La Révolution russe et l’effondrement du stalinisme

La faillite des théories sur une «nouvelle classe»

Tony Cliff et Max Shachtman : complices pro-impérialistes de la contre-révolution

Spartacist (édition française) no. 33, printemps 2000. Traduit de Spartacist (édition anglaise) no. 55, automne 1999.

La Révolution russe d’Octobre 1917 a laissé une empreinte profonde sur le XXe siècle. A la fin de la Première Guerre mondiale, le monde connut une vague de luttes révolutionnaires prolétariennes, que vint renforcer la révulsion générale causée par la barbarie, sans précédent historique, de la tuerie interimpérialiste. Des insurrections ouvrières révolutionnaires éclatèrent en Russie, en Finlande, en Italie, en Hongrie, en Allemagne. Ailleurs, il y eut des mutineries dans l’armée ainsi que des grèves massives et combatives qui désorganisèrent la production à une échelle jamais vue auparavant. Et pourtant, l’empire tsariste fut le seul endroit où la classe ouvrière prit le pouvoir d’Etat et réussit à le garder. Elle expropria les capitalistes et commença à construire une économie collectivisée et planifiée. Le rôle dirigeant du parti bolchévique de Lénine s’avéra l’élément décisif de cette victoire. La couche d’avant-garde organisée par les Bolchéviks avait effectué une profonde scission avec les courants liquidationnistes, social-chauvins, révisionnistes et réformistes de toutes sortes qui opéraient dans l’empire tsariste. Cela permit au parti ouvrier marxiste révolutionnaire de Lénine, quand l’occasion se présenta, de balayer les obstacles et, à la tête de la classe ouvrière, de détruire l’Etat bourgeois et de créer un Etat basé sur les conseils ouvriers ou soviets.

Au début de la guerre, la Deuxième Internationale se désintégra, la plupart de ses sections soutenant leur propre gouvernement impérialiste et contribuant à pousser le prolétariat à l’abattoir. Lénine reconnut alors que la Deuxième Internationale était morte en tant que force révolutionnaire. Les Bolchéviks essayèrent de regrouper les internationalistes révolutionnaires dans un combat pour une Troisième Internationale, une Internationale communiste, qui fut finalement fondée à Moscou en 1919. Mais en Allemagne et en Italie, l’avant-garde de la classe ouvrière rompit trop tard avec les réformistes et les sociaux-pacifistes. En Hongrie et en Finlande, ceux qui aspiraient à être communistes étaient unifiés aux sociaux-démocrates alors que se déroulaient les soulèvements prolétariens. Des situations révolutionnaires prometteuses échouèrent à cause de l’immaturité de la direction révolutionnaire. Les sociaux-démocrates, pendant ce temps, s’avérèrent indispensables aux impérialistes : ils leur vinrent en aide pour enchaîner la classe ouvrière à l’ordre capitaliste, en fournissant une façade «démocratique» derrière laquelle la terreur nationaliste ouvertement contre-révolutionnaire put se mobiliser et faire son travail sanglant.

Karl Marx, après la première grande vague révolutionnaire de 1848, insistait qu’une révolution dans n’importe quel Etat d’Europe ne durerait pas longtemps si elle n’entraînait pas l’Angleterre avec elle :

«Un bouleversement de la situation économique et nationale dans chacun des pays du continent européen, sans l’Angleterre, dans l’ensemble du continent européen c’est une tempête dans un verre d’eau. La situation de l’industrie et du commerce à l’intérieur de chaque nation est dominée par ses relations avec d’autres nations, est conditionnée par ses rapports avec le marché mondial. Mais l’Angleterre domine le marché mondial et la bourgeoisie domine l’Angleterre !»

– «Le mouvement révolutionnaire», la Nouvelle Gazette rhénane, 1er janvier 1849

Si l’on ne peut pas bâtir sur la division mondiale du travail créée par le capitalisme, il est impossible de créer l’abondance matérielle nécessaire à la construction d’une société socialiste. «La pénurie», comme l’a dit Marx, «deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue» (l’Idéologie allemande, écrit en 1845-1846). De plus, tant que les nations capitalistes économiquement puissantes continuent d’exister, la réaction a un bastion à partir duquel mobiliser et contre-attaquer. Ces phrases de Marx, écrites près de 80 ans avant que Staline ne promulgue le dogme de la «construction du socialisme dans un seul pays», sont une condamnation féroce de l’absurdité de ce dogme.

Les vicissitudes de la Révolution russe après l’arrivée au pouvoir des Bolchéviks montrent avec force détails quelles armes impitoyables de toutes sortes l’impérialisme mondial est capable d’utiliser contre un Etat ouvrier révolutionnaire isolé. Celui-ci fut envahi par les armées de quatorze nations capitalistes; les puissances impérialistes déclarèrent un embargo sur les voyages, le commerce et l’investissement; elles armèrent les forces de la contre-révolution locale : en bref elles firent tout ce qu’elles purent pour étrangler la Russie soviétique qui était isolée et économiquement dévastée. Les bourgeoisies du monde entier refusaient de coexister avec un Etat qui avait arraché une partie colossale du marché mondial aux investissements et à l’exploitation. Que l’Etat ouvrier ait résisté en tant que bastion de la révolution mondiale pendant cinq ans malgré son isolement est déjà une prouesse extraordinaire du point de vue historique. Que l’Etat issu d’Octobre ait subsisté dans sa forme dégénérée pendant près de 70 ans témoigne de la puissance économique incroyable de l’économie planifiée et collectivisée, malgré la mauvaise gestion de la caste bureaucratique stalinienne qui arracha le pouvoir à la classe ouvrière au début de 1924. Le renversement du capitalisme et la création d’Etats ouvriers déformés sur le modèle stalinien en Europe de l’Est, en Chine, en Corée du Nord, au Vietnam et à Cuba montrent la résonance historique que la révolution bolchévique continua d’avoir.

En 1923, quand les troupes françaises envahirent la région industrielle de la Ruhr pour obtenir le paiement des dommages de guerre, l’Allemagne, puissance vaincue de la Première Guerre mondiale, fut secouée par une crise révolutionnaire, politique et économique. L’issue de cette crise joua un rôle décisif dans la dégénérescence de la Révolution russe. A la fin de 1918, en plein déroulement de la révolution, le noyau central du Parti communiste allemand (KPD), le groupe spartakiste dirigé par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avait scissionné de l’USPD de Karl Kautsky. Le parti centriste de Kautsky camouflait son social-pacifisme et ses pratiques opportunistes derrière des phrases creuses pseudo-marxistes, fournissant ainsi la couverture dont les sociaux-démocrates du SPD, ouvertement réformistes, avaient absolument besoin. La révolution de 1918-1919 échoua parce que le KPD ne s’était pas séparé de Kautsky plus tôt. Mais les événements qui suivirent montrèrent que même après, la rupture programmatique et idéologique avec le centrisme de Kautsky était loin d’être achevée. L’assassinat de Luxemburg et de Liebknecht au début de 1919 ne fit qu’exacerber le problème. Ce ne sont pas les dirigeants du jeune Parti communiste allemand qui répondirent aux féroces diatribes de Kautsky contre la Révolution russe, mais Lénine dans la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918) et Trotsky dans Entre impérialisme et révolution (1922). Ces ouvrages furent écrits alors que leurs auteurs dirigeaient l’Etat soviétique, se battaient contre les Blancs dans la guerre civile, inspiraient et dirigeaient la Troisième Internationale. Le parti allemand fut incapable de même tenter une insurrection prolétarienne durant l’année révolutionnaire de 1923, ce qui sema la démoralisation dans la classe ouvrière soviétique et pava la voie à la victoire de Staline au début de l’année suivante. Comme Trotsky l’a expliqué éloquemment dans les Leçons d’Octobre (1924), l’incompétence du KPD en 1923 est la preuve par la négative que le problème de la direction révolutionnaire est la question décisive de l’époque impérialiste.

Dans son ardeur à détruire le premier Etat ouvrier au monde, l’impérialisme mondial a joui de l’aide de ses larbins sociaux-démocrates et de beaucoup d’autres à leur gauche. Karl Kautsky, les anarchistes, hostiles à la dictature du prolétariat, Max Shachtman, qui scissionna du mouvement trotskyste américain en 1939-1940, ou le mouvement maoïste aujourd’hui défunt, toutes sortes de forces au long des années ont avancé toutes sortes d’explications pour soi-disant prouver que l’URSS était une sorte de société «capitaliste» avec une «nouvelle classe». La montée de la bureaucratie stalinienne conservatrice et brutale qui a partout inspiré la révulsion et créé la confusion parmi les ouvriers conscients, était une aubaine pour les idéologues antisocialistes et leurs suivistes «de gauche» qui cherchaient une justification à leur ralliement à l’impérialisme capitaliste au nom de la «démocratie».

De ces courants, la variante plus connue aujourd’hui est la tendance internationale dirigée par Tony Cliff et le Socialist Workers Party britannique, à laquelle est affiliée entre autres l’International Socialist Organization (ISO) aux Etats-Unis [et en France Socialisme par en bas]. Les cliffistes (et leurs nombreux rejetons, comme par exemple Workers Power [Pouvoir ouvrier]), sont directement dans la tradition de Shachtman qui avait fondamentalement rompu avec le trotskysme sur la question programmatique de la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique contre les attaques impérialistes de l’extérieur et contre les tentatives de restauration capitaliste à l’intérieur. Cela montre sans ambiguïté que la «théorie» du capitalisme d’Etat est un moyen de réconcilier les soi-disant «socialistes» avec leur propre bourgeoisie.

Les théories d’une «nouvelle classe» concoctées par ces renégats du trotskysme que sont Shachtman et Cliff niaient la nature ouvrière de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et des Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est créés après la Deuxième Guerre mondiale. Et c’est pour justifier leur trahison des intérêts de classe du prolétariat ainsi que leur réconciliation avec le capitalisme que Shachtman et Cliff ont eu recours à ces théories. En réalité celles-ci n’étaient que des tentatives, habillées de terminologie marxiste, de dissimulation de leur véritable programme de capitulation devant l’opinion publique bourgeoise anticommuniste et de leur renonciation à une perspective révolutionnaire prolétarienne.

Ainsi, c’est sa capitulation devant l’opinion publique petite-bourgeoise front populiste, à la suite du pacte germano-soviétique de 1939, qui a poussé Shachtman à abandonner la défense inconditionnelle de l’URSS. En 1950, Tony Cliff a rompu avec la Quatrième Internationale trotskyste sur la même question du défensisme, et ce fut cette fois provoqué par l’hystérie anticommuniste de la guerre froide au moment où éclatait la guerre de Corée. Cliff a renié la position trotskyste de défense militaire inconditionnelle des Etats ouvriers déformés chinois et nord-coréen contre l’attaque impérialiste qui avait pris la forme d’une «opération de police» multinationale sous les auspices des Nations Unies. C’était une capitulation lâche devant la bourgeoisie britannique et ses larbins sociaux-démocrates : c’est un gouvernement travailliste qui envoya des troupes britanniques en Corée.

La «théorie» du capitalisme d’Etat de Cliff est différente de la théorie du «collectivisme bureaucratique» de Max Shachtman, et elle a été formulée dix ans plus tard; mais ce qu’elles ont en commun c’est qu’elles servent toutes deux de moyen pour abandonner le programme trotskyste de défense inconditionnelle des Etats ouvriers dégénéré et déformés contre les attaques impérialistes. Elles sont apparues sur des terrains politiques nationaux différents. Celle de Shachtman, qui opérait aux Etats-Unis au moment du «New Deal» de Roosevelt à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, reflétait la vision orwellienne des «horreurs du totalitarisme» incarné par Hitler et Staline, qui sévissait dans les milieux petits-bourgeois auxquels il était sensible; Cliff, lui, a capitulé devant le Parti travailliste britannique pourri – que Lénine avait qualifié de «parti ouvrier-bourgeois» – quand la guerre de Corée a éclaté. Ils représentaient donc, chacun à leur époque, un accommodement à l’antisoviétisme de leur propre bourgeoisie.

Il n’y a guère de gens qui aient défendu la «théorie» du «collectivisme bureaucratique» depuis que les shachtmanistes se sont, quant à eux, engagés dans la guerre froide, à l’extrême droite de la social-démocratie américaine. Mais, dans un ouvrage paru récemment en Angleterre, Sean Matgamna essaye de redonner vie au «collectivisme bureaucratique» en publiant des textes de Shachtman et de ses partisans dans une collection intitulée The Fate of the Russian Revolution : Lost Texts of Critical Marxism Volume I [Le sort de la Révolution russe : textes perdus du marxisme critique, Tome 1] (1999). L’ouvrage de Matgamna, même après la sélection effectuée par ce nouvel admirateur de Shachtman qui a l’avantage du recul, montre avec force documents la profonde vacuité de l’analyse anti-marxiste que son mentor faisait de l’URSS stalinisée, comme nous allons le voir.

