuples et libérer les femmes de la dégradation « traditionnelle » prescrite par l'obscurantisme religieux et les pratiques culturelles précapitalistes.

La question des mutilations des organes génitaux féminins est intimement liée à l'oppression sociale des femmes. L'émancipation est un acte matériel ; sans une lutte pour la libération sociale, les masses resteront accablées par la pauvreté et soumises à l'exploitation impérialiste. Pour éradiquer l'autocratie préféodale et la domination impérialiste, la classe ouvrière doit jouer le rôle central et lutter pour une transformation sociale qui passera par une révolution prolétarienne. Pour cela, il faut un parti qui puisse mener une telle lutte internationale, un parti dirigé par des révolutionnaires marxistes, qui sont aujourd'hui les seuls à appliquer les valeurs universelles de liberté et d'égalité de l'humanisme des Lumières.

Le drapeau du socialisme révolutionnaire semble une référence vide de sens en Afrique sub-saharienne, où la conception marxiste du « développement inégal et combiné » ne peut s'appliquer qu'à quelques poches d'industrialisation marginales. Il y a les ouvriers du pétrole au Nigéria, les dockers et les cheminots au Kenya, les mineurs en Zambie. Tous sont présentement isolés et subordonnés politiquement à des régimes nationalistes démagogues, mais ils représentent une force de travail industrielle stratégique. Le défi qui attend un parti révolutionnaire international est de transformer cette couche de la société en un lien vivant avec les mouvements ouvriers du Proche-Orient et avec le prolétariat industriel d'Afrique du Sud. Mobilisées contre leurs exploiteurs capitalistes, ces couches d'avant-garde peuvent engager la lutte pour l'émancipation des hommes et des femmes cruellement opprimés de toute l'Afrique.

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