Pour un parti ouvrier révolutionnaire multiethnique !
Le racisme, le voile et les élections en France
Reproduit du Bolchévik n° 167, mars 2004
3 mars – A l’automne dernier le gouvernement semblait affaibli ; il était confronté à une vague montante d’impopularité suite au démantèlement des retraites et au scandale des 15 000 morts de la canicule. Mais maintenant il se déchaîne même en pleine campagne électorale. Les attaques se multiplient et s’aggravent, avec en perspective la destruction du système de santé publique au début de l’été. Les déportations de sans-papiers ont augmenté de 36 % depuis le début de l’année. La nouvelle loi Perben II signifie une attaque en règle contre les droits de la défense face à la police et aux juges. Déjà, depuis le gouvernement Jospin-Chevènement, si vous discutiez avec un sans-papiers vous pouviez être soupçonné d’« aide au séjour irrégulier », mais maintenant les flics peuvent déclarer qu’il pourrait s’agir de criminalité « en bande organisée », c’est-à-dire impliquant au moins deux personnes. Sur cette base il est maintenant légal de vous mettre sur écoute téléphonique, de payer un indic pour vous espionner, de perquisitionner chez vous en pleine nuit, de vous mettre en garde à vue pendant des jours sans la possibilité de voir un avocat. Suite à quoi ils vous feront craquer : ils pourraient vous suggérer ensuite de plaider coupable vu que vous avez déjà « avoué », ce qui vous ferait rejoindre directement, sans même un procès, les 60 000 prisonniers qui déjà surpeuplent les prisons. Nous disons : A bas la loi Perben ! A bas les charters d’expulsion de Sarkozy ! Pour une lutte de classe contre le démantèlement programmé de la Sécu !
Ce renforcement exorbitant des pouvoirs policiers n’est qu’une facette de l’offensive du gouvernement. L’augmentation de la répression vise en premier lieu les immigrés et leurs familles, mais derrière c’est l’ensemble de la classe ouvrière qui est visée. Le gouvernement s’apprête à remettre en cause les conventions collectives, le principe même des contrats à durée indéterminée pour généraliser la précarité, et interdire le droit de grève dans la fonction publique. Avec le RMA, des chômeurs doivent pouvoir être embauchés en-dessous de tous les planchers négociés avec les syndicats. Il s’agit d’accroître le taux de profit des capitalistes français, afin qu’ils soient en moins mauvaise posture face à leurs rivaux allemands ou américains qui ont profité de la crise pour licencier par millions et améliorer leur compétitivité. Cela s’accompagne d’un regain d’agressivité impérialiste à l’étranger, avec maintenant une invasion d’Haïti par des troupes françaises. Troupes US, françaises, de l’ONU, hors d’Haïti ! Troupes françaises, hors de Côte d’Ivoire !
A bas l’unité Chirac-PS-Laguiller contre les jeunes femmes voilées !
L’arrogance renouvelée du gouvernement est le résultat direct du succès de la campagne raciste contre le foulard à l’école. Avec l’exclusion d’Alma et Lila, menée à Aubervilliers en septembre-octobre par des profs dits d’« extrême gauche » (membres de Lutte ouvrière, mais aussi un dirigeant de la LCR, Pierre-François Grond), Chirac avait le prétexte pour lancer la commission Stasi et faire passer une loi raciste excluant des écoles publiques les jeunes femmes musulmanes voilées. 93 % des députés prenant part au vote se sont prononcés pour la loi Chirac, un score plus élevé que le plébiscite pour Chirac des présidentielles de 2002, ou que le taux de popularité de Chirac pendant la guerre en Irak au printemps 2003, une popularité qui lui avait permis dans la foulée de détruire les retraites. Sur un total de 149 députés PS, 140 ont voté pour l’exclusion des femmes voilées, et le tiers des députés PC aussi malgré la posture officielle du Parti communiste de s’opposer à la loi. LO n’a pas de députés au Parlement mais on sait où penchait leur cœur : avec la loi Chirac. Ainsi Lutte Ouvrière (6 février) déclarait :
« Et si finalement loi il y a, tant mieux. […] Cela dit, la loi n’existerait pas si des jeunes filles ne s’étaient pas bagarrées contre la soumission qu’on veut leur imposer et si, dans les écoles et les lycées, des enseignants ne les avaient pas soutenues et aidées dans leur combat. »
Ils sont fiers que leurs membres enseignants aient servi d’avant-garde à Chirac ! Ils versent des larmes de crocodile sur l’oppression bien réelle des femmes que représente le voile, pour justifier leur soutien au gouvernement sur cette question. La LCR déclare s’opposer à la loi – mais ses dirigeants peuvent tranquillement organiser des exclusions comme à Aubervilliers. Nous pensons au contraire qu’en capitulant aux campagnes racistes de l’Etat bourgeois on ne combat pas, mais au contraire on renforce, l’obscurantisme religieux et l’oppression des femmes. Nous sommes de notre côté bien connus depuis des années pour notre opposition aux exclusions racistes des femmes voilées, et nous sommes contre la loi Chirac.