Le «socialisme dans un seul pays»

Les Bolchéviks ont repoussé les invasions impérialistes et gagné la guerre civile, mais une agriculture techniquement et socialement arriérée entravait la jeune république soviétique, et celle-ci n’avait pas les ressources nécessaires pour reconstruire rapidement les infrastructures et l’industrie qui avaient été dévastées par la guerre impérialiste et la guerre civile. Le prolétariat n’existait pratiquement plus. Les éléments les plus conscients avaient été tués dans la guerre civile ou cooptés dans l’appareil de l’Etat et du parti. C’est dans cette situation qu’une contre-révolution politique eut lieu dans le premier Etat ouvrier du monde, quand l’Opposition de gauche fut pratiquement exclue à la 13e Conférence du parti en janvier 1924. Dans l’Etat ouvrier dégénéré qui en résulta, l’appareil bureaucratique commandé par Staline ne détruisit pas les rapports de propriété socialisés mais il usurpa le pouvoir politique au détriment du prolétariat. Dans son analyse rétrospective de la bureaucratie, Trotsky fait une analogie avec l’expulsion des Jacobins le 9 thermidor, lors de la Révolution française :

«Le prolétariat est socialement plus homogène que la bourgeoisie, mais il contient cependant toute une série de couches qui apparaissent d’une façon particulièrement nette après la conquête du pouvoir, quand se forment la bureaucratie et une aristocratie ouvrière liée à elle. L’écrasement de l’Opposition de gauche signifia, dans le sens le plus direct et le plus immédiat, le passage du pouvoir, des mains de l’avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie et des sommets de la classe ouvrière. 1924, voilà l’année du commencement du Thermidor soviétique.»

– «L’Etat ouvrier, Thermidor et bonapartisme» (1935)

Après la mort de Lénine, également en janvier 1924, la fraction de Staline, avec la «promotion Lénine», inonda le Parti bolchévique d’éléments bureaucratiques en train de se développer. En décembre 1924, elle promulguait son dogme fallacieux du «socialisme dans un seul pays». Au départ le «socialisme dans un seul pays», voie impossible de l’isolationnisme et l’autarcie économique, était simplement une impasse. Au cours de la période qui suivit, la ligne de l’Internationale communiste fit des zigzags. Elle passa du centrisme bureaucratique – imposant au Parti communiste chinois de se subordonner suicidairement à sa «bourgeoisie nationale» lors de la Deuxième Révolution chinoise de 1925-1927 – au sectarisme de la «troisième période», qui permit à Hitler de prendre le pouvoir en Allemagne en 1933 sans coup férir, pour en arriver à la collaboration de classe manifeste du front populaire qui a étranglé la révolution espagnole de 1936-1937. Dans un premier temps, la fraction de Staline élimina ses rivaux à l’intérieur du parti; puis la clique de Staline épura ceux qui pouvaient la remettre en cause à l’intérieur même de la fraction. Au fur et à mesure que la caste bureaucratique, incarnée par la clique de Staline, acquérait une certaine conscience de son rôle historique, le «socialisme dans un seul pays» devint la justification idéologique pour transformer les partis communistes des autres pays en monnaie d’échange dans une tentative illusoire de «coexistence pacifique» avec l’impérialisme.

Staline trafiqua les élections à la 13e Conférence du parti et dans les années qui suivirent, il déclencha l’une après l’autre des vagues d’épuration et de répression (cf. «Le Thermidor stalinien, l’Opposition de gauche et l’Armée rouge», page 2). La férocité de la répression de Staline contre l’Opposition de gauche, contre d’anciens alliés fractionnels comme Zinoviev, Kaménev et Boukharine, contre les koulaks, les artistes et les intellectuels, provenait du fait que Staline se rendait compte que son régime était en danger constant. Pour pouvoir continuer à se prétendre l’héritier des Bolchéviks tout en expropriant politiquement le prolétariat et en renversant le programme internationaliste prolétarien des Bolchéviks, Staline avait besoin du «grand mensonge» maintenu par la terreur d’un Etat policier.

Le système capitaliste dans sa décadence impérialiste a continué à offrir de nouvelles possibilités révolutionnaires. Les crises économiques cycliques inhérentes au capitalisme, en particulier la grande crise économique des années 1930 qui a poussé le prolétariat à se radicaliser, les contradictions des bourgeoisies, qui ont conduit à des régimes fascistes dans les Etats plus pauvres et à une nouvelle guerre mondiale de destruction à grande échelle pour rediviser le monde, tout cela aurait dû engendrer une fois encore des révolutions.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les staliniens d’Europe occidentale se sont trouvés à la tête d’organisations de masse d’ouvriers combatifs en Italie, en France et ailleurs. Mais grâce en particulier à la collaboration de classe des staliniens, les impérialistes américains ont pu restabiliser le capitalisme en Europe de l’Ouest et au Japon. Un quart de siècle plus tard, la défaite militaire des impérialistes américains face aux staliniens vietnamiens, qui a permis d’établir un Etat ouvrier déformé vietnamien unifié, a porté un coup sérieux aux impérialistes. A la fin des années 1960 et au début des années 1970, toute une série de situations pré-révolutionnaires et révolutionnaires se sont présentées en Europe – en France en 1968, en Italie en 1969, au Portugal en 1975. Ces situations étaient les meilleures occasions de révolution prolétarienne qui se soient présentées dans les pays capitalistes avancés depuis la période qui avait immédiatement suivi la Deuxième Guerre mondiale. Et encore une fois, ce sont les partis communistes pro-Moscou qui ont réussi à sauver l’ordre bourgeois mis à mal dans ces endroits. C’est là que le rôle contre-révolutionnaire des partis staliniens occidentaux a démesurément contribué à la destruction ultérieure de l’Union soviétique.

Le renversement total des acquis d’Octobre par la contre-révolution capitaliste en 1991-1992 a été la confirmation ultime que le «socialisme dans un seul pays» n’était pas possible. Cette catastrophe pour le prolétariat mondial a profondément changé le monde dans lequel nous vivons. Dans l’ancienne Union soviétique et en Europe de l’Est, les masses ont été réduites à la misère et sont ravagées par les conflits ethniques. Les nations formellement indépendantes du «tiers monde» ne peuvent plus manoeuvrer entre les «deux superpuissances» et doivent subir de plein fouet les exactions économiques et les interventions militaires brutales des impérialistes. Comme les rivalités interimpérialistes ne sont plus restreintes par l’engagement antisoviétique commun des différentes bourgeoisies, celles-ci redoublent leurs attaques contre les ouvriers des pays capitalistes avancés afin d’atteindre un meilleur niveau de compétitivité en augmentant le taux d’exploitation de la classe ouvrière. Le niveau de conscience de la classe ouvrière a fait un saut en arrière; moins que jamais les ouvriers identifient leurs intérêts de classe aux idéaux du socialisme, tandis que la bourgeoisie exhibe l’effondrement du stalinisme comme une «preuve» de la «mort du communisme».

La contre-révolution capitaliste : un «pas de côté» ?

Aujourd’hui les cliffistes américains déclarent sans complexes : «Les révolutions en Europe de l’Est étaient un pas de côté – d’une forme de capitalisme à une autre» (Socialist Worker, 23 avril 1999). Allez dire cela à un ouvrier russe aujourd’hui ! L’implosion économique et sociale sans précédent qui a lieu aujourd’hui dans les territoires de l’ex-URSS permet d’apprécier à quel point l’économie planifiée et collectivisée était vraiment progressiste historiquement. Dans le chaos de la Russie post-soviétique, les lois du capitalisme ont conduit à l’effondrement économique total : depuis 1991 la production a chuté d’au moins 50%, les investissements de capitaux de 90%. Aujourd’hui en Russie, un tiers de la main-d’oeuvre urbaine est, dans les faits, sans emploi. 75% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté ou à peine au-dessus, et 15 millions de personnes souffrent de la faim. L’espérance de vie a fait une chute spectaculaire : elle est maintenant de seulement 57 ans pour les hommes, en-dessous de ce qu’elle était il y a un siècle et, de 1992 à 1997, la population totale a diminué de trois millions et demi de personnes.

Mais les statistiques ne peuvent à elles seules donner une idée de l’étendue et de l’intensité de l’appauvrissement. Les infrastructures de production, la technologie, les sciences, les transports, le chauffage et les égouts se sont écroulés. La malnutrition parmi les enfants d’âge scolaire est devenue la norme. Quelque deux millions d’enfants ont été abandonnés par leurs familles qui ne peuvent les prendre en charge. Dans de nombreux endroits du pays les services de base comme l’eau et l’électricité sont devenus sporadiques. Etant donné la désintégration de l’ancien système, géré par l’Etat, de soins médicaux pour tous, des maladies comme la tuberculose redeviennent courantes. Comme l’avait prédit Trotsky, la restauration capitaliste a fait de l’URSS un pays ravagé par la misère, en proie à toutes les déprédations impérialistes.

Bien qu’ils s’accrochent à leur théorie discréditée, les cliffistes et leurs semblables sont d’une singulière modestie en ce qui concerne leur contribution réelle. La restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est, c’est l’application de leur programme. Tout comme Shachtman qui a soutenu l’invasion de la Baie des Cochons à Cuba par Washington, Cliff et Cie ont fait tout ce qu’ils ont pu pour que l’impérialisme US gagne la guerre froide. Ils voulaient que coule le plus de sang soviétique possible en Afghanistan, insistaient que Solidarnosc, cet instrument du Vatican, de Wall Street et de la social-démocratie pour la contre-révolution capitaliste en Pologne, était un «syndicat» et ils auraient aimé être présents pour danser avec les trafiquants, les monarchistes et les yuppies sur les barricades d’Eltsine en 1991. Socialist Worker (31 août 1991), s’est réjoui de la victoire d’Eltsine : «Le communisme s’est effondré [...]. C’est un fait qui devrait réjouir tout socialiste.» Eh bien maintenant les cliffistes ont ce qu’ils voulaient.

Le fait même que ce soit les bureaucraties staliniennes en désintégration qui aient purement et simplement abandonné l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est montre l’absurdité des théories du «capitalisme d’Etat» et du «collectivisme bureaucratique». Jamais dans l’histoire une classe dominante de propriétaires n’a volontairement renoncé au pouvoir. Cela n’empêche pas Cliff, dont la «contribution» en tant que «marxiste» est d’avoir réactualisé le «capitalisme d’Etat» de Kautsky, de prétendre maintenant que la contre-révolution en ex-URSS confirme son analyse. Dans un article intitulé «A l’épreuve du temps», dans Socialist Review (juillet-août 1998), Cliff affirme au passage que le fait que certains anciens bureaucrates soient devenus des capitalistes montre la nature «capitaliste d’Etat» de la bureaucratie stalinienne. En fait, Trotsky a fait remarquer dans ses ouvrages fondamentaux, comme son étude de 1936, la Révolution trahie, que la caste au pouvoir aspirait à toutes les prérogatives bourgeoises mais que c’était les formes de propriété socialisées de l’Etat ouvrier dégénéré qui les empêchaient de réaliser leurs aspirations.

Cliff poursuit : «Si la Russie était un pays véritablement socialiste [...] ou si les régimes staliniens étaient des Etats ouvriers, fussent-ils déformés ou dégénérés, l’effondrement du stalinisme aurait signifié qu’une contre-révolution avait lieu. Les travailleurs défendraient un Etat ouvrier de la même façon que les travailleurs défendent leurs syndicats, aussi droitiers et bureaucratisés soient-ils, contre ceux qui essaient de les éliminer» [voir supplément à Socialisme par en bas no 24, «1989-1999 – Un mur s’effondre, l’espoir renaît»]. La LCI a fait une analyse approfondie de l’effondrement du bonapartisme stalinien en Russie dans la brochure How the Soviet Workers State Was Strangled [Comment l’Etat ouvrier soviétique a été étranglé], ainsi que dans les textes de Joseph Seymour et Albert St. John publiés dans Spartacist [édition française no 26, printemps 1991]. Dans un Etat capitaliste, les changements de régime politique ont peu d’effet sur l’économie bourgeoise anarchique qui tend à fonctionner automatiquement. Par contre, la révolution prolétarienne transmet directement les forces productives à l’Etat qu’elle crée. C’est consciemment qu’une économie socialiste planifiée se construit et son maintien est inséparable du caractère politique du pouvoir d’Etat qui la défend. Le fait que le prolétariat soviétique n’ait pas combattu la contre-révolution montre à quel point la bureaucratie avait systématiquement détruit la conscience de classe du prolétariat. Comme Trotsky le disait dans l’Internationale communiste après Lénine (1928) : «Si une armée en situation critique capitule devant l’ennemi sans combattre, cet effondrement remplace parfaitement “une bataille décisive”, en politique comme à la guerre.»

Les cliffistes, comme les shachtmanistes (plus ou moins), considèrent au fond que c’est le «pouvoir» désincarné, et non l’économie, qui est déterminant. Pour eux, la force et la permanence présumée de la domination stalinienne provenaient de l’indéniable férocité de sa répression. Ces renégats du trotskysme, motivés par un profond pessimisme en ce qui concerne les capacités révolutionnaires du prolétariat, tiennent le même discours que ceux qui ont fait ouvertement de la propagande procapitaliste pour la bourgeoisie et qui ont dit que le «totalitarisme» de Staline était la garantie que les ouvriers russes ne mèneraient plus jamais aucune lutte pour leurs propres intérêts, à la différence des ouvriers de l’Occident «démocratique».

Faire de la «démocratie» le but historique et progressiste ultime, quel que soit son contenu de classe, c’est un vieux truc des défenseurs de l’ordre bourgeois. Dans la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Lénine raille les centristes kautskystes qui «s’aplatissent devant la bourgeoisie, s’accommodent du parlementarisme bourgeois, dissimulent le caractère bourgeois de la démocratie actuelle [...].» (Ceux-ci retournèrent d’ailleurs dans le parti social-démocrate d’Ebert, Noske et Scheideman en 1922.) Pour un marxiste, fait remarquer Lénine, «la forme d’une démocratie est une chose et [...] le contenu de classe d’une institution donnée en est une autre».

