Nous reproduisons ci-après une traduction adaptée dun article publié dans Workers Vanguard n° 654 (25 Octobre 1996), journal de nos camarades américains.
Reproduit du Bolchévik n° 141, hiver 1996-97
Le 27 septembre 1996, la capitale de l'Afghanistan, Kaboul, est tombée aux mains des Talibans, une milice intégriste islamiste. Quatre ans d'un terrifiant régime de «coalitions» changeantes entre factions de moudjahidines («combattants de dieu») islamistes réactionnaires en guerre les unes contre les autres avaient déjà mené Kaboul à l'article de la famine et de la dévastation. Maintenant les tueurs Talibans ont commencé à exercer leur sanglante vengeance sur tout vestige de progrès social qu'auraient laissé en place les vautours qui les ont précédés. Une de leurs premières cibles a été le président afghan prosoviétique, Najibullah, renversé par les moudjahidines en 1992; il a été traîné de son refuge dans le bâtiment des Nations unies à Kaboul, battu, fusillé et pendu, et son cadavre est resté exposé dans la rue pendant plusieurs jours. Pour justifier cet acte de sauvagerie barbare, un membre du conseil des Talibans de Kaboul s'est répandu en injures, disant que Najibullah «était contre l'Islam. C'était un criminel et un communiste». Mais il est incontestable que les principales victimes de la consolidation de la réaction intégriste islamiste à la suite du retrait des troupes soviétiques en 1989, ce sont les femmes afghanes effroyablement opprimées. La guerre civile a recommencé, mettant aux prises des milices ethniques ayant soutenu le précédent régime des moudjahidines, qui ont déclenché une offensive contre les positions des Talibans près de Kaboul, mais aujourd'hui toutes les forces en présence sont profondément réactionnaires.
Après la prise de Kaboul, un des premiers actes des Talibans a été d'interdire aux femmes toute forme de travail, de fermer toutes les écoles de filles et d'ordonner aux femmes de rester enfermées chez elles sous la loi du purdah (isolement social) sauf si elles sont accompagnées par un homme. En conséquence, presque tous les établissements scolaires ont été fermés étant donné que 75% des enseignants sont des femmes, pour la plupart formées pendant la présence des Soviétiques dans les années 1980. Ceci a aussi créé le chaos dans les hôpitaux et les orphelinats dont le personnel était essentiellement féminin. Comme les tabous des intégristes interdisent aux femmes d'être soignées par des médecins hommes, l'élimination du personnel médical féminin équivaut à une sentence de mort pour d'innombrables femmes et filles.
D'après le journal Los Angeles Times (2 octobre) «des femmes qui se sont aventurées dans les rues poussiéreuses de Kaboul sans se cloîtrer de la tête aux pieds, dans des robes opaques et suffocantes, ont été battues avec des fouets ou des courroies». Aujourd'hui la situation là-bas est si terrible que les Afghans qui en ont les moyens envoient leurs filles se réfugier dans l'Iran voisin, lui-même sous la coupe d'ayatollahs intégristes islamistes. L'orgie de terreur antifemmes des Talibans met la touche finale au programme de réaction sociale appliqué par les tueurs moudjahidines, qui ont pris le pouvoir il y a quatre ans et qui ont ressuscité la pratique de la lapidation des femmes pour adultère et «impudeur», tout en soumettant la population entière à un régime de terreur et de pillage.
Le gouvernement américain prend hypocritement ses distances face à certains des «excès» dans ce cauchemar de réaction sinistre qui s'est abattue sur les femmes de Kaboul, mais c'est lui qui a été la principale force derrière l'arrivée au pouvoir des Talibans. Par l'intermédiaire du régime islamiste du Pakistan, son protégé, l'impérialisme US a, des années durant, envoyé d'énormes sommes d'argent et des équipements militaires dernier cri aux diverses factions de moudjahidines, depuis le tristement célèbre Gulbudin Hekmatyar qui s'est rendu célèbre en jetant de l'acide au visage des étudiantes non voilées de l'université de Kaboul dans les années soixante-dix jusque, plus récemment, aux tueurs Talibans. Alors même que des femmes étaient battues et brutalisées dans les rues de Kaboul, des porte-parole de l'administration Clinton se précipitaient pour rencontrer des représentants des Talibans, saluant les efforts de ces tueurs et bourreaux moyenâgeux pour «libérer l'Afghanistan».
