Chine : Défendez, étendez les acquis de la Révolution de 1949 !

Pour une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie stalinienne !

Repoussez la campagne impérialiste pour la contre-révolution !

Reproduit du Bolchévik n°168, juin 2004

L’article suivant est la traduction d’un article publié en deux parties dans Workers Vanguard, journal de notre section américaine, n° 814 et 815 (21 novembre et 5 décembre 2003).

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La République populaire de Chine (RPC) est née de la Révolution de 1949 qui, malgré ses profondes déformations bureaucratiques, a été une révolution sociale d’importance historique au niveau mondial. Des centaines de millions de paysans se sont soulevés et ont pris posession de la terre sur laquelle leurs ancêtres étaient cruellement exploités depuis les temps immémoriaux. Le pouvoir des seineurs de la guerre sanguinaires, des usuriers vam­pi­res, des propriétaires fonciers rapaces et de la lamentable bourgeoisie était détruit.

La création d’une économie collectivisée et centralement planifiée a jeté les bases d’un énorme bond en avant en termes de progrès social, et a permis à la Chine de s’arracher à une effroyable arriération paysanne. La révolution a permis aux femmes d’accéder à un statut incomparablement supérieur à leur misérable situation antérieure, symbolisée par la pratique barbare du bandage des pieds. Une nation qui depuis un siècle avait été ravagée et divisée par les puissances occidentales était unifiée et libérée du joug impérialiste.

Cependant, la Révolution de 1949 était déformée dès le départ, soumise au régime du Parti communiste chinois (PCC) de Mao Zedong qui représentait une caste bureaucratique nationaliste perchée au sommet d’une économie collectivisée. Contrairement à la Révolution russe d’octobre 1917, qui avait été accomplie par un prolétariat conscient de ses intérêts de classe et guidé par l’internationalisme bolchévique de Lénine et Trotsky, la Révolution chinoise a été le résultat d’une guérilla paysanne dirigée par les forces stalino-nationalistes de Mao. Mo­delé sur la bureaucratie stalinienne qui avait usurpé le pouvoir politique du prolétariat en URSS, le régime de Mao prêchait la notion profondément antimarxiste que le socialisme – une société sans classes, égalitaire, basée sur l’abondance matérielle – pouvait être construit dans un seul pays. En pratique, le « socialisme dans un seul pays » en Chine, comme dans l’URSS de Staline et de ses héritiers, signifiait l’hostilité à la perspective de la révolution ouvrière internationale et la conciliation de l’impérialisme mondial.

En particulier, l’alliance de la Chine avec l’impérialisme américain contre l’Union soviétique, inaugurée sous Mao au début des années 1970 et poursuivie par son successeur Deng Xiaoping, a contribué à la destruction ultérieure de l’URSS par la contre-révolution capitaliste, en 1991-1992. Ceci a été une défaite historique pour la classe ouvrière internationale et les peuples opprimés du monde entier. La période post-soviétique est marquée par la pression accrue – économique, politique et militaire – de l’impérialisme mondial, et en particulier américain, à l’encontre de la Chine. C’est ainsi que le Pentagone développe activement ses projets visant à se doter d’une capacité de première frappe nucléaire efficace contre l’arsenal nucléaire limité de la Chine, une stratégie ouvertement proclamée par Bush et sa bande à Washington.

La Ligue communiste internationale se prononce pour la défense militaire inconditionnelle de l’Etat ouvrier déformé chinois contre les agressions impérialistes et la contre-révolution capitaliste. La classe ouvrière chinoise doit balayer la bureaucratie stalinienne, qui a gravement affaibli le système de propriété nationalisée en Chine même, tout en recherchant la conciliation avec l’impérialisme au niveau international. Nous sommes pour une révolution politique prolétarienne qui placera le pouvoir politique aux mains de conseils ouvriers et paysans. La tâche urgente du  prolétariat chinois est de construire un parti léniniste-trotskyste, partie intégrante d’une Quatrième Internationale reforgée, pour préparer et diriger cette révolution politique, à la tête des masses laborieuses, en canalisant les luttes spontanées et localisées des travailleurs vers la conquête du pouvoir politique.

Le PCC est-il en train de restaurer le capitalisme en Chine ?

Depuis l’introduction par le régime de Deng, au début des années 1980, des « réformes » économiques orientées vers le marché, un courant de plus en plus influent dans l’opinion bourgeoise occidentale soutient que le Parti communiste lui-même est en train de restaurer graduellement le capitalisme en Chine, tout en maintenant un contrôle étroit sur le pouvoir politique. Cette position s’est exprimée largement et bruyamment fin 2002, quand le 16e Congrès du PCC a légitimé l’adhésion au parti d’entrepreneurs capitalistes. « La Chine tourne le dos au communisme pour rejoindre la longue marche des capitalistes » – ce titre du Guardian de Londres (9 novembre 2002) était tout à fait représentatif de ce qu’on pouvait lire dans la presse occidentale.

En fait, ce congrès n’a pas introduit de changement significatif ni dans la composition sociale du PCC, qui après tout a 66 millions de membres, ni dans son idéologie fonctionnelle. D’après un recensement officiel, sur les deux millions de propriétaires d’entreprises privées que compte la Chine, 600 000 sont membres du parti, et ce depuis un bon bout de temps. L’écrasante majorité d’entre eux sont des cadres d’entreprise, membres de longue date du PCC, qui ont repris les petites entreprises d’Etat qu’ils dirigeaient, quand elles ont été privatisées ces dernières années.

Certains groupes qui se prétendent frauduleusement trotskystes ont accepté l’idée, maintenant dominante dans les cercles bourgeois occidentaux, que la « voie capitaliste » a triomphé de façon décisive chez les gouvernants chinois. Commentant le 16e Congrès du PCC, la tendance dirigée par Peter Taaffe et principalement basée en Grande-Bretagne écrivait : « La Chine est sur la voie d’une restauration capitaliste complète, mais la clique dirigeante tente de le faire graduellement et en préservant son contrôle autoritaire répressif » (Socialist, 22 novembre 2002). En qualifiant le gouvernement chinois de régime « autoritaire » favorable à la restauration capitaliste, les taaffistes et leurs semblables peuvent justifier leur soutien aux forces anticommunistes en Chine soutenues par l’impérialisme, au nom de la promotion de la « démocratie », tout comme ils avaient soutenu la contre-révolution « démocratique » de Boris Eltsine en URSS en 1991.

En affirmant que la Chine continue à être une expression bureaucratiquement déformée du pouvoir d’Etat prolétarien, nous ne nions pas ni ne minimisons le poids social croissant tant des nouveaux entrepreneurs capitalistes en Chine continentale que de la vieille bourgeoisie chinoise établie à Taïwan et à Hongkong. Beaucoup de hauts responsables du gouvernement et/ou du parti ont un fils, un petit frère, un neveu – ou, dans le cas du président chinois Hu Jintao, un beau-frère – qui est un homme d’affaires privé.

Néanmoins, le pouvoir politique de l’essentiel de la bureaucratie stalinienne de Pékin continue à être basé sur le noyau d’éléments collectivisés de l’économie chinoise. De plus, la politique économique du régime du PCC est toujours contrainte par la peur d’une agitation sociale – en particulier ouvrière – qui pourrait le renverser. C’est ce qui a failli arriver en 1989, quand des manifestations principalement étudiantes pour la libéralisation politique et contre la corruption ont déclenché une révolte ouvrière spontanée, qui a été ensuite réprimée dans le sang par des unités de l’armée loyales au régime. (Pour un récit détaillé de cette révolution politique prolétarienne embryonnaire, voir « Dix ans après Tiananmen – Chine : combattez la restauration capitaliste ! Pour la révolution politique ouvrière ! », Workers Vanguard n° 714 et n° 715, 28 mai et 11 juin 1999.)

Une contre-révolution capitaliste en Chine (comme en Europe de l’Est et dans l’ex-URSS) s’accompagnerait de l’écroulement du bonapartisme stalinien et de l’éclatement politique du Parti communiste au pouvoir. La politique économique du régime stalinien de Pékin qui encourage l’entreprise capitaliste (entraînant un glissement à droite de la posture idéologique officielle de la bureaucratie) renforce de plus en plus les forces sociales qui donneront naissance à des factions et partis soutenus par l’impérialisme et ouvertement contre-révolutionnaires, quand le PCC ne pourra plus maintenir son monopole actuel du pouvoir politique. On peut voir cela clairement aujourd’hui dans l’enclave capitaliste de Hongkong, le seul endroit en RPC où existent des partis d’opposition bourgeois. L’été dernier, le Democratic Party de Hongkong a organisé des mobilisations de masse anticommunistes ouvertement soutenues par l’administration Bush à Washington et par ses partenaires subalternes à Londres (voir « Hongkong : expropriez la bourgeoisie ! », le Bolchévik n° 166, décembre 2003).