La nature de classe de l’Etat soviétique

L’analyse de Trotsky – à savoir que la bureaucratie était une caste dirigeante corrosive, qu’elle était non pas une classe possédante mais une excroissance de l’Etat et des institutions qui étaient issues d’Octobre – montrait les contradictions manifestes qui ont, en fin de compte, mené le stalinisme à sa perte. La bureaucratie jouait en quelque sorte le rôle d’intermédiaire, en équilibre entre un Etat basé sur des formes de propriété collectivisées et l’ordre impérialiste mondial; son pouvoir était fragile et fondamentalement instable. Dans «La nature de classe de l’Etat soviétique» (1933), Trotsky affirme :

«La classe, pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et d’ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement par la participation dans la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l’économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société. Chaque classe (noblesse féodale, paysannerie, petite-bourgeoisie, bourgeoisie capitaliste, prolétariat) élabore ses formes particulières de propriété. De tous ces traits sociaux, la bureaucratie est dépourvue. Elle n’a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n’a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique politique de la domination de classe. [...]

«Néanmoins, les privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de la société soviétique, car la bureaucratie tire ses privilèges, non de certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que “classe”, mais des rapports même de possession qui furent créés par la révolution d’Octobre et qui, dans l’essentiel, sont adéquats à la dictature du prolétariat.

«Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple (et c’est ce que, sous des formes diverses, fait toute bureaucratie), nous avons à faire non pas à une exploitation de classe, au sens scientifique du mot, mais à un parasitisme social, quoique sur une très grande échelle.»

Contrairement à la vision marxiste de Trotsky, les forces antirévolutionnaires en tous genres conféraient à l’élite stalinienne au pouvoir une solidité assez considérable. Au nombre de ces forces il ne faut pas oublier, bien sûr, les idéologues staliniens eux-mêmes, qui prétendaient «construire le socialisme» en toute sécurité à l’intérieur de leurs frontières (jusqu’à ce qu’ils découvrent la soi-disant inévitabilité du capitalisme, voire sa supériorité). Le renversement de la révolution d’Octobre n’a confirmé l’analyse et le programme de Trotsky que par la négative mais au moins cela montre que toutes les conceptions selon lesquelles le stalinisme était un système stable ont fait faillite.

Shachtman avait tourné en ridicule les mises en garde de Trotsky selon lesquelles, s’il n’y avait pas de révolution politique prolétarienne, les staliniens seraient parfaitement capables de liquider l’Etat ouvrier :

«Trotsky dit que le stalinisme, la bureaucratie stalinienne, peuvent miner les fondations économiques de l’Etat ouvrier. En dénationalisant graduellement les moyens de production et d’échange, en relâchant le monopole sur le commerce extérieur, le stalinisme paverait la voie à la restauration de la propriété privée et au capitalisme [...]. Rien de tel ne s’est produit.»

– Max Shachtman, «The Counter-revolutionary Revolution» [La révolution contre-révolutionnaire], New International, juillet 1943, reproduit dans The Fate of the Russian Revolution, Matgamna (éd.)

Pourtant c’est exactement ce qui s’est produit en URSS et en Europe de l’Est. C’est une défaite historique et les trotskystes authentiques se sont battus pour l’empêcher.

La «Question russe» et le programme trotskyste

Trotsky s’est battu pour la défense inconditionnelle de l’Etat ouvrier issu de la révolution d’Octobre contre et malgré la caste qui a usurpé le pouvoir politique du prolétariat soviétique en 1923-1924. La bureaucratie ne gardait le pouvoir que grâce à un mélange de terreur et de mensonge, en désagrégeant et démoralisant le prolétariat, en minant l’économie planifiée et collectivisée, en bloquant, au nom du «socialisme dans un seul pays», toutes les possibilités d’étendre internationalement les acquis d’Octobre par la révolution prolétarienne. Comme l’expliquait Trotsky :

«Deux tendances opposées grandissent au sein du régime : développant les forces productives – au contraire du capitalisme stagnant –, il crée les fondements économiques du socialisme; et poussant à l’extrême, dans sa complaisance envers les dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, d’une façon ou d’une autre, s’étendre aux moyens de production, ou les normes socialistes devront être accordées à la propriété socialiste.»

la Révolution trahie (1936)

Trotsky comprenait très clairement la situation. Soit une révolution politique, par le prolétariat soviétique, renverserait la caste bureaucratique qui avait usurpé le pouvoir politique, soit la bureaucratie finirait par paver la voie à la restauration capitaliste et chercherait à assurer ses privilèges en se transformant en nouvelle classe possédante. En attendant il était du devoir urgent de tout prolétaire conscient dans le monde de défendre inconditionnellement l’Etat ouvrier et les ouvriers soviétiques des attaques militaires de l’impérialisme à l’extérieur, et des tentatives de restauration capitaliste à l’intérieur. Mais il y avait ceux qui capitulaient devant les pressions de l’antisoviétisme bourgeois et qui ont abandonné leur devoir révolutionnaire de défendre inconditionnellement le premier Etat ouvrier, malgré sa dégénérescence bureaucratique, prétendant que cela reviendrait à soutenir le stalinisme, assimilant à tort la bureaucratie parasitaire et l’Etat ouvrier soviétique. En 1934, Trotsky disait :

«On nous communique de divers côtés qu’il y a parmi nos copains à Paris une tendance à nier le caractère prolétarien de l’U.R.S.S., à exiger pour l’U.R.S.S. la démocratie tout court avec la législation des mencheviks, etc. [...]

«Les mencheviks sont les représentants de la restauration bourgeoise et nous, nous sommes pour la défense de l’Etat ouvrier par tous les moyens. Celui qui aurait proposé de ne pas soutenir par tous les moyens la grève des mineurs anglais de 1926 ou les grandes grèves récentes aux Etats-Unis parce que les chefs de ces grèves sont pour la plupart des canailles serait un traître envers les ouvriers anglais et américains. Absolument la même chose envers l’U.R.S.S.»

– «Sur la question russe», 19 novembre 1934

Et Trotsky mit en garde : «Toute tendance politique qui, sous le couvert du caractère “non prolétarien” de l’Union soviétique, se détourne d’elle sans espoir, risque de se trouver un instrument passif de l’impérialisme» («La nature de classe de l’Etat soviétique», 1er octobre 1933). Des soi-disant «socialistes» comme Shachtman, Cliff et Matgamna sont bien plus que des instruments passifs.

L’analyse de Trotsky, à la grande différence du charabia de Shachtman et Cliff, était une analyse marxiste et précise de l’URSS sous le régime de Staline. Il réfutait l’idée que «la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste [...] parfaitement possible.» Comme il faisait remarquer :

«L’U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’Etat un caractère socialiste; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international.»

la Révolution trahie

La bureaucratie stalinienne était une caste instable parasitant les fondations socialisées de l’Etat ouvrier qu’elle se voyait à certains moments forcée de défendre. Même dans les dernières années du régime de Brejnev, on pouvait encore constater ce caractère contradictoire : l’armée soviétique est intervenue en Afghanistan contre une insurrection d’intégristes islamistes anti-femmes que soutenait la CIA. On pouvait aussi le voir avec la question du soutien soviétique à la grève des mineurs britanniques en 1984-1985. Des staliniens ancienne vague, comme le ministre des affaires étrangères Andrei Gromyko, la soutenaient, tandis que la nouvelle vague autour de Gorbatchev, alors numéro 2 du régime du Kremlin, s’y opposait. Par contre le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, pour se concilier l’impérialisme aux frontières mêmes de l’URSS, était un signe que les staliniens allaient abandonner toute intention de défendre l’URSS elle-même contre l’impérialisme.

Quelle que soit la mesure dans laquelle la bureaucratie s’engage subjectivement et idéologiquement à défendre la propriété socialisée, les lois du développement de l’économie dans un Etat ouvrier dégénéré ou déformé ne sont pas les mêmes que sous le capitalisme. Un directeur d’entreprise en URSS avait à obéir à des impératifs économiques fondamentalement différents de ceux d’un capitaliste russe aujourd’hui, même s’il se trouve que les deux sont la même personne. Le but du capitaliste est de faire le maximum de profit, la différence entre le coût de la production et le prix de vente sur le marché. Le principal objectif d’un directeur d’usine soviétique, ce dont sa carrière dépendait, c’était de produire le maximum des marchandises planifiées, souvent même au détriment de la qualité et de la variété. C’est pourquoi le système conduisait au plein emploi. En fait, ce qui était typique dans les entreprises soviétiques, c’était un surplus de personnel. Malgré la mauvaise gestion et la corruption des bureaucrates, l’économie planifiée et collectivisée fournissait à tous soins médicaux, logement, éducation, soin des enfants et vacances, ce qui n’était possible que parce que le capitalisme avait été exproprié.

Le fait que la bureaucratie stalinienne n’ait pas pu, à la différence de la bourgeoisie, élaborer une nouvelle idéologie pour justifier ses privilèges, indique quelque chose. Même aux moments les plus grotesques et les plus meurtriers du «culte de la personnalité», Staline, qui avait assassiné tous les camarades de Lénine, était obligé de continuer à se proclamer le successeur de Lénine. Par contre, dès la restauration du capitalisme en URSS, l’idéologie capitaliste a été ouvertement adoptée : le communisme serait une expérience qui a échoué, la magie du marché apporte la prospérité, Staline était pire que Hitler, etc.

Trotsky, qui notait que les économies capitalistes les plus avancées du monde étaient restées plus productives que l’économie soviétique, observait que les marchandises à bas prix avaient un pouvoir qui pouvait s’avérer, en définitive, plus dangereux pour l’URSS qu’une intervention militaire. Cette observation était, en effet, remarquablement prophétique, mais elle ne faisait que se baser sur l’analyse marxiste que le socialisme doit être construit comme un système mondial. Tant que les financiers de Wall Street, les industriels allemands et les zaibatsu japonais possèderont la plus grande partie des richesses productives de notre planète, on ne pourra nulle part donner réalité à la vision communiste d’une société sans classes et sans Etat. La question que Trotsky posait était : les ouvriers vont-ils renverser la bureaucratie ou bien la bureaucratie va-t-elle dévorer l’Etat ouvrier ? Il n’y avait rien d’abstrait dans cette question. Trotsky a consacré sa vie, jusqu’à ce qu’il soit assassiné par Staline, à chercher à rallier le prolétariat d’URSS et du reste du monde à la défense des acquis d’Octobre, en grande partie en se battant pour de nouvelles révolutions d’Octobre.

Genèse et évolution de la théorie du «collectivisme bureaucratique» de Shachtman

Ce qui a engendré la théorie shachtmaniste d’une «nouvelle classe» en URSS, c’est l’abandon, par un morceau du parti trotskyste américain, de la défense militaire inconditionnelle de l’URSS au moment où cela comptait. Ce qui l’a précipitée, c’est le pacte Hitler-Staline de 1939, qui a eu un impact énorme dans les milieux petits-bourgeois «progressistes». Dans la période précédente qui était celle de la lune de miel front populiste avec le «New Deal» de Roosevelt, ceux-ci se considéraient dans un certain sens comme des «amis» de l’URSS. Mais en réalité c’est à la «démocratie» américaine qu’ils restaient profondément attachés. Max Shachtman, James Burnham et Martin Abern, tous membres du comité directeur du Socialist Workers Party (SWP), le parti trotskyste américain, sont tombés d’accord en 1939-1940 pour remettre en question le programme trotskyste de défense de l’URSS établi depuis longtemps. Etant donné la situation en Europe, qui était en guerre, la bataille dans la section américaine a remplacé la bataille qui, autrement, aurait pu avoir lieu dans la Quatrième Internationale toute entière.

Léon Trotsky, dans la dernière importante bataille de sa vie, a mené la contre-attaque contre les partisans de Shachtman. Dans une série de polémiques dévastatrices qui furent par la suite publiées par le SWP, en 1942, sous le titre de Défense du marxisme, Trotsky soulignait que l’alliance militaire et diplomatique de Staline avec Hitler ne changeait rien au caractère de classe de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique qu’il avait analysé dans la Révolution trahie. Il montra comment la minorité du SWP américain avait, en renonçant à la défense de l’URSS, renoncé aussi aux fondements théoriques du marxisme révolutionnaire lui-même. Il tourna en ridicule l’argument de la minorité américaine qui prétendait que défendre l’URSS militairement en Finlande et en Pologne revenait à soutenir politiquement la bureaucratie stalinienne.

La défense de l’URSS avait été une source continuelle de dissension dans le mouvement trotskyste. Dans la bataille de 1939-1940, Trotsky répéta les arguments qu’il avait faits : en 1929 contre les membres de l’Opposition de gauche qui avaient refusé de défendre l’URSS contre la Chine lors du conflit sur le chemin de fer de l’Est chinois; contre Hugo Urbahns, qui avait généralisé cette position et déclaré que l’URSS était «capitaliste d’Etat»; contre Yvan Craipeau en France, qui insistait en 1937 que la bureaucratie soviétique était une nouvelle classe dominante; contre James Burnham et Joe Carter, qui dès 1937 avaient pris le chemin du révisionnisme lorsqu’ils argumentèrent que l’URSS ne pouvait plus être considérée comme un Etat ouvrier, tout en prétendant défendre la propriété collectivisée et l’économie planifiée (jusqu’au pacte germano-soviétique).