L'enfer effroyable qui s'est abattu sur les femmes, les enseignants, les médecins, les travailleurs, les minorités ethniques et religieuses et sur tous les éléments laïques en Afghanistan, est le fruit amer de la campagne incessante des impérialistes pour miner et détruire l'ex-Union soviétique, dont la présence militaire dans les années 1980 était le principal rempart contre la réaction intégriste islamiste. Pendant plus d'une décennie, les impérialistes ont armé les assassins moudjahidines jusqu'aux dents, les organisant pour mener une guerre par procuration contre l'armée soviétique et le Parti démocratique populaire d'Afghanistan (PDPA). Mais le sang de chaque femme non voilée assassinée par les intégristes afghans est aussi sur les mains des organisations de gauche internationalement, qui se sont alignées derrière la sale guerre antisoviétique de l'impérialisme américain en Afghanistan!
Pendant des années, des organisations se réclamant du trotskysme (la LCR, Lutte ouvrière, Socialisme international) sans parler des anarchistes ont, jusqu'en février 1989 -- date du retrait des dernières troupes soviétiques d'Afghanistan -- hurlé avec les loups impérialistes en demandant le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan. D'autres comme Socialisme international (SI, section soeur du SWP britannique) allant même jusqu'à faire écho aux campagnes de Washington, Londres, Paris, etc., en appelant à la défaite des troupes soviétiques par les mollahs, qui luttaient ouvertement pour l'esclavage des femmes en Afghanistan. Tous ces groupes ont obtenu ce qu'ils réclamaient. Ces «socialistes» autoproclamés et ces anarchistes ont contribué, dans la mesure de leurs moyens limités, à amener l'horreur aujourd'hui infligée aux femmes afghanes.
Au XIXe siècle, le socialiste utopiste Charles Fourier a observé que le progrès social peut être mesuré à l'aune du statut des femmes dans la société. Cela est totalement évident dans le cas de l'Afghanistan. Pour des marxistes, et en fait pour tous ceux qui s'opposent à l'oppression des femmes, prendre le camp de ceux qui, en Afghanistan, combattaient les intégristes islamistes soutenus par les USA était une position aussi claire et évidente que l'avait été le soutien de la Première Internationale de Karl Marx aux forces de l'Union dirigées par Abraham Lincoln pendant la Guerre civile américaine contre l'esclavage.
Comment donc ces organisations ont-elles pu s'aligner avec ceux qui combattaient pour l'asservissement des femmes en Afghanistan? La réponse se trouve dans leur virulente hostilité à l'Etat ouvrier soviétique bureaucratiquement dégénéré. Depuis l'instant où la Révolution bolchévique a renversé le capitalisme en Russie en 1917 jusqu'à la contre-révolution capitaliste dirigée par Boris Eltsine voici quelques années, l'objectif central des impérialistes est resté focalisé sur la restauration de l'exploitation capitaliste en Union soviétique et l'anéantissement des acquis sociaux qui subsistaient malgré des décennies de dégénérescence stalinienne. C'est pourquoi tout l'appareil d'endoctrinement politique aux Etats-Unis et en Europe occidentale -- les gouvernements Mitterrand ayant été le fer de lance idéologique de cette campagne en Europe -- était mobilisé pour produire peur et haine envers l'Union soviétique. Parce que les groupes comme SI ont accepté le programme antisoviétique propagé par la bourgeoisie, ils se sont alignés avec toutes les forces opposées aux staliniens au pouvoir -- depuis les sadiques intégristes islamistes en Afghanistan et en Iran jusqu'au mouvement Solidarnosc anti-communiste, antisémite et antifemmes, soutenu par le Vatican, en Pologne.
Le dirigeant historique du trotskysme américain James P. Cannon disait en 1939, au cours d'une lutte fractionnelle menée au sein du Socialist Workers Party américain, alors révolutionnaire, contre la minorité Shachtman/Burnham qui argumentait en faveur de l'abandon de la position marxiste de défense militaire de l'Union soviétique: «La question de la Révolution russe et de l'Etat soviétique qu'elle a créé a tracé une ligne de division bien marquée dans le mouvement ouvrier de tous les pays depuis 22 ans. L'attitude adoptée envers l'Union soviétique pendant toutes ces années a constitué le critère décisif séparant d'une part la tendance révolutionnaire authentique, et d'autre part toutes les variétés et toutes les nuances d'hésitants, de demi-engagés et de capitulateurs devant la pression du monde bourgeois.»