Sujian Guo, un intellectuel chinois réactionnaire émigré vivant aux Etats-Unis, a publié un article intéressant dans le Journal of Contemporary China (août 2003) où il exprimait son désaccord avec la position que la Chine est déjà devenue capitaliste, ou est en passe de le devenir à brève échéance (« The Ownership Reform in China : What Direction and How Far ? » [La réforme de la propriété en Chine : dans quelle direction et jusqu’où ?]). D’après la notice biographique, Guo est un « ancien analyste politique pour le comité central du parti en Chine ». Conformément à ses penchants idéologiques actuels, Guo minimise le développement des éléments capitalistes dans l’économie chinoise et estime que les hauts dirigeants du PCC continuent à croire au socialisme, au moins dans le long terme historique. Mais ce partisan anticommuniste du capitalisme de « libre marché » comprend une vérité fondamentale qui a échappé à la plupart des militants de gauche, y compris à ceux qui se proclament marxistes :

« Comment privatiser une telle masse de propriété dEtat dans le cadre du système et de la structure politiques existants est véritablement problématique et techniquement irréalisable. Lexpérience dautre pays ex-communistes a montré quil ny a pas un seul exemple de privatisation réussie avec un parti communiste qui reste au pouvoir et dont le système politique reste intact » [souligné dans loriginal].

Les dirigeants du PCC, eux aussi, ont étudié ce qui s’est passé dans les « démocraties populaires » d’Europe de l’Est et dans l’ex-URSS à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Ils en ont tiré leurs propres leçons et agissent en conséquence. Ils ont aussi tiré des leçons de la révolte de Tiananmen en 1989 qui a menacé de provoquer leur propre chute. Ils étaient déterminés à ce qu’il n’y ait aucune libéralisation politique, même au niveau universitaire/intellectuel. Le régime de Jiang Zemin, qui a succédé à Deng à la mort de ce dernier en 1997, a réussi à empêcher l’apparition de toute faction d’opposition dans le parti dirigeant stalinien qui, historiquement, en avait pourtant connu une bonne quantité. Il ne semble y avoir aucun mouvement ou milieu dissident significatif en Chine continentale, que ce soit sur la droite ou sur la gauche de la direction centrale du PCC.

La dernière illusion du stalinisme chinois

Les taux de croissance élevés qu’a connus la Chine ces dernières années – qui plus est en plein milieu d’une récession capitaliste mondiale généralisée – ont engendré un triomphalisme certain parmi la direction et les cadres du PCC, ainsi que dans l’intelligentsia affiliée. On entendrait assurément un tout autre son de cloche chez les millions d’ouvriers licenciés des entreprises d’Etat, les migrants ruraux qui affluent des campagnes et les paysans pauvres qui survivent péniblement sur de minuscules lopins de terre avec un outillage agricole rudimentaire. Mais parmi les intellectuels chinois dont les opinions politiques sont conformes à la ligne officielle, on entend de plus en plus affirmer l’idée que leur pays a réussi à trouver une voie médiane entre l’anarchie du capitalisme de « libre marché » et les rigidités de l’« économie de commandement » stalinienne à l’ancienne.

Dans leur jeunesse, Jiang Zemin, Hu Jintao et Cie adhéraient sans nul doute à la doctrine maoïste-stalinienne selon laquelle la Chine était en train de « construire le socialisme » sans aide, par ses propres efforts. Ils considèrent aujourd’hui tout cela comme le produit d’une « pensée dogmatique », et se considèrent comme des réalistes à la tête froide confrontés au reste du monde tel qu’il est réellement, et qui agissent en conséquence. Néanmoins Jiang, Hu et leurs acolytes sont la proie de délires de grandeur qui dépassent même les élucubrations les plus échevelées du président Mao.

Les dirigeants actuels du PCC croient qu’ils peuvent moderniser la Chine, la transformer en grande puissance – en faire même la superpuissance mondiale du XXIe siècle – par une intégration toujours plus poussée dans l’économie capitaliste mondiale. Ils croient véritablement qu’ils peuvent contrôler et manipuler la Citibank, la Deutsche Bank et la Banque de Tokyo-Mitsubishi pour que celles-ci les aident à développer la Chine de sorte qu’en une génération ou deux elle surpasserait les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon. Alors qu’ils croient qu’ils transforment la Chine en superpuissance mondiale, ils ouvrent en fait la voie au recul de la Chine à l’ère pré-révolutionnaire de l’asservissement impérialiste sans limites.

La montée du bellicisme impérialiste envers la Chine depuis l’écroulement de l’Union soviétique est une preuve suffisante que les bourgeoisies mondiales ne tolèreront pas les ambitions de grande puissance de la bureaucratie de Pékin. Pendant la dernière décennie, le Pentagone a redéployé une proportion significative de ses forces militaires vers l’Extrême-Orient, tout en poursuivant ses plans de « bouclier antimissiles ballistiques ». Du fait de leur incursion en Afghanistan et en Asie centrale, ainsi que du renforcement de leur présence militaire aux Philippines et dans d’autres zones, les Etats-Unis ont renforcé de façon significative leur étau militaire autour de la Chine. En adhérant à la « guerre contre le terrorisme » américaine, Pékin n’a fait qu’encourager l’impérialisme US dans sa campagne contre-révolutionnaire. La direction chinoise a aussi rejoint la croisade contre le programme d’armes nucléaires de la Corée du Nord. C’est une trahison nationaliste qui met en danger l’Etat ouvrier déformé chinois lui-même ; une contre-révolution capitaliste en Corée du Nord ne ferait qu’encourager les forces de la restauration capitaliste qui ont pour cible la Chine.

Certes, les staliniens au pouvoir en Chine ne restent pas impassibles face à l’ encerclement militaire américain : en témoigne leur réaction vigoureuse à la provocation d’ un avion-espion américain en 2001. Le régime du PCC a aussi résisté aux exigences américaines d’ imposer un embargo économique contre l’ Etat ouvrier déformé nord-coréen. Mais le rêve utopique des staliniens qu’il pourrait y avoir une « coexistence pacifique » avec l’ impérialisme ne peut qu’endormir la vigilance des masses chinoises et saper la défense de leur Etat ouvrier.

L’alternative à une contre-révolution sanglante, soutenue par l’impérialisme, c’est une révolution politique prolétarienne. Depuis plusieurs années, il y a eu un peu partout des mobilisations populaires et des luttes ouvrières de grande ampleur, en particulier autour des licenciements massifs dans les entreprises industrielles d’Etat. A ce jour, par une combinaison de répression et de concessions, le régime a réussi à les contenir au niveau d’actions économiques localisées. Toutefois la Chine est, à la base, une société profondément instable. Tôt ou tard, les tensions sociales explosives vont faire voler en éclats la structure politique de la caste bureaucratique dirigeante. Et quand cela se produira, le sort du pays le plus peuplé sur cette terre se jouera dans l’alternative suivante : révolution politique prolétarienne pour ouvrir la voie au socialisme, ou esclavage capitaliste et joug impérialiste.

L’issue de cette formidable bataille aura une signification déterminante pour les masses laborieuses non seulement de Chine, mais du monde entier. Tout comme avec la destruction contre-révolutionnaire de l’Union soviétique, la restauration du capitalisme en Chine encouragerait davantage encore les impérialistes à s’en prendre à leurs propres ouvriers et aux peuples semi-coloniaux dans le monde entier. Elle exacerberait aussi les rivalités entre impérialistes pour savoir qui exploitera la Chine, amenant la planète toujours plus près d’une nouvelle guerre mondiale interimpérialiste. Ceci souligne l’obligation pour le prolétariat international de prendre position pour la défense des acquis de la Révolution chinoise. D’un autre côté, une révolution politique menée sous la bannière de l’internationalisme prolétarien ébranlerait véritablement le monde.

Un gouvernement des conseils ouvriers et paysans exproprierait sans compensation les capitalistes chinois – de Chine continentale et de l’extérieur – et les investisseurs occidentaux et japonais qui possèdent des centaines de milliards de dollars de richesses productives. Il rétablirait une économie centralement planifiée et gérée – y compris le monopole du commerce extérieur –, gouvernée non pas suivant le « commandisme » arbitraire d’une caste bureaucratique opaque (qui a produit des désastres comme le « grand bond en avant » de Mao), mais par la démocratie prolétarienne la plus large.

De telles mesures provoqueraient une intense hostilité impérialiste, tant militaire qu’économique (par exemple un embargo économique). Mais parmi les travailleurs et les opprimés du monde entier, y compris dans les centres impérialistes, elles susciteraient une sympathie et une solidarité immenses.