La véritable raison pour laquelle les partisans de Shachtman ont abandonné le programme de la Quatrième Internationale, c’est qu’ils ont plié sous la pression de l’opinion publique bourgeoise. En 1939-1940, James P. Cannon, le fondateur du trotskysme américain, montra dans ses documents publiés par la suite dans l’ouvrage The Struggle for a Proletarian Party [La lutte pour un parti prolétarien] (l’ouvrage allant de pair avec Défense du marxisme de Trotsky) qu’il y avait un lien entre la politique de Shachtman et sa base, les couches petites-bourgeoises du parti, inconstantes et irrésolues, et qui n’avaient pas rompu avec leur milieu historique. En fait, le bloc anti-Cannon de 1939-1940 n’avait pas d’analyse cohérente de la nature de l’Etat soviétique. James Burnham en était venu à penser que l’Union soviétique était une nouvelle forme de société de classe. Il dénigrait déjà ouvertement le matérialisme dialectique; quelques mois plus tard il allait abandonner ses alliés fractionnels et le mouvement marxiste lui-même. Abern et sa clique prétendaient avoir la position que l’URSS était un Etat ouvrier dégénéré mais, depuis très longtemps, ils faisaient passer des récriminations organisationnelles mesquines contre le «régime» de Cannon avant le programme ou les principes révolutionnaires. Shachtman affirmait qu’il n’avait pas de position sur l’Etat soviétique et disait que de toute façon cela n’avait aucun rapport avec la question «concrète» en discussion. Dans un des derniers textes qu’il ait écrits en tant que membre du SWP, il prétendait que si elle était vraiment menacée d’invasion impérialiste, il défendrait l’Union soviétique.

Moins d’un mois après avoir quitté le SWP pour fonder le Workers Party (WP), le bloc oppositionnel se morcela. Burnham renonça au marxisme et retourna dans son milieu d’universitaires bourgeois; en 1941 il écrivit The Managerial Revolution [La révolution directoriale, traduit en français sous le titre l’Ere des organisateurs] où il affirmait que l’Allemagne de Hitler et la Russie de Staline étaient les précurseurs d’un nouveau type de société de classe bureaucratique. Shachtman et ses partisans (avec Abern qui poursuivit ses manoeuvres cliquistes jusqu’à sa mort en 1947) généralisèrent leur défaillance première et affirmèrent que l’URSS était une nouvelle forme de société de classe, du «collectivisme bureaucratique».

La minorité derrière Shachtman avait escompté emmener avec elle près de 40% du parti, ainsi que la majorité de l’organisation de jeunesse du SWP, c’est-à-dire environ 800 membres. Mais en automne 1940, le WP annonçait seulement 323 membres. Cela créa un bref et léger rebondissement, comme à la Bourse après une soudaine faillite : le centre de gravité du Workers Party des débuts bascula à la gauche de l’opposition petite-bourgeoise d’origine car les éléments les plus droitiers, Burnham en premier, avaient profité du fait qu’ils quittaient le SWP pour quitter complètement la politique. Durant la Deuxième Guerre mondiale, le Workers Party fut une formation centriste de gauche, qui tâtonnait pour mettre sur pied une théorie bien élaborée pour justifier le fait qu’ils avaient abandonné la défense de l’URSS.

Quand Hitler se tourna contre Staline (ce que Trotsky avait prédit) et envahit l’URSS en juin 1941, il y eut une bataille dans le WP pour décider s’il fallait ou non défendre l’Union soviétique. Une poignée de leurs jeunes, à Los Angeles, retourna au SWP quand le WP refusa d’être fidèle à l’engagement pris par Shachtman auparavant de défendre l’URSS en cas d’invasion. La position du WP de neutralité de classe dans la guerre entre l’Allemagne et l’URSS fut un pas de géant supplémentaire dans la consolidation de son cours révisionniste.

Mais l’alliance entre l’URSS et les Etats-Unis après juin 1941 mit en sourdine l’antisoviétisme à l’intérieur du pays et permit au «troisième camp» de garder une apparence relativement gauche. Avec le développement de l’industrie de guerre, les jeunes petits-bourgeois du WP, auparavant en chômage chronique, trouvèrent du travail dans l’industrie et gagnèrent une certaine influence dans les syndicats. Ils se trouvèrent en concurrence avec le SWP, en tant qu’opposition lutte de classe aux sociaux-patriotes de la bureaucratie syndicale rooseveltienne et au Parti communiste stalinien. Le WP se considérait comme une section de la Quatrième Internationale; à la fin de la guerre il y eut des négociations de «réunification» entre le SWP et le WP, qui avortèrent.

En 1948, Shachtman tourna définitivement le dos à la Quatrième Internationale; cela reflétait son virage rapide à droite alors que l’antisoviétisme bourgeois retrouvait toute sa vigueur avec la guerre froide. En 1949, le Workers Party, qui n’aspirait plus à diriger la classe ouvrière américaine, changea son nom et s’appela Independent Socialist League (ISL – Ligue socialiste indépendante). La plupart des jeunes du WP avaient depuis longtemps quitté les syndicats pour l’université ou des carrières petites-bourgeoises. Le tirage de Labor Action, le journal de Shachtman, qui était de 20-25000 exemplaires pendant la Deuxième Guerre mondiale, était tombé à un peu plus de 3000 en 1953. L’ISL était social-démocrate par procuration, avançant la possibilité d’une voie pacifique au socialisme dans la Grande-Bretagne d’Attlee après la guerre, et essayant de faire pression sur Walter Reuther, bureaucrate du syndicat de l’automobile, pour former un parti travailliste. Mais les bureaucraties de l’AFL et de la CIO étaient à l’avant-garde de la croisade anticommuniste. Aussi lorsqu’ils se liquidèrent dans la lie de la social-démocratie américaine en 1958, les partisans de Shachtman en étaient arrivés à déclarer : «Nous ne souscrivons à aucune croyance connue sous le nom de léninisme ou définie comme telle. Nous ne souscrivons à aucune croyance connue sous le nom de trotskysme ou définie comme telle» (New International, printemps-été 1958). Ils ne tardèrent pas à se désintégrer. Shachtman et ses co-penseurs les plus proches finirent aux côtés de George Meany, dans l’aile droite la plus anticommuniste du Parti démocrate, tandis que Michael Harrington gravitait autour de l’aile plus «progressiste» du Parti démocrate et qu’Al Draper fricotait avec la Nouvelle Gauche de Berkeley, aidant à fonder Independent Socialists, le précurseur de l’ISO américaine.

Un programme emballé dans une «théorie»

Dans la gauche, la version cliffiste du «capitalisme d’Etat» est mieux connue aujourd’hui que celle du «collectivisme bureaucratique» qui l’a précédée, mais la différence entre ces deux théories est plus une question de contexte que de contenu fondamental. Le cliffisme est l’analogue britannique du shachtmanisme américain; ils sont basés sur une impulsion et un programme politique identiques mais ils s’expriment sur un terrain national différent.

Le mouvement trotskyste britannique était déjà très fragmenté et enfoui dans le Parti travailliste britannique au pouvoir lorsque Cliff capitula sous la pression de l’offensive impérialiste de la guerre froide lors de la guerre de Corée. C’est pourquoi la lutte contre le révisionnisme de Cliff ne provoqua pas de polarisation définitive entre tendances petite-bourgeoise, d’une part, et prolétarienne, d’autre part, comme la bataille de 1940 le fit dans le trotskysme américain. Mais la rupture de Cliff avec le marxisme révolutionnaire fut au moins aussi décisive du point de vue programmatique. Cliff avait déjà déclaré son intention de rejeter toute l’expérience soviétique et il élabora sa théorie du «capitalisme d’Etat» pour justifier le fait qu’il cessait de défendre le premier Etat ouvrier de l’histoire. Comme il opère en Grande-Bretagne, et que sa capitulation à l’ordre social bourgeois se fait par l’intermédiaire de la social-démocratie de la «petite Angleterre», Cliff peut se donner des airs plus «gauche» que Shachtman dans sa dernière période.

Au niveau de la «théorie», Cliff rejeta l’idée que la bureaucratie était une nouvelle classe dominante «collectiviste bureaucratique» et ressuscita la conception de Kautsky selon laquelle l’URSS était simplement une forme de capitalisme. Cliff a obtenu ses prétendues lettres de noblesse en tant que théoricien avec son ouvrage de 1955, Stalinist Russia : A Marxist Analysis [La Russie stalinienne : une analyse marxiste]. Il essaie dans cet ouvrage de faire une analyse économique soi-disant marxiste pour prouver la nature «capitaliste d’Etat» de la bureaucratie soviétique, en se contentant de redéfinir grossièrement et malhonnêtement des termes qui ont une définition précise pour les marxistes : concurrence, accumulation du capital, marchandise, valeur, etc. Selon Cliff, une classe capitaliste «collective» (ce qui est déjà une absurdité en termes marxistes) est poussée à accumuler les profits pour concurrencer militairement l’Occident capitaliste; ce faisant elle génère une économie de marché régie par la loi de la valeur. Cliff a dû faire énormément violence à la réalité soviétique pour faire passer sa «théorie». (Cf. «The Anti-Marxist Theory of “State Capitalism” – A Trotskyist Critique», Young Spartacus nos 51-53, février, mars et avril 1977. Pour des arguments contre la fausseté de la théorie du «capitalisme d’Etat», grâce à une étude de l’économie marxiste classique, voir en particulier «The Theory of State Capitalism – The Clock without a Spring» [La théorie du capitalisme d’Etat – une montre sans ressort] de Ken Tarbuck, publié dans la série britannique Marxist Studies tome 2 no1, hiver 1969-1970, reproduit en juillet 1973 dans le no 5 de Marxist Studies de la SL/US).

Les arguments de Cliff, et de Shachtman avant lui, rejoignent ceux de gens qui soutenaient farouchement la guerre froide, et ceux de sociaux-démocrates qui ont fait carrière dans la croisade anticommuniste dans le monde entier; parfois même ces arguments leur ont ouvert la voie. Bien qu’il ait fallu, comme nous l’avons vu, un certain temps pour que les implications antisoviétiques de la rupture de Shachtman avec le trotskysme se développent jusqu’au bout, celui-ci, lorsqu’il est mort en 1972, avait été les dix dernières années de sa vie un social-patriote pur et dur qui avait même soutenu la tentative de l’impérialisme US de noyer la révolution sociale vietnamienne dans le sang. Mais c’est peut-être en tant que conseiller de la bureaucratie du syndicat des enseignants américains que Shachtman a rendu le plus de services à l’impérialisme. La politique de cette bureaucratie était la quintessence du syndicalisme de l’«AFL-CIA». Cette confédération syndicale jouait un rôle d’auxiliaire du Département d’Etat US et a soutenu, y compris financièrement, des gangsters anticommunistes qui écrasaient les syndicats de gauche combatifs en Europe de l’Ouest après la Deuxième Guerre mondiale. Elle a aussi fourni une couverture «ouvrière» aux milieux fascisants des prétendues «nations captives» qui travaillaient activement à la contre-révolution dans le «bloc soviétique».

Le «collectivisme bureaucratique» repose essentiellement sur le syllogisme suivant : les moyens de production appartiennent à l’Etat, l’Etat «appartient» à la bureaucratie (autrement dit elle le contrôle); la bureaucratie «possède» donc les moyens de production et constitue une classe dirigeante. Mais pour que quelqu’un puisse profiter de façon durable de la propriété il faut qu’il la possède personnellement. C’est le fond de la question de l’exploitation. Le «collectivisme bureaucratique» fait fi des bases mêmes du marxisme, à savoir qu’il y a deux classes fondamentales dans la société capitaliste, le prolétariat et la bourgeoisie, qui sont déterminées par les rapports avec les moyens de production. Selon la théorie de Shachtman, il y aurait une nouvelle classe dirigeante «bureaucratique» qui ne serait pas définie par la propriété privée des moyens de production. D’après Shachtman, le «collectivisme bureaucratique» pouvait devenir le mode de production dominant à l’échelle mondiale, rivalisant tant avec le capitalisme qu’avec le socialisme.

La théorie de Shachtman est un produit de son époque. Aux Etats-Unis dans les années 1930, l’idée que les grandes entreprises n’étaient plus contrôlées par leurs propriétaires mais par leurs directeurs, était une idée très en vogue. The Modern Corporation and Private Property [L’entreprise moderne et la propriété privée], de A.A. Berle et G.C. Means, exprimait cette conception et elle avait beaucoup d’influence. (Evidemment, avec la crise économique des années 1930, il était beaucoup plus facile de prétendre que la propriété n’avait pas d’importance dans la société capitaliste, puisque de toute façon, les actions ne produisaient pas de dividendes.) C’est cette vision impressionniste d’une nouvelle élite de directeurs d’entreprise qui a inspiré James Burnham, l’ancien théoricien de Shachtman, lorsqu’il a écrit The Managerial Revolution.