Dans le cas de l'Afghanistan, cette ligne de division a non seulement séparé les révolutionnaires et les réformistes, mais aussi les tenants du progrès social de ceux qui soutenaient, ouvertement ou non, la barbarie moyenâgeuse.
Cas unique dans l'histoire moderne, les droits des femmes constituaient une question centrale dans la guerre civile qui fit rage en Afghanistan entre la fin des années 1970 et le début des années 1990. Après leur prise de pouvoir par un coup d'Etat en avril 1978, des intellectuels et des officiers pro-Moscou du PDPA essayèrent de mettre en oeuvre quelques réformes minimales pour rapprocher le pays du XXe siècle: distribuer des terres, libérer les femmes du port du burka (le «voile» porté de la tête aux pieds), réduire le prix de l'épousée à une somme nominale et fournir l'instruction aux filles. Cependant de telles réformes démocratiques minimales peuvent être explosives dans un pays aussi cruellement arriéré que l'Afghanistan, une des raisons majeures étant que du fait de leur subordination dans la famille, les femmes sont sensées être les «porteuses» de la culture traditionnelle vis-à-vis de la génération suivante. Propriétaires terriens, chefs tribaux et mollahs afghans déclenchèrent donc un féroce djihad (guerre sainte), brûlant des écoles et écorchant vifs des enseignants pour le «crime» d'apprendre à lire à des jeunes filles.
Quand Moscou envoya des troupes aéroportées de l'Armée rouge à Kaboul en décembre 1979 pour empêcher que son régime client du PDPA ne tombe sous les coups des réactionnaires islamistes et pour protéger son flanc sud contre une incursion impérialiste, la «question russe» fut posée à brûle-pourpoint. La sauvage guerre par procuration du président démocrate Jimmy Carter contre les troupes soviétiques en Afghanistan et l'embargo qu'il imposa en représailles contre l'Union soviétique constituèrent les premiers coups de feu de la seconde guerre froide. Sous le successeur de Carter, le président républicain Ronald Reagan, les Etats-Unis ont dépensé des centaines de milliards de dollars en armements dernier cri pour la «guerre des étoiles» visant à faciliter une attaque de première frappe nucléaire contre l'URSS. Et plus de deux milliards de dollars d'équipements ont été livrés aux moudjahidines afghans dans ce qui a été la plus grande opération de la CIA de toute l'histoire. Pendant ce temps les médias capitalistes maintenaient un tir de barrage de propagande hystérique contre l '«empire du mal» soviétique.
En défenseurs conséquents des acquis de la révolution d'Octobre, nous, trotskystes de la Ligue communiste internationale (à l'époque tendance spartaciste internationale) avons proclamé: «Salut à l'Armée rouge en Afghanistan! Etendez les acquis sociaux de la révolution d'Octobre aux peuples afghans!» Nous avons mis en garde que la bureaucratie du Kremlin intervenait avec réticence uniquement pour stabiliser un Etat client occupant une position stratégique et qu'elle pourrait bien passer un accord avec les impérialistes. Néanmoins l'envoi de troupes en Afghanistan constituait un acte incontestablement progressiste et décent en opposition au dogme nationaliste-stalinien réactionnaire du «socialisme dans un seul pays» qui a récusé le combat de Lénine pour la révolution socialiste mondiale au profit de la recherche futile d'une «coexistence pacifique» avec l'impérialisme.
De plus, nous avons compris que seule l'intervention militaire soviétique offrait la possibilité d'ouvrir la voie de l'émancipation pour les peuples horriblement opprimés d'Afghanistan. Si une libération de l'Afghanistan devait advenir elle devrait venir de l'extérieur. Le prolétariat était très faible numériquement par rapport au clergé islamique de loin plus nombreux, la population urbaine était entourée d'un océan de gardiens de troupeaux nomades et de paysans sous la coupe des khans, les forces du progrès social ne faisaient pas le poids face aux forces réactionnaires défendant la tradition et le statu quo.