Imprégnés des prêches staliniens du « socialisme dans un seul pays », les ouvriers chinois, même les plus à gauche, considèrent peut-être la perspective d’une révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés comme lointaine ou utopique. Mais une révolution politique prolétarienne en Chine balaierait le climat idéologique de la « mort du communisme » propagé par la bourgeoisie depuis la destruction de l’Union soviétique. Elle radicaliserait le prolétariat du Japon, bastion industriel de l’Extrême-Orient. Elle déclencherait une lutte pour la réunification révolutionnaire de la Corée – par une révolution politique dans le Nord meurtri et une révolution socialiste au Sud – et son écho résonnerait parmi les masses d’Asie du Sud, d’Indonésie et des Philippines saignées à blanc par l’austérité impérialiste. Elle réveillerait les travailleurs de Russie, accablés par une décennie de paupérisation capitaliste.

C’est seulement par le renversement du pouvoir de classe capitaliste au niveau international, et en particulier dans les centres impérialistes d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et du Japon, qu’une modernisation de la Chine dans tous les domaines pourra être réalisée, dans le cadre d’une Asie socialiste. C’est pour fournir au prolétariat la direction nécessaire dans ces luttes que la LCI cherche à reforger la Quatrième Internationale de Trotsky – le parti mondial de la révolution socialiste.

Les éléments collectivistes, noyau de l’économie chinoise

La direction du PCC décrit officiellement la Chine comme une « économie de marché socialiste ». Ce sont les aspects « socialistes » (c’est-à-dire collectivistes) qui sont responsables des évolutions économiques positives des dernières années en Chine : le développement considérable de l’infrastructure (par exemple les équipements urbains, les canaux, les voies ferrées et le projet du barrage géant des Trois Gorges), le fait que la Chine a réussi à négocier la crise économico-financière de 1997-1998 en Extrême-Orient, et ensuite une récession capitaliste mondiale. Et ce sont les aspects de marché de l’économie de la Chine qui sont responsables des évolutions négatives – l’écart toujours croissant entre riches et pauvres, la paupérisation d’une fraction importante et croissante de la population, des dizaines de millions d’ouvriers licenciés par les entreprises d’Etat, l’armée de migrants pauvres dans les villes qui ne peuvent plus gagner leur vie à la campagne.

En Chine aujourd’hui, les éléments qui constituent le noyau collectivisé de l’économie restent dominants, mais pas d’une manière stable et cohérente du fait d’une interaction perpétuellement changeante entre des arrangements institutionnels et des politiques gouvernementales contradictoires. En 2001, les entreprises d’Etat et les entreprises partiellement contrôlées par l’Etat (sociétés par actions) représentaient 57 % de la valeur totale de la production industrielle chinoise (China Statistical Yearbook [2002]). Mais cette simple statistique masque la place stratégique de l’industrie d’Etat. Le secteur privé (incluant les entreprises étrangères) est constitué principalement d’industries légères utilisant beaucoup de main-d’œuvre et peu d’équipements lourds. L’industrie lourde, les secteurs de haute technologie, la production d’armements modernes, sont essentiellement concentrés dans les entreprises d’Etat. Ce sont ces entreprises qui ont permis à la Chine d’envoyer un homme dans l’espace. Plus important encore, c’est l’industrie d’Etat qui a permis à la Chine de construire un arsenal nucléaire et des missiles à longue portée pour tenir en respect la menace d’une première frappe nucléaire brandie par les impérialistes américains.

Toutes les grandes banques de Chine sont propriété d’Etat. Presque toute l’épargne des ménages – estimée à mille milliards de dollars – est déposée dans les quatre principales banques de dépôts possédées par l’Etat. Le contrôle exercé par le gouvernement sur le système financier est un élément crucial pour maintenir et augmenter la production dans l’industrie d’Etat et pour le développement global du secteur d’Etat.

Entre 1998 et 2001, les dépenses gouvernementales en Chine sont passées de 12 à 20 % du produit intérieur brut. La part la plus importante des dépenses de l’Etat, et celle qui a crû le plus vite, ce sont les investissements dans les infrastructures, qui ont augmenté de 81 % au cours de ces trois années. De plus, ceci s’est produit à un moment où le monde capitaliste tout entier – y compris les pays les plus riches d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest – était soumis à l’austérité fiscale. Le total des dépenses prévues pour la construction d’un réseau de canaux d’irrigation entre le fleuve Yangzi et le fleuve Jaune, dans le nord du pays, s’élève à 59 milliards de dollars. 42 autres milliards de dollars doivent être consacrés à l’extension du réseau des chemins de fer d’Etat. En comparaison, l’année dernière le total des investissements étrangers en Chine, toutes sources confondues, était de 53 milliards de dollars.

Le fait que le système financier soit toujours propriété d’Etat a permis jusqu’à maintenant au régime de Pékin de contrôler en fait (pas totalement toutefois) le flot des capitaux qui entrent et sortent de Chine continentale. La devise chinoise, le yuan (appelé aussi renminbi), n’est pas convertible ; elle n’est pas échangée (légalement) sur les marchés des changes internationaux. La convertibilité limitée du yuan a protégé la Chine des mouvements volatils de capitaux à court terme (les capitaux spéculatifs), qui ravagent périodiquement les économies des pays néocoloniaux du tiers-monde, de l’Amérique latine à l’Extrême-Orient.

En outre, le régime de Pékin maintient depuis un an un yuan de plus en plus sous-évalué (du point de vue du « marché libre »), au grand déplaisir des capitalistes américains, européens et japonais. Un pays capitaliste-impérialiste de deuxième zone comme la Grande-Bretagne n’aurait pas pu contrôler comme l’a fait la Chine le taux de change de sa monnaie sur les marchés mondiaux. En quelques mois, à moins que ce ne soit en quelques semaines, les capitaux spéculatifs auraient afflué à la City de Londres, provoquant une revalorisation de la livre, avec ou sans la volonté ou l’action du gouvernement Blair.

C’est précisément les éléments collectivistes constituant le noyau de l’économie chinoise décrits plus haut que les forces de l’impérialisme mondial veulent éliminer ou démanteler. Leur but ultime est de faire de la Chine un immense atelier de surexploitation de main-d’œuvre sous une férule néocoloniale. Jonathan Anderson, l’« expert » sur la Chine de Goldman Sachs, une banque d’investissements de Wall Street, affirme que « le fond de l’affaire, c’est que la Chine est en train de devenir une plate-forme manufacturière pour le reste du monde dans le domaine des produits bas de gamme, utilisant beaucoup de main-d’œuvre. Contrairement aux craintes actuelles, le reste du monde est en train de devenir une plate-forme manufacturière pour la Chine dans le domaine des produits haut de gamme, à forte concentration de capital » (The Financial Times, 25 février 2003). L’homme de Goldman Sachs projette ici sur la réalité économique chinoise actuelle les plans de Wall Street pour l’avenir de ce pays.

L’abandon par la bureaucratie de Pékin du strict monopole d’Etat sur le commerce extérieur contribue toutefois à faciliter les plans de Wall Street. Malgré sa croissance rapide au cours des dernières années, l’économie chinoise est arriérée même en comparaison avec des puissances capitalistes et impérialistes de moindre importance. Il y a une quantité spectaculaire de nouveaux bâtiments en construction à Pékin, avec des grues partout. Mais comme l’a expliqué à Workers Vanguard un camarade qui a récemment visité la Chine, « Il y a toujours beaucoup de monde dans les équipes de construction, et pas grand chose en termes d’équipements de terrassement, à part des brouettes et des pioches. Une fois, dans la périphérie de Pékin, j’ai vu une trentaine de gars occupés à construire un mur de briques d’un mètre de haut, avec deux charrettes tirées par des chevaux remplies de briques ».

Les exportations de la Chine vers les Etats-Unis et les autres pays occidentaux continuent à s’accroître à une vitesse record, mais elles sont en grande partie composées de produits manufacturés et de biens de consommation issus de l’industrie légère à bas salaires et de faible valeur, tels que vêtements, jouets et appareils ménagers. Comme le souligne Jonathan Anderson, la croissance du produit industriel brut de la Chine entre 1993 et 2002 – qui est passé de 480 à 1 300 milliards de dollars – a été presque complètement compensée par l’augmentation de ses achats de produits industriels, c’est-à-dire de machines et de biens d’équipement.

