Les leçons des Journées de Mai 1937 à Barcelone
Comment le Front populaire a étranglé la Révolution espagnole
Reproduit du Bolchévik n° 154, automne 2000
Dans l'histoire du mouvement ouvrier, certaines dates portent la marque indélébile de la trahison de classe. C'est le cas d'août 1914, lorsque le Parti social-démocrate allemand vota pour les crédits de guerre de sa bourgeoisie impérialiste, sonnant ainsi le glas de la Deuxième Internationale en tant que force révolutionnaire. C'est aussi le cas de mai 1937, lorsque le gouvernement de Front populaire espagnol, composé essentiellement des partis ouvriers traditionnels, retourna ses canons contre le prolétariat espagnol, portant ainsi un coup fatal à la Révolution espagnole.
C'est dans les révolutions que se testent les programmes et les partis politiques de la classe ouvrière. Au plus fort de la guerre civile espagnole, les ouvriers durent payer un prix terrible pour la politique de collaboration de classe de leurs directions. Le meilleur du prolétariat catalan tomba sous les coups du Front populaire et de ses hommes de main staliniens.
La lutte contre le franquisme
Le coup d'Etat du 19 juillet 1936, sous la direction de Francisco Franco, se produisit au plus fort de la vague de grèves la plus importante de l'histoire espagnole. En février 1936, les ouvriers espagnols avaient, massivement, élu une coalition de Front populaire dirigée par Manuel Azaña, le chef de la Gauche républicaine. Mais Azaña fut rapidement discrédité aux yeux des ouvriers espagnols par l'arrestation des dirigeants de la grève et la censure de la presse ouvrière par le gouvernement. Malgré la participation au gouvernement du Parti socialiste et du Parti communiste (ainsi que de l'UGT, la fédération syndicale social-démocrate), les ouvriers refusèrent de laisser au gouvernement le soin de lutter contre Franco et les fascistes.
Le soulèvement militaire de Franco au Maroc provoqua une mobilisation massive du prolétariat espagnol. Le gouvernement bourgeois de Front populaire, craignant la réaction des ouvriers, censura d'abord la nouvelle de la rébellion pendant toute une journée, puis appela tout le monde au « calme ». Mais les gens se souvenaient trop bien de la répression sanglante par l'armée « républicaine loyale » de l'insurrection des mineurs des Asturies en 1934 (qui fit 5 000 morts) ; dans toute l'Espagne, les ouvriers réclamèrent des armes pour se battre contre Franco. Azaña refusa.
Alors que, garnison après garnison, l'armée se déclarait loyale aux forces rebelles de Franco, des comités ouvriers locaux prirent l'initiative. Dès le 19 juillet, les ouvriers, souvent armés de seulement quelques bâtons de dynamite et de vieux fusils, prirent d'assaut les dépôts d'armes et les casernes de l'armée républicaine. Les garnisons loyales à Franco (la grande majorité) furent dispersées et leurs armes furent utilisées pour équiper les milices ouvrières qui s'organisaient rapidement.
Dès l'après-midi du 20 juillet, Barcelone, la citadelle de la Révolution espagnole, était aux mains des ouvriers, unifiés dans le comité central des milices antifascistes. En quelques jours la rébellion militaire était matée dans les deux tiers de l'Espagne par la classe ouvrière armée. Des dizaines de milliers de volontaires étaient envoyés au front en hâte pour bloquer l'avance des troupes franquistes, et les milices ouvrières organisées prirent le contrôle de la rue.