Selon la théorie du collectivisme bureaucratique, ce qui est censé être la force motrice de l’histoire de l’humanité c’est la soif du pouvoir en soi, pas l’accumulation de biens privés. La logique derrière cette idée, c’est aussi un profond pessimisme historique, lorsqu’on ne voit plus aucune possibilité que le prolétariat révolutionnaire acquière la conscience de classe nécessaire pour faire sortir l’humanité de son impasse historique. Pour paraphraser George Orwell dans son essai daté de 1946 «James Burnham and the Managerial Revolution» [James Burnham et la révolution directoriale], pour Burnham, le sort de la plus grande partie de l’humanité c’est «d’avoir la botte en pleine figure, pour toujours». Le pessimisme historique en ce qui concerne la perspective de révolution prolétarienne a conduit beaucoup de ceux qui ont quitté le mouvement trotskyste à cette époque à se réconcilier avec l’impérialisme «démocratique». La logique de leur désespoir a conduit Victor Serge, l’ancien collaborateur de Trotsky, et Chen Duxiu, le fondateur du trotskysme chinois, dans le camp des «Alliés» impérialistes lors de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour les marxistes, une classe dirigeante c’est une couche de gens qui se définissent essentiellement par le fait qu’ils possèdent les moyens de production, et non pas par leur idéologie, leur moralité (ou l’absence de celle-ci), leur soif de pouvoir, leur niveau de vie, etc. La question n’est pas de faire une description péjorative de la réalité soviétique, mais d’analyser les lois qui déterminent dans quel sens elle évolue et dans quelle direction elle va. Voici ce que Trotsky répondait aux premiers défenseurs de la théorie du «capitalisme d’Etat» :

«Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe “capitaliste d’Etat” ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’Etat. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part énorme du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne, en dépit de la plénitude de leur pouvoir et de l’écran de fumée de la flagornerie.»

Et il poursuivait :

«On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante.»

la Révolution trahie

Les «théories» de Shachtman et Cliff se cassent la figure

En tant que pronostic pour l’Union soviétique et l’Europe de l’Est, toutes les théories de «nouvelle classe» se sont avérées être de la blague. La caste bureaucratique était incapable de se comporter en classe dirigeante. Ceux qui détenaient le pouvoir, mais sans que ce pouvoir soit enraciné dans la propriété privée individuelle des moyens de production, ne pouvaient pas se comporter comme Alfred Krupp, Henry Ford, les Rockefeller ou même Guillaume le Conquérant. Dans son recueil d’oeuvres shachtmanistes, Matgamna n’essaye pas de confronter les élucubrations de Shachtman à la réalité du déroulement de l’histoire, comme les révoltes ouvrières en Europe de l’Est dans les années 1950, et l’effondrement final du stalinisme en 1990-1991. Cela seul montre le caractère complètement stérile du livre.

L’exemple de la Révolution hongroise de 1956 à lui seul réfute la conception que la bureaucratie stalinienne serait une classe dominante. La bureaucratie, confrontée à une révolution politique ouvrière pro-socialiste contre le régime honni de Rakosi, s’est scindée en deux verticalement et 80% du Parti communiste s’est rangé du côté de la révolution ouvrière. Pratiquement tout le corps des officiers de l’armée, ainsi que le chef de la police de Budapest, refusèrent de réprimer l’insurrection ouvrière. Quelle classe dirigeante se comporterait ainsi ?

Nous nous sommes battus de toutes nos forces (limitées) pour mobiliser le prolétariat de la RDA dans la révolution politique ouvrière naissante en 1989-1990, et plus tard pour mobiliser le prolétariat en Union soviétique, pour vaincre la contre-révolution qui gagnait du terrain. Nous avons combattu les héritiers de Staline qui étaient en train d’abdiquer, et qui ont purement et simplement livré aux capitalistes les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est d’abord (en particulier la RDA) et ensuite l’URSS. Beaucoup des ouvriers allemands ou soviétiques, auxquels nous faisions connaître la Révolution trahie de Trotsky, nous disaient qu’il leur semblait que les descriptions de la vie sous le stalinisme qui s’y trouvaient venaient d’être écrites. L’idéologie stalinienne dictée par le désir de la bureaucratie de se maintenir dans sa position privilégiée, était un pot-pourri éclectique de terminologie marxiste servant à camoufler un programme totalement anti-marxiste de «socialisme dans un seul pays» et de «coexistence pacifique», et qui définissait l’«anti-impérialisme» comme une lutte entre des peuples «progressistes» et des peuples «réactionnaires». Les staliniens ont perverti le marxisme. Ils ont ainsi politiquement désarmé la classe ouvrière, l’ont désagrégée avec la répression, détruisant ainsi la seule base, à long terme, de la dictature du prolétariat : une classe ouvrière consciente se battant pour ses intérêts historiques.

Dans la Révolution trahie, Trotsky explique que la survie des acquis d’Octobre dépend non seulement des fondements économiques de l’Etat ouvrier mais aussi de la conscience de classe du prolétariat soviétique : «Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l’inéluctabilité de la révolution mondiale.»

Shachtman-Cliff : anticommunisme contre marxisme

Les documents publiés dans The Fate of the Russian Revolution : Lost Texts of Critical Marxism Volume I montrent à quel point la théorie de Shachtman a varié selon les besoins. Cela montre bien que le «collectivisme bureaucratique» n’était d’aucune utilité pour essayer de comprendre la réalité et de prévoir son développement. Shachtman commence par argumenter lors de la bataille fractionnelle de 1939-1940 qu’on ne pouvait pas défendre l’Union soviétique parce que les staliniens ne changeraient pas les rapports de propriété en Finlande et dans les Etats baltes. Mais en 1948, lui et le reste des idéologues du Workers Party argumentèrent qu’on ne pouvait pas défendre l’Union soviétique parce qu’en Europe de l’Est l’Armée rouge transformait les rapports de propriété capitalistes (preuve supposée qu’elle était une nouvelle classe dominante).

Quand il a quitté le SWP, Shachtman affirmait que les révolutionnaires devaient défendre la propriété collectivisée en URSS si l’impérialisme la mettait vraiment en danger. Et il continuait de l’affirmer dans les pages de New International en décembre 1940. Mais lorsqu’Hitler envahit l’Union soviétique en juin 1941, et que la défense de l’URSS devint opérationnelle, il changea de musique et prétendit que la défense de l’URSS n’était pas permise parce que l’URSS était dans une alliance militaire avec le camp impérialiste «démocratique».

La seule fois où Shachtman a essayé d’«élaborer une théorie» originale, il a affirmé dans «Is Russia a Workers’ State ?» [La Russie est-elle un Etat ouvrier ?] en décembre 1940 qu’en URSS on avait du «socialisme d’Etat bureaucratique» mais que les révolutionnaires devraient tout de même défendre ses «formes de propriété» collectivisées tout en reconnaissant qu’il n’y avait pas de «rapports de propriété» collectivisés. Cette distinction complètement fallacieuse entre les formes et les rapports de propriété, qui n’a aucune base marxiste, fut l’objet d’une critique dévastatrice de la part de Joseph Hansen (dans «Burnham’s Attorney Carries On» [L’avocat de Burnham continue], Fourth International, février 1941). Joe Carter polémiqua aussi contre cette fausse dichotomie inventée par Shachtman. Dans son recueil, Matgamna a reproduit l’article de Carter, «Bureaucratic Collectivism» (New International, septembre 1941), mais sans l’attaque contre Shachtman.

Quand le Workers Party adopta la position que la bureaucratie soviétique était une classe dominante «collectiviste bureaucratique» à part entière, en décembre 1941, il singea Trotsky et continua d’argumenter que la domination stalinienne était un phénomène unique à l’URSS, et que ce phénomène provenait de l’isolement déformant du premier Etat ouvrier. Il prétendait donc qu’il existait une classe dominante qui n’avait ni passé ni avenir, qui n’avait pas nécessairement de rapport avec les moyens de production, une classe dont «l’idéologie» officielle niait le fait même qu’elle existait.

Quand l’Armée rouge occupa l’Europe à la fin de la guerre, le collectivisme bureaucratique devint carrément de la stalinophobie et le Workers Party insista que le bureaucratisme stalinien faisait concurrence à l’impérialisme pour la domination du monde :

«Ce que nous avons concrètement devant nous, c’est que la Russie stalinienne est devenue un empire réactionnaire à part entière, qui opprime et exploite non seulement le peuple russe mais une douzaine d’autres peuples et nations et qui le fait de la façon la plus cruelle et la plus barbare. [...]

«La théorie selon laquelle les partis staliniens (comme les organisations traditionnellement réformistes) sont des agents de la classe capitaliste, qu’ils “capitulent devant la bourgeoisie”, est fondamentalement fausse. Ils sont les agents du collectivisme bureaucratique russe.»

– Résolution du Workers Party, New International, avril 1947 (reproduit dans The Fate of the Russian Revolution)

Trotsky s’attendait à ce que la fragile bureaucratie stalinienne soit renversée dans les soulèvements prolétariens qui résulteraient inévitablement de la Deuxième Guerre mondiale. Au lieu de cela, les partis réformistes staliniens et sociaux-démocrates firent dévier les luttes de la classe ouvrière à la fin de la guerre, permettant ainsi aux armées alliées qui avançaient de restabiliser l’ordre capitaliste en Europe. En Europe de l’Est, l’occupation par l’Armée rouge chassant les nazis et les bourgeoisies qui s’étaient ralliées à eux, offrit un moment de répit. Ce sont des raisons militaires de sécurité qui obligèrent Staline à créer les Etats ouvriers déformés en Europe de l’Est, car les Alliés impérialistes se retournaient contre leur ancien allié et commençaient la guerre froide. En Yougoslavie et, en 1949, en Chine, des révolutions basées sur la paysannerie et dirigées par des forces communistes, créèrent aussi des Etats ouvriers déformés.

Les articles de Shachtman que Matgamna exhibe fièrement dans son recueil sont imprégnés d’anticommunisme de guerre froide. C’est flagrant dans des affirmations comme : «C’est dans les camps de travail forcé qu’on voit le stalinisme dans sa forme la plus pure» (article de Louis Jacobs [Jack Weber] publié par Matgamna), ou bien «le travail forcé n’est pas une excroissance accidentelle ou superficielle du régime stalinien; cela en fait partie intégrale, c’est inhérent, irremplaçable» (article de décembre 1947 dans New International que Matgamna n’a pas reproduit). Le goulag stalinien, dont le but était la répression politique et non l’exploitation économique, était effectivement un système de travaux forcés en Sibérie et dans d’autres endroits où il n’était pas possible de faire venir volontairement des ouvriers pour de bas salaires. Mais de telles méthodes sont inadéquates pour des travaux demandant des qualifications ou une formation. On put constater plus tard que ces méthodes étaient loin d’être «irremplaçables» dans l’économie soviétique : avec la libéralisation qui suivit la mort de Staline, elles furent remplacées plus rationnellement par des avantages financiers. Avec la contre-révolution capitaliste par contre, la population sibérienne est devenue un surplus, ils sont exclus de l’économie, condamnés à mourir de faim, de maladie et de froid.

Lorsque l’Etat ouvrier dégénéré soviétique fut finalement détruit par les héritiers de Staline, cela se passa d’une façon remarquablement conforme à ce que Trotsky avait prévu. Comme il avait écrit en 1936 :

«La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. [...] Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. [...]

«La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture.»

la Révolution trahie

Le stalinisme fossoyeur des révolutions, fossoyeur des Etats ouvriers

Dans la désintégration du stalinisme au cours des décennies, ainsi que dans la destruction de la conscience de classe prolétarienne par les staliniens, les différences de génération ont joué un rôle important. Le régime de terreur et de mensonges a beaucoup contribué à extirper l’idéalisme socialiste de la conscience des masses ouvrières. Staline, avec sa théorie de «socialisme dans un seul pays», pour commencer, poussait à ce que ce soit l’idéologie nationaliste qui serve de fondement à la loyauté à l’Etat. Le nationalisme russe a beaucoup contribué à la victoire de l’URSS sur Hitler dans la Deuxième Guerre mondiale. (L’armée soviétique s’était d’abord effondrée, démoralisée par les purges sanglantes de Staline, ce qui permit aux nazis d’envahir d’immenses étendues de territoire soviétique.)

Après la mort de Staline en 1953, la bureaucratie soviétique ne pouvait plus se permettre d’avoir recours à la terreur contre l’opposition politique ou les délits économiques. L’économie en URSS et en Europe de l’Est se remettait de la dévastation causée par la guerre, et il y eut une série de soulèvements et mouvements de protestation ouvriers pro-socialistes en Allemagne de l’Est, Hongrie et Pologne qui étaient une menace pour les régimes staliniens. Les années Krouchtchev furent donc marquées par une production accrue de biens de consommation et par une amélioration générale du niveau de vie des ouvriers. Sous le régime de Brejnev, la corruption à grande échelle détériora considérablement ce qui restait de valeurs égalitaristes dans la population. Et la génération de bureaucrates qui suivit, dont Gorbatchev est l’exemple type, reflétait le poids dans la société soviétique d’une couche privilégiée d’enfants de bureaucrates, de technocrates et d’autres aspirants yuppies, dont le rêve était de parader dans les capitales de l’Ouest avec leurs homologues de la Harvard Business School et d’avoir des revenus comparables aux leurs. Au sein de cette couche, qui commença par faire des expériences de «socialisme de marché» sous prétexte que c’était le seul moyen de revitaliser l’économie soviétique (il n’était évidemment pas question pour eux de rétablir la démocratie ouvrière), il n’y eut guère de scrupules à carrément bazarder l’idéologie stalinienne : le «socialisme» avait échoué, vive le capitalisme. Lorsque Gorbatchev se montra incapable de faire passer son traitement de choc pour «passer au capitalisme en 500 jours», il fut remplacé par Eltsine, ex-bureaucrate stalinien plus brutal, qui s’empressa d’essayer de vendre le pays à l’impérialisme américain.