Face aux économies des USA, du Japon et de l’Europe de l’Ouest, l’industrie chinoise, avec sa productivité du travail relativement basse, ne peut pas être compétitive sur le marché mondial. Ce que Trotsky écrivait pour réfuter la doctrine stalinienne du « socialisme dans un seul pays » en Union soviétique s’applique pleinement à la Chine d’aujourd’hui :

« Par les chiffres des exportations et des importations, le monde capitaliste nous montre quil a, pour réagir, dautres armes que lintervention militaire. Dans les conditions du marché, la productivité du travail et du système social dans son ensemble étant mesurée par le rapport des prix, léconomie soviétique est sous la menace bien davantage dune intervention de marchandises capitalistes à bon marché que dune intervention militaire. »

 – LInternationale communiste après Lénine (1928)

L’arme principale dont dispose un Etat ouvrier nationalement isolé et relativement arriéré économiquement contre l’invasion des biens à meilleur marché, c’est le monopole d’Etat du commerce extérieur – c’est-à-dire le strict contrôle des importations et des exportations par le gouvernement (pour plus de détails, voir « La Chine secouée par des manifestations ouvrières », deuxième partie, le Bolchévik n° 161, automne 2002). Mais la réponse ultime à l’arriération économique de la Chine, et la seule voie vers une société socialiste – c’est-à-dire sans classes et égalitaire – passe par une révolution socialiste mondiale et l’intégration du pays dans une économie internationalement planifiée.

La stratégie économique des impérialistes pour la restauration capitaliste

Examinons le programme d’approfondissement des « réformes » économiques en Chine préconisé par les représentants et les porte-parole de l’impérialisme mondial, principalement américain. Ce programme a été résumé dans un rapport sur la Chine rédigé il y a quelques années par la Banque mondiale, dont le siège est à Washington : « La recommandation la plus importante est un changement dans le rôle du gouvernement, qui doit cesser d’être un contrôleur et un producteur pour devenir l’architecte d’un type de système plus auto-régulé et auto-ajusté. »

En tête de liste figure la « recommandation » que les banques étatisées coupent les crédits aux entreprises d’Etat déficitaires et imposent des taux d’intérêt plus élevés et des conditions de remboursement plus drastiques aux entreprises qui font des profits. Une telle politique d’« argent cher », si elle était adoptée par les banques chinoises, jetterait des millions d’ouvriers supplémentaires sur le pavé. Et elle démantèlerait de façon permanente une grande partie de l’industrie moderne des biens d’équipement en Chine, à forte concentration de capital (comme les machines-outils, les biens d’équipement électriques lourds, les machines agricoles, celles destinées à l’industrie du bâtiment).

A un niveau plus fondamental, les capitalistes occidentaux et japonais veulent remplacer les banques étatisées de Chine par leurs banques à eux. L’ouverture du système financier chinois aux banques étrangères conduirait à des sorties massives de fonds, car les banques chinoises ne peuvent pas offrir les taux d’intérêt élevés qu’on peut obtenir sur les marchés financiers internationaux. Une large part du surplus économique dégagé en Chine serait recanalisée vers les banques de Wall Street, de la City de Londres, de Francfort et de Tokyo. Cet argent serait ensuite utilisé pour acheter des actions et des obligations émises par les sociétés et aussi les gouvernements dans les Etats impérialistes américain, européens et japonais. L’épargne des ouvriers et des travailleurs ruraux chinois contribuerait littéralement à payer les missiles du Pentagone braqués contre la Chine ! Et de fait, la bureaucratie traître de Pékin – et c’est un véritable crime contre le peuple chinois – achète aujourd’hui avec ses énormes réserves de devises des bons du trésor américains, et promet d’en acheter davantage.

Ces dernières années, les officines du capital financier international, comme le Fonds monétaire international, « conseillent » au gouvernement chinois de réduire son déficit budgétaire en réduisant notamment ses investissements dans les infrastructures. Aller dans le sens de ce genre d’austérité fiscale détruirait le gagne-pain de beaucoup parmi les plus pauvres et les plus défavorisés des travailleurs chinois. Le secteur du bâtiment, à Shanghaï, Pékin et ailleurs, emploie principalement des migrants venus de la campagne. Les grands projets intérieurs (construction de canaux, pose de voies ferrées) emploient des paysans et des villageois pauvres. De plus, réduire ce genre de projets aurait pour effet de retarder et inverser le développement économique de la Chine. L’extension du réseau de chemins de fer, par exemple, est absolument essentielle pour relier économiquement les provinces côtières les plus riches et les régions économiquement plus arriérées de la Chine centrale et occidentale.

Ces derniers mois, la principale revendication économique adressée par les cercles dirigeants américains, européens et japonais au gouvernement chinois a été la réévaluation du yuan. Augmenter les prix des produits manufacturés chinois sur les marchés mondiaux réduirait fortement la valeur et le volume des exportations chinoises. Beaucoup d’entreprises privées et étatisées seraient contraintes de licencier des ouvriers, de réduire la production, et dans certains cas feraient faillite.

Derrière la pression actuellement exercée par les bourgeoisies américaine, européennes et japonaise se profile une attaque plus fondamentale contre le système financier étatisé chinois. Les impérialistes veulent forcer le régime de Pékin à rendre le yuan totalement convertible, afin d’ouvrir sans restriction la Chine à la pénétration financière des banques de Wall Street, de Francfort et de Tokyo.

Les privatisations : apparence et réalité

Au cours des deux dernières décennies, une part importante de l’industrie d’Etat – qu’on la mesure par le nombre d’entreprises, la main-d’œuvre employée ou le volume de la production – a été privatisée. La plupart des petites entreprises ont été simplement vendues à des individus, en règle générale aux cadres qui les géraient. Mais les entreprises de plus grande taille ont été « privatisées » à travers un système d’actionnariat. Quand la Chine a ouvert sa première Bourse il y a une dizaine d’années, la plupart des médias occidentaux ont applaudi cet événement comme une preuve incontestable que la Chine « communiste » avait accompli un pas décisif sur la voie du capitalisme. Mais que s’était-il réellement passé ?

Parmi les 1 240 sociétés cotées dans les deux principales Bourses chinoises le gouvernement détient la majorité des actions pour certaines d’entre elles et une part minoritaire mais substantielle pour d’autres. Mais même dans ce dernier cas, elles restent de fait contrôlées par le gouvernement, parce que le PCC a conservé un monopole du pouvoir politique. Il n’y a pas de démocratie ouvrière en Chine – mais pas davantage de démocratie des actionnaires. Un actionnaire d’une société donnée qui serait mécontent et suffisamment téméraire pour organiser une révolte afin de chasser la direction en place, généralement cadre du PCC avec de bonnes relations politiques, se retrouverait très rapidement dans un endroit extrêmement déplaisant.

Les actionnaires des sociétés chinoises n’ont pas de droits de propriété au sens capitaliste et occidental du terme. Ils ont le droit aux revenus procurés par leurs actifs financiers, et ils peuvent vendre leurs actions en réalisant, s’ils sont suffisamment malins ou chanceux, un profit net par rapport au prix d’achat. Mais ils ne peuvent pas déterminer ni même influencer la politique ou la gestion de l’entreprise. Celles-ci sont déterminées par des pressions politiques et économiques diverses et souvent conflictuelles.

Un exemple clair est fourni par Golden Summit, une entreprise de cimenterie de Leshan, dans la province du Sichuan, dans l’extrême ouest du pays. Fondée à la fin des années 1980, Golden Summit a été introduite en Bourse de Shanghaï au début des années 1990. Elle se révéla une affaire tout à fait rentable. En 1997, le directeur de l’entreprise, Gu Song, occupait également le poste de secrétaire-adjoint du PCC de Leshan (une situation assez courante). A ce double titre, il organisa la prise de contrôle par Golden Summit de l’aciérie Dadu River Steel, une entreprise d’Etat de la ville qui, toutefois, perdait de l’argent. De toute évidence, cette acquisition n’avait, économiquement parlant, aucun intérêt. Pourquoi donc avait-elle été réalisée ? Parce que les ouvriers de la Dadu River Steel avaient organisé de violentes manifestations contre le non-paiement de leurs salaires. La direction locale du PCC avait donc utilisé l’abondante trésorerie de Golden Summit pour apaiser l’agitation ouvrière dans son district. Ainsi, une décision de gestion affectant la situation financière de la société avait été prise sur des bases politiques, et non économiques.

Un livre récent publié par deux économistes australiens sur la structure financière chinoise décrit le vrai caractère des sociétés par actions :

« Le problème clé dans le cas des Bourses chinoises est que la forte concentration de la propriété reflète en réalité le maintien du poids dominant de la propriété d’Etat dans beaucoup de sociétés cotées […]. Ainsi, un marché pour le contrôle des sociétés est non-existant pour l’écrasante majorité des sociétés cotées, et on peut en conclure que les dirigeants ne sont confrontés, en cas de décision malencontreuse, qu’à une menace limitée de sanction venant soit de l’“intérieur” ou de l’“extérieur”. Il convient aussi de noter que l’influence de l’Etat va plus loin que sa position dominante en terme de propriété. »

 – James Laurenceson et Joseph C.H. Chai, Financial Reform and Economic Development in China (2003)

Les auteurs citent ensuite une étude qui montre que « la représentation de l’Etat dans les conseils d’administration de beaucoup de sociétés cotées dépasse de loin ce qui pourrait être justifié même si on tient compte de la part considérable des actions qu’il détient ».

