Il y a cinquante ans le colonialisme français était écrasé à Dien Bien Phu
Saluons la victoire héroïque du peuple vietnamien !
Reproduit du Bolchévik n° 167, mars 2004
Le 7 mai 1954 à 17h30 le Vietminh, les forces communistes vietnamiennes dirigées par le général Giap, s’emparait du poste de commandement de l’armée française, faisant prisonniers le général français de Castries et tout l’état-major du camp retranché de Dien Bien Phu. Tout le reste de la garnison se rendait à son tour. Après 55 jours et nuits de combat les troupes du Vietminh avaient anéanti la totalité des forces françaises de ce champ de bataille décisif de la guerre d’Indochine : c’est la victoire totale. Nous célébrons cette année le cinquantième anniversaire de la victoire des masses vietnamiennes. Cette victoire sonnait le glas de près de cent ans de colonialisme français en Indochine, et ouvrait la voie à la liquidation de l’empire colonial français en Afrique : moins de 6 mois après Dien Bien Phu commençait la guerre d’Algérie.
Avec la guerre d’Indochine, l’impérialisme français n’avait pas seulement mené une guerre coloniale pour regagner le contrôle de la région. En 1946, l’Union soviétique occupait toute l’Europe de l’Est pendant que le PC chinois menait une guerre civile contre les forces bourgeoises du Guomindang de Chiang Kai-shek, qui allait culminer avec la Révolution victorieuse de 1949. Donc la guerre d’Indochine s’intégrait explicitement dans la politique impérialiste de « repousser le communisme ». L’Indochine était en première ligne de la campagne de guerre impérialiste contre la Chine et l’URSS. L’impérialisme américain faisait front avec la France, et Eisenhower jurait qu’on ne pouvait absolument pas permettre au communisme international de progresser d’un seul pas dans le Sud-Est. Nous célébrons à double titre la victoire de Dien Bien Phu : non seulement elle a expulsé d’Indochine le colonialisme français, mais aussi elle a signifié la consolidation d’un Etat ouvrier dans le nord du Vietnam, même s’il était bureaucratiquement déformé dès le départ. Cependant, en dépit de sa victoire militaire totale, la direction stalinienne a abandonné à la table de négociation une bonne part de ce qui avait été gagné sur le champ de bataille. La guerre ne s’est terminée que 21 ans plus tard par la prise de Saïgon, avec des millions de personnes en plus tuées par les impérialistes américains.
La guerre d’Indochine avait commencé par le bombardement de Haiphong par les impérialistes français en novembre 1946, malgré le fait que la France avait formellement reconnu l’indépendance et la souveraineté du Vietnam. Suite au bombardement impérialiste de Haiphong, situé dans le nord du pays contrôlé par le Vietminh, celui-ci avait déclenché un vaste mouvement de contre-offensive ramifié dans toutes les localités occupées par les Français. Le Vietminh disposait non seulement de forces armées régulières, mais aussi de « compagnies autonomes », de milices rurales et urbaines d’autodéfense ainsi que d’un corps de non-combattants – les dan cong – engagés pour une durée déterminée au service du front dans le transport du ravitaillement, la construction et la réfection des routes. Le Vietminh combinait actions militaires et travail de mobilisation politique. Il y avait des formations de guérillas partout dans le pays. En 1952-1953 était déclenchée la réforme agraire, « la terre à ceux qui la travaillent », stimulant ainsi l’ardeur au combat de millions de paysans pour défendre ces acquis.
Dien Bien Phu est une grande cuvette située dans la partie occidentale de la région montagneuse du Nord-Vietnam, sur la frontière avec le Laos. C’est le commandement militaire français qui a choisi de faire de Dien Bien Phu le point de confrontation avec le Vietminh en y parachutant une partie de ses forces mobiles en novembre 1953, puis en consolidant le poste en un camp retranché redoutablement fortifié. L’occupation et la consolidation de Dien Bien Phu deviennent aussi l’axe de la propagande impérialiste se vantant d’y démontrer une fois pour toutes le renouveau de puissance acquis par les forces françaises et leurs capacités stratégiques supérieures.
Au début de l’été 1953, les effectifs français se montent à environ 450 000 sur l’ensemble du théâtre d’opérations en Indochine (dont 120 000 Français, Africains et légionnaires, le reste étant composé de troupes supplétives vietnamiennes). Les effectifs à Dien Bien Phu ont été alors considérablement renforcés, avec au total environ 16 000 hommes. Avec un tel dispositif, le général Navarre affirmait à plusieurs reprises que Dien Bien Phu était une forteresse solidement retranchée dont les troupes vietnamiennes n’arriveraient jamais à s’emparer.