Double pouvoir dans l'Espagne républicaine
Après le soulèvement ouvrier de juillet, l'Espagne républicaine entra dans une situation révolutionnaire, avec deux pôles de pouvoir opposés : d'un côté le gouvernement bourgeois et de l'autre les milices ouvrières armées. La classe ouvrière patrouillait dans les rues, organisait l'effort de guerre et désarmait l'armée et la police on envoyait individuellement ces derniers servir au front comme « volontaires ». Les collectifs ouvriers géraient les usines, et les collectifs agricoles prirent en main la production agricole (qu'ils augmentèrent considérablement).Le gouvernement de coalition instable d'Azaña était dépourvu de toute base sociale significative, car tant les capitalistes espagnols que les gros propriétaires terriens avaient pour la plupart abandonné la république en faveur de Franco. Pourtant, malgré cela, la seule base de pouvoir bourgeois qui restait dans l'Espagne républicaine, c'était le gouvernement de Front populaire. Sans aucune force armée à leur disposition, les quelques avocats mineurs de la Deuxième République étaient en effet, comme le disait Trotsky, « l'ombre de la bourgeoisie ». S'ils restaient au pouvoir ce n'était que grâce à la détermination des partis ouvriers-bourgeois qui voulaient maintenir coûte que coûte la propriété privée des moyens de production. Pourtant Azaña faisait l'objet d'une telle méfiance et d'une telle haine que, sous la pression de la classe ouvrière, les staliniens et les sociaux-démocrates durent quitter le gouvernement.
Tout comme en Russie entre février et octobre 1917, ainsi qu'en Allemagne en 1918-1919, en Espagne, les organes indépendants de la classe ouvrière étaient en position de défier l'Etat bourgeois et de prendre le pouvoir. Dans les trois cas, l'Etat bourgeois sur le point de s'écrouler ne tenait que grâce à la participation des partis ouvriers réformistes, dont les bases de soutien étaient toutes ailleurs : en Russie dans les soviets, en Allemagne dans les conseils d'ouvriers et de soldats, en Espagne dans les fédérations syndicales.
Mais à la différence de la Russie, le double pouvoir en Espagne n'existait qu'au niveau local et régional. Les milices ouvrières contrôlaient la rue, mais jamais sur le plan national des organes de pouvoir prolétarien soviets ou conseils ne furent créés. Et, comme il n'y avait pas de parti révolutionnaire luttant pour unir la classe ouvrière afin qu'elle prenne le pouvoir, en rejetant nécessairement toute collaboration politique avec la bourgeoisie, la seule expression des forces antifranquistes qui restait au niveau national, c'était le gouvernement de « l'ombre de la bourgeoisie ». Et c'est cela, plus que tout autre facteur, qui pava la voie à Franco dans sa marche vers le pouvoir.
La Catalogne révolutionnaire
En Catalogne on avait une situation de double pouvoir par excellence. C'est là qu'était concentrée 70 % de l'industrie espagnole d'avant la guerre. Le prolétariat catalan était depuis longtemps le prolétariat le plus combatif d'Espagne et les expropriations de terres et le contrôle ouvrier dans l'industrie avaient commencé bien avant le soulèvement de Franco. Etant donné les conditions imposées par la guerre, la Catalogne, qui avait été coupée de l'industrie métallurgique basque, se convertit en force motrice de la république. De vaillants collectifs ouvriers agrandirent les raffineries catalanes, augmentèrent la production industrielle, et construisirent une industrie chimique et une industrie de guerre à partir de zéro.
C'est aussi en Catalogne que les milices ouvrières trouvèrent leur expression la plus élaborée. Elles étaient centralisées dans le comité central des milices antifascistes. L'armée, qui avait essayé de reprendre Barcelone, y fut complètement écrasée et, après le 20 juillet, la survie du gouvernement catalan dépendait totalement de la direction bureaucratique de la CNT à la tête de ce comité central. Les anarchistes de la CNT (fédération syndicale anarchiste) qui s'adonnaient tout autant à la collaboration de classes que le PC ou les socialistes, donnèrent volontiers leur aval à la survie du gouvernement et allèrent jusqu'à incorporer des forces bourgeoises dans la direction des milices antifascistes.