La direction conservatrice de Brejnev au Kremlin n'a pas envoyé 100.000 soldats soviétiques en Afghanistan pour faire une révolution sociale. Mais la présence même de ces troupes portait en elle la possibilité d'une libération sociale, comme le fit la campagne militaire de Napoléon à travers l'Europe au début des années 1800 dans le sillage de la Révolution française. Comme l'a noté Trotsky dans la Révolution trahie, son analyse définitive de la bureaucratie stalinienne, «il est vrai que la bureaucratie continue à accomplir dans ces deux domaines [l'économie et la culture] un certain travail progressif, quoiqu'au prix d'énormes frais généraux. Cela concerne avant tout les nationalités arriérées de l'URSS qui doivent nécessairement passer par une période plus ou moins longue d'emprunts, d'imitations et d'assimilations.»
Sous le parapluie militaire soviétique, les femmes afghanes ont été libérées du voile, instruites et incorporées dans le monde du travail en tant qu'enseignantes, infirmières, médecins et fonctionnaires; des milliers d'entre elles ont servi comme soldats et officiers dans l'armée afghane et les milices d'autodéfense. Vous pouvez voir tout ce qui pouvait être acquis par les peuples afghans dans le contraste entre l'arriération de l'Afghanistan et les avancées spectaculaires, en terme de niveau de vie, d'instruction, de soins médicaux et de droits des femmes au nord de l'Amou-Daria dans les républiques de l'Asie centrale soviétique. Ces résultats étaient la conséquence de la révolution ouvrière dirigée par le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky en octobre 1917 et étendue à l'Asie centrale principalement par l'intervention militaire de l'Armée rouge contre les mollahs et les khans tribaux et d'une campagne d'héroïques militantes bolchéviques qui endossèrent même le voile tactiquement afin d'apporter le progrès social aux femmes de cette région arriérée.
A la suite de l'intervention militaire de Moscou en Afghanistan, les impérialistes et leurs auxiliaires de «gauche » hurlèrent contre l'«expansionnisme soviétique». Mais loin de chercher à incorporer l'Afghanistan, l'oligarchie du Kremlin mena cette guerre sans enthousiasme, bien que ses troupes aient été en train de la gagner sur le terrain au début des années 1980. Quand Mikhaïl Gorbatchev arriva au pouvoir en 1985, il commença immédiatement à manoeuvrer pour un retrait des troupes soviétiques dans l'espoir de soulager l'économie soviétique et d'apaiser l'hostilité des impérialistes. En fin de compte, Gorbatchev préparait la destruction de l'Union soviétique elle-même. La retraite du Kremlin enhardit les dirigeants impérialistes, qui n'avaient aucune intention de s'arrêter tant que l'Etat ouvrier dégénéré soviétique n'était pas détruit, et renforça les forces internes de restauration du capitalisme. Le retrait d'Afghanistan fut suivi par la contre-révolution en Europe de l'Est: l'arrivée au pouvoir de Solidarnosc en Pologne, la réunification capitaliste de l'Allemagne, le contre-coup d'Etat procapitaliste de Boris Eltsine à Moscou en 1991. A son tour, cela a conduit à un arrêt total de l'aide à Kaboul, scellant le sort de la fragile économie afghane et du non moins fragile gouvernement central.
Quand les forces soviétiques furent retirées en 1988-89, pavant la voie à un assaut sanglant contre les travailleurs, les femmes et les militants de gauche afghans, nous avons farouchement dénoncé cette trahison. Nous avons prévenu qu'il valait beaucoup mieux lutter contre les forces de la contre-révolution en Afghanistan et les vaincre que d'être obligé de les affronter à l'intérieur de l'Union soviétique elle-même. En même temps nous nous sommes solidarisés activement avec les masses qui continuaient à mener une âpre lutte pour leur survie. Le Partisan Defense Committee, organisation de défense sociale et légale liée à la Spartacist League des Etats-Unis, écrivit au gouvernement afghan en février 1989 en lui proposant d'organiser des brigades internationales pour aider à combattre les tueurs intégristes de la CIA. Cette offre fut refusée. Néanmoins le PDC et ses organisations soeurs dans les autres pays répondirent à un appel du gouvernement du PDPA pour une assistance financière, récoltant internationalement 44.000 dollars pour aider les victimes civiles de l'attaque des moudjahidines contre la ville orientale de Jalalabad.