Du côté vietnamien, le principal problème était l’isolement de Dien Bien Phu qui était très éloigné des bases arrière du Vietminh ; il n’était accessible que par un chemin muletier d’une centaine de kilomètres. Cette route peu usitée traverse une succession ininterrompue de montagnes avec des pentes assez fortes, coupée par une centaine de torrents plus ou moins importants. Pour pouvoir utiliser l’artillerie – fournie par la Chine et l’Union soviétique – il fallait ouvrir cette route et la rendre praticable aux camions : les unités du génie l’ont ouverte, jetant des dizaines de ponts en un temps relativement court et en dépit des attaques renforcées, des grandes pluies et des crues. La traction des pièces a été une bataille extrêmement ardue où se sont manifestés un courage et une énergie extraordinaires. Dans de nombreuses circonstances des combattants ont fait le sacrifice de leur vie pour préserver l’artillerie. Ils ont transporté environ 4,5 millions de tonnes kilométriques dont une partie seulement par des moyens mécaniques et le reste par des moyens rudimentaires, à la force des bras.
Pour le ravitaillement du Vietminh en vivres, munitions et médicaments, des lignes ont été organisées sur plusieurs centaines de kilomètres, traversant des passages très accidentés, sous les bombardements continuels de l’ennemi qui s’évertuait à détruire les routes y compris avec des bombes à retardement. Des centaines de dan cong, hommes et femmes, ont consacré plus de trois millions de journées de travail pour cela. Des dizaines de milliers de sampans et de pirogues, d’innombrables convois de chevaux et de mulets ont employé routes et chemins, fleuves et torrents pour ravitailler le front. Les sampans et pirogues, pour la plupart conduits par des femmes, ont franchi de nombreux chutes et rapides.
Le Vietminh a lancé l’offensive après une minutieuse préparation. Le général Vo Nguyen Giap, commandant en chef de l’armée vietnamienne, a lui-même résumé le déroulement de la bataille (Dien Bien Phu [1964]). L’ordre d’attaquer fut donné le 13 mars 1954. La campagne elle-même s’est déroulée en trois phases. Puis, le 7 mai la démoralisation s’empare des Français : les avions de ravitaillement s’en retournent sans lâcher leurs parachutes ; les Français commencent à détruire des armes et les soldats jettent armes et munitions dans la rivière. A 14h l’assaut est lancé, rencontrant peu de résistance ; dans la position dite 507, toute la garnison arbore le drapeau blanc et se rend, bientôt suivie par les autres positions. Il devient clair que les rangs français se désagrègent et que les troupes ont perdu toute combativité. Partout où pénètrent les troupes vietnamiennes, les Français brandissent le drapeau blanc et capitulent. Au total il y eut 1 749 officiers et sous-officiers tués ou capturés, 62 avions (de divers types) abattus ou détruits.
Le Vietnam : une révolution déformée dès son origine
La victoire des masses vietnamiennes contre les impérialistes, français d’abord et américains ensuite, a été rendue possible par les livraisons d’armes du Parti communiste chinois arrivé au pouvoir en 1949, et par le parapluie nucléaire soviétique qui a refréné l’envie des impérialistes US d’en finir avec le Nord-Vietnam à coups de bombes atomiques. L’ex-président américain Nixon dit dans ses mémoires à propos de la guerre d’Indochine : « A Washington, l’état-major interarmes avait conçu un plan dénommé Opération Vautour, pour utiliser trois petites bombes atomiques tactiques afin de détruire les positions du Vietminh et soulager la garnison française » (cité par Michael Maclear, The Ten Thousand Day War [La guerre de 10 000 jours] : Vietnam, 1945-1975, [1981]). L’héroïque volonté de lutte des masses vietnamiennes a été prouvée par leur incroyable endurance face à des années de répression et de bombardement d’annihilation les plus barbares. Si les masses nord-vietnamiennes ont fait preuve de si incroyables qualités de courage et d’abnégation dans leur lutte pour se libérer du joug impérialiste, c’est parce qu’elles savaient pour quoi elles se battaient. La victoire du Vietminh allait signifier la liquidation du capitalisme par l’instauration d’un Etat ouvrier déformé.