Le gouvernement de Madrid fut remanié. Largo Caballero, dirigeant du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), devint Premier ministre et le PCE (Parti communiste espagnol) entra dans le gouvernement. Mais en Catalogne, le gouvernement local de Luis Companys, le chef de la Gauche catalane, dut temporiser et accorder sa « reconnaissance officielle » à des activités ouvrières sur lesquelles il n'avait pas le moindre contrôle. Comme il ne pouvait pas contester les prouesses militaires des milices ouvrières, Companys invita la CNT-FAI (le syndicat et parti anarchiste) et le POUM centriste (Parti ouvrier d'unification marxiste, basé en Catalogne, formé en 1935 par la fusion d'anciens dirigeants trotskystes avec le Bloc ouvrier et paysan de Joaquím Maurín) à entrer dans la Généralité (le gouvernement catalan). A lui seul, Caballero ne suffisait pas à maintenir Companys à son poste ; en Catalogne, la CNT était la force hégémonique dans la gauche.
Seule l'entrée de la CNT dans la Généralité le 26 septembre 1936 pouvait renforcer suffisamment Companys pour une mobilisation contre-révolutionnaire. Derrière l'hostilité de principe à toute forme de pouvoir d'Etat, qu'il soit bourgeois ou prolétarien, qui était un trait caractéristique de la grossière « théorie » anarchiste depuis des dizaines d'années, se cachait l'opportunisme des dirigeants anarchistes. Leur rejet de l'Etat dans l'abstrait, la glorification des coopératives qui étaient apparues dans la révolution comme la culmination de l'idéal anarchiste, tout cela fondit comme neige au soleil en septembre 1936 devant des offres de portefeuilles ministériels.
Une fois la CNT et le POUM au gouvernement, Companys s'attela au renforcement de l'appareil répressif de l'Etat bourgeois. Dès octobre, un mois seulement après la formation de la nouvelle coalition, le comité central des milices antifascistes fut dissout et les ouvriers armés reçurent l'ordre de rejoindre l'« armée populaire » bourgeoise. Un peu plus tard, en décembre, Companys n'avait plus besoin des services du POUM et celui-ci fut chassé de la coalition gouvernementale. Pendant ce temps, le gouvernement recrutait quelque 20 000 hommes lourdement armés dans les carabiniers (police douanière), une force autrefois insignifiante. Non seulement ces derniers allaient devenir les troupes de choc de la Généralité, mais aussi ce furent eux qui lancèrent le premier défi direct à la CNT (qui contrôlait les douanes depuis juillet).
Les drapeaux rouges et noirs flottant au-dessus du central téléphonique étaient le symbole de la force du prolétariat de Barcelone. La Telefónica, le bâtiment le plus important du centre de Barcelone, symbolisait le fait que les comités ouvriers s'étaient emparés de l'industrie et des services publics. Les ouvriers, essentiellement de la CNT, qui avaient pris possession de l'ancien bâtiment d'AT&T et occupaient les locaux, pouvaient mettre sur écoute les activités de la Généralité. C'était un moyen modeste mais bien réel pour contrôler les manoeuvres de la camarilla de Companys.
La confrontation qui eut lieu autour de la Telefónica se préparait depuis plusieurs semaines. Les carabiniers avaient à plusieurs reprises essayé de reprendre des postes de douane des mains de la CNT. Ils avaient, avec l'aide des gardes d'assaut, attaqué des patrouilles ouvrières à Barcelone. Et, pour la première fois depuis la chute de la dictature de Primo de Rivera, le gouvernement avait interdit les manifestations du Premier Mai. Ce qui fut un signe encore plus sinistre, ce fut l'assassinat d'un dirigeant dissident de l'UGT (membre du Parti communiste catalan, le PSUC, qui contrôlait certaines sections de l'UGT en Catalogne), qui fournit aux staliniens l'occasion de rassembler les forces de la contre-révolution. Le PSUC transforma l'enterrement du dirigeant ouvrier assassiné en une mobilisation de policiers et de soldats du gouvernement qui défilèrent dans les quartiers ouvriers pendant trois heures et demie.