L’événement central de la contre-révolution en URSS, ce fut le «contre-coup» d’Eltsine en août 1991, contre le coup d’Etat raté des has-beens staliniens de la perestroïka. Les pseudo-trotskystes antisoviétiques ont, pratiquement tous, ou acclamé Eltsine ouvertement et/ou profité de l’occasion pour déclarer que l’Etat ouvrier dégénéré soviétique était mort sur le coup. La LCI fut la seule à essayer de rallier les travailleurs d’URSS pour qu’ils se soulèvent dans une révolution politique afin de faire échec à la contre-révolution capitaliste. Nous avons diffusé massivement notre article «Ouvriers soviétiques : Faites échec à la contre-révolution d’Eltsine-Bush !» dans toute l’Union soviétique. En l’absence de résistance massive de la part de la classe ouvrière à la contre-révolution capitaliste qui gagnait du terrain – Eltsine, dont la prise du pouvoir avait été soutenue par l’impérialisme au nom de la «démocratie», consolida sa position et paracheva la destruction de l’Etat ouvrier dégénéré.

La contre-révolution d’Eltsine avait été préparée par l’introduction de mesures économiques connues en Europe de l’Est sous le nom de «socialisme de marché» et en Russie sous le nom de «perestroïka» (restructuration). Tito, en Yougoslavie, avait été un précurseur de la perestroïka de Gorbatchev quand il avait eu recours à des «réformes» orientées vers le marché. Ce qui les caractérisait c’était l’atrophie de la planification centralisée, permettant ainsi que les rapports entre les entreprises soient largement gouvernés par les forces du marché. La décentralisation, basée sur les régions, était étroitement liée à l’abolition du monopole d’Etat sur le commerce extérieur, ce qui poussa très fortement au morcellement du caractère multinational de pays comme la Yougoslavie et l’URSS, car les républiques les plus riches étaient favorisées par les rapports commerciaux établis par les forces du marché. Ces facteurs économiques donnèrent un élan aux idéologies réactionnaires; le nationalisme, en particulier en l’absence de capital, servit de bélier à la restauration capitaliste dans l’ex-bloc ex-soviétique, ce qui conduisit directement à l’horreur de la «purification ethnique» tous azimuts dans les Balkans et ailleurs.

Durant toute cette période nous avons, dans notre propagande, mis en garde contre l’impact anti-égalitaire du «socialisme de marché», contre le danger mortel qu’il y a à tolérer la pénétration du capital financier international dans les économies des Etats ouvriers déformés et l’intensification des rivalités nationalistes à l’intérieur de ces Etats. Dans notre brochure Solidarnosc : Company Union for CIA and Bankers [Solidarité roule pour la CIA et les banquiers] (ainsi que dans Spartacist édition française no 18-19) nous avons souligné la responsabilité des staliniens dans la destruction de la conscience historiquement socialiste du prolétariat polonais. Notre analyse et nos prédictions ont été amplement confirmées par les événements, mais on ne dira jamais assez que notre but n’était pas simplement d’analyser mais d’intervenir avec notre programme révolutionnaire pour nous battre pour la conscience socialiste, rallier les ouvriers d’URSS et d’Europe de l’Est à la défense de ce qui restait des acquis d’Octobre contre leurs ennemis mortels à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

Dans notre brochure «Market Socialism» in Eastern Europe [Le «socialisme de marché» en Europe de l’Est], publiée en juillet 1988, nous expliquions :

«Le programme du “socialisme de marché” est fondamentalement un produit du stalinisme libéral. L’autogestion et l’autofinancement des entreprises sont la voie vers le chaos économique. Ils provoquent chômage et inflation, aggravent les inégalités au sein de la classe ouvrière et dans toute la société, créent une dépendance vis-à-vis des banquiers internationaux, intensifient les divisions et les conflits nationaux, et renforcent considérablement les forces intérieures de la restauration capitaliste. [...]

«La question des nationalités a toujours été au coeur de la politique d’“autogestion”. La pression sociale pour une décentralisation toujours plus grande est venue non pas d’en bas – des ouvriers dans les usines – mais des bureaucraties des républiques les plus riches, la Croatie et la Slovénie. Les effets économiques de la décentralisation politique ont à leur tour provoqué un sentiment d’injustice nationale dans les régions les plus pauvres, et en particulier dans le Kosovo, la région où est concentrée, en Yougoslavie, la minorité albanaise. [...]

«Les mesures de décentralisation des années 60 ont aussi modifié de manière radicale les interactions de l’économie yougoslave avec le marché capitaliste mondial. En 1967, on autorisa les entreprises à conserver une partie des devises qu’elles acquéraient. Depuis lors, la chasse aux devises est une des principales sources de conflits régionaux/nationaux et des conflits entre les entreprises, conduisant parfois à une guerre économique ouverte. [...]

«Les régimes staliniens ont une tendance inhérente à abandonner la planification centralisée en faveur d’un arrangement économique comprenant les éléments principaux suivants : prix et production déterminés par la concurrence des entreprises entre elles; l’investissement, les rémunérations des gestionnaires et les salaires des ouvriers fonction de la rentabilité des entreprises; fermeture des entreprises non rentables, avec comme résultat du chômage; élimination des prix subventionnés, avec comme résultat un taux d’inflation plus élevé; extension du rôle des petits entrepreneurs capitalistes, en particulier dans le secteur des services; renforcement des liens commerciaux et financiers avec le capitalisme occidental et japonais, y compris en encourageant les sociétés mixtes (joint ventures). Ces mesures ne signifient pas un retour larvé au capitalisme, comme le prétendent beaucoup de commentateurs bourgeois, et un nombre non négligeable de militants de gauche aux idées confuses. Mais elles renforcent bel et bien, à l’intérieur, les forces pour la contre-révolution capitaliste. [...]

«Dans le cadre du stalinisme, il y a par conséquent une tendance inhérente à remplacer la planification et la gestion centralisées par des mécanismes de marché. Puisque les gestionnaires et les ouvriers ne peuvent pas être soumis à la discipline de la démocratie des soviets (conseils ouvriers), la bureaucratie considère de plus en plus que la seule réponse à l’inefficacité économique est de soumettre les acteurs économiques à la discipline de la concurrence. Restaurer la démocratie ouvrière en Union soviétique n’est pas un idéal abstrait, mais une condition vitale pour le renouveau de l’économie soviétique sur une base socialiste.»

– traduit dans le Bolchévik nos 87 et 89, octobre et décembre 1988

Si un régime révolutionnaire était revenu au pouvoir en URSS, il aurait lutté pour étendre la révolution dans les bastions de l’impérialisme mondial, ce qui est une condition indispensable pour construire le socialisme.

Le programme économique de l’Opposition de gauche

La Nouvelle politique économique (NEP) était un recul temporaire que les Bolchéviks effectuèrent après les destructions causées par la guerre civile. L’économie était alors arriérée et essentiellement paysanne. L’industrie, qui s’était effondrée, était totalement désorganisée. A l’origine, la législation de la NEP, rédigée sous la supervision directe de Lénine, permettait le commerce des produits agricoles mais restreignait sévèrement l’emploi de personnel et l’acquisition de terres. Mais Boukharine et Staline transformèrent ultérieurement en politique permanente ce qui était au départ un recul temporaire reflétant les intérêts de classe de la paysannerie. En 1925, beaucoup des restrictions furent levées, ce qui favorisa le développement du capitalisme agricole. Les koulaks et les «Nepmen» furent accueillis à bras ouverts dans le parti, où ils devinrent une aile importante de la bureaucratie en pleine ascension.

Ceux qui prônaient le «socialisme de marché» dans la Russie de Gorbatchev avaient beaucoup de nostalgie pour la NEP du milieu des années 1920, dont Nicolas Boukharine avait été l’avocat idéologique et dont Joseph Staline, son partenaire politique à l’époque, avait dirigé la mise en oeuvre «Enrichissez-vous !» disait Boukharine aux paysans, déclarant que le socialisme devait se construire «à pas de tortue». Il avait la position que c’est la demande sur le marché de produits manufacturés par la petite paysannerie qui devait déterminer l’expansion de la production industrielle en Union soviétique.

E. A. Préobrajensky, dans son ouvrage de 1922, De la NEP au socialisme, disait qu’il fallait une «accumulation socialiste primitive» pour accroître les ressources afin de développer la base industrielle de l’Union soviétique. L’Opposition de gauche de Trotsky, à laquelle Préobrajensky appartenait, insistait qu’il fallait une industrialisation rapide et une planification centralisée. Dès avril 1923, dans ses «Thèses sur l’industrie» présentées au Douzième Congrès du parti, Trotsky attira l’attention sur le phénomène de la «crise des ciseaux» (l’insuffisance de produits manufacturés à échanger contre des produits agricoles, ce qui poussait les paysans à refuser de ravitailler les villes). En 1925, Trotsky lança cet avertissement : «Si l’industrie d’Etat se développe plus lentement que l’agriculture [...] ce processus conduira à coup sûr à la restauration du capitalisme» (Où va la Russie ?)

Dans son ouvrage classique Le débat sur l’industrialisation soviétique 1924-1928 (1960), l’historien Alexander Erlich rapporte les débats dans le parti. Ce que l’Opposition de gauche opposait à la politique de Boukharine et de Staline, c’était l’augmentation de la taxation des koulaks pour financer l’industrialisation et «en amenant petit à petit cette partie, la plus nombreuse de la paysannerie [les paysans moyens], au passage à une production collective, au moyen de machines» (Plate-forme des bolchéviks-léninistes pour le XVe Congrès du PC de l’URSS, 1927). L’Opposition de gauche préconisait l’accélération du rythme de l’industrialisation non seulement pour remédier à la «crise des ciseaux» mais, surtout, pour augmenter le poids social du prolétariat.

La politique de Boukharine encourageait les forces de la contre-révolution sociale en Union soviétique. Comme on pouvait le prévoir, la politique d’«enrichissement» des koulaks conduisit non seulement à l’exacerbation des différenciations de classe dans les campagnes, puisque les paysans pauvres en étaient pratiquement réduits à leur statut d’avant la révolution, celui de métayers, mais elle permit aussi aux koulaks de faire du chantage en refusant d’alimenter les villes. Les Nepmen quant à eux continuaient à se renforcer : à la fin de 1926, près de 60% de la main-d’oeuvre industrielle travaillait dans la petite industrie privée, sous la coupe de petits capitalistes qui contrôlaient l’offre et la distribution. En 1928, les koulaks organisèrent des boycotts de céréales menaçant non seulement d’affamer les villes mais de miner les fondements mêmes de l’Etat ouvrier.

Staline était le chef de la caste bureaucratique conservatrice qui avait usurpé le pouvoir en 1924. Il avait peur pour l’avenir de son régime qui reposait sur les formes de propriété d’un Etat ouvrier. La restauration capitaliste mettait en péril les fondements mêmes du pouvoir et des privilèges de la bureaucratie. Il ne pouvait donc pas opter pour cela. Il ne vit pas d’autre solution que de se lancer dans une politique de collectivisation forcée brutale, mal planifiée et mal conçue, pour briser l’échine des koulaks, ainsi que dans une politique d’industrialisation à marche forcée. Lorsqu’il chercha avec ses propres méthodes et pour ses propres raisons à maintenir en place les fondations prolétariennes de l’Etat soviétique, Staline n’eut pas le choix : il dut emprunter certains des éléments principaux du programme de l’Opposition de gauche, qui prônait un développement rapide de l’industrie, ce à quoi il s’était auparavant opposé avec acharnement. Staline rompit donc son bloc avec Boukharine, dont la politique économique conduisait tout droit à un renversement social de l’Etat ouvrier dégénéré. (Boukharine et ses partisans qui furent exclus internationalement devinrent connus sous le nom d’Opposition de droite.)

Que Cliff et Matgamna datent l’apparition de leur «nouvelle classe dominante» (ou de la restauration capitaliste) à cette période est très révélateur, lorsque l’on prend en compte ces événements. Comme la répression stalinienne contre les koulaks a manifestement empêché la restauration du capitalisme en 1928, c’est sur Boukharine et ses partisans, ceux qui s’opposaient à la bureaucratie de la droite, qu’ils se basent. Ils se mettent donc rétroactivement et, dès le départ, en dehors de l’Opposition de gauche internationale de Trotsky et son programme de défense inconditionnelle, et en opposition à celle-ci.

Aujourd’hui en Chine, le développement de forces économiques menant à la restauration capitaliste dans le cadre d’un Etat ouvrier déformé est déjà beaucoup plus avancé qu’il ne l’était dans la Yougoslavie de Tito ou la Russie de Gorbatchev. Beaucoup des acquis sociaux de la Révolution chinoise ont déjà été détruits. Le chômage a atteint des proportions gigantesques, des entreprises d’Etat sont fermées ou privatisées et on sape le monopole d’Etat du commerce extérieur. La bureaucratie chinoise elle-même participe largement à des «joint ventures» (sociétés mixtes) avec des capitalistes étrangers dans les «Zones économiques spéciales». Mais la bureaucratie ne peut pas totalement réaliser ses aspirations rétrogrades sans briser la résistance du prolétariat chinois. Une fois de plus la question est posée : soit la révolution politique prolétarienne pour défendre les fondements économiques socialistes de l’Etat, soit une contre-révolution capitaliste soutenue par les impérialistes.