La Révolution vietnamienne n’était pas une révolution prolétarienne basée sur des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats comme l’était celle de 1917 en Russie. Le fondateur et principal dirigeant du Parti communiste vietnamien, Ho Chi Minh, n’est lui-même devenu actif dans l’Internationale communiste qu’après 1923, alors que celle-ci commençait à dégénérer sous la direction de Staline et Zinoviev. Dans la ligne du dogme stalinien du « socialisme dans un seul pays » (l’URSS), le Parti communiste vietnamien avait pour programme la lutte pour un Vietnam bourgeois démocratique. Lorsque le Japon s’est effondré en août 1945, Ho Chi Minh a massacré les trotskystes pour accueillir les « Alliés » y compris les colonisateurs français. Après sa prise du pouvoir à Hanoi en 1945, il n’a pas hésité à consacrer l’ex-empereur Bao Dai « conseiller politique suprême » du nouveau gouvernement « démocratique », et surtout il s’est employé avec détermination à faire taire toute expression de la combativité prolétarienne comme ce fut le cas avec l’écrasement du soviet de Hoa Gay en décembre 1945.
La réoccupation par les troupes françaises de plusieurs positions clés de Saïgon en septembre 1945 y déclencha une véritable insurrection dans les quartiers ouvriers. Les trotskystes y étaient en première ligne et dirigeaient certaines des milices ouvrières les plus combatives. Dans cette lutte héroïque, ils furent massacrés non seulement par les forces expéditionnaires françaises et britanniques, mais surtout par le Vietminh stalinien. Nous, trotskystes, nous nous réclamons de la bannière du trotskysme vietnamien écrasé par les staliniens de Ho Chi Minh. Ta Thu Thau, dirigeant trotskyste vietnamien qui avait rejoint les rangs de l’Opposition de gauche en 1929 pendant son séjour en France, illustrait cette perspective quand il écrivait en 1930 : « La révolution sur la base d’une organisation des masses prolétariennes et paysannes est seule capable de libérer les colonies. […] Il faut confondre la question de l’indépendance avec celle de la révolution prolétarienne » (Cahiers Léon Trotsky n° 40, décembre 1989). C’est par le Vietminh que Ta Thu Thau a été arrêté et assassiné en 1945. (Pour en savoir plus sur ces événements, voir notre brochure en anglais, Stalinism and Trotskyism in Vietnam [1976]).
Tant qu’existait l’Union soviétique il était possible, en de rares occasions, qu’une lutte de guérilla petite-bourgeoise renverse le capitalisme. Dans ce cas serait établi un Etat ouvrier déformé, qualitativement similaire à l’URSS sous Staline. Dans notre déclaration de principes nous parlons de Cuba, et c’est un exemple qui s’applique aussi au Vietnam :
« L’expérience depuis la Deuxième Guerre mondiale a totalement validé la théorie trotskyste de la Révolution permanente selon laquelle à l’époque impérialiste, la révolution démocratique-bourgeoise ne peut être réalisée que par une dictature du prolétariat appuyée par la paysannerie. Ce n’est que sous la direction du prolétariat révolutionnaire que les pays coloniaux et semi-coloniaux peuvent obtenir une vraie émancipation nationale. Pour ouvrir la voie au socialisme il faut étendre la révolution aux pays capitalistes avancés. […] A Cuba, un mouvement petit-bourgeois a effectivement, dans des circonstances exceptionnelles (une classe ouvrière qui ne luttait pas pour le pouvoir social en son propre nom, une bourgeoisie nationale qui avait fui, l’encerclement impérialiste hostile et le secours apporté par l’Union soviétique), renversé la vieille dictature de Batista puis finalement détruit les rapports de propriété capitaliste. Mais le castrisme (ou tout autre mouvement de guérilla basé sur la paysannerie) ne peut pas mener la classe ouvrière au pouvoir politique. […] Pour mettre la classe ouvrière au pouvoir politique et ouvrir la voie au développement socialiste il faut, en plus, une révolution politique dirigée par un parti trotskyste. »
– Spartacist édition française n° 32, printemps 1998
Le Vietminh n’avait historiquement qu’une position minimaliste sur la question agraire, se limitant à demander une réduction de 25 % des loyers. La constitution de la République démocratique du Vietnam de 1946 stipulait bien que « Le droit de propriété et de possession des citoyens vietnamiens est garanti. » Mais à partir de 1953 les choses ont changé lorsque le décret du 12 avril qui stipulait la réduction des loyers de la terre, l’élimination des dettes et la distribution des terres appartenant aux colons, commença à être réellement mis en œuvre par les syndicats locaux de paysans. Malgré ses limitations, cette campagne redonna de la vigueur aux masses paysannes pauvres qui ensuite affluèrent en masse vers le Parti communiste vietnamien. Et cela eut un impact majeur sur la détermination des masses dans la guerre. C’est ainsi que le commandant en chef du corps expéditionnaire français observa qu’après la nouvelle législation, il n’avait plus affaire « aux mêmes adversaires ».