Mais, alors que l’immense majorité des travailleurs, y compris d’origine immigrée, avait des illusions dans Chirac en 2002 contre Le Pen, et en 2003 contre la guerre de Bush en Irak, cette année la situation est plus contrastée. Une partie de la population perçoit à juste titre la dernière loi Chirac comme une mesure raciste contre les Maghrébins qui attise la division entre communautés « immigrées » ; beaucoup de travailleurs sont encore amers suite à la destruction des retraites l’année dernière. Dès que la loi contre le foulard a été votée la popularité de Chirac a recommencé à lourdement chuter. Il est possible de lancer une contre-attaque contre le gouvernement. Pour cela il faut rompre avec les traîtres réformistes du PS, du PCF, de la LCR ou de LO qui ont enchaîné d’une manière ou d’une autre les travailleurs à Chirac et à la bourgeoisie française ces dernières années. Il faut unifier la classe ouvrière derrière un programme révolutionnaire, derrière une perspective de renversement de tout ce système capitaliste raciste par une révolution ouvrière. Cela exige de construire un parti ouvrier multiethnique d’avant-garde, c’est-à-dire un parti léniniste.
Une perspective prolétarienne, révolutionnaire, internationaliste
On nous rétorque souvent que nous sommes des diviseurs, encore une organisation de plus, alors qu’il faudrait au contraire l’unité la plus large, sur la base de laquelle on pourrait construire un grand parti révolutionnaire. Certains ajoutent que le bloc politique LO-LCR aux élections peut représenter un pas vers cette unité. Le premier élément de réponse à cela, c’est d’abord : l’unité de qui avec qui ? En tant que marxistes nous pensons que le système économique capitaliste est basé sur une division fondamentale entre deux classes irrémédiablement antagoniques : les capitalistes, qui possèdent les moyens de production comme leur propriété privée, et les ouvriers, qui produisent les moyens de subsistance, les machines, les équipements, les produits de luxe (pour l’usage personnel des bourgeois), etc. En un mot les ouvriers produisent tout, mais ne possèdent rien que leur force de travail qu’ils sont obligés de vendre tous les jours à un capitaliste pour survivre. Les capitalistes paient aux ouvriers seulement de quoi reproduire leur force de travail, mais ils s’approprient toute la richesse supplémentaire créée par ce travail. Ce système n’est pas basé sur la satisfaction des besoins de la population, mais sur la recherche du profit maximum pour les capitalistes individuels (la « création de valeur pour les actionnaires » comme on dit dans la presse bourgeoise). Ce système n’est pas basé sur la mise en valeur rationnelle de la planète et des ressources de l’humanité, mais sur la concurrence entre capitalistes, le monopole capitaliste, la concurrence à une échelle plus élevée entre monopoles nationaux, qui débouche inévitablement sur des guerres pour le pillage et le repartage du monde. Aussi les ouvriers sont la seule classe ayant la puissance sociale, et l’intérêt historique, pour renverser la classe capitaliste. Dès 1847 Karl Marx écrivait dans le Manifeste du Parti communiste :
« Les forces productives dont elle dispose [la société] ne servent plus à faire avancer le régime de la propriété bourgeoise – elles sont devenues au contraire trop puissantes pour elle, qui leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces sociales productives triomphent de cet obstacle, elles jettent dans le désordre toute la société bourgeoise et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu’ils ont créées. Comment la bourgeoisie surmontera-t-elle ces crises ? D’une part, en détruisant par la violence une masse de forces productives, d’autre part en conquérant de nombreux marchés et en exploitant à fond les anciens. Quels sont les effets ? La préparation de crises plus générales et plus puissantes ; ce qui revient à diminuer les moyens de les éviter.
« Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre elle.
« Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la tueront, elle a produit aussi les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires. »
Pour mener à bien une révolution ouvrière il faut forger l’unité de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, ses partis, ses représentants. C’est nécessairement le point de départ pour toute lutte sérieuse contre la société capitaliste.