En signe de notre solidarité, nous avons envoyé un correspondant de Workers Vanguard à Kaboul et Jalalabad. A l'époque nous écrivions: «Jalalabad assiégée a été le point de mire du djihad [guerre sainte] de l'impérialisme contre le progrès social et contre l'Union soviétique. Jalalabad victorieuse peut être une inspiration pour la lutte révolutionnaire dans toute la région, de l'Inde jusqu'à la Turquie. Cela nécessite avant tout le programme de l'internationalisme léniniste, la bannière de la Ligue communiste internationale» (Supplément au Bolchévik n° 94, août 1989).
Notre campagne pour Jalalabad rencontra partout un écho chez les militants se réclamant de la lutte de classe. Les contributions pleuvaient, envoyées par des dizaines de milliers de gens dans le monde: travailleurs immigrés d'Europe occidentale, d'Asie et d'Amérique du Nord; militants syndicaux; étudiants avides de prendre position contre la CIA; et partout, par les femmes, y compris de communautés musulmanes. C'est pendant cette campagne que nous avons décidé de lancer la Ligue communiste internationale, soulignant que notre tendance se bat, seule dans cette voie, pour le communisme de Lénine et Trotsky.
La plupart des organisations dans la gauche répondirent à l'intervention soviétique de 1979 en colportant la position de tous les gouvernements impérialistes dans le monde: «Troupes soviétiques hors d'Afghanistan!» Ainsi le journal britannique de l'organisation soeur de Socialisme international, Socialist Worker (12 janvier 1980) essaya de disculper l'opposition des moudjahidines soutenus par la CIA en écrivant qu'«elle utilise la rhétorique de l'intégrisme islamiste. Mais ici et maintenant, cela ne nous dit pas grand-chose.» Il n'y avait pas besoin d'être marxiste pour savoir ce que la «rhétorique de l'intégrisme islamiste» et, d'autre part, l'intervention soviétique signifiaient pour les femmes afghanes. Même des journalistes occidentaux bourgeois, particulièrement des femmes, le reconnaissaient. Dans un reportage fait au moment où les dernières troupes soviétiques se retiraient, Mary Williams Walsh écrivait dans le Wall Street Journal (19 janvier 1989): «Le sort des femmes de Kaboul est un rappel poignant que la victoire indirecte de l'Occident contre l'expansion communiste n'est pas ici sans ambiguïté. Dans un pays arriéré où les paysannes peinent encore comme des serfs du Moyen-Age, les femmes de Kaboul ont réussi à s'accrocher à beaucoup de libertés du XXe siècle [...] Au lieu de rester à la maison, derrière les murs du purdah, elles en émergent chaque jour et travaillent dans des bureaux, des hôpitaux et des écoles.»
En 1979, le PCF, qui n'avait pas encore rompu ses liens historiques avec la bureaucratie stalinienne en URSS, et qui était rejeté par les sociaux-démocrates du PS avec le développement de la deuxième guerre froide, avait initialement soutenu l'intervention soviétique en Afghanistan. Pour la direction du PCF, la «défense de l'URSS» signifiait la défense de la bureaucratie stalinienne et de sa politique de «socialisme dans un seul pays », et donc du refus du régime Brejnev d'étendre les acquis d'Octobre aux peuples afghans. Mais l'intensification de la campagne antisoviétique de la bourgeoisie et des sociaux-démocrates créait un conflit de plus en plus aigu entre de telles positions et la politique de collaboration de classe qui est celle du PCF depuis son ralliement décisif à l'ordre bourgeois en 1935 (avec l'acceptation de la «défense nationale» et la politique des fronts populaires). C'est ainsi qu'en 1981, pour avoir quatre ministres «communistes» dans le gouvernement de guerre froide de Mitterrand, la direction du PCF allait cosigner avec le PS une déclaration où il se prononçait pour «le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan et la cessation de toute ingérence étrangère» (le Monde, 25 juin 1981). En 1989, le PCF applaudissait le retrait soviétique d'Afghanistan, qui préfigurait le bradage de l'Allemagne de l'Est et de l'URSS par la bureaucratie gorbatchévienne.