Le terrain était prêt pour que, le 3 mai, le Commissaire à l'ordre public, le stalinien Rodríguez Salas, arrive à la Telefónica avec trois camions de gardes d'assaut (la police anti-émeutes). Salas exigea que les ouvriers lui permettent de « normaliser la situation », c'est-à-dire qu'ils abandonnent les lieux aux flics. Après avoir pénétré de force dans la Telefónica, Salas et les flics, y compris un fonctionnaire de police de la CNT, durent se réfugier au rez-de-chaussée car une mitrailleuse de la CNT en batterie tirait sur eux de l'étage au-dessus.
La nouvelle de l'attaque se répandit comme la foudre. En quelques heures la ville fut couverte de barricades. Malgré tous les efforts du gouvernement pour construire une police, ses forces ne faisaient pas le poids face aux patrouilles ouvrières armées. A la fin de la première journée, toute la ville, à part quelques quartiers du centre, était sans conteste aux mains des ouvriers. Les combats de rue commencèrent à la tombée de la nuit.
Avec les barricades, la question de classe se posait fondamentalement pour toutes les tendances de gauche, en particulier pour celles qui participaient au gouvernement du Front populaire. Le Front populaire confrontait les masses ouvrières armées sur les barricades de Barcelone. A chaque barricade, à chaque coup tiré, la ligne de classe se traçait de façon nette et brutale.
Le rôle le plus méprisable dans ces Journées de Mai a sans aucun doute été joué par le PCE. A l'époque où il était entré dans le Front populaire le PCE n'avait pas de base solide dans la classe ouvrière. Avant de fusionner avec la jeunesse du PSOE, le nombre de ses militants s'élevait à environ 10 000. Mais l'aide militaire soviétique fournit au PCE un levier important pour gagner des postes dans les forces républicaines et leur imposer ses conditions. Pourtant la véritable force du PCE était sa loyauté sans faille au service de la domination bourgeoise. Pendant toute la période des fronts populaires, les staliniens se démenaient partout dans le monde pour démontrer à la classe capitaliste qu'ils étaient indispensables pour réprimer la lutte des classes.
Le PCE avait été la seule tendance ouvrière à accepter d'entrer dans le gouvernement Azaña en juillet 1936 (même si pendant la « troisième période » le PCE avait qualifié Azaña de « fasciste »). Mais il en avait été empêché par le refus catégorique de Caballero de se joindre à la coalition à ce moment-là. Le PCE s'était résolument opposé à toutes les nationalisations, saisies de terres, occupations d'usines, bref, à toutes les incursions contre les rapports de propriété capitalistes. A une session plénière du comité central du PCE le 5 mars 1937, le leader stalinien José Díaz avait crûment expliqué la ligne : « Au début, les diverses tentatives prématurées de ``socialisation'' et de ``collectivisation'', qui résultaient d'une compréhension confuse du caractère de la lutte actuelle, auraient pu être justifiées par le fait que les gros propriétaires terriens et les industriels avaient déserté leurs terres et leurs usines et qu'il fallait continuer à produire coûte que coûte ; mais aujourd'hui, par contre, elles ne se justifient pas du tout. A l'heure actuelle, alors qu'on a un gouvernement de Front populaire, dans lequel toutes les forces engagées contre le fascisme sont représentées, de telles choses sont non seulement indésirables, mais absolument intolérables » [souligné par nous] (Communist International [L'internationale communiste], mai 1937). Mais ces tirades de Díaz et d'autres dirigeants du PCE contre l'effervescence des luttes des travailleurs espagnols n'étaient que l'écho de la ligne contre-révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin. Quelques mois plus tôt, en décembre 1936, Staline avait envoyé une lettre personnelle au Premier ministre Largo Caballero lui conseillant de « rester dans les faveurs de la moyenne et petite-bourgeoisie en les protégeant des confiscations » (publiée dans le New York Times du 4 juin 1939).