Il est vrai qu’un pays comme la France est marqué par une grave désindustrialisation, avec plus d’un million d’emplois ouvriers détruits en 30 ans. Il en va de la survie de la classe ouvrière de lutter contre le chômage de masse, pour le partage du travail entre toutes les mains sans perte de salaire. Les formidables gains de productivité dans l’industrie signifient que la production industrielle en volume a plutôt augmenté sur la période, et donc que la puissance sociale des quatre ou cinq millions d’ouvriers industriels du pays n’en est que plus grande. Cette classe ouvrière est multiethnique. Lors du recensement de 1999, environ sept millions de personnes se déclaraient « ouvriers » (qualifiés, non qualifiés ou agricoles). Parmi ces ouvriers il y avait un million de citoyens étrangers ou français par acquisition (c’est-à-dire non compris les jeunes issus de l’immigration mais ayant des papiers français), ce qui représente un ouvrier sur sept, non compris la « deuxième » ou « troisième » génération issue de l’immigration. Cette proportion monte à un sur cinq pour l’ensemble des actifs dans la construction, et évidemment nettement plus si l’on ne considère pas les contremaîtres, employés dans les bureaux d’études, etc., mais seulement les ouvriers dans cette branche de l’industrie. Ces taux doivent être plus élevés dans les régions les plus industrialisées du pays où le poids de l’immigration dans le prolétariat est plus élevé. Donc, malgré la désindustrialisation et malgré la fermeture des frontières depuis 30 ans, l’unité du prolétariat français ne peut se réaliser que sur la base de l’internationalisme, ce qui signifie une lutte intransigeante contre le racisme qu’utilise la bourgeoisie pour le diviser.
Pas de soutien critique aux « fronts populaires » !
Aujourd’hui la gauche se lamente de la virulence des attaques du gouvernement. Mais, en ayant porté Chirac au pouvoir en 2002 et en l’ayant soutenu internationalement l’année dernière, cette pseudo-gauche porte la plus lourde responsabilité en ayant criminellement prôné l’union avec les capitalistes, qu’ils soient de droite ou « de gauche ». Ce n’est pas par plaisir que nous polémiquons de façon acharnée contre ces groupes ; c’est au contraire parce qu’ils représentent un obstacle à notre programme d’indépendance de classe des travailleurs contre les patrons, leur Etat et leurs partis. Nous nous opposons par principe à toute alliance avec des partis comme les Verts ou les chevènementistes qui, même s’ils se disent « de gauche », n’ont rien à voir ni de près ni de loin avec le mouvement ouvrier, et ne s’en revendiquent pas. Dans de telles alliances entre des partis de la classe ouvrière et des partis de la bourgeoisie, c’est toujours la bourgeoisie, car c’est la classe dominante, qui est le cavalier, et la classe ouvrière qui est le cheval : c’est un bloc bourgeois. Nous appelons de telles alliances des « fronts populaires », comme le bloc de 1936 entre les sociaux-démocrates, les staliniens et le parti bourgeois des Radicaux. A l’époque le Front populaire avait étranglé la possibilité d’une révolution ouvrière en France ; en 1997 évidemment la situation n’était pas pré-révolutionnaire, mais le mécanisme était similaire : le front populaire de Jospin (la « gauche plurielle ») avait pour fonction de dévier les luttes sociales issues des grèves de décembre 1995 vers le parlementarisme et la collaboration de classes, dans le but de détruire par pans entiers les acquis des travailleurs chèrement acquis précédemment. Nous refusons de donner le moindre soutien électoral, même férocement critique, à tout parti ouvrier prenant part à un front populaire.
C’est pour cette raison que, dans les élections régionales de 2004, nous n’avons pas pu soutenir le PC, même dans les régions où il présentait des listes indépendantes du PS et des Verts : ces listes prennent pour étiquette « gauche populaire et citoyenne », une étiquette qui se définit elle-même comme au-dessus des classes, comprenant des éléments bourgeois ; en Franche-Comté leur liste comprend le MRC bourgeois de Chevènement, le très chauvin ministre des flics sous Jospin ; même en Seine-Saint-Denis, où le PCF présente en tête de liste Mouloud Aounit, un opposant bien connu de la loi raciste de Chirac sur le voile, le PCF a mis sur ses listes des membres de l’Association pour une gauche républicaine, un groupuscule ex-chevènementiste (voir l’Humanité du 17 février) ; et le principal argument du PCF contre la liste LO-LCR, c’est qu’il annonce publiquement sa « volonté de fusionner avec la liste de Jean-Paul Huchon [du PS, avec les Verts et les chevènementistes officiels] pour le deuxième tour » (l’Humanité, 18 février).