Parmi les organisations d'«extrême» gauche qui, elles aussi, appelaient au retrait soviétique, certaines comparaient cette intervention avec les interventions des impérialistes en Algérie ou au Vietnam (Lutte Ouvrière n° 635, Combat syndicaliste n° 1064). Il faut être aveuglé par la stalinophobie pour ne pas voir la différence entre l'impérialisme français qui voulait continuer à piller les ressources pétrolières de l'Algérie, et faisait des Algériens des sous-citoyens dans leur propre pays, et l'armée soviétique qui intervenait aux côtés de nationalistes modernisateurs attaqués par les intégristes parce qu'ils voulaient mettre en vigueur quelques mesures émancipatrices pour les femmes et les paysans pauvres. C'est l'impérialisme qui était du côté de la réaction en Afghanistan, et ce n'est pas un hasard si, dans ce cas, ceux qui voulaient libérer les femmes regardaient vers l'Union soviétique. Car de l'autre côté de la frontière, en Asie centrale soviétique, les femmes avaient été libérées de l'esclavage féodal grâce à la révolution d'Octobre. L'Union soviétique n'est pas intervenue pour piller les richesses de l'Afghanistan (largement inexistantes), mais pour protéger ses frontières d'Asie centrale des attaques impérialistes.
Quant à la comparaison avec la guerre du Vietnam, elle est véritablement grotesque: peut-on se réclamer du trotskysme et ne pas voir de différence entre la victoire des ex-protégés de la CIA à Kaboul et celle d'une révolution sociale victorieuse contre l'impérialisme américain (et auparavant l'impérialisme français) au Vietnam!
Aujourd'hui, LO enfonce le clou, expliquant: «[Cette intervention] galvanisa l'opposition au régime dans la population et jeta celle-ci dans les bras d'intégristes islamiques» (Lutte de classes n° 23). Les femmes et toute une couche petite-bourgeoise progressiste s'étaient élevés contre l'arriération féodale et religieuse. L'intervention de l'Armée rouge avait permis à cette couche de ne pas être écrasée par les intégristes financés et armés par les impérialistes. C'est le retrait de cette armée, appelée de ses voeux par LO, et la destruction de l'URSS qui ont ouvert la voie à la victoire de la réaction islamiste. L'argument de LO n'est qu'une tentative de couvrir leur capitulation devant les impérialistes. Le refus de défendre les femmes en Afghanistan par LO est d'autant plus scandaleux que c'est sous ce prétexte qu'elle se retrouve du côté des racistes qui excluent les filles voilées desécoles (cf. le Bolchévik n° 131).
Après quelques zigzags initiaux, le Secrétariat unifié pseudo-trotskyste de feu Ernest Mandel (dont la LCR est la section française) publia en 1981 une déclaration qui s'alignait avec les positions de Thatcher et Reagan, appelant à «un arrêt de l'occupation soviétique de l'Afghanistan!» En 1988, le SU applaudit au retrait de l'Armée rouge d'Afghanistan et, dans un paroxysme de stalinophobie, déclarait même: «Si toutefois le gouvernement de Kaboul s'avérait incapable de survivre au retrait soviétique [...] sa chute constituerait en tout état de cause un moindre mal que la perpétuation de l'enlisement soviétique en Afghanistan» (Inprecor n° 263, 11 avril 1988)! Les bandits politiques de la Workers League de David North et de son «Comité international» hurlèrent de concert avec les dirigeants impérialistes US que l'intervention soviétique était une attaque contre «les droits et les sentiments nationaux du peuple afghan» (Bulletin, 8 juillet 1986). Le groupe centriste britannique Workers Power, dont la section soeur en France est Pouvoir ouvrier (PO), né d'une scission de l'organisation de Cliff, avait des positions quelque peu plus contradictoires. En réaction à l'hystérie impérialiste contre l'intervention soviétique, Workers Power fit un pas à gauche, rompant avec la théorie totalement antimarxiste de Cliff selon laquelle l'Union soviétique était «capitaliste d'Etat» (sans classe capitaliste, ni économie capitaliste) et déclara son adhésion formelle à l'analyse de Trotsky que l'Union soviétique était un Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré.