Mais surtout, les staliniens fournirent la force de ralliement qui permit de s'attaquer au mouvement ouvrier espagnol. Le 17 décembre 1936, la Pravda expliquait la politique stalinienne avec un zèle contre-révolutionnaire sans fard : « En ce qui concerne la Catalogne, le nettoyage des éléments trotskystes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé et il sera accompli avec la même énergie qu'en URSS » (cité dans The Spanish Labyrinth [Le labyrinthe espagnol] de Gerald Brenan).
Ce qu'écrivait la Pravda n'était que trop vrai. Salas, dirigeant du PSUC, dirigea l'attaque de la Telefónica et coordonna les attaques contre les milices ouvrières. Pour le PSUC, les barricades ne posaient absolument aucun problème, leurs membres étant la seule tendance ouvrière qui était du côté du gouvernement de Companys. Et on ne pouvait jamais aller trop loin dans l'éradication des « trotskystes » et des « anarcho-syndicalistes », qualifiés d' « agents franquistes ». Les salles de tortures et les cachots secrets dans les caves des préfectures de police contrôlées par le PSUC en témoignent.
Les Journées de Mai ont marqué la faillite du courant le plus ancien du mouvement ouvrier espagnol : l'anarchisme. L'entrée dans les gouvernements de Catalogne et de Madrid dévoila l'opportunisme fondamental et la politique de collaboration de classe des dirigeants de la CNT-FAI. Les Journées de Mai les forcèrent à choisir entre leur base ouvrière et la bourgeoisie. Et c'est en faveur de cette dernière qu'ils optèrent en fin de compte.
Le journal de la CNT, Solidaridad Obrera [Solidarité ouvrière], essaya pendant un temps de cacher le fait que la Telefónica avait été attaquée ; les dirigeants de la CNT-FAI utilisèrent ce laps de temps pour manoeuvrer afin de « négocier » la reddition de la Telefónica à la Généralité. Alors que la base de la CNT affluait sur les barricades et prenait le contrôle de la ville, la CNT-FAI sortait un tract exhortant les ouvriers : « Déposez les armes ; embrassez-vous comme des frères ! La victoire sera nôtre si nous nous unissons. Nous serons vaincus si nous nous battons entre nous » (cité par Grandizo Munis, Jalones de derrota ; promesa de victoria [Jalons de la défaite, promesse de la victoire]). Mais « nous », cela voulait dire aussi les 1 500 gardes d'assaut envoyés par le gouvernement central (qui avait déménagé à Valence) pour noyer les ouvriers dans le sang !
La CNT-FAI envoya ses dirigeants principaux à Barcelone, pour conseiller le « calme » et l'abandon des barricades. Le secrétaire national de la CNT Mariano Vázquez, le ministre de la Justice García Oliver et Federica Montseny (la « Pasionaria » de la CNT) se précipitèrent de Valence à Barcelone, et tous avec le même message : « Capitulez ! » Alors que les flics envahissaient la ville, Oliver, le plus clair d'entre eux, enjoignait les ouvriers : « Ne tirez pas ! Donnez l'accolade aux gardes d'assaut ! » (cité dans Munis).
Les dirigeants anarchistes n'avaient pas la tâche facile. Militairement, les ouvriers avaient de toute évidence le contrôle de la situation et ils n'étaient pas disposés à se rendre à la police et aux staliniens, qu'ils détestaient. Mais, sans direction organisée, et voyant la trahison démoralisante de leurs dirigeants, les ouvriers quittèrent petit à petit les barricades. Le 6 mai, la Généralité contrôlait à nouveau la ville et commença les représailles. Même l'apologiste officiel de la CNT-FAI dut admettre que : « L'immense majorité de la population était du côté de la CNT [...]. Il aurait été facile d'attaquer le centre de la ville si le comité responsable en avait décidé ainsi [...]. Mais le comité régional de la CNT y était opposé » (Agustín Souchy, la Tragique semaine de mai).
