Carnage à Abidjan : made in France

Troupes françaises et de l’ONU, hors de Côte d’Ivoire !

Reproduit du Bolchévik n° 170, décembre 2004

8 décembre – La France, ancienne puissance colonisatrice, vient de réaffirmer sa volonté de se maintenir comme puissance néocoloniale en Côte d’Ivoire. Le 6 novembre, l’armée française a détruit la petite force aérienne que s’était procurée la Côte d’Ivoire (quatre avions de chasse et cinq hélicoptères de combat), ce « sur l’ordre express du chef de l’Etat, Jacques Chirac ». Nous condamnons vigoureusement cet acte de guerre, ordonné officiellement en représailles contre le bombardement d’une caserne française. On ne sait pas qui a donné l’ordre de ce bombardement, mais dans tout conflit entre troupes françaises et ivoiriennes (ou rebelles) nous sommes sans ambiguïté du côté opposé à notre propre impérialisme.

Lorsque, à la suite de l’attaque française, les partisans en colère du président Gbagbo à Abidjan se sont mobilisés en masse et ont convergé en pleine nuit vers le sud de la ville, où se trouvent l’aéroport et la base militaire permanente française, ils ont été piégés par les tirs de l’armée française, qui a occupé les deux seuls ponts permettant de traverser la lagune et qui survolait la foule ­désarmée en hélicoptère. Selon un témoin (le Monde, 16 novembre) : « C’était une vision dantesque […]. Des hélicoptères ont constamment survolé les ponts et repoussé à tour de rôle, sous un déluge de balles traçantes, une marée humaine qui avançait lentement, puis fuyait précipitamment en se piétinant. » Des photos de cadavres, certains décapités par les balles françaises, ont circulé. Il y a eu des dizaines de morts et de 1 000 à 2 000 blessés ! Ces chiffres montrent la violence des forces d’occupation et leur détermination « à tirer dans le tas » pour rester sur place. Nous di­sons : Retrait immédiat des troupes françaises de Côte d’Ivoire ! Troupes françaises hors d’Afrique, hors des Balkans, hors d’Afghanistan et d’Haïti !

La Côte d’Ivoire a été pendant plus de 40 ans au centre du dispositif néocolonial français en Afrique de l’Ouest. Ce dispositif est indispensable à l’impérialisme français pour qu’il continue à revendiquer une place dans le noyau des « grandes puis­sances mondiales ». Une déconfiture en Côte d’Ivoire signifierait un affaiblissement significatif de l’impérialisme français et pourrait faire boule de neige. C’est pourquoi « Paris s’est fortement engagé dans la crise ivoirienne pour défendre sa crédibilité en Afrique » selon le Monde (10 novembre).

Car depuis la destruction de l’URSS au début des années 1990, les rivalités interimpérialistes se sont exacerbées pour le repartage du monde. La brutalité du pillage impérialiste est devenue encore plus impitoyable, en Afrique comme sur le reste de la planète. En Afrique, derrière la plupart des conflits interethniques ou interétatiques, on retrouve les impérialistes. Les impérialismes, soutenant chacun une faction armée, une ethnie ou un gouvernement (et parfois les mêmes en alternance), essayent de prendre chacun la place de son rival. Dans la guerre civile en Côte d’Ivoire, l’impérialisme français a la main des deux côtés pour chercher à préserver sa domination dans la région. (Pour une explica­tion plus développée de la situation sociopolitique de la Côte d’Ivoire et des enjeux du conflit civil actuel, voir notre article dans le Bolchévik n° 166, décembre 2003.)

Le président actuel, Gbagbo, à l’occasion du renouvellement des contrats de concession, cherche à jouer sur ces rivalités en faisant des appels d’offres internationaux alors que, depuis toujours, les compagnies hexagonales avaient des accords de gré à gré (voir le Monde diplo­matique, avril 2003), le but étant d’essayer de faire pression sur les impérialistes français pour obtenir quelques miettes supplémentaires. Il est apparu récemment que des compagnies amé­ricaines ont pris des places (comme la société Cargill pour le cacao) pour piller une partie des richesses de la Côte d’Ivoire.

L’impérialisme français est prêt à ne reculer devant aucun crime pour tenter de sauvegarder sa « place » de grande puissance et contre tout ce qui est perçu comme opposé à ses intérêts. L’exemple du Rwanda, la marque de fabrique de l’impérialisme français en Afrique après la contre-révolution en URSS, est là pour le prouver. En 1994, face à l’avancée des troupes rebelles du Front patriotique rwandais perçu par la France comme une entrave à ses intérêts (et qui avait certainement le soutien des USA et de la Grande-Bretagne), la France a parrainé un régime qui a pensé, organisé et perpétré le génocide de la po­pulation tutsie ; la France n’a pas hésité à fournir un appui militaire actif à ces génocidaires avant, pendant et après le génocide qui a fait près d’un million de victimes en trois mois : un génocide impossible sans cet appui.