Au moins LO et la LCR s’opposent à toute fusion avec les listes de l’ex-gauche plurielle, mais nous ne leur donnons pas de soutien critique étant donné leur rôle méprisable dans la campagne sur le voile (voir le numéro précédent du Bolchévik ; nous reproduisons en dernière page la traduction en arabe de notre tract du 9 octobre dernier contre l’expulsion d’Alma et Lila du lycée d’Aubervilliers). Même si pour cette fois-ci la LCR refuse de soutenir le front populaire bourgeois du PS, du PC, des chevènementistes et des Verts, la LCR est allée dans le passé jusqu’à soutenir directement (« contre Le Pen ») Chirac, le candidat officiel de la bourgeoisie, en 2002, ce qui représentait un acte grossier de collaboration de classes que la LCR revendique encore à ce jour.
L’« unité » de la gauche et le foulard islamique
Ni LO ni la LCR n’ont pour stratégie de forger l’unité de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, puisque suivant l’occasion ces opportunistes se retrouvent en alliance ouverte avec la bourgeoisie. Aujourd’hui en France la classe ouvrière est divisée par la question du racisme, dont la campagne sur le foulard est actuellement le fer de lance. Evidemment il y a des ouvriers racistes qui soutiennent la campagne de Chirac pour les exclusions. Il y a des ouvriers qui soutiennent les exclusions au nom de la laïcité ou des droits des femmes, sans comprendre le caractère raciste de l’affaire. Parmi les sans-papiers certains sont indifférents à une campagne qui vise une autre couche de la population d’origine immigrée qui a déjà une famille ici. Lors de la manifestation des sans-papiers du 31 janvier à Paris, certains nous reprochaient le mot d’ordre sur notre banderole « Non à la loi raciste contre les jeunes qui portent le foulard ! », disant que ces Maghrébins musulmans ne défendent pas les sans-papiers africains et chinois. Même la population originaire du Maghreb musulman est divisée, certains voyant les islamistes en France avec les yeux de ceux qui ont vécu la guerre civile en Algérie, alors qu’en France l’islam n’est qu’une religion minoritaire du ghetto, des opprimés. Certains craignent que ces jeunes femmes voilées n’enflamment le racisme contre eux aussi, brisant leurs espoirs d’intégration dans une société profondément gangrenée par le racisme, un racisme visant notamment les Maghrébins qui en 1962 en Algérie ont infligé une grave défaite au colonialisme français. Mais les jeunes femmes voilées sont les victimes de ce racisme, pas sa cause. A l’opposé, dans la manifestation contre les exclusions du 14 février, certaines femmes voilées critiquaient notre mot d’ordre « Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! » figurant sur la même banderole, car elles se déclaraient françaises avec des papiers français, allant jusqu’à chanter la Marseillaise, l’hymne de la république bourgeoise française, c’est-à-dire l’hymne du colonialisme et du racisme. Evidemment elles étaient parfois choquées aussi à la vue de notre panneau « Le voile symbolise l’oppression des femmes, mais : A bas les exclusions racistes ! »
Face à cette situation on peut voir les perspectives opposées de la Ligue trotskyste, et des pseudo-trotskystes de LO et de la LCR. Nous sommes intervenus activement, avec nos forces très petites, contre toutes ces formes de l’oppression et traçant la perspective de la révolution socialiste (voir la photo de notre banderole en première page). Nous luttons contre toutes les formes d’arriération qui divisent la classe ouvrière et dressent certains secteurs contre d’autres, permettant à la bourgeoisie de perpétuer son règne d’exploitation et d’oppression. Evidemment cela ne nous rend pas populaires avec tout le monde, parce qu’il y a ceux comme LO qui soutiennent les sans-papiers mais qui s’en prennent aux femmes voilées, ceux qui font l’inverse, etc. Pour les marxistes il s’agit de dire la vérité aux travailleurs, de la façon la plus pédagogique possible, mais sans capituler devant aucun de leurs préjugés. Si l’on s’abstient de faire cela, on accepte ces divisions et on contribue à les maintenir dans la classe ouvrière, ce qui facilite la tâche à la bourgeoisie pour attaquer tous les travailleurs. Spontanément les travailleurs ne peuvent parvenir, sur la base de la seule expérience de leur propre exploitation dans l’usine, à une compréhension d’ensemble de l’oppression capitaliste, des multiples mécanismes de la bourgeoisie pour diviser les travailleurs et les opprimés, les empêcher de s’unir pour renverser tout le système dans une révolution prolétarienne. C’est pour cela qu’il leur faut un parti d’avant-garde, un parti regroupant ceux qui ont cette compréhension générale et qui luttent pour que des couches de travailleurs de plus en plus larges l’assimilent. C’est un tel parti que nous cherchons à construire. Lénine écrivait dans Que faire ? (1902) :
« Quiconque attire l’attention, l’esprit d’observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n’est pas un social-démocrate [un révolutionnaire marxiste, à l’époque] ; car, pour bien se connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de toutes les classes de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique… disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. Voilà pourquoi nos économistes qui prêchent la lutte économique comme moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, font œuvre profondément nuisible et profondément réactionnaire dans ses résultats pratiques. »
On reconnaîtra sans peine ici une polémique sanglante contre des semblables russes de Lutte ouvrière : Lutte ouvrière a pour principe de ne jamais parler du racisme dans ses éditoriaux des feuilles d’entreprise adressés à la classe ouvrière, comme chacun pourra le vérifier en épluchant les éditoriaux de page 3 de leur journal depuis des années.