En outre, les marchés chinois des actions et aussi des obligations ne représentent qu’une faible part de la masse totale des actifs financiers, qui restent essentiellement concentrés dans les banques d’Etat. Les sociétés par actions dépendent ainsi des prêts bancaires pour la plus grande part de leur financement externe. Pour résumer, les sociétés cotées dans les deux principales Bourses ont typiquement les mêmes structures de direction et de financement qu’à l’époque où elles étaient entièrement propriété de l’Etat.

On pourrait raisonnablement poser la question : c’est peut-être vrai aujourd’hui, mais cela le sera-t-il encore demain ? La réponse à cette question sera déterminée par une confrontation politique, et non pas par un changement de telle ou telle réglementation régissant la Bourse chinoise.

L’été dernier, les investisseurs étrangers ont été autorisés pour la première fois à acheter (dans des limites strictement définies) la principale catégorie d’actions (libellées en yuans) des Bourses chinoises. Un seul investisseur étranger ne peut posséder plus de 10 % du capital d’une société au prix du marché, et tous les investisseurs étrangers ensemble plus de 20 %. La première société financière à profiter de cette occasion a été la grande banque d’investissements suisse UBS qui a acheté, entre autres, des actions de Bao­shan Iron and Steel, le plus grand sidérurgiste chinois.

Que se passerait-il si UBS et d’autres banques occidentales étaient déçues du retour sur investissements à Baoshan ? Il est probable qu’elles vendraient simplement leurs actions, peut-être à perte. Mais imaginons qu’au lieu de cela, un groupe de banques occidentales soudoie des responsables économiques chinois pour obtenir le limogeage de la direction en place à Baoshan et son remplacement par une nouvelle direction ayant leur faveur. Une telle tentative de financiers occidentaux pour prendre le contrôle de fait du plus grand producteur d’acier chinois serait un défi direct à l’autorité politique du régime du PCC. Pour préserver son autorité, le gouvernement chinois serait obligé de poursuivre les corrompus en question et de prendre des mesures quelque peu punitives contre les banques étrangères. Sinon, beaucoup de dirigeants d’entreprises et de banques d’Etat deviendraient les agents stipendiés des financiers et des industriels impérialistes, le gouvernement commencerait à perdre sa capacité à mener sa propre politique économique, et le PCC commencerait à se désintégrer dans une orgie de fractionalisme, comme le Parti communiste soviétique à l’époque de Gorbatchev (1985-1991).

Mais la désintégration fractionnelle de la bureaucratie stalinienne chinoise ouvrirait aussi la situation politique à l’intervention de forces sociales d’en bas, centralement la classe ouvrière. On verrait probablement la formation de syndicats et de comités d’usine indépendants, de groupes et de partis de gauche. En fin de compte, les capitalistes occidentaux, japonais et chinois de l’extérieur pourraient voir leur tête de pont actuelle en République populaire de Chine détruite par une révolution politique prolétarienne.

Le principal changement structurel qui s’est produit dans l’économie chinoise au cours des deux dernières décennies est la manière dont les entreprises d’Etat sont financées. Sous l’ancien système de planification centralisée, les entreprises dont, pour une raison ou pour une autre, les coûts excédaient les revenus normaux recevaient des allocations non remboursables de leur ministère de tutelle. De même, des allocations non remboursables étaient utilisées pour financer l’expansion de la production des entreprises par la rénovation de l’outillage, la construction de nouveaux départements, etc.

Quand le « socialisme de marché » a été introduit au début des années 1980, les entreprises étaient censées devenir des entités financièrement autonomes maximisant les profits. Le financement externe devait provenir de prêts des banques commerciales d’Etat, prêts qui étaient censés être remboursés avec intérêts. Nous ne savons pas si Deng et les autres architectes originels du programme de « réformes » espéraient réellement que le système fonctionnerait conformément à la nouvelle doctrine économique et aux directives politiques correspondantes. Comme c’était prévisible, le système n’a pas fonctionné. Si toutes les entreprises qui n’ont pas remboursé leurs prêts bancaires et qui ne pouvaient pas les rembourser avaient été fermées, la Chine serait devenue depuis longtemps une zone de catastrophe économique. Mais on n’a pas permis qu’il en soit ainsi. Au contraire, d’une manière totalement non planifiée, inadéquate et erratique, les prêts bancaires « non performants » se sont substitués au financement gouvernemental direct.

Les prêts bancaires aux entreprises déficitaires comme aux entreprises rentables sont refinancés de façon routinière, ou même augmentés, sans aucun espoir réaliste de remboursement. En conséquence de quoi toutes les grandes banques chinoises sont techniquement « insolvables », avec des « prêts non performants » qui l’emportent sur les actifs générateurs de revenus. Cette situation perdure depuis de nombreuses années, car le gouvernement finance les banques qui, à leur tour, financent les entreprises.

C’est ainsi qu’en 1998-1999 la banque centrale a donné 200 milliards de dollars aux principales banques commerciales en échange d’un montant équivalent en « prêts non performants ». Ces dettes d’entreprises ont ensuite été transférées à des « Compagnies de gestion d’actifs » (CGA) contrôlées par l’Etat, qui étaient censées en récupérer une partie et/ou vendre les entreprises défaillantes à des acheteurs privés. Depuis cette date, les CGA n’ont pas fait grand-chose dans l’une ou l’autre direction.

La relative stabilité du système financier chinois repose sur deux facteurs principaux. Premièrement, tout le monde sait que le gouvernement est derrière les banques. Deuxièmement, les banques privées, notamment occidentales, ne sont pas (encore) autorisées à leur faire concurrence. Un rapport publié en 2002 par Moody’s, la grande agence de notation financière américaine, concluait que « bien que le système bancaire chinois soit, techniquement parlant, insolvable, les niveaux élevés de liquidités jouent le rôle d’amortisseur contre les tensions. Le niveau élevé des dépôts reflète en outre la confiance du public dans les banques d’Etat. »

Les porte-parole bien informés de l’impérialisme occidental admettent que la privatisation, et plus particulièrement l’internationalisation du système financier, est une étape nécessaire pour briser le pouvoir économique du régime du Parti communiste chinois (PCC). Début 2003, l’Economist de Londres (8 mars) – un organe semi-officiel des banquiers britanniques et américains – écrivait :

« Toutes les banques chinoises sont, directement ou indirectement, contrôlées par lEtat, et le gouvernement, local ou central, interfère tant dans les nominations des cadres dirigeants que dans les prêts. Il nexiste par conséquent pas de banque chinoise qui soit méritocratique et fonctionne selon les règles du marché. Dépourvus dinstruments de contrôle, les investisseurs étrangers auront du mal à en créer une.

« Les Chinois, par contre, nont aucune intention dabandonner ce contrôle. »

Comme les lamentations de l’Economist l’indiquent, les banques étrangères ont jusqu’ici été reléguées aux marges du système financier chinois, principalement dans le secteur du commerce extérieur. Il va sans dire que le capital financier international s’évertue à repousser ces limites. Par exemple début 2003, Citibank, la banque géante de Wall Street, a été autorisée à acquérir 5 % de la neuvième banque commerciale chinoise. Une opération conjointe portant sur des cartes de crédit a ensuite été mise sur pied, destinée à la nouvelle élite chinoise fortunée – entrepreneurs capitalistes, hauts responsables du parti et du gouvernement, couches petites-bourgeoises aisées (ingénieurs, universitaires). Pour la Citibank, c’est juste l’amorce d’une campagne pour pénétrer toujours plus profondément le système financier chinois. « La Chine est une des dernières grandes frontières de la finance », proclame Richard Stanley, le responsable de la filiale de la Citibank à Hongkong (Wall Street Journal, 15 septembre 2003).

Jiang Zemin et ses acolytes reconnaissent que l’ouverture du système financier chinois aux banques étrangères aurait probablement des conséquences économiques désastreuses, notamment en ôtant au gouvernement la capacité de financer ses propres dépenses. C’est pourquoi l’accord aux termes duquel la Chine a adhéré il y a deux ans à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) repoussait la « libéralisation » du secteur financier à 2006. C’est seulement à cette date que la Chine est censée autoriser les banques étrangères à concurrencer les banques dEtat sur un pied dégalité. Mais ce qui va réellement se passer d’ici trois ans ne sera pas automatiquement déterminé par le calendrier prévu dans l’accord de l’OMC. Ce sera déterminé par le conflit social en Chine même et entre la Chine et les forces de l’impérialisme capitaliste. Ces derniers mois, les conflits économiques entre l’impérialisme, notamment américain, et l’Etat ouvrier bureaucratiquement déformé chinois ont éclaté au grand jour.