Mais bien qu'il n'ait pas appelé, à l'époque, à un retrait soviétique immédiat, Workers Power rejoignit le reste de la gauche stalinophobe antisoviétique et «condamnant l'invasion soviétique de l'Afghanistan» comme «contre-révolutionnaire» (Workers Power, février 1980). Lorsque plus tard, le Kremlin se retira d'Afghanistan, Workers Power fit un virage à 180° et dénonça le retrait. Et pendant tout ce temps, ils vitupéraient contre notre slogan, «Salut à l'Armée rouge!» Ce qu'il y a derrière l'insistance de Workers Power que l'intervention soviétique, éminemment progressiste, était contre-révolutionnaire, c'est un préjugé antisoviétique profondément ancré, héritage de son origine cliffiste. Dans ses efforts stalinophobes pour se distancer de l'Armée rouge, Workers Power faisait appel à un fictif prolétariat afghan et même à des «éléments féodaux» pour «organiser leur propre pouvoir d'Etat» (Workers Power, février 1980); mais le problème était précisément que la révolution ne pouvait être apportée que de l'extérieur.
Ces centristes visqueux se sont par ailleurs souvent retrouvés du côté des impérialistes: lors de leur soutien critique au «syndicat» contre-révolutionnaire Solidarnosc, bien que reconnaissant que s'il arrivait au pouvoir, cela voudrait dire la restauration du capitalisme en Pologne; dans leur soutien, en janvier 1990, au mouvement nationaliste lituanien antisoviétique -- infesté de fascistes -- et lorsqu'ils se retrouvèrent aux côtés d'Eltsine, sur les barricades, en août 1991, au moment où il consolidait sa marche vers la contre-révolution capitaliste.
A l'époque où elle était une opposition à l'intérieur des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR, l'organisation de jeunesse de la LCR), la JCR-Gauche révolutionnaire se réclamait du mot d'ordre de «victoire militaire de l'Armée rouge en Afghanistan». Ce mot d'ordre exprimait une opposition sur la gauche à la capitulation abjecte de la LCR devant la campagne antisoviétique. Mais ce groupe a été incapable de consolider et de généraliser cette opposition et de rejoindre le programme trotskyste de défense de l'URSS défendu par la LCI. Ainsi, en août 1991, au moment décisif où les forces de la contre-révolution capitalistes ont pris le dessus en URSS, an août 1991 à Moscou, les JCR ont refusé d'appeler les travailleurs d'URSS à balayer la racaille contre-révolutionnaire rassemblée sur les barricades de la «Maison blanche» d'Eltsine. Après divers zigzags politiques, les JCR, devenus la Gauche révolutionnaire, ont finalement rejoint le groupe britannique Militant Labour. Aujourd'hui, ils se mettent à l'unisson de ces sociaux-démocrates antisoviétiques en expliquant que ces mêmes mollahs afghans dont ils souhaitaient hier l'écrasement par l'armée soviétique menaient en fait une « lutte anti-coloniale contre l'envahisseur soviétique» (l'Egalité n° 49).
Pour justifier leur position, toutes ces organisations avançaient aussi que l'intervention soviétique violait «l'autodétermination nationale» afghane. Pour les marxistes, la question de l'autodétermination est subordonnée aux considérations de classe qui sont primordiales -- dans le cas de l'Afghanistan, la défense de l'Union soviétique contre l'impérialisme et la lutte contre la réaction féodale et l'oppression des femmes. De plus l'Afghanistan n'est pas une nation unitaire, mais un chaudron de nationalités distinctes en querelles les unes contre les autres (ainsi que de groupes tribaux et ethniques) divisées par des frontières artificielles: les Pashtouns s'étendent au Pakistan et les Ouzbeks dans l'ex-République soviétique d'Ouzbékistan, tandis que les Tadjiks chevauchent les frontières avec le Tadjikistan et l'Iran. La levée de boucliers à propos des «droits nationaux» du «pauvre petit Afghanistan» avait à peu près autant de validité que la revendication pour les « droits des Etats» lancés par la Confédération [des Etats esclavagistes] pendant la Guerre civile américaine et ensuite 100 ans plus tard par les ségrégationnistes durs du Sud des Etats-Unis. Précisément parce que l'Union soviétique n'était pas capitaliste/impérialiste, l'intervention de l'Armée rouge en Afghanistan, plutôt que d'accroître l'oppression et de renforcer les forces de la réaction comme le fait l'impérialisme dans ses semi-colonies, ouvrait la possibilité d'apporter le progrès dans cette terre arriérée de peuples fragmentés.