Les barricades furent finalement abandonnées en échange de la « promesse » de « négociations ». Une fois les barricades levées, la police occupa la Telefónica et terrorisa les quartiers ouvriers. Mais la trahison de la CNT-FAI ne s'arrêta pas là. Souchy reconnaît aussi que « Si les travailleurs de la périphérie de la ville avaient été immédiatement informés du cours des événements, ils auraient certainement insisté pour que des mesures plus fermes soient prises et ils seraient retournés à l'attaque. » Solidaridad Obrera avait une fois de plus censuré la nouvelle.
La capitulation sans fard des anarchistes encouragea la réaction bourgeoise dans le camp républicain. Avant la conflagration de mai, Companys avait dédaigneusement écarté d'un revers de main le plus grand parti ouvrier, et avait prédit que sa direction « capitulerait, comme ils l'ont toujours fait ». Après les Journées de Mai, Jaume Miravitlles, ministre de la Gauche catalane dans la Généralité se répandait en invectives, disant qu'« en fait les anarchistes s'étaient suicidés. Ils s'étaient montrés totalement incompétents dans ce soulèvement » (cité dans The Civil War in Spain [La guerre civile en Espagne], de Robert Payne).
Dans ces Journées de Mai, la CNT-FAI avait refusé de prendre le pouvoir et abandonné ses partisans ; ses agissements étaient l'aboutissement logique de sa participation au gouvernement. En décembre 1937, Trotsky résumait ainsi son rôle : « Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution. Les chefs de la C.N.T. et de la F.A.I. ont aidé la bourgeoisie, non seulement à se maintenir à l'ombre du pouvoir en juillet 1936, mais encore à rétablir morceau par morceau ce qu'elle avait perdu d'un seul coup. En mai 1937, ils ont saboté l'insurrection des ouvriers et ont sauvé par là la dictature de la bourgeoisie. Ainsi l'anarchiste, qui ne voulait être qu'antipolitique, s'est trouvé en fait antirévolutionnaire et, dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire » (Léon Trotsky, Leçons d'Espagne : dernier avertissement).
La capitulation la plus tragique fut celle du POUM. Jusqu'à la mi-septembre 1936, le POUM fut en opposition au Front populaire, du moins en paroles. Mais le POUM commença à vaciller lorsque la CNT entra en négociations avec la Généralité, et le 18 septembre il se déclara « prêt à considérer la question ». Huit jours plus tard, Andrés Nin, le dirigeant principal du POUM, devenait ministre de la Justice dans un gouvernement bourgeois.
L'entrée du POUM dans le gouvernement confirma de façon décisive que Trotsky avait eu raison de lutter avec détermination contre la formation de ce parti. La fusion des partisans de Nin, la majorité de l'Opposition de gauche espagnole, avec Maurín, se fit au prix d'une capitulation programmatique sur les questions du Front populaire et du nationalisme catalan. Depuis le début, le POUM gravitait dans l'orbite de la CNT sur la gauche, et il ne se présenta jamais comme un candidat déterminé à la direction de la classe ouvrière. Aussi, lorsque la CNT décida d'obtenir des portefeuilles ministériels, le POUM en fit humblement autant.
Lors de la phase initiale des Journées de Mai, le POUM joua un rôle militaire décisif. Le POUM avait plus de dix mille miliciens, et représentait la force organisée la plus importante sur les barricades ouvrières. Il était dans une position sans égale pour défier la trahison des dirigeants de la CNT et canaliser la colère des ouvriers afin de lutter pour la prise du pouvoir. Mais au lieu de cela, le POUM porta sa ligne de capitulation centriste à sa plus haute expression : il ordonna à ses partisans de quitter les barricades. Le 6 mai, au moment où le prolétariat devait faire face aux assauts de la police, La Batalla (le journal du POUM) conseillait aux ouvriers de « quitter la rue » et de « retourner au travail ».