La bataille autour du yuan

La devise chinoise, le yuan, n’est pas convertible sur ce que les économistes bourgeois appellent la compensation internationale des transferts de capitaux. Les entrepreneurs capitalistes en Chine, ainsi que les directeurs des entreprises d’Etat, ne peuvent acquérir des devises étrangères en échange de yuans (après accord préalable de la banque centrale) que pour payer des importations ou pour d’autres dépenses liées au commerce. Les devises étrangères acquises par les habitants de la Chine continentale doivent être transférées à la banque centrale en échange de yuans.

Ces dernières années, il y a eu un accroissement prévisible du volume des mouvements de capitaux illégaux entrant ou sortant de Chine, principalement via des financiers de Hongkong. Il n’existe pas d’estimation fiable de l’ampleur de ces mouvements monétaires illégaux, mais ils n’ont pas encore atteint le point où ils affecteraient gravement l’économie chinoise ou la politique économique du régime.

Depuis environ dix ans, la Chine maintient une parité fixe entre le yuan et le dollar. Comme le dollar s’est déprécié en 2003 contre l’euro, le yen japonais et la plupart des autres devises, le prix des produits manufacturés exportés par la Chine a considérablement baissé sur le marché mondial. La plupart des experts estiment que si le yuan était librement échangé, il se revaloriserait de 20 à 40 % par rapport au dollar.

Certaines grandes sociétés capitalistes américaines (ainsi que des sociétés européennes et japonaises) profitent aussi de la sous-évaluation actuelle du yuan. Plus de la moitié des exportations chinoises de produits manufacturés sont produites dans des usines détenues par des étrangers, ou dans des joint-ventures. Dell computer et Motorola sont parmi les dix premières sociétés exportatrices de Chine. De l’autre côté du Pacifique, Wal-Mart, la chaîne de supermarchés géante, absorbe 10 % des marchandises chinoises exportées aux Etats-Unis.

Cependant, la majorité des capitalistes manufacturiers américains estiment (non sans motifs) qu’ils pâtissent des pratiques commerciales « déloyales » de la Chine. Au printemps 2003, Franklin Vargo, le vice-président de l’Association nationale des manufacturiers, déclarait devant une commission de la chambre des représentants : « Nous devons faire pression sur la Chine pour qu’elle mette fin à la manipulation de sa devise et permette que le taux de change yuan-dollar soit déterminé par le marché » (Business Week, 7 juillet 2003). Un bloc de sénateurs et de représentants principalement démocrates, avec quelques républicains, veut introduire une loi qui imposerait des droits de douane supplémentaires sur les importations chinoises, afin de « neutraliser » la sous-évaluation du yuan. En outre, tous les gros calibres du capital financier international – les responsables des banques centrales américaine et européenne, les directeurs du Fonds monétaire international – font fortement pression sur le régime de Pékin pour qu’il réévalue sa devise.

Mais sur cette question, la direction chinoise n’a pas cédé de terrain. En novembre dernier, le président chinois Hu Jintao déclarait : « Maintenir la stabilité du taux de change du renminbi contribue aux performances économiques de la Chine, et est conforme aux nécessités du développement économique dans toute la région Asie-Pacifique et dans le monde entier. »

En guise de concession aux impérialistes, Hu a promis de mettre en place une commission pour « étudier » la possibilité, dans l’avenir, d’instaurer une convertibilité de la devise chinoise. Quand dans l’avenir ? Le Far Eastern Economic Review (29 mai 2003), un journal bien informé basé à Hongkong, écrit à cet égard : « Le renminbi n’est pas librement convertible sur le compte capitaux, et la plupart des analystes ne s’attendent pas à un changement d’ici quelques années. Ce qu’on craint, c’est qu’une ouverture trop précoce du compte capitaux du pays conduise à des sorties massives, à cause d’un manque de confiance dans le système bancaire. »

Mais même si les décideurs politiques à Pékin prévoient de maintenir le taux de change et les arrangements monétaires internationaux actuels pendant quelques années, ils ne réussiront peut-être pas à le faire. L’enclave capitaliste de Hongkong constitue une brèche toujours plus large par laquelle les transactions monétaires illégales s’effectuent, dans les deux sens. L’expropriation des financiers et autres secteurs de la bourgeoisie de Hongkong est une nécessité vitale pour protéger l’économie chinoise de l’offensive destructrice des banques de Wall Street, Francfort et Tokyo.

La question agraire au premier plan, encore une fois

Les discussions sur l’économie chinoise et sa soi-disant « transition vers le capitalisme » dans les médias et les milieux universitaires bourgeois se focalisent habituellement sur l’industrie et la finance. Cependant, 700 millions des 1,3 milliard de Chinois sont toujours employés dans l’agriculture. La principale force motrice de la Révolution de 1949 avait été un soulèvement paysan massif contre la classe des propriétaires fonciers, dont beaucoup ont connu le sort qu’ils méritaient des mains de ceux qu’ils exploitaient et opprimaient cruellement. Toute l’agriculture avait été nationalisée.

Une des premières « réformes » économiques du régime de Deng fut la décollectivisation de l’agriculture, cédant aux familles paysannes leurs petits lopins de terre sur la base de baux à long terme. Cependant, la terre n’a pas été reprivatisée, et des restrictions ont été imposées aux transferts de baux. Même dans ces conditions, la concurrence entre petits propriétaires paysans a nécessairement débouché sur une différenciation économique toujours croissante dans les villages. Cela a produit une classe de riches fermiers qui a réussi, par des arrangements semi-légaux ou illégaux, à exploiter le travail de leurs voisins plus pauvres. Néanmoins, la structure de base de l’économie agraire chinoise est fondamentalement et manifestement différente de celle de l’Inde, par exemple, où plus d’une centaine de millions d’ouvriers agricoles sans terre s’échinent sur les grands domaines des riches propriétaires fonciers.

Cependant, la structure actuelle de l’économie agraire chinoise ne pourra pas être préservée longtemps, étant donné l’adhésion du pays à l’OMC. Les entreprises industrielles d’Etat peuvent, jusqu’à un certain point, être isolées de la concurrence accrue des importations par un accroissement du financement de l’Etat, via les banques. Mais les petits propriétaires paysans chinois ne peuvent en aucune manière concurrencer l’agrobusiness à forte concentration de capital et scientifiquement organisé des Etats-Unis et des autres grands pays exportateurs de produits alimentaires. Le régime de Pékin a, certes, réduit comme prévu les droits de douane et les quotas sur les produits agricoles, mais il a aussi eu recours à des dispositifs protectionnistes ad hoc. En 2002, de nouvelles « réglementations sanitaires » ont été appliquées aux importations de céréales génétiquement modifiées. L’année dernière, des cargaisons de soja originaire des Etats-Unis, du Brésil et d’Argentine ont été bloquées au motif qu’elles étaient « contaminées » par un champignon (qui est pourtant aussi fréquemment présent sur le soja cultivé en Chine).

Toutefois, la ligne fondamentale de la politique agraire du régime est de ne pas protéger la multitude des petits propriétaires paysans. Au contraire, elle consiste à promouvoir de grandes fermes, de facto privées. C’est ainsi qu’un plénum du comité central du PCC qui s’est tenu en octobre 2003 a adopté une résolution réduisant encore plus les restrictions sur le transfert des terres agricoles. Un journaliste américain qui couvrait cette réunion rapporte que « la Chine s’inquiète de la concurrence des produits alimentaires étrangers au sein de l’Organisation mondiale du commerce, et l’émergence de grandes fermes augmenterait l’efficacité agricole, déclare un agronome » (Washington Post, 15 octobre 2003).

Cependant, les résolutions et les intentions de la direction du PCC dans ce domaine, comme dans les autres, ne seront pas automatiquement et nécessairement traduites dans la réalité économique. La Révolution de 1949 reste une mémoire vivante dans les campagnes chinoises. Les paysans pauvres savent que leurs grands-parents ont appliqué une justice plébéienne rustique aux propriétaires fonciers brutaux et aux usuriers rapaces. Les aspirants-propriétaires fonciers de la Chine d’aujourd’hui pourraient bien connaître un sort similaire. En fait, au cours de la dernière décennie la Chine a connu de nombreuses manifestations et émeutes de grande ampleur, notamment contre les hausses d’impôts et la corruption.

Pourtant, la Chine doit effectivement passer des petites propriétés paysannes aux grandes fermes mécanisées. La question, c’est comment elle va le faire. Un gouvernement basé sur des conseils ouvriers et paysans ne se contenterait pas d’interdire ou de restreindre l’utilisation de main-d’œuvre salariée et la location de terres supplémentaires par les fermiers riches ; il encouragerait la recollectivisation de l’agriculture. Cela ne veut pas dire un retour aux communes agricoles de l’époque de Mao, qui étaient fondamentalement des agrégats de lopins paysans arriérés. Pour que la masse des paysans chinois abandonnent leurs lopins de terre en faveur de fermes collectives, ils devront être convaincus que cela se traduira par un niveau de vie plus élevé pour eux et leurs familles. C’est pourquoi un gouvernement basé sur des conseils ouvriers et paysans proposerait une réduction des impôts et offrirait des crédits bon marché aux paysans qui rejoindront les fermes collectives.