Fort significativement la guerre vietnamienne contre l’impérialisme français était appelée par les dirigeants Vietminh « guerre patriotique » menée par « notre peuple », sans aucune mention du combat social contre le capitalisme oppressif. Au lieu d’une perspective de révolution internationale, les staliniens vietnamiens parlent de la « guerre patriotique » qui était « la continuation de notre révolution nationale et démocratique ». De même Giap prétend qu’avec les accords de Genève de 1954 signés après Dien Bien Phu par le Vietnam et les puissances impérialistes, « notre peuple a obtenu une grande victoire diplomatique ». Mensonge ! En fait les accords de Genève ont été une véritable trahison des masses vietnamiennes par la bureaucratie stalinienne. Dès qu’un statu quo avait été atteint en 1953 dans la guerre de Corée, le Kremlin avait commencé à pousser pour des négociations de paix au Vietnam, alors même que le Vietminh était en train de gagner. Selon le commentaire d’un observateur proche de la CIA : « Ironiquement l’accord écrit à Genève profitait à toutes les parties excepté les vainqueurs. […] Seul le Vietminh, le vainqueur, y perdait. Ou avait été trahi. Ho Chi Minh fut persuadé d’une manière ou d’une autre – apparemment sous la pression conjointe des Chinois et des Soviétiques – d’accepter la moitié du pays sur la base que l’autre moitié serait sienne sitôt les élections tenues. » Le résultat effectif des accords de Genève fut que le Sud-Vietnam fut rendu au capitalisme ; il redevint une base avancée de l’impérialisme et il fallut encore vingt ans supplémentaires de guerre pour libérer le sud du pays, cette fois dans une guerre contre l’impérialisme US.
Le colonialisme français raciste en Indochine
Pour les colonialistes français, les Vietnamiens n’étaient, tout simplement, pas des êtres humains et les cas d’assassinat gratuit et de torture sont innombrables. Andrée Viollis, journaliste française visitant le Vietnam en 1931, rapporte des témoignages purement insoutenables (Jean-Luc Einaudi [2001], La guerre d’Indochine 1945-1954). Extraits sur la pratique courante de la torture dans les locaux de la Sûreté : « privation de nourriture avec ration réduite à trente grammes de riz par jour ; coups de rotin sur les chevilles, sur la plante des pieds, tenailles appliquées aux tempes pour faire jaillir les yeux des orbites, poteau auquel le patient est attaché par les bras et suspendu à quelques centimètres du sol, entonnoir à pétrole, presse de bois, épingles sous les ongles, privations d’eau ».
Ces suppliciés sont systématiquement accusés d’être communistes. L’armée coloniale massacre impitoyablement toute velléité de résistance du peuple, y compris pour les revendications les plus banales. La moindre manifestation réclamant par exemple une réduction de l’impôt fait face à des massacres : y compris à la mitrailleuse. Viollis relate ainsi un incident dont elle fut témoin en décembre 1930 près de Son Tinh : « On annonce qu’à quelques kilomètres un cortège de manifestants sans armes chemine le long de la rivière. Il est six heures du matin. On envoie une mitrailleuse et ses servants, on l’installe à un carrefour, cachée par un coude de la route. Au moment où un millier d’indigènes sont massés sur ce carrefour, on tourne la manivelle à bout portant. C’était terrible, le hurlement de ces gens sans défense. […] Il y eut une trentaine de morts. »
Après le déclenchement de la guerre d’Indochine en 1946, l’armée impose un blocus sur le riz destiné au Nord pour tenter de soumettre le Vietnam par la famine. Plusieurs dizaines de jonques transportant du riz sont coulées par la marine française et des milliers de tonnes du précieux contenu vont au fond de la mer. Henri Martin – communiste engagé dans l’armée française au Vietnam entre 1945 et 1947 – fait état de la mission de cette marine : « Quand on était en mer, en face du Sud-Annam, on éventrait les jonques et tous les jours il y avait des avions qui mitraillaient. Des vedettes rapides venaient couler des jonques. Au bout de quelques semaines il n’y avait plus de jonques. Il fallait empêcher le riz d’arriver au Nord. C’était une directive militaire de haut niveau : l’aviation, les vedettes rapides, nous, étions mobilisés pour ça » (cité par Einaudi, ibid.)