Toutes les « nations » africaines ont eu leurs frontières taillées au cordeau par l’impérialisme dans la chair de divers peuples et nationalités, avec pour seul critère quel impérialisme dominait ou ce qui serait le plus pratique pour piller efficacement les richesses, y compris en dressant les populations colonisées les unes contre les autres. Ce sont les crimes des impérialistes qui ont fourni les ingrédients pour le génocide rwandais, ainsi que pour la crise actuelle en Côte d’Ivoire.

Depuis l’automne 2002, la Côte d’Ivoire est embourbée dans une situation de guerre civile inextricable, les insurgés occupant la moitié nord du pays. Malgré une forte présence militaire de plus de 5 000 hommes, l’impérialisme français a été incapable de rétablir les conditions d’un régime néocolonial stable nécessaire à la poursuite de l’exploitation du pays. Les « accords de Marcoussis » orchestrés par Paris viennent de lui péter au visage.

La guerre impérialiste à l’extérieur c’est la guerre raciste et anti-ouvrière à l’intérieur

Cette même concurrence entre les impérialistes, exacerbée par la destruction de l’URSS, amène les bourgeoisies du monde entier à mener une véritable guerre contre la classe ouvrière et les minorités dans les métropoles impérialistes. Partout ce sont des attaques contre les ac­quis de la classe ouvrière dans la recherche d’une augmentation des taux d’exploitation. En France, on a vu s’accélérer, sous le gouvernement Raffarin, ce que le gouvernement Jospin (auquel participait le PCF) avait commencé : privatisations, démantèlement de la Sécu, celui des retraites, blocage des salaires, inflation, etc.

Pour mieux faire passer ces attaques, la bourgeoisie essaie de diviser la classe ouvrière. Les jeunes et les femmes sont les premières victimes de ces attaques. Une des meilleures armes de la bourgeoisie est le racisme. Ainsi en France, la terreur raciste est, depuis de longues années, devenue le quotidien des immigrés et des jeunes issus de l’immigration. Le plan Vigipirate de quadrillage de la population, l’amplification des expulsions de sans-papiers, la discrimination raciste à l’embauche et le développement de cités-ghettos sont le moyen de terroriser cette population. Les campagnes contre l’« antisémitisme » visant à faire croire que les actes antisémites sont majoritairement le fait de jeunes d’origine maghré­bine, de même que la dernière mesure raciste qu’est la loi d’exclusion de l’école des jeunes filles voilées – loi ayant pour unique but de discriminer la population musulmane, principale­ment d’origine maghrébine – ne font que renforcer cette terreur. PS et PCF ont renforcé Vigipirate quand ils étaient au gouvernement, pendant que Lutte ouvrière (LO) maintient généralement un silence coupable sur ce plan de quadrillage raciste. Le PS et LO soutiennent la loi ra­ciste contre les jeunes filles voilées à l’école. A bas Vigipirate ! A bas la loi raciste sur le foulard islamique à l’école !

Il y a un lien entre la trahison des luttes ouvrières par les directions du PC, du PS et des bureaucrates syndicaux, leur soutien aux mesures racistes et leur soutien aux ambitions néocoloniales de la bourgeoisie française : le rôle de ces réformistes n’est que de récolter quelques miettes du pillage des pays du tiers-monde par l’impérialisme français.  Comme l’expliquait Lénine, les privilèges matériels de l’aristocratie ouvrière sont basés sur les sur-profits tirés de la surexploitation du monde (néo)colonial, et c’est pourquoi les réformistes sont directement intéressés au maintien de ces formes de pillage.  Les réformistes n’ont donc aucune in­tention de libérer la classe ouvrière de l’exploitation capitaliste et au contraire sont voués à son maintien.