Une collectivisation et une modernisation rationnelles de l’agriculture chinoise signifieraient une profonde transformation de la société. L’introduction de la technologie moderne dans les campagnes – depuis les moissonneuses-batteuses jusqu’aux engrais chimiques, en passant par toute la panoplie de l’agriculture scientifique – nécessiterait une base industrielle qualitativement plus élevée que celle qui existe actuellement. A son tour, un accroissement de la productivité agricole susciterait le besoin d’une énorme expansion de l’emploi industriel dans les zones urbaines pour absorber le vaste surplus de main-d’œuvre dégagé dans les campagnes. Ceci serait clairement un long processus, étant données en particulier la taille limitée et la productivité relativement faible de la base industrielle chinoise. Le rythme comme, en dernière analyse, la faisabilité même de cette perspective dépendent de l’aide que la Chine recevrait d’un Japon socialiste ou d’une Amérique socialiste, ce qui souligne une fois encore la nécessité d’une révolution prolétarienne internationale.

Le spectre d’une révolte ouvrière

Début 2000, une grande mine de molybdène contrôlée par l’Etat à Yangjiazhangzi – une ville de la vieille région industrielle en crise du nord-est de la Chine – était fermée. Les quelques secteurs de la mine qui étaient jugés rentables étaient privatisés, principalement repris par des individus de mèche avec la direction précédente. Une manifestation des mineurs licenciés pour protester contre le niveau dérisoire des indemnités de licenciement est devenue une véritable révolte ouvrière. Environ 20 000 mineurs et leurs familles descendaient dans la rue, dressaient des barricades, incendiaient des voitures, brisaient les vitres des bureaux du gouvernement et mettaient le feu à des bidons d’essence.

Les autorités ont réagi avec prudence, de peur que les ouvriers utilisent le stock de dynamite de la mine pour se défendre. Pendant deux jours, les ouvriers ont affronté la « Police populaire armée », une force paramilitaire spécifiquement créée au milieu des années 1980 pour réprimer la montée de l’agitation sociale. Finalement, des unités de l’armée ont été amenées sur place, ont ouvert le feu à balles réelles par-dessus la tête des manifestants, et étouffé la rébellion. Deux ans plus tard, toujours dans le nord-est de la Chine, des ouvriers déclenchaient la plus grande révolte ouvrière depuis le soulèvement de Tiananmen en 1989, qui avait été un embryon de révolution politique.

A sa manière, la bureaucratie stalinienne de Pékin reconnaît qu’elle est assise sur un volcan d’agitation sociale. En 2002, Jiang Zemin déclarait que « accroître l’emploi et promouvoir le réemploi n’est pas seulement un problème économique majeur, c’est aussi un problème politique majeur ». Pourtant, Jiang et ses acolytes n’ont pas réussi – ils ont lamentablement échoué – à atteindre le but qu’ils s’étaient eux-mêmes fixé.

Le ministre du travail Zhang Zuoji déclarait en 2002 que sur 26 millions d’ouvriers licenciés par les entreprises d’Etat depuis 1998, seulement 17 millions avaient été réemployés. Et la situation dans ce domaine se détériore rapidement. D’après les statistiques gouvernementales, pendant les six premiers mois de l’année 2002 seulement 9 % des ouvriers licenciés ont été réemployés, contre 50 % en 1998. Dans beaucoup de villes chinoises, des ouvriers à la recherche d’un travail s’installent le long des rues avec autour du cou une pancarte qui indique leurs qualifications : électricien, charpentier, plombier.

Le principal moyen par lequel le régime de Pékin a cherché à freiner la progression du chômage, c’est une expansion énorme des travaux publics, financés au niveau intérieur par des déficits croissants des finances publiques. Mais dans un avenir pas si lointain que ça, le régime stalinien de Pékin va devoir faire des choix douloureux. Accroître de façon substantielle la proportion du produit social collecté sous forme d’impôts impliquera une réduction des profits et des revenus des entrepreneurs capitalistes, et aussi des couches les plus aisées de la petite-bourgeoisie. La Far Eastern Economic Review (10 octobre 2002), dont le point de vue est loin d’être anticapitaliste, faisait remarquer que « les secteurs privés plus dynamiques de l’économie côtière sont notoirement réticents à payer des impôts ». L’alternative consistant à réduire de façon substantielle les dépenses publiques impliquerait qu’on jette sur le pavé des millions et des millions d’ouvriers supplémentaires, et qu’on réduise les maigres prestations sociales dont ils bénéficient (comme les retraites). Arrivées à ce point, les divergences politiques au sein de la direction du PCC, entrant en résonance avec des tensions sociales croissantes, pourraient commencer à fracturer la bureaucratie.

L’an dernier, le régime de Jiang a cédé la place à une « quatrième génération » de dirigeants du PCC, représentée par le président Hu Jintao et le premier ministre Wen Jiabao. Comme Deng avant lui, Jiang conserve l’autorité ultime en demeurant président de la « Commission militaire centrale » du PCC, autrement dit de facto commandant en chef des forces armées chinoises. La posture idéologique des dirigeants de la « quatrième génération » indique les pressions sociales conflictuelles qui pèsent sur elle. D’un côté, ils sont plus ouvertement procapitalistes (légitimation de l’adhésion des entrepreneurs au parti, proposition d’inscrire les « droits de propriété » dans la constitution).

En même temps, la nouvelle direction du PCC a adopté un style politique plus « populiste » que le régime technocratique grisâtre de Jiang. Ainsi, juste avant de devenir premier ministre, Wen Jiabao est descendu dans une mine de charbon, par un froid glacial, pour y fêter le Nouvel An lunaire avec les mineurs. Plus récemment, China Daily (30 octobre 2003) a donné un large écho à l’intervention personnelle de Wen pour aider un ouvrier migrant du bâtiment à récupérer des arriérés de salaire, avec le commentaire que cela « atteste que la nouvelle direction, à l’écoute du peuple, prend les choses en main quand il s’agit de s’occuper des moins privilégiés dans le pays ».

Ces gesticulations « populistes » ont été accompagnées de promesses de réduire le fossé entre riches et pauvres, et entre les provinces côtières relativement riches et les régions plus pauvres de Chine centrale et occidentale. Si cela est non pas de la simple rhétorique creuse, mais le signe de divergences dans la politique et les priorités économiques du régime, le fractionalisme qui en résultera pourrait ouvrir la situation politique. Dans cette éventualité, les facteurs décisifs seront la conscience politique de la classe ouvrière et des autres couches laborieuses chinoises, et la capacité des marxistes révolutionnaires (cest-à-dire léninistes-trotskystes) à intervenir pour changer et élever cette conscience.

Pour la démocratie ouvrière !

A la fin des années 1980 et au début des années 1990, en Europe de l’Est et dans l’ex-Union soviétique, beaucoup d’ouvriers, ainsi que la plus grande partie de l’intelligentsia, ont succombé à l’illusion que l’introduction du capitalisme à l’occidentale conduirait rapidement à des niveaux de vie à l’occidentale. Mais les ouvriers et les pauvres des villes chinoises ont déjà fait l’expérience d’une forte dose de capitalisme occidental (et japonais), sous la forme de centaines de milliards de dollars d’investissements étrangers et de joint-ventures. Ils ont aussi fait l’expérience de la présence croissante des exploiteurs capitalistes chinois, ceux issus de Chine continentale comme ceux venus d’outre-mer. Et ces expériences se résument à un accroissement massif du chômage, de la précarité économique, des inégalités sociales et des écarts salariaux.

Toutes les informations disponibles indiquent en Chine une hostilité populaire largement répandue à l’encontre des éléments capitalistes qui existent actuellement en Chine. Un sondage réalisé début 2003 par l’Université populaire révélait que seulement 5 % des personnes interrogées pensaient que les nouveaux riches avaient acquis leur fortune par des moyens légitimes. La proposition évoquée lors du 16e Congrès du PCC, en 2002, d’inscrire les « droits de propriété » dans la constitution a provoqué ce qui ressemblait fort à une vague d’indignation populaire. Ces dernières années, il y a eu une multiplication des assassinats de riches entrepreneurs.

S’il est peu probable que les ouvriers chinois aient des illusions dans le capitalisme à l’occidentale, la question de la « démocratie » à l’occidentale est une autre affaire. Quand la situation politique en Chine s’ouvrira, des groupes et partis contre-révolutionnaires anticommunistes dissimuleront certainement leur adhésion au système économique du « libre marché » tout en se déclarant en faveur de la « démocratie », c’est-à-dire d’un gouvernement parlementaire élu sur la base d’un homme, une voix. Un exemple de ce type de posture est donné par Han Dongfan, un « dissident » pro-impérialiste qui publie le journal China Labor Bulletin à Hongkong, et a la faveur aux Etats-Unis des élus réactionnaires du Congrès et des bureaucrates anticommunistes de l’AFL-CIO.