« Plan d’urgence » à la LO-LCR ou programme de transition trotskyste ?
Au fond, le cœur de la propagande de LO et de la LCR dans les élections, c’est pour quelques revendications dans le cadre du capitalisme. Avec cela ils se sont retrouvés dans une situation embarrassante quand Le Pen s’est mis démagogiquement à chasser sur le même terrain que LO-LCR, contre les licenciements et l’insécurité sociale, etc. Que cela soit possible montre déjà que leur « plan d’urgence » n’a rien d’un programme de transition vers la prise du pouvoir par les travailleurs. Les révolutionnaires soutiennent toutes les luttes partielles de la classe ouvrière, mais en pointant inlassablement sur la nécessité de la révolution ouvrière. En mars 1935 Trotsky avait rédigé l’intervention d’Alexis Bardin au comité confédéral national de la CGT. Cette intervention a été publiée sous le titre « Du plan de la C.G.T. à la conquête du pouvoir ». Trotsky écrit notamment :
« Quand je veux me déplacer pour une ou deux stations seulement, je dois savoir où va le train. Même pour des mesures d’urgence, nous avons besoin d’une orientation générale. Quel est l’idéal social de la C.G.T. ? Est-ce le socialisme ? Oui ou non ? Il faut qu’on nous le dise, sinon, comme propagandistes, nous restons tout à fait désarmés devant la masse. […] Comme propagandiste de notre organisation syndicale, je crois exprimer l’idée de beaucoup de militants en demandant que le Plan de rénovation économique soit dénommé le Plan des mesures transitoires du capitalisme au socialisme. […]
« Il faut mobiliser tous les vrais militants ouvriers pour une campagne vigoureuse dans tout le pays. Il faut que les paysans, dans les plus lointains hameaux, se convainquent que le prolétariat s’apprête cette fois sérieusement à renverser la bourgeoisie, à prendre le pouvoir dans ses mains pour transformer notre pays, pour le rendre enfin habitable pour le peuple travailleur.
« Ou bien le plan sera transformé en un plan de conquête du pouvoir par le prolétariat pour l’instauration d’un gouvernement ouvrier et paysan, ou bien il sera enregistré par le peuple comme nul et non opérant. »
Trotsky n’aurait-il pas condamné la plate-forme de LO-LCR comme « nulle et non opérante » ?