C’est aussi au nom de la compétitivité du capitalisme français qu’ils soutiennent ouvertement les différentes réformes anti-ouvrières (CFDT sur les retraites en 2003, CGT/FO/UNSA pour les nouvelles restrictions au droit de grève à la SNCF cet automne), sabotent et désorganisent les luttes (retraites, santé, privatisations d’EDF). Ils ont aussi intérêt à ce que la classe ouvrière soit moins forte et donc plus contrôlable par eux et, malgré leurs sermons contre le racisme, ils soutiennent pratiquement toutes les mesures du gouvernement qui exacerbent les divisions racistes. Au lieu d’attendre l’aumône des capitalistes, la classe ouvrière, qui produit les richesses, doit lutter pour ses propres intérêts qui sont diamétralement opposés à ceux de la bourgeoisie ; pour cela elle a besoin d’un parti véritablement ouvrier qui mène la lutte pour une véritable société égalitaire en renversant le système d’exploitation capitaliste. A bas l’unité nationale derrière Chirac ! A bas la collaboration de classes !

La gauche française et la Côte d’Ivoire

Le PS, le PCF et la LCR ont, il y a deux ans, soutenu Chirac à l’ONU contre Bush en Irak, au moment même où Chirac envoyait des renforts en Côte d’Ivoire pour contrôler la partition du pays. Il n’est pas étonnant que le PS et le PCF se soient rangés, dans l’actuelle crise, à nouveau immédiatement derrière Chirac sur la Côte d’Ivoire, ayant pendant de nombreuses années fait partie des gouvernements qui supervisaient l’empire néocolonial (sous Mitterrand ou sous Chirac). Ségolène Royal, du PS, déclarait dès le 7 novem­bre : le PS est « uni derrière l’action gouvernementale, derrière l’action des forces françaises sous mandat de l’ONU » (le Monde, 9 novembre).

De son côté, le PCF avait comme proposi­tion, exprimée à l’Assemblée nationale, que « la présence de la force d’interposition, sous mandat de l’ONU, soit plus nettement et effectivement multilatérale qu’elle ne l’est au­jourd’hui » (l’Humanité, 11 novembre). Comme d’habitude, le PCF essaie de cacher les inté­rêts de l’impérialisme français derrière l’ONU, ce « repaire de brigands impé­rialistes et de leurs victimes » pour paraphraser Lénine, ce paravent pour le pillage impérialiste. La palme du chauvinisme revient tout de même aux lambertistes du Parti des travailleurs (PT). Dénon­çant « la politique de dislocation impulsée par l’impérialisme américain » (Informations Ouvrières n° 666 (2011),11-17 novembre), le PT n’appelle pas au retrait des troupes françaises de Côte d’Ivoire !

Quant à la Gauche révolutionnaire (GR), ils viennent de publier un article sur la Côte d’Ivoire (L’Egalité, novembre/décembre) qui, s’il développe que seule une société socialiste « permettra à la Côte d’Ivoire de se sortir de la misère et du chaos dans laquelle [sic] le capitalisme et les politiciens à son service la plonge [sic] », ne revendique pas le retrait des milliers de soldats français. Nous avons interpellé les militants de la GR à Paris et à Rouen là-dessus, qui n’ont vu là qu’un « oubli » malencontreux, une « erreur ». Ils viennent en conséquence de publier en urgence un tract sur internet où ils appellent au retrait des troupes françaises et prônent une Côte d’Ivoire « socialiste et démocratique, débarrassée du capitalisme ». En tout cas l’« oubli » de la GR nous rappelle que leurs camarades anglais (la section phare de leur « internationale ») refusent depuis des décennies d’appeler au retrait immédiat des troupes britanniques d’Irlande du Nord.

La GR n’a pas à notre connaissance de section en Côte d’Ivoire, mais elle en a une au Nigéria ; leurs camarades là-bas considèrent les flics comme de simples travailleurs, et ils exigent la « Liberté pour la base des forces armées et de la police de former des syndicats et d’adhérer aux partis politiques de leur choix. Le droit de la base des forces armées et de la police de faire grève [industrial action] pour protéger ses droits » (Socialist Democracy, février-mars 2003). Pour des marxistes on ne peut obtenir le socialisme « débarrassé du capitalisme » que par une révolution ouvrière détruisant l’Etat bourgeois, cet appareil de répression au service des capitalistes ; la GR au contraire rêve d’une « action industrielle » (au sens d’une grève) de ce même appareil de répression, comme si les flics pouvaient avoir les mêmes intérêts de classe que les travailleurs qu’ils se consacrent à réprimer !

La LCR et LO se sont immédiatement prononcées contre la présence des troupes françaises en Côte d’Ivoire. Mais le bureau politique de la LCR vient de prendre position officiellement pour « d’urgence une solution africaine pour empêcher la dérive du gouvernement Gbagbo dans sa logique de guerre et d’épuration ethnique. Malgré toutes les méfiances que nous devons avoir sur la volonté des gouvernements africains, l’urgence impose une interposition militaire en Côte-d’Ivoire à la place de l’armée française » (Rouge, 25 novembre).