Le gouvernement parlementaire est en fait une forme politique de la dictature de la bourgeoisie. Dans un tel système, la classe ouvrière est politiquement réduite à des individus atomisés. La bourgeoisie réussit à manipuler l’électorat – dans lequel la voix d’un ouvrier d’usine compte autant que celle d’un directeur d’entreprise ou d’un technocrate – grâce au contrôle qu’elle exerce sur les médias, le système éducatif et les autres institutions qui façonnent l’opinion publique. Dans toutes les « démocraties » capitalistes, les responsables gouvernementaux, élus ou non, sont achetés par les banques et les grandes entreprises.

Comme Lénine l’expliquait dans sa polémique classique contre la social-démocratie, la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (novembre 1918) :

« Dans lEtat bourgeois le plus démocratique, les masses opprimées se heurtent constamment à la contradiction criante entre légalité nominale proclamée par la “démocratie” des capitalistes, et les milliers de restrictions et de subterfuges réels, qui font des prolétaires des esclaves salariés.[…]

« Dans la démocratie bourgeoise, par mille stratagèmes, – dautant plus ingénieux et efficaces que la démocratie “pure” est plus développée, – les capitalistes écartent les masses de la participation à la gestion du pays, de la liberté de réunion, de presse, etc.[…] Mille barrières sopposent à la participation des masses travailleuses au parlement bourgeois (lequel, dans une démocratie bourgeoise, ne résout jamais les questions majeures ; celles-ci sont tranchées par la Bourse, par les banques). Et les ouvriers savent et sentent, voient et saisissent à merveille que le parlement bourgeois est pour eux un organisme étranger, un instrument doppression des prolétaires par la bourgeoisie, lorganisme dune classe hostile, dune minorité dexploiteurs. »

Sous la démocratie bourgeoise, les ouvriers n’ont que l’illusion d’un certain contrôle ou pouvoir sur le gouvernement. Mais sous un Etat ouvrier, la question de la démocratie ouvrière n’est pas une abstraction ou une illusion, mais au fond une question de pouvoir. Dans des Etats ouvriers comme la Chine, la dictature du prolétariat est déformée par le pouvoir stalinien traître – le prolétariat, en tant que classe, est exclu du pouvoir politique, qui est au contraire monopolisé par une caste bureaucratique anti-ouvrière dont la politique menace au bout du compte l’existence même de l’Etat ouvrier. La classe ouvrière et les masses laborieuses rurales ne peuvent exercer un véritable pouvoir qu’à travers une dictature du prolétariat dirigée par leurs propres institutions de gouvernement de classe, les soviets (le terme russe pour conseils), qui seront ouverts à tous les partis défendant les bases collectivisées de l’Etat ouvrier. Dans l’ouvrage cité ci-dessus, Lénine expliquait que :

« Les Soviets sont lorganisation directe des masses travailleuses et exploitées, à qui elle facilite la possibilité dorganiser elles-mêmes lEtat et de le gouverner par tous les moyens. Cest précisément lavant-garde des travailleurs et des exploités, le prolétariat des villes, qui bénéficie en la circonstance de lavantage dêtre le mieux uni dans les grosses entreprises ; il a le plus de facilité pour élire et surveiller les élus. Automatiquement, lorganisation soviétique facilite lunion de tous les travailleurs et exploités autour de leur avant-garde, le prolétariat. Le vieil appareil bourgeois, – la bureaucratie, les privilèges de la fortune, de linstruction bourgeoise, des relations, etc. (ces réels privilèges sont dautant plus variés que la démocratie bourgeoise est plus développée), – tout cela se trouve éliminé sous le régime des Soviets. […]

« La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que nimporte quelle démocratie bourgeoise ; le pouvoir des Soviets est un million de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises. »

L’alternatives à laquelle la Chine est confrontée aujour­d’hui, c’est soit une révolution politique prolétarienne, soit une contre-révolution capitaliste sanglante. Il faut noter qu’en aucune circonstance la restauration capitaliste ne produira une forme de démocratie bourgeoise. La destruction contre-révolutionnaire de l’Etat ouvrier dégénéré soviétique et des Etats ouvriers déformés d’Europe de l’Est laisse entrevoir ce que le capitalisme réserve aux ouvriers chinois : guerres fratricides, pauvreté et chômage, dévastation sociale générale (voir « Pourquoi nous avons lutté pour défendre l’Union soviétique », Workers Vanguard 809 et n° 810, 12 et 26 septembre 2003).

Ce n’est pas par hasard qu’à l’époque du coup d’Etat contre-révolutionnaire d’Eltsine, en 1991, beaucoup de « démocrates » eltsiniens argumentaient qu’un « Pinochet russe » serait nécessaire pour administrer le pouvoir capitaliste naissant dans l’ex-Union soviétique. L’économiste Gavril Popov, un allié clé d’Eltsine et l’un des principaux idéologues de la « Plate-forme démocratique » du PC soviétique, élu maire de Moscou en 1991, admettait franchement que l’introduction du capitalisme ne serait pas compatible avec la démocratie bourgeoise :

« Nous devons maintenant créer une société avec une diversité de formes de propriété différentes, y compris la propriété privée ; et ce sera une société dinégalité économique. Il y aura des contradictions entre dun côté la politique conduisant à la dénationalisation, à la privatisation et à linégalité, et de lautre le caractère populiste des forces qui ont été mises en branle afin datteindre ces objectifs. Les masses désirent léquité et légalité économique. Et plus le processus de transformation sapprofondira, plus aigu et manifeste sera le fossé entre ces aspirations et les réalités économiques. »

– « Dangers pour la démocratie », New York Review of Books, 16 août 1990

Même dans l’ex-URSS, qui était une puissance industrielle et militaire mondiale, les régimes politiques capitalistes en place dans les diverses républiques constitutives varient de régimes « parlementaires » semi-bonapartistes à d’authentiques dictatures. Une Chine capitaliste soumettrait ses masses à un chaos social encore plus gigantesque, et à une misère bien plus grande.

En outre, alors que l’ancienne bourgeoisie russe avait été détruite en tant que classe, la bourgeoisie chinoise a simplement été chassée outre-mer par la révolution, et elle reste prête aujourd’hui à réclamer ses propriétés perdues et à prendre sa revanche, avant tout contre un prolétariat combatif. La restauration capitaliste pourrait amener avec elle une réapparition du phénomène des seigneurs de la guerre à la solde des impérialistes qui avait marqué la Chine pré-révolutionnaire, ce qui mènerait à l’assujettissement et au dépeçage du pays par les impérialismes occidentaux et japonais, tout en infligeant des destructions massives à la Corée du Nord et au Vietnam.

Pour arriver à la démocratie des soviets dans des pays capitalistes, il faut une révolution sociale prolétarienne qui exproprie la bourgeoisie et renverse le système de profit capitaliste. En Chine, au contraire, il faut une révolution politique prolétarienne pour chasser la bureaucratie du pouvoir et placer le pouvoir politique entre les mains de conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans. Une telle révolution politique suppose la défense inconditionnelle de l’économie collectivisée, qui est la base sociale de l’Etat ouvrier. Ce programme a été résumé par Trotsky dans la Révolution trahie (1936), son analyse classique de la Russie de Staline :

« Il ne sagit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. Larbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et dune liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchévique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans léconomie, la révision radicale des plans dans lintérêt des travailleurs. […] Les “normes bourgeoises de répartition” seront d abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de laccroissement de la richesse sociale, devant légalité socialiste. […] La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et lart secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de linternationalisme révolunaire. »

La lutte pour la démocratie ouvrière est intimement liée au combat pour l’extension de la révolution. Karl Marx écrivait qu’avec la pénurie, l’indigence est généralisée, « que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras ». La base matérielle du bureaucratisme est la pénurie – la bureaucratie se considère elle-même comme l’arbitre de l’utilisation et de la distribution de ressources rares. La nécessité historique pose une fois encore la question de l’internationalisme révolutionnaire. Sans une Amérique socialiste, une Europe socialiste, un Japon socialiste, les travailleurs chinois ne réussiront pas à éliminer la pénurie et le besoin. En fait, le sort du prolétariat chinois – le sort des travailleurs et des opprimés du monde entier – sera décidé dans la lutte pour la révolution socialiste internationale.

La Ligue communiste internationale a entrepris la tâche d’apporter aujourd’hui ce programme marxiste révolutionnaire – le seul programme qui peut défendre la Chine contre les forces puissantes de la contre-révolution soutenue par les impérialistes – aux ouvriers et aux masses laborieuses rurales de Chine.

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