Pour leur défense ils nous rétorquent : oui, mais la situation n’est pas révolutionnaire, il y a eu beaucoup de défaites et peu de victoires depuis 1935, etc. On ne peut le nier, encore qu’il faille rappeler la contribution de ces groupes eux-mêmes dans ces défaites : ils ont soutenu les forces de la contre-révolution capitaliste en URSS et en Europe de l’Est, comme par exemple dans les années 1980 le « syndicat » pro-capitaliste Solidarnos’ c’ en Pologne, soutenu par le pape, la CIA et Mitterrand. La Révolution russe d’octobre 1917 avait établi le premier Etat ouvrier de l’histoire. Même après l’usurpation par la bureaucratie stalinienne du pouvoir politique, l’économie continuait à fonctionner d’une façon fondamentalement différente du capitalisme : il s’agissait de maximiser la production, pas les profits individuels, même si du fait des distorsions bureaucratiques cette maximisation se faisait généralement au détriment de la qualité. La collectivisation des moyens de production explique l’énorme développement économique de l’URSS, d’une puissance arriérée qu’elle était avant la Première Guerre mondiale, impérialiste et en même temps dépendante du capital étranger (les « emprunts russes » notamment), à la deuxième puissance économique et militaire du monde qui tenait en échec les impérialistes capitalistes. Nous avons lutté pour préserver et étendre cette collectivisation des moyens de production, et l’Etat qui la défendait, comme le préconisait Trotsky dans le Programme de transition, jusqu’à ce que les héritiers de Staline finissent par livrer en 1991-1992 l’Union soviétique au capitalisme – et à la déchéance et la ruine du pays. La contre-révolution capitaliste en Europe de l’Est et en URSS a énormément encouragé les capitalistes à renforcer leurs attaques dans le monde entier contre les travailleurs et les masses opprimées. En Chine, malgré les incursions capitalistes croissantes, le fondement de l’économie demeure collectivisé et c’est pour cela que nous défendons cet Etat ouvrier même s’il était bureaucratiquement déformé dès sa naissance en 1949. Nous luttons pour une révolution politique prolétarienne contre la bureaucratie de Pékin qui sape les acquis ouvriers issus de la Révolution de 1949.
Avec la contre-révolution en URSS beaucoup d’ouvriers sont démoralisés par le manque de perspective révolutionnaire ; ils acceptent dans une large mesure la propagande de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », basée sur la fausse équation que communisme égale stalinisme. Notre tâche est devenue plus difficile à cause de cette régression généralisée du niveau de conscience, mais elle n’a pas changé pour autant : convaincre la classe ouvrière qu’elle peut et doit renverser le système capitaliste et prendre le pouvoir en son propre nom dans une révolution. Nos opposants n’avancent pas cette perspective tout simplement parce qu’ils ne la partagent pas.
Lutte contre le fascisme ou causette à la télé avec la famille Le Pen ?
LO se solidarise bruyamment avec Fadela Amara des « ni putes ni soumises » qui s’excite contre « le fascisme vert », l’épouvantail agité par la bourgeoisie et le PS pour attiser le racisme anti-Maghrébins (voir l’article paru dans Lutte Ouvrière du 20 février). Que se passe-t-il sur le front du fascisme brun de Le Pen ? LO et la LCR ont des nuances sur la question du foulard islamique, mais sur Le Pen l’unité entre Besancenot et Laguiller est complète : l’un discute avec Jean-Marie (TF1, 5 février), l’autre avec Marine (France 2, 9 février), puis le premier encore en tête-à-tête avec Marine (« Grand débat RTL- le Monde », 23 février). Le Monde (11 février) s’est fendu d’un article spécial intitulé « Arlette Laguiller donne du “madame” à Marine Le Pen » pour se réjouir de l’avilissement de LO devant le Front national.
Cela fait plus de quinze ans que LO discute avec les fascistes à la télé, mais pour la LCR on mesure le chemin parcouru depuis le début des années 1970, où Krivine et compagnie se jetaient en formations paramilitaires dans des batailles rangées contre les fascistes. François Sabado, dirigeant de la LCR, explique ce tournant : « Ce qui l’a emporté, c’est la volonté de refaire basculer cette fraction de gens qui jadis votaient à gauche et qui aujourd’hui sont tentés par un vote en faveur du FN » (le Monde, 24 février). Evidemment, pour faire la cour aux travailleurs suffisamment racistes pour considérer de voter Le Pen, il faut se garder de toucher à la question du racisme – d’ailleurs LO préfère le terme savant grec « xénophobie » qui donne une nuance médicale neutre à la notion, et en plus considère comme « étrangers » (xéni) les immigrés et leurs enfants, citoyens français ou non ; de même « islamophobie » est devenu le terme à la mode pour légitimer le racisme contre les immigrés à la peau foncée.