Ils exigent « des troupes de pays de l’Union africaine, non directement parties prenantes du conflit », comme si celles-ci, venant de pays sous la botte de l’impérialisme, et armées et financées par lui, pouvaient représenter autre chose que les intérêts de l’impérialisme, notamment français ! Tout appel à des troupes d’occupation représente une acceptation de l’ordre néocolonial comme seule solution, alors que c’est justement ce dernier qui est responsable du chaos et des violences contre les civils. La LCR fait du blabla comme quoi il faut « rompre avec la “Françafrique” », mais en réalité ils la font revenir en force par la fenêtre avec leurs troupes de l’Union africaine.

L’appel de la LCR au retrait des troupes françaises exprime simplement le constat d’échec sur l’incapacité des troupes françaises à rétablir l’ordre néocolonial. Le « Groupe Afrique du secrétariat international de la CNT » vient d’exiger, de même, que les troupes françaises « doivent partir et être remplacées par une force d’interposition de l’Union africaine » (Combat syndicaliste, décembre) ; voilà des anarchistes qui sont certainement contre toutes les armées, sauf apparemment celles qui peuvent tirer une épine du pied des légionnaires français.

Quel avenir pour la Côte d’Ivoire ?

La division de fait du pays en deux est extrêmement pénible pour les po­pulations, et plus encore pour celles qui vivent au nord, qui non seulement sont coupées des sources d’approvisionnement des grands ports du sud que sont Abi­djan et San Pedro, mais qui subissent également les exactions des « forces nouvelles » anti-Gbagbo, qui ne sont pas moins spolia­trices que ce dernier. Dans le nord beaucoup sont contre les troupes françaises, qu’ils considèrent pro-gouvernementales. D’autres se font illu­sion en pensant que les attaques de la France contre les forces de Gbagbo servent leur intérêt : tout renforcement militaire, politique ou autre de l’impérialisme ne peut que renforcer ­l’oppression des prolétariats français et africain. Dans la guerre civile que se livrent les for­ces loyalistes de Laurent Gbagbo et les forces rebelles du nord, les révolutionnaires sont ­­­dé­faitistes des deux côtés : la victoire de l’un ou de l’autre ne ferait que renforcer l’oppression des travailleurs. Les deux factions en fait rivalisent pour savoir qui va contrôler les richesses de Côte d’Ivoire pour mieux les brader à l’impérialisme.

Dans notre article mentionné ci-dessus, le Bolchévik explique que « La lutte pour la démocratie et le progrès social sur le continent exige nécessairement la révolution prolétarienne. Par ailleurs, en raison de la faiblesse du prolétariat national et de l’extension de l’impé­rialisme, un programme révolutionnaire n'a aucun sens s'il est circonscrit à l’échelle de la Côte d’Ivoire. […] nous reconnaissons aussi l’existence d’un certain nombre de secteurs stratégiques du prolétariat industriel en Afrique subsaharienne comme par exemple : les ouvriers du pé­trole au Nigéria et en Angola, les dockers et cheminots au Kenya ou les mineurs en Zambie et au Congo ; on pourrait ajouter les dockers d’Abidjan et San Pedro. Le défi d’un parti révolu­tionnaire internationaliste est précisément de transformer ces secteurs en un lien humain avec les mouvements ouvriers proche-oriental et sud-africain qui sont cruciaux pour une perspec­tive révolutionnaire pour le continent entier. Mobilisées contre leurs exploiteurs capitalistes, ces couches d’avant-garde peuvent lancer une lutte visant à émanciper les hommes et femmes opprimés dans toute l’Afrique, par la prise du pouvoir par le prolétariat et l’extension de la ré­volution socialiste vers les centres impérialistes. »

Guidé par ces principes, un parti révolutionnaire se donnant pour but de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale chercherait à s’implanter parmi les ouvriers de la ré­gion, même s’ils sont peu nombreux, et avancerait les mots d’ordre suivants : « Tous les impérialistes, dehors ; contre les fomenteurs de pogromes, pleins droits de citoyenneté ; nationali­ser la terre et la donner à ceux qui la travaillent (indépendamment de leurs origines ou “nationalité”) ; exproprier sans compensation les grands domaines côtiers et les grosses en­treprises (qui sont d’ailleurs souvent aux mains des impérialistes français);; contre les pratiques opprimant les femmes comme la polygamie et le crime de l’excision ; sur la question ex­plosive du sida : traitement et soins médicaux de qualité et gratuits pour tous. » Pour la révolution socialiste !

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