Une grande partie des militaires engagés dans la guerre, côté français, était d’ailleurs composée de nazis reconvertis et payés par la France. Les témoignages rapportés par Einaudi indiquent par exemple que le 3e régiment étranger d’infanterie était composé pour un tiers d’Allemands fuyant la « dénazification ». Dans certaines compagnies le pourcentage atteignait 80 %. La France payait « cinq francs par jour » aux militaires allemands pour les convertir en légionnaires français. A part les troupes coloniales africaines, une autre partie de l’armée se composait de militants français du PCF, que leur parti avait fait se porter volontaires dans le but de recycler d’anciens combattants de la Résistance dans l’armée bourgeoise, notamment en tant que sous-officiers.
Les soudards français étaient particulièrement ignobles vis-à-vis des femmes. Liliane Veyrenc, engagée comme opératrice de cinéma des armées en Indochine décrivait, dans un rapport de 1955, que pour les sous-officiers européens, « la plus grande joie était notamment de torturer les femmes, surtout lorsqu’elles étaient jeunes et jolies, et les femmes étaient nombreuses car en plus de la petite “zoukid” (franc-tireur) d’occasion, de véritables réseaux féminins étaient organisés en provinces, régions, etc. » (citée par Einaudi, ibid.)
Au niveau économique, le colonialisme c’était l’esclavage pur et simple : en 1930 au Vietnam, selon le journaliste Louis Roubaud, les instruments de travail habituels d’une entreprise agricole ou industrielle comportaient des menottes et les locaux du personnel, un cachot. Le caoutchouc était après le riz la principale exportation vietnamienne. Il était produit par des travailleurs pratiquement réduits à l’état de servitude, et qui étaient frappés par la malaria, la dysenterie et la malnutrition à un point tel que, dans l’une des plantations de Michelin, entre 1917 et 1944, 12 000 travailleurs sur 45 000 étaient morts (voir Stanley Karnow, Vietnam – A History). Le capitalisme impérialiste français s’est construit sur le pillage sanglant de ses colonies, et il n’est pas devenu moins inhumain depuis, comme on le voit encore aujourd’hui avec Total en Birmanie.
Le traitement par les Français de leurs prisonniers vietnamiens était tel qu’ils étaient terriblement gênés lorsque la question de l’échange de prisonniers a été posée à la fin de la guerre, car la majorité des prisonniers qu’ils avaient à remettre étaient dans un état physique tel qu’ils ne pouvaient être exposés sans que le gouvernement français ne se trouve accusé de mauvais traitements selon les pratiques internationales. D’où la lettre suivante émanant du général Beaufort adressée au commandant en chef en Indochine : « les renseignements que je reçois du BDPGI – s’ils venaient à être connus – risqueraient de nous placer dans une situation désagréable, sinon difficile, puisqu’ils comportent une liste de plus de 4 500 détenus morts en captivité. Des renseignements officieux donnés par l’officier de la commission mixte centrale chargé de ce problème, me permettent de penser que le nombre de PGI [prisonniers de guerre indochinois] décédés ou exécutés dépasse au total 9 000. » Et il demande « que les registres des prisons et des camps soient mis à l’abri de toute indiscrétion » (cité par Einaudi, ibid.)