L’argument clé de LO-LCR, c’est qu’il ne faut pas croire Le Pen quand il dit qu’il est pour les pauvres, parce qu’en réalité c’est un riche et même un milliardaire. Ils font l’impasse sur le véritable argument de Le Pen : il est pour les pauvres Français contre les méchants immigrés, attisant ainsi la haine raciale au service du capitalisme. Le fascisme représente la mobilisation dans la rue de petits-bourgeois enragés par la crise capitaliste, et que le grand capital détourne vers le meurtre des Juifs, homosexuels, immigrés et autres minorités plus vulnérables, dans le but d’écraser le mouvement ouvrier organisé. Contrairement aux années 1930 il ne plane pas la menace d’une révolution ouvrière, donc la bourgeoisie n’a pas besoin en ce moment de déchaîner les fascistes : elle préfère habiller sa domination brutale du masque de la démocratie parlementaire. Les partis fascistes en Europe jouent en ce moment principalement le rôle d’un groupe de pression sur les partis qui administrent l’ordre capitaliste. Et réciproquement ce sont les mesures racistes des gouvernements capitalistes, que ce soit le gouvernement Jospin-PCF ou le gouvernement Chirac actuel (tous deux élus avec les suffrages de la LCR), qui rendent acceptable le programme raciste de Le Pen en appliquant des pans entiers de celui-ci.
Aussi nous nous opposons à tout débat avec les fascistes, car ce serait légitimer leurs appels au pogrome raciste en les considérant comme « débattables ». La LCR et son organisation de jeunesse, les JCR, s’agitent un peu dans la rue contre Le Pen, mais comment prendre cela pour plus que de la gesticulation électorale quand on voit Besancenot argumenter avec Marine Le Pen que lui est pour augmenter l’impôt sur le revenu et elle pour augmenter la TVA (le Monde, 25 février) ? Qui peut penser que la LCR et LO vont chercher à mobiliser l’influence modeste mais bien réelle qu’ils ont dans la classe ouvrière pour faire une démonstration de force ouvrière le Premier Mai qui empêcherait Le Pen de parader dans les rues de Paris, comme il le fait tous les ans ? En 1995 Brahim Bouarram avait été assassiné par des skins sortis du cortège des lepénistes.
Les contradictions des JCR
Les JCR ont fait campagne contre l’exclusion d’Alma et Lila par les profs LO-LCR-PS, et se sont opposées à la loi raciste de Chirac. Nous nous en sommes réjouis (voir le Bolchévik n° 166), mais cette opposition s’est dans les faits trouvée en contradiction avec leur présence sur les listes LO-LCR, alors que LO avait une position fière, et la LCR une position honteuse, de soutien aux exclusions racistes. Construire la campagne unitaire LO-LCR ne peut se faire qu’en faisant passer à la trappe la lutte contre les exclusions racistes des jeunes femmes voilées. Samuel Johsua, porte-parole de la LCR marseillaise, était explicite quand il a justifié qu’un militant de la Ligue des droits de l’homme soit exclu de la liste commune LO-LCR pour avoir participé à une manifestation contre les exclusions racistes :
« [La décision de refuser le membre de la LDH] découle essentiellement de la volonté de rester centrés sur l’axe de la campagne des régionales. Les positions vis-à-vis de la loi discriminatoire de Chirac, du voile, et des attitudes à prendre sur ces questions ne doivent pas prendre une place centrale dans la campagne. Nous nous tenons au choix de mettre au centre de celle-ci un plan d’urgence sociale (et soutenu par une large part du PS), d’en faire une question majeure de la campagne des régionales. »
Encore en janvier les JCR avaient pour gros titre de première page « La loi Chirac-Ferry sur le voile – contre une loi raciste et antijeunes – mobilisons-nous ». Nos camarades sur la fac de Rouen leur ont formellement proposé par écrit – ainsi qu’à la Gauche révolutionnaire (GR), qui elle aussi s’oppose aux exclusions racistes – une action commune sur cette base-là. Tant les JCR que la GR ont refusé verbalement cette proposition. Parallèlement le Collectif Une école pour tous-tes, dont font partie les JCR et la GR, organisait une manifestation devant la Préfecture de Rouen le 4 février, dont l’appel d’ailleurs ne mentionnait pas le caractère raciste de cette loi. Pour cette action les JCR ont mobilisé en tout et pour tout trois militants, qui ont soutenu un des représentants des Etudiants musulmans de France qui tentait vainement de nous censurer.