Post-scriptum : Sean Matgamna, épigone de Shachtman

Il semble que Sean Matgamna ait débuté dans la politique en tant que membre du Parti communiste stalinien. Mais en 1959 il fut gagné à ce qui était prétendument du trotskysme, version feu Gerry Healy. L’organisation de Healy recruta toute une couche de cadres du Parti communiste après l’insurrection prolétarienne hongroise en 1956, en mettant en valeur le programme trotskyste de révolution politique prolétarienne pour défendre les acquis anticapitalistes des Etats ouvriers dégénéré et déformés. A la fin des années 1950 début 1960, les healystes, qui venaient de sortir de leur entrisme profond dans le Parti travailliste, faisaient preuve sur le papier, dans des publications comme Labour Review, d’une impressionnante orthodoxie et d’une remarquable connaissance des classiques et de l’histoire du marxisme. Mais derrière tout cela il y avait des pratiques politiques profondément crapuleuses qui se sont d’abord manifestées dans un fonctionnement interne bureaucratique. Matgamna fut exclu par Healy en 1963, mais il ne rompit avec sa politique qu’un an plus tard, quand l’organisation de Healy renonça à tout entrisme dans le Parti travailliste. Dans les deux décennies qui suivirent, Matgamna fit de l’entrisme, fusionna ou flirta avec pratiquement toutes les tendances se réclamant du trotskysme en Grande-Bretagne, de la Militant Tendency de Ted Grant, à l’International Socialists de Tony Cliff, en passant par les pablistes et Workers Power.

En 1979, au milieu du tollé impérialiste général lorsque l’Armée rouge intervint en Afghanistan, la tendance de Matgamna, alors dénommée International Communist League, abandonna la position de défense militaire de l’URSS qu’elle avait eue sur le papier, prétendant que les conséquences de l’intervention soviétique – en défense d’un gouvernement nationaliste de gauche qui voulait introduire des réformes agraires limitées et alphabétiser les femmes – étaient «réactionnaires de bout en bout». Devant l’hystérie anticommuniste de la deuxième guerre froide qui suivit, le groupe de Matgamna qui restait profondément embourbé dans le Parti travailliste, a hurlé avec les loups impérialistes, et soutenu l’organisation antisocialiste et antisémite Solidarnosc, soutenu la réunification capitaliste de l’Allemagne, et applaudi à la contre-révolution qui a détruit l’Union soviétique et les Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est en 1990-1991.

Aujourd’hui, la tendance de Matgamna qui s’appelle désormais Alliance for Workers Liberty (AWL – Alliance pour la liberté des ouvriers) est toujours embourbée dans le Parti travailliste – en fait dans le New Labour [nouveau Parti travailliste] que Tony Blair essaye de transformer en parti capitaliste en coupant ses liens historiques avec les syndicats. Comme tout bon travailliste, l’AWL prend place avec ceux qui veulent donner une façade «ouvrière» à leur servilité par rapport à leur «propre» impérialisme. C’est en Irlande que cela est le plus clair. Les affinités révoltantes des Matgamnistes (ainsi que des taaffistes de Militant Labour, qui s’appellent maintenant Socialist Party) avec des tueurs fascisants pro-impérialistes britanniques comme Billy Hutchinson, le leader du Progressive Union Party (PUP) sont de notoriété publique. L’AWL, qui fait scandaleusement passer le PUP – derrière qui se cachent les assassins de l’Ulster Volunteer Force – pour un représentant légitime de la classe ouvrière protestante, a invité Hutchinson à parler à ses meetings et lui a ouvert les colonnes de son journal. En 1995, l’AWL a invité un certain Ken Maginnis à «débattre» à son camp d’été. C’est le responsable de la «sécurité» du parti unioniste d’Ulster et il émarge comme conseiller au Royal Ulster Constabulary [police d’Irlande du Nord]. Inutile de préciser que l’AWL refuse d’appeler au retrait immédiat des troupes britanniques d’Irlande du Nord, faisant écho au mensonge impérialiste selon lequel ces troupes sont une sorte d’arbitre neutre entre les communautés catholique et protestante, et ne sont pas partie intégrante des forces armées suprémacistes protestantes.

Quand a éclaté la guerre de l’OTAN contre la Serbie, la première guerre à grande échelle en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’AWL a confortablement nagé dans le courant de toute la pseudo-gauche britannique, qui a servilement soutenu le gouvernement capitaliste du New Labour de Blair et sa politique agressive de soutien aux bombardements de l’OTAN qui ont terrorisé la Serbie, ainsi qu’à l’Armée de libération du Kosovo (UCK), fantoche de l’impérialisme de l’OTAN. L’AWL était tellement en faveur de la guerre de l’OTAN dirigée par les USA et la Grande-Bretagne, qu’elle ne s’est même pas donné le mal de faire semblant de s’y opposer en participant aux manifestations pour arrêter la guerre. Par contre elle s’est mobilisée le 10 avril 1999 à Londres pour une manifestation pour le Kosovo qui soutenait avec enthousiasme les bombardements de l’OTAN. Dès le début, alors que Tony Blair lui-même hésitait encore, Matgamna appelait à une intervention terrestre : «Si une intervention terrestre de l’OTAN met fin aux poursuites génocides des Serbes contre les Kosovars, nous nous en réjouirons. [...] Les socialistes ne peuvent pas être partiaux et dénoncer l’OTAN et les Etats-Unis sans, soit consentir, soit être indifférents, au génocide impérialiste de la Yougoslavie serbe» («The Issues for Socialists» [Questions en jeu pour les socialistes], Action for Solidarity, 2 avril 1999). Aujourd’hui, en dépit de tous ses grands discours en faveur de «l’indépendance du Kosovo» pendant la guerre, l’AWL ne trouve bien sûr rien à redire au fait que le Kosovo est occupé militairement par les principales puissances impérialistes de l’OTAN, ce qui était l’intention de l’OTAN depuis le début.

Tout au long de ses diverses incarnations politiques des années 1970, Sean Matgamna, qui était en principe pour la défense de l’Union soviétique, proclamait que la question russe était une question «de dixième ordre», qu’elle n’avait rien à voir avec les questions réelles du «trotskysme» britannique dont l’objet, comme le lui avaient enseigné Gerry Healy et Ted Grant, était de «pousser la gauche du Parti travailliste à se battre». Mais l’illusion que la question russe n’avait pas d’importance n’était possible que pendant la brève période de «détente», quand l’impérialisme américain, affaibli par sa défaite face aux ouvriers et paysans vietnamiens, eut besoin de gagner un peu de temps avant de repasser à l’offensive. En 1979, le gouvernement impérialiste américain de Carter saisit le prétexte de l’intervention soviétique en Afghanistan, en soutien au gouvernement modernisateur nationaliste de gauche, pour lancer sa croisade antisoviétique des «droits de l’homme» qui marqua le début de la deuxième guerre froide. Pratiquement toute la gauche, toutes tendances confondues, se joignit alors à la campagne antisoviétique et se rangea du côté des milices islamistes sanguinaires et de leurs parrains de la CIA. Matgamna aussi se précipita pour rejoindre le défilé. Tout à coup la défense de l’URSS, la question de «dixième ordre», devenait la question centrale du serment de fidélité à l’impérialisme britannique et mondial.

Pour parachever sa capitulation devant l’antisoviétisme bourgeois, l’organisation de Matgamna, en 1988, adopta la position que le stalinisme était une nouvelle forme de société de classe, et que la bureaucratie était une «classe dominante bureaucratique et monopoliste d’Etat». La «découverte» d’une nouvelle forme de société de classe intermédiaire entre le capitalisme et la dictature du prolétariat, était en essence une nouvelle mouture du «collectivisme bureaucratique» de Shachtman. Lorsqu’il s’agit d’anticommunisme travailliste «de la petite Angleterre», Matgamna est encore plus fanatique que Cliff. Matgamna a ressuscité Shachtman parce qu’il avait besoin de se distinguer du SWP de Cliff au niveau théorique. Ce dernier occupe en effet en Grande-Bretagne le terrain du pseudo-trotskysme réformiste auquel Matgamna aspire. De plus, Matgamna est tellement profondément enfoncé dans le social-patriotisme que la fin peu glorieuse de Shachtman ne lui fait plus peur.

Bien sûr le Shachtman qui ressort des pages de The Fate of the Russian Revolution : Lost Texts of Critical Marxism est façonné au goût de la gauche actuelle, celle de la «mort du communisme». Le vrai Shachtman était un personnage équivoque. Il avait été communiste et avait été l’un des fondateurs du SWP, mais sa rupture avec le trotskysme l’avait amené à devenir le serviteur de notre ennemi de classe.

Comme nous l’avons vu précédemment, Shachtman, dans la période qui a suivi sa scission d’avec le SWP de Cannon, apparaissait plutôt comme un centriste, qui faisait parfois des critiques correctes, d’un point de vue de gauche, des problèmes et des manquements théoriques dans le mouvement trotskyste. Notre tendance a toujours voulu avoir un oeil critique sur l’histoire de notre mouvement et nous avons tenu compte et tiré les leçons des cas où le Workers Party a eu raison contre le SWP. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, lorsque les Etats-Unis ont directement pris en main la lutte contre l’impérialisme japonais en Chine, le SWP n’a pas vu que la lutte anticolonialiste des troupes nationalistes de Chiang Kai-shek, qu’on pouvait soutenir avant, était alors devenue subordonnée à l’effort de guerre des Alliés impérialistes.

La critique dévastatrice que Shachtman fit de la Politique militaire prolétarienne (PMP) est d’une importance particulière pour les véritables trotskystes. La PMP, pour laquelle Trotsky lui-même porte une grande part de responsabilité, était une profonde révision du marxisme sur la question fondamentale de la nature de classe de l’Etat capitaliste. Comme la PMP ne faisait pas partie de la question à propos de laquelle il s’était lui-même éloigné du marxisme, Shachtman a pu en 1940-1941 faire quelques arguments corrects contre Cannon et le SWP (cf. «Working-Class Policy in War and Peace» [La politique de la classe ouvrière dans la guerre et la paix], de Shachtman, publié dans New International en janvier 1941 et reproduit dans «Documents on the “Proletarian Military Policy”», Prometheus Research Series n°2, février 1989, publié par les archives du comité central de la section américaine de la LCI).

C’est Trotsky qui le premier proposa la PMP en 1940, dans les derniers mois de sa vie. En Europe, la Deuxième Guerre mondiale avait déjà commencé et en Angleterre, une guerre aérienne terrible faisait rage. Mais les Etats-Unis n’étaient pas encore entrés en guerre, même s’il était clair qu’ils allaient le faire. La PMP était une tentative impatiente et erronée de faire le pont entre les sentiments profondément antifascistes de la classe ouvrière et le programme révolutionnaire de renversement du capitalisme. C’était en fait une série de revendications pour le contrôle des syndicats sur l’entraînement militaire pour l’armée bourgeoise. Au début de la guerre, ces revendications figurèrent en bonne place dans la propagande du SWP américain et surtout dans celle de la Workers International League (WIL) britannique. Le fond de la PMP était réformiste. Elle laissait entendre que la classe ouvrière pouvait prendre le contrôle de l’armée, le noyau central de l’appareil d’Etat. Cela allait à l’encontre du programme trotskyste de défaitisme révolutionnaire vis-à-vis de tous les impérialistes en guerre, et de «l’ennemi principal» chez soi, en particulier. Dans le contexte de cette guerre inter-impérialiste, dont le principal prétexte idéologique pour le camp anglo-américain était l’«antifascisme», la PMP avait tendance à se fondre avec le social-patriotisme, comme le fit remarquer Shachtman.

Aux Etats-Unis, 18 dirigeants du SWP et du syndicat des Teamsters de Minneapolis furent poursuivis et jetés en prison par le gouvernement pour leur opposition à la guerre impérialiste. Mais leur propagande défaitiste révolutionnaire fut un peu dénaturée par le fait qu’ils défendaient aussi la PMP. En Angleterre, où une invasion allemande apparaissait comme une réelle possibilité, la WIL poussa beaucoup plus loin la tendance au social-patriotisme. Au commencement, la WIL avança le mot d’ordre d’«armement des ouvriers» et avait un faible pour les forces de défense de la Home Guard. Elle avançait le mot d’ordre de «contrôle ouvrier de la production» pour remédier au «chaos» de la production de guerre. En 1942, Ted Grant se félicita des victoires de la Huitième Armée britannique en Afrique du Nord, en s’y référant comme à «notre» armée. C’est seulement en 1943, quand il devint clair que les Alliés allaient gagner la guerre, que la PMP est devenue lettre morte tant aux Etats-Unis qu’en Grande-Bretagne.