D'un point de vue révolutionnaire, trotskyste, l'opposition au stalinisme signifiait la défense des fondements sociaux de l'Union soviétique -- principalement l'existence d'une économie planifiée collective, nécessaire précondition à la création d'une société communiste internationale sans classes. L'appel des trotskystes à la révolution politique prolétarienne pour balayer les usurpateurs staliniens avait pour prémisse notre défense des acquis d'Octobre, y compris notre défense militaire inconditionnelle de l'Union soviétique contre la contre-révolution interne et les attaques impérialistes. Dans son discours de 1939, cité plus haut, James P. Cannon expliquait: «L'Union soviétique a émergé de la révolution d'Octobre en tant qu'Etat ouvrier. En résultat de l'arriération et de la pauvreté du pays et du retard de la révolution mondiale, une bureaucratie conservatrice a émergé et triomphé, détruit le parti et bureaucratisé l'économie. Cependant, cette même bureaucratie opère encore sur la base de la propriété nationalisée établie par la révolution. Ceci est le critère décisif pour notre évaluation de la question» (reproduit dans la brochure de la LTF Pour la révolution politique! Les Etats ouvriers déformés et la théorie marxiste: (Chine, Cuba, Indochine...), mai 1987).
La trahison stalinienne et la terreur impérialiste ont laissé l'Afghanistan dévasté, les systèmes de transport, du commerce et de la vie économique se sont totalement écroulés. Le pays a été transformé en un patchwork de fiefs régionaux dirigés par des seigneurs de la guerre basés sur des ethnies. Les Talibans, s'appuyant sur le groupe Pashtoun prédominant, contrôlent la capitale en ruines et les deux tiers sud du pays, tandis que la région septentrionale ouzbèke est dirigée par Abdoul Rashid Dostom et que les milices d'Ahmed Shah Massoud règnent sur les Tadjiks. Aujourd'hui les forces de Dostom et de Massoud sont présentées comme « modérées» par rapport à celles des Talibans, mais Massoud reste allié à Gulbudin Hekmatyar, l'un des plus sauvages dirigeants intégristes sous le régime du PDPA.
Le martyre de l'Afghanistan est un produit direct du cataclysme contre-révolutionnaire qui a abouti à la restauration du capitalisme en Europe de l'Est et dans l'ex-Union soviétique. Cela a enhardi les forces réactionnaires non seulement dans des régions arriérées comme l'Afghanistan mais aussi en Europe occidentale et aux USA. Divers commentateurs bourgeois pointent un doigt accusateur sur les horreurs que commettent actuellement les intégristes islamistes en Afghanistan; mais les intégristes chrétiens américains se réclamant des «valeurs familiales» veulent aussi ramener les femmes à la maison. Cela se manifeste non seulement dans les attaques des terroristes du «droit à la vie» contre les femmes qui cherchent à avorter mais aussi dans la barbarie croissante du système judiciaire capitaliste raciste.
Les horreurs en cours en Afghanistan aujourd'hui constituent l'expression la plus crue de l'alternative qui a été posée pendant tout ce siècle et qui se pose avec de plus en plus d'acuité et d'urgence: socialisme ou barbarie. Si les jeunes qui militent contre l'oppression sociale veulent aller de l'avant et engranger de nouvelles victoires, alors ils doivent étudier et apprendre les leçons des luttes et défaites du passé, y compris la défaite historique mondiale qu'a représentée la destruction des acquis subsistant de la révolution d'Octobre. Nous, Ligue communiste internationale, luttons pour un nouvel Octobre, tant dans ce pays que dans le monde entier. Nous luttons pour forger internationalement des partis bolchéviques capables de diriger les ouvriers -- à la tête de tous les opprimés -- vers le pouvoir et vers une société dans laquelle l'oppression capitaliste et l'esclavage des femmes seront les reliques d'un passé barbare.