Et le numéro de février de « red », le journal des JCR, faisait passer en page 8 les titres sur le foulard. Dans leur éditorial ils donnent une justification politique à leur capitulation face à LO-LCR, traitant de « diversion » la question du foulard :
« Mais nous pouvons dès maintenant consacrer toute notre énergie à préparer les prochaines confrontations. Une question décisive consiste à ne pas se laisser diviser par les diversions menées par le gouvernement. La loi pour interdire le voile à l’école désigne les jeunes filles voilées comme des boucs émissaires responsables des problèmes de l’éducation. Un sondage BVA, commandé par Libération, fin janvier, révèle que 43 % (contre 38 %) des personnes interrogées pensent que le gouvernement cherche à faire une loi pour faire porter le débat public sur la laïcité plutôt que sur les problèmes sociaux ! »
La CNT anarchisante raconte au fond la même chose quand dans un éditorial récent (Combat syndicaliste, 12 février) elle disait : « Les pauvres, on les amuse avec des lois gadget, comme la loi sur la laïcité (trois malheureux articles éjaculés à grand peine du stylo du docte Ferry). » Pas étonnant que les anarchistes de toutes tendances, et en dépit de la polarisation qui les agitait sur la question du foulard, aient brillé par leur absence dans toutes les mobilisations contre la loi Chirac.
Avec une telle position il est remarquable, et réconfortant, que les JCR aient quand même été présentes à la manifestation du 14 février. La LCR a déclaré qu’elle ne participerait pas aux manifestations contre la loi Chirac, car ces manifestations ne prenaient pas clairement position contre le voile (voir le Monde, 15-16 février). Résultat, le 14 février dans la manifestation parisienne contre les exclusions nous étions les seuls à avoir des mots d’ordre et des panneaux dénonçant le voile comme symbolisant l’oppression des femmes, et se prononçant pour l’avortement libre et gratuit, comme le notait d’ailleurs l’article du Monde du 17 février. Les militants des JCR qui ont des divergences sérieuses avec l’opportunisme de la LCR, doivent comprendre que le vote de celle-ci pour Chirac, sa complicité avec lui dans les exclusions racistes, etc., sont en contradiction avec les principes fondamentaux du marxisme. Pour unifier la classe ouvrière derrière un programme marxiste il faut d’abord rompre avec ces gens-là. C’est en scissionnant des menchéviks opportunistes que Lénine a construit le Parti bolchévique qui a pu diriger la révolution d’Octobre en 1917. Rosa Luxemburg, fondatrice du Parti communiste allemand, avait rompu trop tard avec les sociaux-démocrates, et elle a fini assassinée par eux pendant la révolution allemande avortée de 1918-1919.
On voit au Brésil (voir notre article page 5) la loyauté à leur propre bourgeoisie des partisans du mal-nommé « Secrétariat unifié de la Quatrième internationale » (les héritiers de Michel Pablo, qui avait détruit la Quatrième Internationale de Trotsky au début des années 1950) : Miguel Rossetto, un camarade de la LCR dans le Secrétariat unifié et membre du PT brésilien de Lula, est carrément ministre dans le gouvernement capitaliste. Même les JCR, qui pendant un an avaient maintenu un prudent silence sur Rossetto, prennent maintenant ouvertement la défense de leur camarade ministre, disant : « De toute évidence, le financement du ministère de la réforme agraire n’est pas la priorité de Lula, et dès lors, notre camarade n’a pas pu faire tous les changements qu’il souhaitait » (« red », janvier). La grande héroïne des JCR c’est Heloisa Helena, qui au moins a voté contre le démantèlement des retraites par Lula et vient de se faire exclure du PT pour cela. Inprecor (janvier-mars) vient de publier la traduction d’une interview donnée par Heloisa Helena au grand quotidien bourgeois de Rio, le Jornal do Brasil, où cette dame déclare notamment :
« [...] je suis catholique. Je vais toujours à l’église. J’ai beaucoup d’amis à l’intérieur qui sont prêtres. La semaine passée, je suis allée quatre fois à la messe dans une seule ville, aidant dans la célébration. J’ai retrouvé la foi il y a des années, par la douleur, et je suis tout à fait convaincue. Mon expérience religieuse est avec le camarade qui est là-haut dans les cieux, et qui m’a donné beaucoup de preuves d’amour dans les moments difficiles que j’ai traversés durant ma vie. »
On devrait la présenter à Christine Boutin, candidate pour le Vatican aux élections présidentielles françaises de 2002. Nous pensons qu’un autre monde est possible, mais ici-bas, pas dans les cieux ; sauf que, contrairement à ce que promettent les « altermondialistes » à la LCR-JCR, cela exige une révolution socialiste prolétarienne. On pourra alors s’attacher à construire une société débarrassée de la faim, de la guerre et du racisme. Alors les hommes et les femmes n’auront plus besoin de se réfugier dans des fantasmes religieux pour s’échapper de la dure réalité de cette société capitaliste d’oppression et de misère. Nous luttons pour construire le parti mondial qui mènera la classe ouvrière au pouvoir pour émanciper l’humanité tout entière.