Le seul domaine dans lequel Matgamna n’est pas d’accord avec Max Shachtman, c’est quand ce dernier fait des critiques de gauche des trotskystes orthodoxes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Matgamna est pour la PMP et insiste qu’il fallait soutenir Chiang Kai-shek même une fois que ses forces armées étaient devenues des auxiliaires de l’effort de guerre des Alliés. Et comme Matgamna est un révisionniste logique, il va même plus loin et prône ouvertement le social-patriotisme, «au moins pour l’Angleterre et la France» :

«La Politique de guerre prolétarienne, telle qu’expliquée par le SWP/USA et la WIL/RCP en Angleterre, était une mystification confuse, qui logiquement aboutissait à une politique de défensisme révolutionnaire. Le défensisme révolutionnaire, cela veut dire que les révolutionnaires veulent poursuivre la guerre mais ne veulent pas mettre en sourdine leur lutte pour devenir la classe au pouvoir afin de le faire. C’est à cela que revient ce que disent les trotskystes, ou la plupart d’entre eux. Rejeter cela parce que la Grande-Bretagne et l’Allemagne étaient tous deux impérialistes, c’est beaucoup trop abstrait.»

Workers Liberty, juin-juillet 1999

Il est flagrant que Matgamna reprend ici à son compte la propagande bourgeoise de la Deuxième Guerre mondiale, selon laquelle c’était une guerre pour la «démocratie» contre le «fascisme», alors qu’en fait c’était une guerre entre des groupes d’impérialistes concurrents, tout comme la Première Guerre mondiale. Il comprend très bien et explique très clairement qu’il soutient la PMP précisément parce qu’elle était du défensisme bourgeois pour le compte des Alliés. Pour Matgamna, il n’y a donc aucune raison de défendre l’URSS contre l’Allemagne nazie mais c’est correct de défendre la Grande-Bretagne et la France ! Cela résume parfaitement ce qu’est le social-chauvinisme antisoviétique et dans ce cas particulier Matgamna se retrouve en fait à la droite de Winston Churchill. Le fait que Matgamna fasse rétroactivement cause commune avec le social-patriotisme de la Deuxième Guerre mondiale, fournit une base historique à sa capitulation actuelle devant l’impérialisme britannique, au moment où celui-ci se fait le champion de l’OTAN dans la première guerre en Europe depuis 1945.

De même que la stalinophobie de Shachtman fut une passerelle vers la guerre froide dirigée par les impérialistes US, la PMP en Grande-Bretagne ouvrit la porte à la réconciliation avec l’aile gauche du Parti travailliste réformiste ainsi qu’au crétinisme parlementaire. Les trotskystes anglais, dont la fibre révolutionnaire avait été sérieusement érodée, ne furent plus capables de résister aux illusions dans le gouvernement travailliste capitaliste de Major Attlee, mis en place pour neutraliser la classe ouvrière en pleine effervescence après la guerre. En 1949, toutes les tendances se réclamant du trotskysme en Angleterre s’étaient liquidées dans le Parti travailliste.

Le vrai fond travailliste social-démocrate des pseudo-trotskystes de Grande-Bretagne est apparu dans toute sa splendeur quand ils ont pris fait et cause pour Solidarnosc, le syndicat jaune du Vatican et de Wall Street qui se battait pour la contre-révolution en Pologne. En septembre 1983, lors du congrès annuel du TUC [la confédération des syndicats britanniques], Gerry Healy publia dans son journal News Line un article à sensation sur Arthur Scargill, dont la pièce maîtresse était une lettre écrite par Scargill et qui déclarait à juste titre que Solidarnosc était antisocialiste. Cela déclencha une orgie d’anticommunisme contre Scargill de la part de la direction du TUC et de la presse bourgeoise, ce qui servit à isoler le syndicat des mineurs à la veille de l’héroïque grève des mineurs de 1984-1985. Les healystes ont ainsi rendu un service considérable à Margaret Thatcher, qui menait campagne pour écraser les mineurs et briser l’échine du mouvement ouvrier britannique. Toute la panoplie des charlatans pseudo-trotskystes en Angleterre – Healy, Cliff, Matgamna, les groupes pablistes du Secrétariat unifié – ont en choeur chanté les louanges de Solidarnosc qu’ils présentaient comme la voix authentique de la classe ouvrière polonaise. Cette glorification de Solidarnosc était la preuve concrète qu’ils acceptaient tous le cadre réformiste de la politique travailliste anticommuniste et nationaliste de la «petite Angleterre». Pendant la grève, le groupe de Matgamna fit campagne pour des élections législatives afin de mettre au gouvernement le Parti travailliste dirigé par Neil Kinnock, que la majorité des mineurs en grève méprisaient pour sa politique de cassage de grève. Cette histoire a une suite sordide : en 1990, Socialist Organiser, le groupe de Matgamna, organisa avec Workers Power une tournée de meetings pour Youri Boutchenko, un fasciste russe qui, de mèche avec la CIA et le MI6, essayait de diffamer Scargill en l’accusant à tort d’avoir détourné de l’argent envoyé par les mineurs soviétiques durant la grève.

Comme il opère en Grande-Bretagne où l’antiaméricanisme ne coûte pas cher, Matgamna cherche à se dissocier du soutien de Shachtman à l’impérialisme US au Vietnam et à Cuba, affirmant que «pour des socialistes, cette dernière partie de la vie politique de Shachtman doit jeter une ombre sinistre sur sa mémoire». Mais l’odeur pestilentielle du propre social-patriotisme de Matgamna prend à la gorge lorsqu’on lit des passages comme celui-ci, extrait de l’introduction de son recueil :

«Dans le monde d’après-guerre où l’URSS était la deuxième grande puissance mondiale, reconnaître que les USA et l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire le capitalisme avancé, représentait le camp le plus progressiste des deux, celui qui offrait aux socialistes le plus de possibilités, le plus de liberté, le plus de marge de manoeuvre, reconnaître cela, c’était, je crois, un élément indispensable pour rétablir l’équilibre marxiste de la politique socialiste.»

Voilà les crimes de l’impérialisme britannique en Palestine, en Irlande, en Grèce, à Chypre, en Inde, à Hong Kong, honteusement excusés. Tout comme les guerres impérialistes cruelles contre la lutte des Algériens pour leur indépendance, et contre la Révolution vietnamienne. Il faut être un social-démocrate arrogant, ayant un profond mépris pour les luttes des peuples opprimés dans les pays étranglés par les puissances impérialistes occidentales, pour écrire une chose pareille. D’ailleurs cette introduction de 156 pages, qui prétend traiter à fond de la lutte de Trotsky contre le stalinisme, ne mentionne pas une seule fois la lutte de l’Opposition de gauche contre l’étranglement de la Deuxième Révolution chinoise par Staline en 1925-1927. La révolution permanente n’a jamais fait partie du soi-disant «trotskysme» de Matgamna. Il ne ressent aucune haine pour le programme de collaboration de classe de Staline, au contraire il le partage pleinement.

Matgamna, tout comme la bourgeoisie impérialiste (et les staliniens aussi d’ailleurs), met le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky sur le même plan que la caste bureaucratique stalinienne qui a usurpé le pouvoir en 1924. Celle-ci faisait alors un premier pas dans la conscience de ce qu’elle représentait avec le dogme fallacieux du «socialisme dans un seul pays». La bureaucratie de 1925-1928 était un bloc entre des éléments centristes regroupés autour de Staline et la fraction de Boukharine-Tomsky qui avait une attitude conciliatrice vis-à-vis de la restauration capitaliste. Mais pour Matgamna c’était la même chose que la clique bureaucratique centriste de Staline en pleine ascension après 1928. Et tout cela pour lui c’était la même chose que l’appareil stalinien antirévolutionnaire qui, en 1933, abandonna sans coup férir le prolétariat allemand aux mains d’Hitler, prouvant comme l’écrivit Trotsky que «le P.C. actuel de l’Union soviétique n’est pas un parti; c’est un appareil d’administration aux mains d’une bureaucratie incontrôlée» («Il faut construire de nouveau des Partis communistes et une nouvelle Internationale», 15 juillet 1933). Bref, Matgamna cherche délibérément à camoufler le fait qu’une contre-révolution politique a eu lieu en 1924 et que c’est après ce moment charnière que la fraction de Staline a pris son plein essor et que l’URSS est devenue un Etat ouvrier dégénéré. Ce tournant qualitatif était vérifiable : une direction différente appliquait un programme différent avec des méthodes différentes qui n’avaient rien à voir avec le bolchévisme. Selon Matgamna (et Kautsky), le stalinisme est organiquement et inévitablement issu du léninisme et l’Opposition de gauche de Trotsky n’avait pas lieu d’être.

Car en fait pour Matgamna, le «péché originel» c’est la révolution d’Octobre elle-même. Dans l’introduction de son recueil Matgamna écrit : «En fait, la prise du pouvoir de 1917 n’était qu’un acte de kamikaze, non seulement pour le Parti bolchévik et son existence physique, même si c’est ce que cela fut en fin de compte, mais kamikaze pour toute une doctrine politique.» Matgamna fait les mêmes arguments que Kautsky et les menchéviks qui prétendaient à l’époque que la Russie n’avait pas assez de «maturité économique» pour que le prolétariat prenne le pouvoir, ce qui était une excuse pour leur haine viscérale et leur peur de la révolution prolétarienne.

Matgamna exprime ouvertement ce qui est en fait le vrai programme de tous les ex-trotskystes révisionnistes britanniques : il est contre de nouvelles révolutions d’Octobre et se met à plat ventre devant le Parti travailliste britannique. La ligne politique de ces révisionnistes, qu’ils soient ou non formellement membres du Parti travailliste, se réduit dans le meilleur des cas à prétendre «pousser la gauche du Parti travailliste à se battre». Mais pour Matgamna et ses semblables, même cela devient de la fiction, à en juger par son soutien aux impérialistes «démocratiques» d’hier et d’aujourd’hui. Son soutien chauvin aux bombardements de la Serbie par l’OTAN le situe à la droite de travaillistes «de gauche» comme Tony Benn. A l’opposé de toute cette soi-disant gauche, nous nous battons pour forger un parti qui ait un programme révolutionnaire pour scissionner la base ouvrière de la direction bourgeoise du Parti travailliste. Cela fait partie intégrante de notre stratégie révolutionnaire pour renverser le capitalisme dans les îles britanniques.

Shachtman, quand il liquida son organisation dans le Parti socialiste américain, écrivit un article intitulé «American Communism : A Re-Examination of the Past» [Le communisme américain : réexamen du passé] (New International, automne 1957) dans lequel il se lamentait que les communistes aient scissionné de la social-démocratie. Cette nostalgie pour la vieille social-démocratie américaine était révélatrice. Il fallait pour Shachtman tourner le dos entre autres à la question clé de la population noire des Etats-Unis, et sur cette question les divergences entre le vieux PS et le nouveau PC étaient qualitatives. Ainsi Shachtman, en 1957, adoptait rétrospectivement le racisme tacite de la social-démocratie américaine.

Shachtman aimait beaucoup le Lénine des premières années, lorsque celui-ci n’était encore qu’un social-démocrate révolutionnaire, avant qu’il n’ait complété son évolution pour devenir communiste. Ce que Shachtman détestait chez Lénine le communiste, c’est que ce dernier avait compris qu’une scission politique dans la classe ouvrière était indispensable si on voulait faire une révolution prolétarienne. En 1920, lors de son Deuxième Congrès, le Comintern codifia son rejet de la conception kautskyste du «parti de toute la classe». Les «21 conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste» tracèrent une ligne de démarcation programmatique entre le communisme d’une part et les adversaires de la révolution, réformistes et centristes en particulier, de l’autre.

Toutes les théories de «capitalisme d’Etat» et de «nouvelle classe» en URSS, que ce soit celle de Kautsky, ou celles de Shachtman, Cliff ou Matgamna, sont basées sur la recherche d’un illusoire «troisième camp» entre le capitalisme et le stalinisme, qui s’est toujours assez rapidement avéré être clairement situé dans le camp de sa «propre» bourgeoisie. Nous sommes fiers de nous être battus de toutes nos forces pour défendre les acquis d’Octobre qui restaient, contre l’impérialisme et la contre-révolution. Aujourd’hui nous nous battons pour la défense militaire inconditionnelle des Etats ouvriers déformés restants : la Chine, Cuba, le Vietnam, la Corée du Nord. Nous sommes pour une révolution politique prolétarienne qui balaye les bureaucraties staliniennes qui ont conduit ces Etats ouvriers au bord de la contre-révolution capitaliste.

Trotsky avait prédit que le «socialisme dans un seul pays» ferait faillite, que c’était un pas en arrière par rapport aux possibilités de socialisme mondial ouvertes par la Révolution russe de 1917, et ses prédictions ont été confirmées par la négative. Aujourd’hui nous nous battons pour faire triompher le programme de Trotsky avec de nouvelles révolutions d’Octobre dans le monde entier, qui écrasent le système capitaliste impérialiste mondial et établissent le pouvoir d’Etat prolétarien à l’échelle mondiale. Cette tâche est devenue considérablement plus difficile après l’effondrement final de la révolution bolchévique, que l’on doit non seulement aux staliniens eux-mêmes mais à ceux qui, comme Cliff et Matgamna, ont glorifié la contre-révolution à l’étranger et se sont ralliés aux bureaucraties ouvrières social-démocrates dans leur propre pays.

Aujourd’hui ces organisations soi-disant de gauche poursuivent leur stratégie de trahison de classe en soutenant des gouvernements sociaux-démocrates d’austérité, de racisme et de guerre impérialiste dans une dizaine de pays européens. Ce sont des obstacles à la conscience prolétarienne. Il faut les démasquer et les balayer en construisant des partis trotskystes révolutionnaires qui sont indispensables pour mettre fin à ce système capitaliste dans sa phase d’agonie.

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