En comparaison le Vietminh traitait les prisonniers français de manière fort convenable comme le montrent les témoignages rassemblés par Einaudi : les camps n’étaient pas clôturés, et disposaient par exemple de jardins potagers pour « améliorer l’ordinaire » ; les prisonniers avaient une ration journalière de « 600 à 700 g de riz » (même quantité que les gardiens), quelques légumes irréguliers et au moment des commémorations ils recevaient de la viande (buffle, porc). Dans un autre camp, la situation était encore meilleure : « riz (toujours servi à volonté) auquel s’adjoignaient de très petites quantités de viande (poulet-porc) ou de poisson de rivière frais ». Les prisonniers avaient, jusqu’en décembre 1950, « deux repas par jour » et trois repas à partir de cette date. De plus les témoignages indiquent que les prisonniers n’étaient astreints à aucun travail ; il n’y avait que les corvées pour subvenir à leurs propres besoins. Le colonel Robert, qui fut prisonnier du fameux Camp 113 où a servi le transfuge Georges Boudarel, témoigne qu’il n’a « absolument pas été témoin de mauvais traitements, de violences à l’égard de prisonniers ». Mais là les pénuries étaient beaucoup plus graves à cause des pénuries générales dans le pays suite au blocus des impérialistes français et aux conditions sanitaires et climatiques, et la ration de riz n’était que de 300 g ; et il y avait plusieurs décès à cause du béribéri ou de la dysenterie.
Les trahisons du PCF envers les masses vietnamiennes
Les souffrances endurées par les masses vietnamiennes assaillies par l’armée française sont en partie dues au Parti communiste français, en qui pourtant des centaines de milliers d’ouvriers et d’opprimés en France voyaient leur dirigeant légitime et les masses coloniales leur allié. Mais dans la question de l’indépendance des colonies françaises, comme dans les autres, la direction du PCF a confirmé, dans ses actes et ses déclarations, sa loyauté vis-à-vis de l’impérialisme français contre les peuples coloniaux. Et pour cause, elle était membre de la plupart des gouvernements impérialistes français de 1945 à 1947. Sa politique en Indochine était en parfaite concordance avec celle qu’elle appliquait en France et qui avait consisté à briser la situation pré-révolutionnaire consécutive à la Deuxième Guerre mondiale afin de permettre à la bourgeoisie française de se maintenir au pouvoir. Elle servait également la politique contre-révolutionnaire de Staline de coexistence pacifique avec l’impérialisme. La bureaucratie parasitaire, qui avait monté en 1923-1924 en URSS, avait abandonné la perspective de la révolution prolétarienne mondiale. Au nom de la construction illusoire du « socialisme dans un seul pays », elle était prête à tout pour apaiser l’impérialisme dans les autres pays, y compris y subordonner les partis communistes à leur propre bourgeoisie. L’alliance des staliniens avec les impérialistes américains et avec de Gaulle contre l’Allemagne nazie allait se traduire par le soutien stalinien au rétablissement de l’ordre colonial français en Indochine en 1945.
C’est ainsi qu’en avril 1945 le dirigeant du PC Henri Lozeray proclamait dans la revue officielle du parti : « Nous le disons avec netteté et sans équivoque, si les populations de la France d’Outre-Mer ont le droit de se séparer de la Métropole, cette séparation, à l’heure présente, irait à l’encontre des intérêts de ces populations […] » parce que ces populations « ne sont pas en état de garantir une existence vraiment indépendante » (cité par Jacob Moneta, le PCF et la question coloniale [1971]) ! Un mois après, lors du 10e Congrès du PCF en juin 1945, Caballero, le secrétaire général du Parti communiste algérien – branche du PCF – concluait son discours en soulignant que « Ceux qui réclament l’indépendance de la France, sont des agents conscients ou inconscients d’un autre impérialisme. »
Quand au début de 1947 il s’est agi de voter les budgets militaires donnant au gouvernement les moyens de sa guerre en Indochine, le PCF a donné la consigne suivante à ses représentants : le groupe parlementaire s’abstient tandis que les cinq ministres évitent de « rompre la solidarité ministérielle » (Moneta, ibid.) Résultat, les crédits sont octroyés sans aucun problème. Quoi qu’il ait pu dire plus tard, le PCF était un fervent partisan de l’Union française « réunissant » l’impérialisme français et ses colonies ; ainsi les Cahiers du communisme (mars-avril 1947) écrivaient : « L’intérêt national exige le maintien de l’influence et des positions françaises en Extrême-Orient. La poursuite des hostilités contre le peuple du Vietnam en violation des principes de la Constitution aboutirait infailliblement à ruiner ces positions et cette influence, comme ce fut le cas naguère en Syrie et au Liban. » Et en mars 1947, c’est le secrétaire général du PCF lui-même, Maurice Thorez, en même temps vice-président du Conseil dans le gouvernement Ramadier, qui signa l’ordre d’intervention militaire contre les Vietnamiens.