Les seules organisations qui appelèrent à la défense des barricades et qui avancèrent un programme pour la prise du pouvoir, ce sont les trotskystes espagnols, ainsi qu'un petit groupe anarchiste de gauche, les Amis de Durruti. Malgré sa taille, la section bolchévique-léniniste d'Espagne (pour la Quatrième Internationale) distribua massivement le tract suivant, en date du 4 mai, dans les rues de Barcelone : « VIVE L'OFFENSIVE REVOLUTIONNAIRE ! Aucun compromis ! Désarmement de la Garde nationale républicaine et des gardes d'assaut réactionnaires. C'est le moment décisif. Plus tard il sera trop tard. Grève générale dans toutes les usines, sauf celles qui sont liées à la poursuite de la guerre, jusqu'à la démission du gouvernement réactionnaire. Seul le pouvoir ouvrier peut assurer la victoire. Armement total de la classe ouvrière ! Vive l'unité d'action C.N.T.-F.A.I.-P.O.U.M. ! Vive le front révolutionnaire du prolétariat ! Comités de défense révolutionnaires dans les ateliers, les usines et les districts ! » (cité dans Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne).
Les Journées de Mai brisèrent l'échine à la lutte contre Franco. Le gouvernement de Valence envoya 6 000 gardes d'assaut (qui étaient équipés d'armes soviétiques et qui selon George Orwell étaient de loin les troupes les meilleures qu'il ait vues en Espagne), pour écraser les derniers combattants de l'insurrection ouvrière. A la fin des combats plus de 500 personnes avaient été tuées, des milliers avaient été blessées et les milices étaient vaincues de façon décisive. Andrés Nin et le dirigeant anarchiste de gauche Camillo Berneri, ainsi que de nombreux autres combattants prolétariens, avaient été assassinés par les staliniens. Le POUM et son journal La Batalla étaient interdits, Solidaridad Obrera censuré, Caballero et les anarchistes chassés du gouvernement. Et, le 26 janvier 1939, les troupes de Franco entraient dans Barcelone. La résistance avait été écrasée depuis longtemps.
George Orwell résume ainsi avec amertume la nature de la guerre de la « bourgeoisie antifasciste » contre Franco : « un gouvernement qui envoie des gamins de 15 ans se battre avec des fusils vieux de 40 ans, et qui garde à l'arrière ses hommes les plus forts et ses armes les plus modernes, a manifestement plus peur de la révolution que des fascistes » (Hommage à la Catalogne).
Barcelone était l'expression la plus pure du caractère bourgeois du front populaire. Quand la frontière entre les classes se trace dans le sang, le programme trotskyste est le seul qui montre la voie de la prise du pouvoir au prolétariat révolutionnaire. Les agissements des pseudo-révolutionnaires, du POUM, à gauche, aux staliniens, à droite, confirment la formulation classique de Trotsky : « En réalité, à notre époque, le front populaire est la question principale de la stratégie de classe prolétarienne. Il fournit aussi le meilleur critère pour la différence entre bolchevisme et menchevisme [...]. Tous les Fronts populaires d'Europe ne sont qu'une pâle copie, et souvent une caricature du Front populaire russe de 1917 » (« Le RSAP et la IVe Internationale », 15-16 juillet 1936).
Les fronts populaires sont des formations politiques bourgeoises qui sont fondamentalement opposées aux intérêts de classe prolétariens. La classe ouvrière ne doit donner aucun soutien aux fronts populaires, pas même voter pour les partis ouvriers qui en font partie. C'est la leçon des fronts populaires. Deux générations de la classe ouvrière espagnole ont dû supporter le fléau du franquisme à cause de cela. Mais il faut incarner cette leçon dans ce que Trotsky a appelé les trois conditions pour une victoire en Espagne : le parti, le parti, et encore le parti.
Pour la construction d'un parti trotskyste en Espagne, section d'une Quatrième Internationale reforgée !
Traduit de Young Spartacus n° 54, mai 1977 [extraits]