C’est surtout après l’éjection du PCF du gouvernement français que certaines voix se firent entendre pour l’indépendance du Vietnam ; le Groupe culturel marxiste, associé au PCF et basé à Saïgon, écrivait dans un article intitulé « L’indépendance du Vietnam, seule chance de la France » : « Poursuivre la solution de force créerait l’irréparable entre les deux peuples, notre “victoire” militaire dans un pays ruiné et plein de légitime haine, scellerait à échéance plus ou moins proche, notre totale et honteuse éviction. » (souligné par nous)
Le nombre croissant de victimes françaises avait aussi un impact en France. Un film remarquable de Paul Carpita, le Rendez-vous des quais, montre une grève générale contre la guerre dans le port de Marseille au début des années 1950, à l’arrivée d’un navire ramenant des troupes avec de nombreux blessés et tués. En août 1953 il y eut une grève générale victorieuse en défense des retraites. Ce qu’un parti ouvrier révolutionnaire en France aurait fait c’était de chercher à mobiliser la classe ouvrière française sur une base de solidarité internationaliste avec la lutte du peuple vietnamien, y compris en faisant du travail de propagande à l’intérieur de l’armée française. L’ opposition croissante à la guerre dans la classe ouvrière se reflétait dans le fait que de nombreux soldats français influencés par le PCF, en dépit de la ligne pro-impérialiste de leur parti, étaient individuellement révoltés par les méthodes de l’armée française. Ils se sentaient en opposition aux buts de guerre et sympathisaient avec les combattants vietnamiens. Sortant directement de la guerre de résistance contre l’Allemagne, ils ne comprenaient pas pourquoi ils se battaient en Indochine, faisant le parallèle entre la lutte du Vietminh et leur propre lutte de résistance. Certains ont rédigé des manifestes et articles parus dans les journaux vietnamiens, d’autres ont distribué au sein de l’armée des tracts en français rédigés par le Vietminh. Plusieurs ont été condamnés à des peines de prison et à la torture à répétition pour leur opposition.
D’autres comme Georges Boudarel ont rejoint le camp du Vietminh. Boudarel, qui est décédé au début de cette année, a été au début des années 1990 victime en France d’une intense campagne anticommuniste pour cette action ; la LTF a à l’époque énergiquement pris sa défense (voir le Bolchévik n° 110, avril 1991). Selon des chiffres cités par Jacques Doyon, plus de 2 000 soldats ont déserté le corps expéditionnaire français, sans compter les supplétifs vietnamiens, déserteurs, eux, par dizaines de milliers (les Soldats blancs de Hô Chi Minh, 1973). De 1947 à 1954, des dizaines et des dizaines de milliers de Nord-Africains furent envoyés en Indochine, alors que leur propre pays était en proie aux premiers soubresauts de la lutte pour l’indépendance et qu’en plus ils continuaient à subir la discrimination raciale au sein de leur unité. Une fois au Vietnam, des centaines d’entre eux, dont plus d’une centaine de Marocains, désertèrent et rallièrent le Vietminh, qui n’avait cessé de les appeler à la solidarité anticolonialiste (Nelcya Delanoë, Poussières d’empires, 2002).
Le PCF a choisi aujourd’hui de faire de Henri Martin, un militant communiste de l’époque, « le » héros de la guerre d’Indochine : encore le 17 janvier 2004 une « Journée Henri Martin » était organisée à Paris à grand renfort de personnalités et d’historiens en son honneur et en sa présence. Le PCF cherche en fait aujourd’hui avec Henri Martin à réécrire sa propre histoire et couvrir ses propres trahisons envers les masses vietnamiennes et françaises, de même qu’il l’a fait il y a trois ans avec la question de la torture pendant la guerre d’Algérie (voir le Bolchévik n° 156, printemps 2001). De retour en France après son service au Vietnam, Henri Martin est affecté à l’arsenal de Toulon où il participe à la diffusion aux soldats de tracts du PCF s’opposant à la guerre. Arrêté en mars 1950 il est traîné en procès pour « sabotage » et « campagne de démoralisation de l’armée » et condamné à cinq ans de prison. Avec l’appui du PCF, son procès a eu un retentissement partout en France et une campagne de grande ampleur était lancée pour sa libération. Mais, loin d’en faire une plate-forme pour mobiliser la classe ouvrière française du côté du peuple vietnamien en lutte et pour une offensive révolutionnaire, le PCF insistait qu’Henri Martin avait agi par patriotisme français (voir l’Humanité du 7 janvier).
Pour la défense de l’Etat ouvrier déformé vietnamien contre la restauration capitaliste
Du temps où elle existait, l’Union soviétique était pour le Vietnam un bouclier militaire et économique face aux assauts répétés de l’impérialisme et y compris de la Chine, criminellement alliée aux USA à partir de 1972. L’effondrement de l’URSS en 1991-1992 a énormément accru la vulnérabilité du Vietnam et des autres Etats ouvriers déformés restants (Chine, Cuba, Corée du Nord) face aux impérialistes. Depuis le lancement dans les années 1980 de la do moï, la version vietnamienne du « socialisme de marché », les concessions de la bureaucratie vis-à-vis de l’impérialisme ne cessent d’augmenter, renforçant de façon dangereuse la main des forces qui poussent à la restauration capitaliste. On voit en Chine l’énorme accroissement du chômage et de la misère dans les campagnes à la suite de mesures similaires.
La collectivisation des grands moyens de production, le monopole du commerce extérieur et la planification centralisée résultent de la destruction de la bourgeoisie comme classe sociale dominante et de son expropriation, ainsi que de l’expropriation des impérialistes. Malgré les réformes de la do moï, le Vietnam aujourd’hui est toujours un Etat ouvrier déformé. D’après le ministère américain du commerce, le gouvernement vietnamien « tient les rênes des principaux secteurs de l’économie, tels que le système bancaire, les entreprises d’Etat et certains domaines du commerce extérieur » (U.S. Department of State, Background Note: Vietnam [juillet 2001], sur www.state.gov). Le 9e Congrès du PC vietnamien tenu en 2001 affirmait que « le rôle dirigeant du secteur étatique de l’économie devait être renforcé ». Dans beaucoup de secteurs clés de l’industrie tels que l’électricité, l’aviation et les télécommunications, les entreprises d’Etat détiennent 80 % des parts ou davantage. En ce qui concerne la terre, les lois vietnamiennes ne reconnaissent pas les droits de propriété privée, la terre restant propriété d’Etat et les personnes pouvant uniquement avoir un droit d’usufruit.
Selon les statistiques des Nations Unies, le Vietnam avait en 2001 un taux net de scolarisation au secondaire de 62 % et un taux d’alphabétisation des adultes de 92,7 % ; le nombre de médecins était de 52 par 100 000 habitants (sur 10 ans) et le pourcentage d’enfants de 1 an complètement vaccinés contre la tuberculose était de 99 % (Indicateurs de Développement humain, 2003). Comparez donc ces indicateurs à ceux de l’Indonésie, pays aux ressources naturelles infiniment plus abondantes, notamment en pétrole, classé par les milieux économiques dans la petite liste des « pays nouvellement industrialisés » et dont la population ploie sous le joug de l’impérialisme : le taux net de scolarisation au secondaire est de 48 %, le taux d’alphabétisation des adultes de 87,3 %, le ratio de médecins de 16 par 100 000 habitants et le pourcentage d’enfants vaccinés contre la tuberculose de 65 %. Qu’un pays aussi pauvre en ressources naturelles, aussi surpeuplé et surtout aussi meurtri par de cruelles et interminables guerres d’agression que le Vietnam puisse offrir à ses populations des services aussi supérieurs que l’Indonésie témoigne de l’énorme potentialité libératrice d’une société où les moyens de production ont été collectivisés. Mais il n’y aura jamais de base pour aller vers le socialisme sans une économie centralisée et planifiée à l’échelle mondiale, comprenant les grands pays capitalistes avancés. Il faut renverser la bureaucratie stalinienne qui repose sur l’économie planifiée, dans une révolution politique qui basera l’Etat ouvrier sur des soviets (conseils ouvriers).
Nous sommes pour la défense militaire inconditionnelle du Vietnam mais aussi de la Chine, de la Corée du Nord et de Cuba contre les tentatives de restauration du capitalisme, qu’elles soient externes ou internes. Intimement liée à ce devoir est l’impérieuse nécessité d’une révolution politique prolétarienne pour chasser la caste bureaucratique à sa tête avec sa perspective nationaliste du « socialisme dans un seul pays ». Un véritable parti léniniste-trotskyste mobiliserait la classe ouvrière pour la défense de tous les Etats ouvriers restants, et pour l’extension de la révolution sociale en Corée du Sud et au Japon, le bastion industriel de la région. Et pour commencer, honorons la mémoire des combattants vietnamiens qui ont vaincu le colonialisme français il y a 50 ans.